La Tour de la lanterne/07
VII
LIETTE AVANCE EN ÂGE, MAIS NON PAS EN SAGESSE
près ce bel exploit, Liette resta quelque temps sans reprendre ses instructives promenades.
Peut-être M. Leypeumal avait-il sur le cœur la tragique disparition de sa canne ? peut-être, et c’est ce qui est plus probable, les froids prématurés d’un hiver exceptionnellement rigoureux furent-ils pour quelque chose dans l’arrêt de cette instruction en plein vent ?
Liette n’en perdit pas pour cela sa bonne humeur : tout au contraire. Ses belles dispositions à la jovialité dégénérèrent en diableries.
Sa grand’mère, Mme Baude, toujours disposée pour elle à la plus grande indulgence, prétendait que l’exubérance, qui se manifestait, chez sa petite-fille, était un signe certain de santé ; qu’il fallait se montrer très heureux de le constater et ne rien faire pour qu’il disparût.
Mais grand’maman Delfossy, qui, avait élevé jadis quatre ou cinq enfants, n’était pas tout à fait de cet avis. Elle inclinait à croire, elle, que la pétulance de Liette tenait à d’autres causes : son intimité avec trois jeunes garçons passablement turbulents, son désœuvrement et la grande indépendance dans laquelle on la laissait.
Mme Baude, son mari et M. Leypeumal, avaient bien essayé, par quelques sermons, de raisonner ce jeune esprit entreprenant, mais en vain.
Mme Delfossy, qui avait de l’expérience, prétendait que les enfants ont deux oreilles pour que l’une reçoive le son et pour que l’autre le perde. Elle assurait aussi que les plus longs, comme les plus beaux discours, ne valent pas une petite correction bien appliquée, parce que, prétendait-elle encore, la mémoire des enfants retient beaucoup mieux ce dernier système que le premier. Les sages remontrances tombent dans leurs oreilles comme une pierre dans l’eau : un peu de bruit, un petit rond, et puis c’est tout.
Mme Delfossy devait avoir raison, car en dépit des sages homélies qui ne lui furent pas épargnées, les diableries et les exercices d’acrobatie de Liette finirent par devenir inquiétants.
Ceux-ci consistaient, par exemple, à descendre l’escalier à cheval sur la rampe ou à se tenir debout sur une fenêtre ouverte, donnant du 1er étage dans la cour, pour montrer à Botte ou à Marie quelle adroite équilibriste elle faisait ! D’autrefois, elle grimpait comme son chat « Munito » sur un gros poirier stérile, seul vestige d’un ancien jardinet, converti en cour, et qui s’adossait au mur mitoyen de M. Maurel. De ce poirier elle arrivait à la crête du mur, et là protégée par des branches vieilles et touffues, elle esquivait, en faisant la sourde oreille, les appels au livre de lecture ou les réprimandes que ses méfaits devaient lui attirer. Elle attendait patiemment, comme un sauvage à l’affût, le retour du Lycée de ses petits amis.
Oui, Mme Baude était beaucoup trop indulgente ; oui, M. Baude, en la circonstance, soutenait trop sa femme.
Oui, M. Leypeumal n’entendait rien à l’éducation d’une petite fille.
M. et Mme Delfossy le constataient perpétuellement. Ils étaient âgés l’un et l’autre, pas très patients peut-être, bien que très disposés à la gâterie ; mais leurs gâteries, qui consistaient à bourrer Liette de friandises, ne ressemblaient pas à celles de leur fille. Ils étaient surtout du vieux système qui voulait les enfants très sages, ne parlant qu’à certaines heures et ne désobéissant jamais. Ils se souvenaient de la petite jeunesse de leurs cinq enfants et témoignaient constamment de l’excellente méthode dont, elle, Mme Baude, ne se rappelait, à l’heure présente, que les désagréments et les corrections. Elle ne l’avait pas toujours suivie cette méthode, pour élever sa fille, et son titre de grand’mère aidant, elle l’adoucissait encore en faveur de Liette.
« Avec vos belles idées, disait un jour M. Delfossy, nous arrivons à une jolie génération d’indisciplinés, d’ergoteurs, de vauriens. Nous voilà au seuil du royaume des Enfants !
