Hachette et Cie (p. 26-30).

IV

LE BON PARRAIN



M.Leypeumal, le bon parrain, venait souvent chercher la fillette ; elle l’accompagnait dans ses promenades à travers la ville ou sur le bord de la mer et ne cessait pas de le questionner. Lui, qui aimait beaucoup cette enfant charmante, lui répondait avec une patience et une douceur inlassables.

C’était tonjours à lui qu’elle s’adressait, quand une chose lui paraissait incompréhensible ou douteuse, préférant ses sagaces réponses aux habituelies supercheries de langage de son entourage. Elle finissait de déjeuner, un matin, lorsque M. Leypeumal, qui allait à l’extrémité du faubourg de Tasdon, vint demander à Mme Baude de consentir à ce qu’il emmenât sa petite-fille.

L’arrivée de M. Leypeumal mit fin à une scène tragique qui venait d’avoir lieu dans la cour de l’imprimerie.

La veille de ce jour, le porteur des journaux à l’abonnement, le jeune Cyrille, un garçon « sùr », agé de onze ans, en faisant sa tournée quotidienne par la ville, avait oublié un instant ses importantes fonctions pour accepter une partie de billes avec d’autres gamins de son age, dans les environs du bassin Maubec. Et il était arrivé que, dans le feu du plaisir, le paquet de journaux était : tombé à l’eau. Les abonnés, privés de leur manne de chaque jour, vinrent les uns après les autres se plaindre à M. Baude. La mère de l’étourdi, veuve d’un brave pilote, mandée en toute hâte pour corriger l’enfant, s’était chargée avec trop de conviction de cette besogne, et Liette, qui avait assisté à cette correction, en avait encore le cœur tout remuė.

Elle ne comprenait pas, elle ne voyait pas avec sa petite logique de six ans que le cas fût aussi grave et méritât un tel déploiement de sévérité. Elle savait bien, pour l’avoir entendu glapir par la femme Sauret, que c’était une chose abominable d’avoir empêché M. Sapaur, le vieux colonel en retraite, M. Pomel, le professeur d’histoire, Mlle Lespar, la sœur du capitaine du port, M. Rimond, le poète en vue de la ville, de lire le Constitutionnel, les Débats et la Presse en temps voulu. Mais elle pensait que, s’ils n’avaient pas lu ce jour-là, eh bien ! ils se rattraperaient le lendemain.

Il fallait croire que tous ces lecteurs appréciaient différemment cette grave rupture dans leurs habitudes, puisque le bon M. Leypeumal, lui-même, ordinairement si indulgent, avait pris parti contre le jeune Cyrille.

On l’avait ni plus ni moins menacé de l’embarquer comme mousse, et sa mère avait souligné cette menace de coups de corde dont le gamin s’était si bien trouvé qu’il avait poussé des hurlements à ameuter tout le quartier.

De là un rassemblement à la porte où les uns donnaient tort à la mère, et les autres à l’enfant. Liette, le cœur tout retourné, ne sachant de quel côté se placer, bien qu’elle eût tout de suite une prédilection marquée pour le côté de Cyrille, était restée très perplexe.

La proposition de son parrain, en l’arrachant à ses pénibles pensées, la fit bondir de joie. Elle enleva prestement son tablier blanc, mit son chapeau et sauta dans le cabriolet.

Elle aimait beaucoup ces promenades en voiture, emportée vivement par Fidèle, la bonne jument grise de M. Leypeumal.

Tant que la voiture roulait dans La Rochelle, M. Leypeumal conduisait à une allure modérée, afin de pouvoir répondre aux nombreux saluts de ses administrés. Mais dès qu’il avait franchi l’une des portes de la ville, il faisait prendre à sa jument un temps de galop qui cahotait Liette au fond de la capote et la faisait rire aux éclats.

Lorsque Fidèle se remettait à trotter, M. Leypeumal donnait à Liette les rênes à soutenir, imprimant à sa petite main des mouvements de gauche ou de droite qui laissaient croire à la fillette qu’elle dirigeait toute seule la marche de la voiture.

Malgré toutes ces distractions, Liette, ce jour-là resta silencieuse. On avait dépassé la rive et le quai Valin, et elle n’avait pas encore parlé.

En arrivant à la porte Saint-Nicolas, elle se pencha un peu en dehors de la voiture, cherchant à reconnaître, dans le rassemblement d’enfants qui se trouvaient devant l’église, la figure de Cyrille. Elle fit cette inspection en un clin d’œil ; et satisfaite sans doute de ne pas l’apercevoir, elle sourit gentiment à son parrain.

« Qu’as-tu, ma Liette ? lui demanda ce dernier.

— Rien, parrain », répondit-elle.

La voiture tourna à gauche, rasant les fortifications encombrées, en cet endroit, d’une dizaine de roulottes de bohémiens, d’où sortaient des enfants à peine vêtus, la tignasse embroussaillée, sales et dégoûtants. Liette les regarda d’une petite moue dédaigneuse, mais sans desserrer les dents.

Elle était décidément très préoccupée.

