Hachette et Cie (p. 154-164).

VI

RÉVÉLATIONS



Un soir d’octobre de l’année 1870, Liette rentra au cottage beaucoup plus tard qu’elle n’en avait l’habitude. Lottie depuis longtemps pleurait en la demandant. Mrs Moore, visiblement inquiète, s’était mise plusieurs fois, grondeuse, sur le seuil de la porte, se demandant qui avait pu mettre ainsi la jeune fille en retard.

Partie depuis le matin pour la ville, Liette ne restait jamais aussi longtemps absente ; aussi, la mauvaise humeur de la vieille femme augmentait-elle à mesure que le jour baissait.

Liette entra enfin, mais mouillée de la tête aux pieds, la figure bouleversée, les cheveux en désordre, le regard étrange.

« Pouvez-vous bien venir aussi tard ? dit Mrs Moore d’une voix irritée. Que vous est-il arrivé ? Ici tout est à faire ; Lottie n’a pas été soignée, et Harris vient de partir passablement inquiet.

— Je le regrette, répondit Liette, mais tranquillisez-vous, rien de fâcheux ne m’est survenu… au contraire.

— Eh bien ! alors ?

— Non, rien qui puisse donner de l’inquiétude. J’ai eu l’occasion, en revenant de la ville, de retirer heureusement de l’eau le pauvre petit enfant des Morrisson qui allait se noyer.

— Vraiment ! »

Et Mrs Moore, la voix sifflante et le regard méchant, ajouta en regardant la robe mouillée de Liette :

« Les parents ne viendront cependant pas vous donner des vêtements neufs pour remplacer les vôtres à peu près perdus !

— Oh ! Mrs Moore, s’écria Liette indignée des pensées monstrueusement égoïstes de la veuve. De quelle chair est donc pétri votre cœur ! jamais idées semblables ne me seraient venues à l’esprit.

— Je sais… je sais bien, vous êtes toujours la même… sans grande réflexion.

— C’est possible ! finit par répondre Liette toute frémissante, je ne changerais pas facilement, en cet instant, mes pensées pour les vôtres. »

La jeune fille prit d’autres vêtements, soigna sa chère petite Lottie, puis monta se coucher sans accorder la moindre attention aux murmures irrités de Mrs Moore.

Dès qu’elle fut au lit, une détente se produisit dans tout son être, elle versa un torrent de larmes, des mots incohérents sortirent de ses lèvres. Une fois les sanglots apaisés, elle se prit à sourire longuement à une douce vision ; puis, comme dans une extase, elle retomba sur l’oreiller et s’endormit profondément.

Le lendemain, à son réveil, il lui sembla que son cerveau sortait d’un sommeil léthargique. Elle se leva hâtivement, muis distraite, s’habilla toute fébrile, perdue dans sa rêverie.

Cependant un petit cri, une légère plainte de Lottie la ramenèrent subitement vers d’autres pensées. Elle se précipita vers le berceau de la frêle créature, qui lui tendait les bras ; elle reçut avec joie les tendresses délicates que sa petite main d’enfant promenait sur son visage.

Comme elle aimait cette chérie ! elle la voulut belle et pimpante comme pour une fête.

Elle lui passa sa fraîche et blanche toilette dans laquelle la mignonne semblait un cœeur de rose dans sa petite corolle. Elle coiffa avec soin ses doux cheveux, les roulant avec symétrie sur ses doigts pour les friser légèrement ; puis, en la voyant si jolie, si charmante, elle la contempla longuement ; et la figure rayonnante, elle l’emporta, comme un tourbillon, au-devant du jeune père, qui venait chaque matin embrasser sa fillette. « Harris ! Harris ! s’écria Liette, en l’apercevant. Ne me parlez pas autrement qu’en français, et regardez comme votre Lottie est belle.

— Lottie est telle que je la vois chaque jour, mais vous, Liette, je ne vous ai jamais vue aussi joyeuse ; vos yeux brillent de bonheur, quel beau rêve avez-vous donc fait ? Racontez vite, pour que j’en aie ma part.

— Oui, répondit Liette, mon bonheur est infini ! mais ce n’est pas un rêve qui fait chanter mon âme. Oh ! Harris, si vous vous doutiez !… »

Le jeune homme contempla une minute Liette, et visiblement ému :

« Dites vite… bien que je ne sache pourquoi… j’appréhende de savoir ce que vous allez me dire. Mais tout d’abord, Liette, est-ce vrai ce que raconte Mathebury ? Vous auriez sauvé hier, en vous jetant à l’eau, et en nageant entre les deux passes des îlots, l’enfant unique des Morrisson. Je ne croyais pas que vous sussiez nager.

