Hachette et Cie (p. 134-138).

III

NOUVEAUX AMIS



L’usine avait été enfin vendue, et le nouveau propriétaire et directeur M. Mac Dermott, Irlandais comme Mr Boyde, avait amené à Man, sa femme, ses deux filles, miss Helen et miss Mary, et quelques compatriotes, entre autres les Dillon père et fils, braves gens auxquels il s’intéressait depuis longtemps. Il avait donné au père une place de surveillant dans son usine, et le fils qu’il avait fait instruire soigneusement était devenu son secrétaire et son collaborateur.

Irlandais et catholiques comme les Moore, souvent le dimanche, à la sortie de la messe, dite dans la chapelle du château, et à laquelle assistait toute la colonie irlandaise, le père et le fils Dillon accompagnaient les deux femmes jusqu’à leur cottage pour parler avec elles de leur cher pays. Peu à peu une relation amicale s’établit entre eux.

Liette leur avait été présentée comme une petite orpheline abandonnée, que par bonté d’âme Mrs Moore avait adoptée, mais que son caractère volontaire et sa sauvagerie rendaient peu sociable.

Le jeune Harris et son père avaient bien cherché, dans le principe, mais en vain à intéresser la fillette en lui racontant des légendes irlandaises, mais Liette n’avait pas encouragé leur naissante amitié. Cependant, un soir qu’elle entendit Harris Dillon prononcer quelques mots français, elle tendit spontanément la main au jeune homme, lui demanda où il avait appris cette langue et le pria instamment de la parler quelquefois devant elle.

Le vieux Dillon, ancien marin, jadis grand coureur des mers, conquit de la même manière l’amitié de la défiante enfant, en lui racontant des histoires amusantes sur ses voyages en France, citant les ports français qu’il avait vus. Ces noms, bien que prononcés d’une façon défectueuse, semblaient l’écho d’une langue connue de Liette et remuèrent profondément ses souvenirs !

Bordeaux ! Nantes, Lorient, Cherbourg ! Oui, elle avait appris ces noms-là. Mais quand ?

Serait-elle donc de ce doux pays de France pour tant aimer en entendre parler ? De cette France fleurie, si agréable à habiter, au dire du vieux Dillon, et dont les habitants ont toujours, paraît-il, le sourire dans les yeux et la plaisanterie sur les lèvres ? De ce pays, où le vin qu’on boit, généreux, réchauffe le cœur et donne des idées joyeuses.

N’y avait-il pas quelque ressemblance entre les récits de Dillon et le pays de ses rêves ? Elle avait vaguement conscience d’avoir contemplé autrefois un paysage riant, baigné de lumière ; d’avoir vécu parmi des gens qui, dans le travail et même dans l’affliction, gardaient une vivacité d’allure bien différente de l’humeur triste et sérieuse de ceux qui l’entouraient.

Puisqu’elle n’était pas née dans l’île de Man, n’était-il pas vraisemblable que cette France lointaine était le lieu de son berceau ?

Désormais, elle le crut ; mais, défiante et renfermée, elle garda cette supposition au fond de son âme, afin que Mrs Moore, qui ne cherchait qu’à lui déplaire, n’empêchât pas les Dillon d’en parler devant elle.

Le climat vif et brumeux de l’île de Man que la brise froide des mers du Nord entretient en toute saison, ses côtes abruptes sur lesquelles la mer déferle avec tant de fracas, la société des rudes pêcheurs et des farouches insulaires, la silencieuse Edith, la sévère et pleureuse Mrs Moore, cet air ambiant, tout rempli d’âpreté et de tristesse, mirent leur empreinte sur la nature de cette pauvre petite fille, perdue dans un milieu si éloigné de son berceau.

Liette grandit beaucoup, mais resta longtemps alanguie. Toutefois, vers l’âge de quatorze ans, elle prit au contact des gros et durs labeurs auxquels on l’avait soumise, une santé résistante. Son visage, un peu pale sous le hale qui le brunissait, étrange comme une vision, conservait, en dépit du milieu, la distinction un peu mièvre de la jeune fille des villes.

Depuis sa longue maladie, elle était devenue rêveuse, mais réfléchie, prévoyante et bonne pour tous. Par instants sa vivacité se manifestait encore non par des jets d’esprit ou d’intelligence, comme jadis, mais par une activité adroite dans tout ce qu’elle faisait. Aussi, en abusait-on pour lui demander des services et son aide jusque dans les choses où sa force n’était même pas à la hauteur de la tâche.

Si les pêcheurs sont, sous tous les climats, francs et laborieux, ils sont aussi, en raison de leurs durs labeurs, énergiques et brutaux.

Ils usaient et abusaient de la bonne volonté jamais lassée de cette jeune enfant, qui recherchait les travaux au dehors pour se soustraire à la triste atmosphère du cottage. Liette ne pouvait être complètement des leurs ; une amertume, un dégoût lui montait souvent aux lèvres au contact de certaines besognes et de promiscuités, qui choquaient dans ce milieu, sa réserve et sa délicatesse natives.

Debout dès l’aube, elle s’occupait consciencieusement des soins du ménage, faisait les commissions, et, pour gagner quelques pence, celles des voisins.

C’est ainsi qu’elle allait, pour les uns et les autres, puiser l’eau douce à une citerne éloignée du village, dans un grand vase en terre qui lui rappelait, comme forme, les petites buies entrevues dans ses rêves.

Personne ne faisait comme elle un feu ronflant au charbon de terre ; mais que ce charbon était lourd à transporter du hangar au cottage et quelle poussière sale il soulevait ! Elle se demandait parfois quel était le pays où ces sortes d’ouvrages n’étaient pas faits par des femmes, mais où des hommes… crépus ? oui, crépus, sciaient le bois pour faire des flambées brillantes qui réchauffaient si bien.

Le vieux Dillon lui racontait des histoires amusantes.

Pourquoi encore venir la chercher elle, toute jeune fille, pour aider le père Tom Will et son fils à lever les filets, ou à sortir de l’eau les barques envasées ?

Puisqu’il lui était impossible de fuir cette île triste et embrumée, et qu’il lui fallait, pour manger, travailler sans trêve à ces dures besognes, quelle différence y avait-il entre les esclaves et elle… Qui donc cependant lui avait affirmé, un jour, qu’il n’y avait plus d’esclaves dans les pays civilisés ?

Ainsi allaient ses jours vécus dans une amertume inlassée.

Toutefois, en grandissant, il lui revenait à la mémoire des noms, des faits peu précis, de ces mille riens qui lui rappelaient des choses lointaines qu’elle pensait ne devoir pas être des songes ; et quand les Dillon parlaient de la France, la figure transfigurée, elle les écoutait, avide, répétant tout bas, pour n’être entendue de personne, les mots français qui lui revenaient. Et la nuit, en son lit, elle se berçait à les redire avec les intonations d’autrefois.