— Nous ne sommes point encore sous le régime de cette royauté, reprenait en souriant Mme Baude, mais nous voici en pleine expansion de jeunesse. Nous savons, au moins, ce que pense l’enfant, ce qu’il aime, ce qu’il recherche ou déteste. Je ne comprends rien à ce genre d’éducation qui attache ces natures toutes simples, toutes naïves, à un tas de préjugés, de formalités ridicules ; les saluts, les grimaces, le respect outré qui guindent et faussent ces petites âmes, sans les rendre plus respectueuses ou mieux élevées.
— Ta, ta, ta, quelle chanson !
— Oui, j’aime mieux ma Liette me parlant de tout ce qui lui traverse l’esprit, plutôt que nos réticences passées, nos airs de soumission qui cachaient si bien nos rébellions. Vous ne les voyiez pas sourdre, parce qu’on vous craignait, on se méfiait de vous ; mais elles existaient à l’état latent dans toutes les familles.
— Eh ! que serais-je devenue, grand Dieu ! disait grand’maman Delfossy, que serais-je devenue avec mes cinq enfants sans une sévère discipline ! vous étiez trop nombreux pour être élevés à la diable ! Ton système n’est acceptable qu’avec vos enfants uniques ! Je voudrais te voir avec une douzaine de mioches sur les bras ! tu changerais de manière de faire, tu abandonnerais promptement toutes tes théories.
— Ceux qui prennent l’habitude du respectueux langage ont plus tard l’insulte moins facile à la bouche », lança sévèrement, comme une bombe, le commandant Delfossy.
Trouvant néanmoins quelque justesse à toutes ces observations, Mme Baude n’insista plus. Elle savait son père imbu des principes d’autorité, elle en avait un peu souffert dans sa jeunesse ; mais elle en reconnaissait volontiers les bons côtés, ne fût-ce que pour donner un peu d’harmonie aux réunions familiales ou sociales.
Mme Baude n’était pas une girouette docile aux quatre vents ; ce qu’elle pensait la veille, elle le pensait encore le lendemain ; mais comme elle aimait l’ordre d’instinct et qu’elle subissait, sans s’en douter, l’ère des réformes qui pénétrait l’esprit des gens au milieu desquels elle vivait, elle fit pointer naturellement la direction de son système éducateur, vers le milieu, le « bon milieu », le centre que nous appellerons la conciliation. Celle-ci consistait en quelques petites fessées, pas bien méchantes, mais suffisamment remémoratives.
Il fut donc convenu, après une longue tirade de M. Baude sur le même sujet, que Liette serait surveillée davantage dans la maison, et qu’elle apprendrait à travailler, afin de lui éviter le grand malheur d’être estropiée à bref délai.
Pourquoi, depuis cette mémorable résolution, la pensée d’un accident probable hantait-elle le cerveau de Mme Baude ?
On ne le saurait dire.
Il en est de ces impressions tenaces, comme de celles qu’on éprouve à l’approche d’un orage. L’air qu’on respire est moins léger, la chaleur qui vous pénètre est lourde et fatigante.
Mme Baude ressentait un malaise qui se traduisait chez elle par une sollicitude extrême pour la santé de l’enfant. Elle l’appelait souvent près d’elle : hé ! Liette, Liette ! ou bien elle examinait ses petites joues rosées, comme si elle eût craint de les voir transformées trop vite en figure de Pierrot ; ou bien encore elle la regardait dormir pour être certaine que son sommeil était bien le résultat d’un repos réparateur et qu’il ne cachait ni syncope, ni convulsions.
Un soir, dix heures venaient de sonner. La grand’mère de Liette, après l’avoir couchée et être restée quelques moments près d’elle, afin de lui donner le lemps de s’endormir, s’était penchée vers l’enfant pour voir si ses yeux étaient clos.
Rassurée par son immobilité, elle sortit sur la pointe des pieds, ét son bougeoir à la main, descendit rejoindre dans la grande salle à manger son mari, son père et sa mère chez elle depuis la veille.
Comme elle fermait la porte vitrée de la salle, Liette rouvrit bien vite ses grands yeux, décidée, ainsi qu’elle le faisait chaque soir, à ne s’endormir que lorsqu’elle la sentirait revenue là tout près d’elle, dans la chambre attenante au cabinet où elle couchait.
Ce soir-la, précisément, la famille veilla tard.
La lumière, qui filtrait à travers les vitres de la salle, venait éclairer en face, en traversant la cour, la fenêtre de la petite chambre de l’enfant ; elle zigzaguait sur les rideaux de son lit, comme les sauts d’un feu follet auquel son imagination, très éveillée pour son âge, prêtait une infinité de rôles.