— Moi non plus, dit simplement la jeune fille. Hier, je l’ignorais encore ; mais aujourd’hui je me rappelle qui me l’a appris autrefois !

« Ô Harris, écoutez ce qui m’est arrivé, et dites-moi comment on pourrait, après cela, nier qu’il y ait une Providence !

« Je revenais de la ville en longeant la côte. J’étais arrivée devant la masure de Carter, lorsque j’entendis des appels de détresse. C’était le pauvre petit Ralph, qui venait de disparaître dans l’eau en tombant des roches sur lesquelles il s’amusait avec l’enfant des Mathebury. En deux bonds je fus près d’eux ; et sautant dans la mer, sans réfléchir, je nageai vers l’enfant qui se débattait encore. Je fus assez heureuse pour le saisir, mais en revenant vers le rivage, épuisée des efforts que j’avais de faire au milieu des brisants, je m’évanouis en touchant la terre.

« Un homme avait été témoin de la dernière partie de cette scène.


Un homme avait été témoin de cette scène.
Il nous prit, l’enfant et moi, et nous transporta dans sa masure où

vous savez que n’entre jamais personne.

— Vous étiez chez Carter ? interrogea Harris d’une voix inquiète.

— Oui, chez le vieux Carter, et sauvé par ce pauvre misérable. Je ne sais si autrefois Carter a été un dangereux malfaiteur, mais actuellement je vous certifie qu’il est un bien brave homme. Ah ! il a dû expier ses anciens méfaits, et ils lui sont pardonnés depuis longtemps. Les hommes n’ont plus le droit de les lui rappeler, car il est bon et humain. Les yeux de mon âme étaient fermés ; c’est lui, Harris, qui les a ouverts. Carter est mon sauveur, puisqu’il est parvenu à déchirer la nuée obscure qui entourait ma mémoire. À présent, enfin ! je sais qui je suis et d’où je viens. Je revois, mon cher passé, et la possession de l’avenir me remplit d’espérance et d’allégresse.

— Je ne comprends pas, dit Harris stupéfait, comment l’ancien convict Carter a pu opérer ce prodige. Mais pardonnez-moi de vous interrompre, Liette ; continuez, je vous en prie. »

Liette reprit :

« Revenue à moi dans cette misérable cabane où je me trouvai alors seule, Carter étant parti porter l’enfant à sa famille, je cherchai à me soulever pour sortir, mais inutilement ; mes vêtements mouillés me gênaient, et le froid qui m’avait saisie m’empêchait de reprendre mes forces. Carter revint bientôt ; et pour me ranimer, il alluma un grand feu de branchages ; puis il s’offrit de me transporter au cottage.

« La pensée d’être portée et soutenue par cet homme m’effraya au point qu’il remarqua cette terreur : Ah : me dit-il d’une voix désolée, si je vous importune ou si ma présence vous terrifie, dites un mot et je disparaîtrai le temps que vous serez sous mon toit.

« — Non, répondis-je avec fermeté, restez ; pourquoi fuiriez-vous ? Ne pensons plus au passé. » Carter se détourna, sans répondre.

« Je me reposai donc devant ce feu vif dont la chaleur pénétrante séchait peu à peu mes vêtements. La flamme répandait une clarté étrange sur toutes les choses qui m’entouraient. Mes yeux se fixèrent sur les murs noirs, humides et nus. C’était misérable, crasseux à force de vétusté.

« Cependant la flamme, augmentant d’intensité, fit briller au-dessus du grabat du malheureux un objet métallique… Harris ! pourrai-je continuer ? demanda Liette craintive tout à coup ; la chose que je vais dire est si fabuleuse, si étrange ! Non, vous ne me croiriez pas.

— Je vous croirai toujours, chère Liette, reprit Harris passionnément intéressé. Je vous croirai même dans l’invraisemblable.

Ne sais-je pas que votre bouche n’a jamais menti ? poursuivez donc sans crainte d’une ironie ou d’un doute offensants.

— Oui, dit Liette, au surplus les coïncidences dans la vie sont si imprévues, si invraisemblables souvent, qu’elles arrachent des cris d’étonnement et même d’épouvante, lorsque le fantastique est vraiment le réel.

« L’objet qui attirait mes regards était une sorte de boule dorée, d’un brillant merveilleux, rutilant comme une petite étoile dans un ciel sombre. Cette boule était la pomme d’or martelée de brillants d’une canne retenue avec soin au mur par deux nœuds de ruban noir.

« Pourquoi éprouvai-je, à ce moment, l’irrésistible envie de voir de près cet objet bizarre ? Je ne saurais le dire.

