Calmann Lévy éditeur (p. 100-119).

X


Le lendemain, la bonne de mademoiselle Ninie n’ayant pas paru, ma femme la confia à une brave fille qui avait ses parents chez nous et que nous connaissions bien. La petite se montra fort joyeuse d’être chez nous.

J’étais assez curieux de connaître ses dispositions à l’égard de sa sœur, et, dans un moment où je la vis seule au jardin, trottant sous les yeux de ma femme qui travaillait à la fenêtre du rez-de-chaussée, je descendis et je pris l’enfant par la main sous prétexte de lui mener voir les lapins dans un petit enclos où ils trottaient en liberté. Quand elle les eut bien admirés, je la pris sur mes genoux, et j’entrai en conversation avec elle.

— Vous devez avoir à Nives, lui dis-je, des lapins beaucoup plus beaux que ceux-ci ?

— Non, il n’y a pas de lapins du tout. Il n’y a que des poules, des chiens et des chats ; mais maman ne veut pas que je joue avec, parce qu’elle ne veut pas que je me salisse et que je me déchire. Moi, tu comprends, ça me fâche, parce que j’aime beaucoup les bêtes. Maman me gronde de les aimer, parce qu’elle est avare.

— Avare ? Qu’est-ce que cela veut dire, ce mot-là ?

— Ah ! dame ! je ne sais pas, moi ! c’est les domestiques qui l’appellent comme ça, parce qu’elle les gronde toujours.

— C’est un vilain mot. Il ne faut jamais répéter les mots qu’on ne comprend pas. Je suis sûr que votre maman vous aime beaucoup et qu’elle est très-bonne avec vous.

— Elle n’est pas bonne du tout. Elle me fouette et elle me tape, et je ne m’amuse que quand elle n’est pas avec moi.

— Et vous n’avez pas de frères, pas de sœurs ?

— J’ai une grande sœur bien bonne ; je voudrais toujours être avec elle.

— Toujours ?… Est-ce que vous la voyez souvent ?

— Non, elle est en prison dans un couvent. Je l’ai vue… c’est-à-dire j’ai vu son portrait ; elle, je crois bien que je ne l’ai jamais vue.

— Alors vous ne savez pas si elle est bonne.

— Ma nourrice et la vieille jardinière m’ont dit qu’elle était en prison pour ça. — Comment ! en prison parce qu’elle est bonne ?

— Il paraît. Aussi, quand maman me dit d’être bonne, je lui réponds : Non, vous me feriez aller en prison aussi ! Je suis bien contente qu’elle m’a mise chez toi, maman ! Tu me garderas toujours, n’est-ce pas ?

Puis, sans attendre ma réponse, mademoiselle Ninie, que je retenais avec peine, s’envola pour courir de plus belle après les lapins. Je voyais une enfant déjà malheureuse et fourvoyée. Que sa mère fût avare et méchante, je n’en doutais plus. Il était même fort possible qu’elle ne vît dans sa fille qu’un prétexte pour disputer avec avidité l’héritage de Marie. Elle n’avait même pas la ressource de l’hypocrisie pour faire des dupes ; elle se faisait haïr, et déjà ses valets avaient ébranlé, sinon altéré à jamais le sens moral dans l’âme de la pauvre Ninie.

Je regardais avec tristesse cette ravissante créature, revêtue de toute la beauté physique de son heureux âge, et je me disais qu’il y avait déjà un ver rongeur dans le cœur de cette rose. Je l’observais pour surprendre ses instincts ; ils étaient bons et tendres. Elle courait après les lapins, mais pour les caresser, et quand elle eut réussi à en prendre un, elle le couvrit de baisers et voulut l’emmailloter dans son mouchoir pour en faire un petit enfant. Comme l’animal était fort indocile et menaçait de griffer sa jolie figure, je le lui ôtai avec douceur sans qu’elle se fâchât, et je lui donnai un gros pigeon apprivoisé qui lui causa des transports de joie. D’abord elle le serra bien fort ; mais, quand je lui eus fait comprendre qu’il fallait le laisser libre pour avoir le plaisir de le voir revenir et la suivre de lui-même, elle m’écouta fort bien et le toucha délicatement ; mais c’était une ardeur de caresses qui révélait toute une âme pleine d’amour inassouvi et d’expansions refoulées.