On descendit tout le bourg de Tasdon. Fidèle prit un chemin de traverse et s’arrêta bientôt devant un grand portail vert, où se trouvait couché un gros chien qui se mit à aboyer joyeusement en voyant la voiture.

Une paysanne sortit de la maison, le sourire aux lèvres.

« Tais-toi, Faraud, dit-elle au chien ; en voilà-t-y du tapage pour recevoir not’ maître !

Elle prit Liette dans ses bras et la mit à terre.

Bientôt apparut à son tour Pinteau, le métayer, harnaché, guêtré, comme s’il partait en guerre.

Pinteau aimait à chasser ; cela se voyait du reste par les trop nombreux procès-verbaux qu’il avait à son actif, bien que toutes ces condamnations pour braconnage ne l’empêchassent pas d’être un bien bon et brave homme, très dévoué à son maître…

Tandis que M. Leypeumal s’entretenait de ses fermages avec ses métayers, Liette courait dans le jardin après les papillons, ou mangeait des fraises en bordures, quand elle apercevait leurs petites têtes rouges et brillantes sortir de leurs collerettes vertes.

C’était pour elle des heures délicieuses, ces après-midi passées dans le jardin de Tasdon…

Le beau jardin ! et comme on aimerait à y rester sans l’affreuse odeur de morue que la brise vous apporte lorsqu’elle souffle de l’ouest. Car dans cette direction, en montant sur le tertre situé au bout de la grande allée, la vue s’égare sur un tas de chemises d’enfants, suspendues à des cordes et qui semblent sécher là depuis des semaines et des mois, en vous envoyant un bien mauvais parfum.

« Epouvantable », en effet, se dit Liette, en se bouchant le nez. Ces petites chemises, pense-t-elle, doivent être la sécherie de morues de M. Brimont.

« J’aime mieux que mon grand-père vende des livres, plutôt que ces sales morues, déclara-t-elle à M. Leypeumal, lorsque celui-ci vint la chercher pour partir.

— Tout le monde ne peut pas être libraire, ma chérie, lui répondit son parrain. Il est utile qu’il y ait des marchands de morues, comme il est nécessaire qu’il y ait des bouchers, des boulangers. Chaque état, vois-tu, a ses désagrements.

Oh ! cela elle le comprenait bien, Liette ; aussi déclara-t-elle qu’elle ne voudrait pas être, par exemple, porteuse de journaux ! Cette réflexion qui fit sourire M. Leypeumal replaça la fillette en plein dans ses soucis.

Elle était remontée en voiture et roulait depuis quelques minutes sur la poudreuse route qui conduit à la porte Royale, lorsque prenant enfin son parti, elle toucha doucement la manche de M. Leypeumal :

« Dis-moi, parrain, la maman de Cyrille a donc bien fait de le corriger, puisque tu as dit tout à l’heure à grand-père : « Voilà une salutaire leçon » ?

À cette demande qui montra en une seconde à M. Leypeumal toute la contrariété qu’il éprouverait lui-même si semblable aventure arrivait à son journal les Débats, qu’il lisait tout le premier chaque matin, il eut un haut-le-corps qui fit arrêter net sa jument et tressaillir Liette. Doucement, il répondit :

« Cyrille est un malandrin, un polisson. Il gagne bien sa vie (10 francs par mois), court toute la journée en toutes saisons, ce qui est parfait pour son âge, et il n’en a pas assez ! Il lui faut encore jouer aux billes, perdre son temps, c’est-à-dire celui que lui paie ton grand-père, gâcher les journaux qu’on lui confie. Tu ne sais donc pas, ma petite chérie, que ces journaux sont la récompense honnête, reposante et bien méritée que, chaque jour nous, les abonnés, attendons impatiemment les uns après les autres, avant ou après notre repas.

— Parrain, grand’maman Delfossy dit constamment, lorsque je désire quelque chose pour m’amuser, qu’il faut savoir se passer de ce qu’on ne peut pas avoir.

— Mme Delfossy a raison ; mais ici ce n’est pas la même chose, car si nous ne devions pas avoir le journal chaque matin, nous ne paierions pas M. Baude pour nous l’envoyer. »

Cette explication ne satisfit pas encore la fillette.

« Dis donc, parrain, reprit-elle, si par hasard la diligence qui apporte les journaux tombait dans le canal, il faudrait bien vous en passer ce jour-là. Est-ce qu’on irait battre Coudirin, le conducteur ?

— Ce ne serait sans doute pas de la faute de ce brave homme, répondit M. Leypeumal en souriant.

Cependant, si Coudirin était ivre, comme cela lui arrive parfois, que ferait-on ? demanda Liette, anxieuse.

— On le punirait certainement.

— Oui ; mais comme il est grand et fort, je me demande si on oserait aller le battre. »

Ce que Liette ne comprenait pas était donc bien difficile à expliquer, puisque M. Leypeumal, ne trouvant rien à lui répondre, se mit à rire en fouettant ferme Fidèle qui partit comme un trait, ne comprenant vien, elle non plus, la pauvre bete, à ce coup de fouet intempestif.