« M’approchant doucement, je regardai.

« … Quel éclair déchira à l’instant la nuée obscure qui entourait mes lointains souvenirs ! Comment arriva-t-il qu’en posant de nouveau mes yeux interrogateurs sur l’unique richesse de ce taudis, ma mémoire subitement s’illuminât, éclairant une vision de mon enfance.

« Mes pensées, tout à coup très lucides, soulevèrent le voile épais derrière lequel s’était cachée jusqu’alors l’histoire de mon passé. Ce passé brumeux, incohérent, m’apparut enfin clair, lumineux, et ses rayons, pénétrant profondément mon intelligence, me dévoilèrent tous les mystères si longtemps incompris de mon enfance malheureuse.

« Alors, l’œil dilaté par la surprise et secouée intérieurement par une reconnaissance absolument miraculeuse, je chancelai et tombai à terre, la figure dans mes mains, sous l’empire d’une émotion de joie trop forte pour mes nerfs déjà très ébranlés par le récent accident.

« Je dus jeter un cri, un appel que Carter entendit. Il accourut ; et en me voyant proslernée devant le précieux objet dont la vue venait de faire surgir mon passé, il me demanda, craintif, la cause de ma stupeur étrange et des larmes qu’il me voyait répandre. Cependant, je pus me relever et priai cet homme de me répondre avec sincérité : « Vite, Carter, dites-moi la vérité telle qu’elle est ; n’inventez rien ; soyez franc comme devant la mort. C’est ma vie, croyez-le, qui est suspendue à vos lèvres ; car le hasard m’a conduite aujourd’hui vers vous. Où avez-vous pris cette canne ? qui vous l’a donnée ?

« — La chose n’est pas compliquée, reprit l’ancien convict. J’ai trouvé cette belle canne sur la mer où elle surnageait à la dérive, il y a de cela une dizaine d’années. Elle est venue d’elle-même aborder au canot accroché : l’arrière de notre bateau. Je l’ai saisie et l’ai toujours gardée avec respect comme un talisman, car, à partir de ce jour, elle m’a porté bonheur. C’était précisément mon premier voyage sur mer, après mon retour de là-bas… vous savez ce que je veux dire… j’étais embarqué avec Tom Will, nous sortions du port de La Rochelle et….

« — De La Rochelle ! oh ! assez, Carter, ne parlez plus ! je sais et comprends tout maintenant.

« Ah ! Harris, pourrai-je supporter le bonheur qui m’envahit encore à cet instant ? Ce bonheur fut tel hier que, tremblant de la tête aux pieds, je me sentis de nouveau perdre connaissance.

« Carter me fit avaler quelques gouttes de whisky ; je pus me remettre et verser d’abondantes larmes de joie ; puis, je mis le pauvre homme abasourdi au courant de ce qui m’arrivait. « — Grâce à vous, Carter, lui dis-je, un fait merveilleux vient de se produire ici même. Je cesse enfin d’être une créature perdue et égarée dans le monde. Et voici que la mémoire me revient. La secousse extraordinaire que j’ai éprouvée semble ressusciter tout mon passé. Oui, je sais qui je suis ! oui, je sais d’où je viens… Je suis de ce port riant de La Rochelle que protègent de grosses tours, pleines de mystère, et là doivent vivre encore mes parents adorés qui me croient à jamais perdue. C’est en revoyant cette canne, la canne de mon cher parrain, avec laquelle je jouais au

Carter me vit prosternée devant le précieux objet.

bord de la mer où elle tomba et disparut, il y a, en effet, plus de dix ans, que s’est opéré ce prodige.

« Merci, Carter, merci mille fois », dis-je, en pressant avec effusion les mains de l’ancien bandit.

« Mais, lui, tout confus de ma reconnaissance, dans un élan sublime de générosité, me dit simplement :

« — Si cette canne doit vous servir pour qu’on vous retrouve, prenez-la ; elle est à vous, je vous la donne. « — Non, Carter, gardez-la. Je ne veux pas vous ravir votre précieux talisman, j’aurai d’autres preuves à offrir, j’espère. »

« Et, sous l’empire d’une exaltation sans bornes, je’m’enfuis et j’errai jusqu’au soir au hord de l’Océan, plongóe dans de délicieux retours vers la ville chérie où je veux aller sans retard.