Pour ne pas dormir, elle s’efforçait de regarder cette lumière avec persistance, et c’était la crainte, une singulière crainte, qui tenait cette enfant éveillée. Elle redoutait les ténèbres parce qu’elle avait peur que sa maman ne disparût, qu’elle lui fût enlevée tout à coup et qu’elle eût la douleur de ne plus jamais la revoir.
Ce phénomène, pensait-elle, pouvait se produire pendant son sommeil. N’était-ce pas ainsi que les choses se passaient quelquefois avec les fées et les mauvais génies ? Et, bien qu’elle ne crût que médiocrement à toutes ces merveilles, elle n’était tranquille que lorsqu’elle entendait sa grand’mère remonter et qu’elle la voyait, suivie de son grand-père, traverser sa chambrette pour entrer dans la leur. Ses yeux alors se fermaient d’eux-mêmes, pour ne se rouvrir que le lendemain matin.
Il lui arrivait aussi parfois d’être réveillée en pleine nuit par le vent des tempêtes qui faisait grincer en crécelle les girouettes, décrochait les enseignes. Ce vent appelé dans le pays, vent de Galerne, passait en gémissant, sous les portes, soufflait lugubrement sur les toits et la terrifiait dans son lit. D’autres fois, c’était le bruit lourd et retentissant sous les porches des grosses bottes
des marins terre-neuviers ou norwégiens, ou le pas monotone du veilleur de nuit, criant l’heure de sa voix sépulcrale, qui la réveillait subitement. Alors elle appelait son grand-père, et ne reprenait
son sommeil que lorsque sa bonne voix lui disait :
« Allons, ma Liette ! dors, ma chérie ; nous sommes ici tous les deux, grand’mère et moi ! »
Liette était donc peureuse ! Cette peur lui était venue des absurdes histoires de revenants, de lutins, que lui racontait Botte pour la faire tenir tranquille quelques instants sur sa chaise.
Mme Baude, qui s’était aperçue de l’impressionnabilité de la petite fille, avait défendu l’usage de ce calmant, mais trop tard ; car Liette en savait beaucoup de ces contes fantastiques, amusants et terribles, qui l’intéressaient énormément, mais qui montaient par trop sa naissante imagination.
Ces histoires invraisemblables lui tenaient compagnie dans les ténėbres, occupant ses veillées silencieuses dans son lit.
Ce soir-là, elle était en plein dans le pays du merveilleux avec les belles fées des contes de Botte, tout en suivant des yeux les évolutions de la lueur de la lampe d’en bas, allant de son lit au plafond. Ce large papillon d’or qui éclairait, par instant, les recoins de sa chambrette, passant sur les cadres des tableaux suspendus à la tapisserie, tout près d’elle, lui donnait l’impression d’une gentille messagère venue pour lui insinuer d’être sage, soumise et douce.
Elle lui souriait, lorsqu’un cri éperdu, parti du rez-de-chaussée, la souleva vibrante sur son séant.
Ce cri, qui donc avait bien pu le jeter ainsi, strident et douloureux, dans le silence de la nuit ?
Liette se leva, monta sur une chaise, et écartant le rideau pour voir à travers les vitres ce qui se passait en bas, aperçut une femme étendue à terre, entourée de la famille qui essayait de la ranimer.
Elle crut voir sa grand’mère, sa « maman » comme elle l’appelait, câline. Et un chagrin immense, épouvantable, étreignit le cœur de cette enfant.
Redescendant de la chaise, tout en larmes, elle n’eut pas la force de remonter dans son lit ; désespérée, elle se coucha à terre. Oh : si sa « maman » venait á disparaître, elle en mourrait certainement de douleur ! puis, se relevant et perdant toute réflexion, elle ouvrit, sans y voir, la porte de sa chambre, enfila le corridor et se précipita, en sanglotant, vers l’escalier non éclairé, dans lequel elle roula du haut en bas comme une petite masse.
Qui vint la relever et la rapporter dans son lit ? elle ne le sut jamais.
Le cœur de cello affectueuse enfant ne se remit qu’imparfaitement de cette première secousse morale ; et, á partir de cet accident, Liette devint très sensible, pleura facilement sur les chagrins des siens, craignit de les voir souffrir, s’inquiéta de les perdre.