« Alors, Harris, je me revis enfant ; petite fille chérie et bien aimée de tous, Je reconnus ma chère ville natale avec sa rive ensoleillée, ses bassins, ses vieilles tours, les remparts, les porches, le port, les bateaux… et la maison de mon bon grand-père, l’imprimerie, avec tous les « typos » le bonnet de papier sur l’oreille, la librairie et les clients, les amis et mon parrain ! mon cher parrain ! la cause indirecte, mais bien heureuse du retour de ma mémoire vers ce passé chéri. Puis, je revis la propriété de ma famille ! les Gerbies ! avec tante Minette, grand-papa, l’oncle Rigobert et la petite Botte, tous enfant et au-dessus de ces chers souvenirs, mon bon grand-père et ma bien-aimée grand’mère me tendant les bras.

« Que s’est-il passé hier soir ? je ne m’en souviens plus. Mais ce matin, je me retrouve libre, heureuse ; mes souvenirs sont lucides. Je me rappelle le nom de mes parents et tout ce qui m’est arrivé dans ma petite enfance, si choyée par eux jusqu’au jour où survint un étrange accident. En voulant monter sur un bateau, pendant un instant d’inattention de ma bonne, je suis probablement tombée dans la cale du navire qui, a dů m’amener dans ce pays. Pourquoi y suis-je restée ? Il doit y avoir des responsabilités qu’il faudra éclaircir. À présent je ne les cherche pas, tout entière que je suis à la joie de connaître enfin mon identité. Maintenant il faut fuir, Harris, sans hésiter ; il me faut aller retrouver tout ce bonheur perdu. »

Harris n’avait pas interrompu Liette.

« Pardonnez à mon égoisme, lui dit-il, de ne voir qu’une chose dans ce fait miraculeux : la crainte de vous perdre.

« Vous allez incessamment retourner dans votre patrie, et cette pensée tue net la joie que je pouvais partager avec vous. »

Liette ne put supporter la pensée que ce qui faisait son bonheur ne fit pas celui de son ami.

« Hélas ! Harris, lui dit-elle un peu fâchée, vous m’aimez pour vous-même et non pour moi ; autrement vous seriez heureux de ce qui m’arrive et vous vous associeriez à cette félicité prochaine. Mon départ est, en effet, indiscutable ; vous l’avez deviné, je veux partir sans retard. Il me faut revoir ma famille et mon pays. Existe-t-il un amour plus pur, et par ce fait, plus fort que celui qui me possède ? »

À cette véhémente sortie de Liette, Harris ne sut que répondre ; il en fut accablé. Le profond et très tendre attachement qu’il éprouvait pour elle datait de loin. Il avait pris naissance en son cœur, alors qu’il était devenu son guide intellectuel.

À la mort d’Edith, il avait compris qu’il appartenait à tout jamais à celle dont il avait façonné le cœur et l’esprit selon son âme et ses idées, et qu’il n’aurait désormais jamais d’autre compagne.

La généreuse et vive petite Française s’était éloignée d’instinct des froideurs aigres et égoïstes de sa mère adoptive, mais au contact de la noble et franche nature du jeune Irlandais, elle était peu à peu sortie de son amer isolement.

Elle l’avait d’abord respecté comme le maître ; puis nature ardente et tendre, elle s’était, par la suite, attachée à lui comme à l’unique ami, le seul soutien qu’elle se connût dans ce pays maudit. Et cependant, trop éprise de son rêve dl’enfant perdue, elle ne vit pas qu’en elle sommeillait pour lui un plus intime sentiment.

Ce fut d’un ton de doux reproche qu’elle lui dit :

« Harris ! n’ai-je pas mérité la joie infinie qui m’attend ? Voilà bien des années que je donne à ma destinée la monnaie d’amertumes qui doit payer mon grand bonheur. N’est-ce pas mon bien acheté par mes larmes ? ô mes parents ! nul être ne m’empêchera d’aller vous rejoindre !

« Vous ne comprenez done pas, Harris ! quelle joie j’éprouve à la pensée de retourner dans ma patrie, de reprendre ma place dans la maison où j’ai reçu le jour ! revivre enfin, comme autrefois, au milieu des sourires et des caresses des miens : Le soleil, le gai soleil que j’ai toujours aimé, éclairant dès lors ma vie, ne sera-t-il pas plus brillant que sur cette terre d’exil ? et puis, mourir là-bas, pour dormir étendue près des êtres chéris, est pour moi une consolation suprême ; même dans la mort, tout sera doux à mon âme, tout sera cher à mon cœur ; car sur ma tombe la chanson des oiseaux sera comme une chanson française que mes restes comprendront.

« N’est-ce pas la patrie, tout cela, Harris ? c’est ce qui fait l’objet de mes désirs, nuit et jour ; cessez donc de déplorer mon départ pour vous réjouir avec moi de ma prochaine félicité. » Incapable de répondre à Liette, Harris se détourna et partit le cœur brisé.