Le jour suivant était ma fête, la Saint-Hyacinthe, c’était aussi la fête patronale de notre village. Deux ou trois douzaines de cousins et neveux nous arrivèrent avec femmes et enfants. Ils allèrent s’ébattre à la fête rustique, tandis que ma femme, sur pied dès l’aurore, leur préparait un festin homérique. Moi, je fus absorbé comme de coutume par une foule de clients, gros paysans ou petits bourgeois, qui profitaient de la fête pour venir me consulter et me priver du plaisir d’y assister.

Quand j’eus supporté la fatigue et l’ennui des longues explications plus ou moins confuses de ces braves gens, on sonnait le premier coup du dîner. Je les mis résolument à la porte, non sans me débattre jusque sur l’escalier contre leurs recommandations et redites. Enfin je passai au salon en leur fermant la porte au nez. J’eus là une surprise agréable. Émilie Ormonde m’attendait, un gros bouquet de magnifiques roses à la main. La chère enfant se jeta dans mes bras en me souhaitant bonne fête, joie, bonheur et santé.

— Voilà, lui dis-je en la serrant sur mon cœur, une première joie à laquelle je ne m’attendais pas. Es-tu là depuis longtemps, ma fille ?

— J’arrive, mon oncle, et je repars. Il faut que vous me permettiez de ne pas dîner avec vous comme les autres années ; mais vous savez mes empêchements : Marie n’est pas assez prudente ; elle s’ennuie beaucoup de rester enfermée. La pauvre enfant a été si longtemps prisonnière ! Croiriez-vous qu’aujourd’hui elle s’était mis dans l’esprit de se déguiser en paysanne pour venir à la fête ? Elle disait que personne ne connaît sa figure, et elle voulait m’accompagner comme une servante. Je n’ai pu la dissuader qu’en lui promettant de ne rester absente qu’une heure. Je n’aurais pu consentir à laisser passer la journée sans vous apporter les roses de Vignolette et sans vous dire qu’aujourd’hui comme toujours vous êtes avec Jacques ce que j’aime le mieux au monde.

— Et ta tante ?

— Je ne l’ai pas vue. Je lui dirai bonjour en me retirant.

— Comment lui expliqueras-tu que tu ne restes pas ?

— Elle ne me retiendra pas, mon oncle.

— Et si je te laisse aller, moi, vas-tu t’imaginer que je ne t’aime plus ?

— Oh ! vous, c’est bien différent ! Et puis vous savez que j’ai un enfant à garder.

— Un enfant déraisonnable, j’en étais sûr ! Tu sais que la belle-mère était ici il y a deux jours ?

— Oui ; je savais même qu’elle vous a laissé sa petite.

— Qui t’avait déjà dit cela ?

— La fille de ma vieille Nicole, qui est venue chez vous hier pour rendre des paniers que vous nous aviez prêtés. Elle a vu l’enfant, on lui a dit que la mère était partie pour Paris. Est-ce vrai ?

— C’est très-vrai, et mademoiselle Marie risque fort d’être découverte, si elle a été à Paris en sortant du couvent avant de venir chez toi.

— Elle y a été, mon oncle ; je le sais à présent. Il fallait bien qu’elle achetât du linge et des robes, et surtout qu’elle consultât sur ses affaires, qu’on lui a toujours laissé ignorer.

— Elle a été à Paris… seule ?

— Non, avec sa nourrice, celle qui l’a aidée à s’enfuir. Cette femme lui est très-dévouée, pourtant je la crains ; elle ne comprend pas la nécessité d’être prudente ; elle ne doute de rien, et, quand elle vient voir Marie, je n’ose pas la laisser seule à la maison avec elle.

— Et Jacques ? où est-il pendant ce temps-là ?

— Il doit être à la danse, et sans doute il va venir dîner avec vous.

— À la bonne heure ! Va-t’en donc, puisqu’il le faut. J’espère que tu me dédommageras amplement quand tu ne seras plus gardienne-esclave de ta belle amie. As-tu vu Henri ?

— Non, je n’ai vu et ne veux voir que vous. Adieu et au revoir, mon oncle !

On sonna le deuxième coup du dîner comme ma nièce s’en allait par la cour de la ferme, où elle avait laissé sa carriole et son domestique. Henri, qui arriva par le jardin, ne la vit pas. La nuée des cousins, neveux, petits-cousins et petits-neveux arriva aussi, puis enfin Jacques Ormonde, rouge comme une pivoine pour avoir dansé jusqu’au dernier moment. Le dîner ne fut pas trop long pour un repas de famille à la campagne ; on savait que je n’aimais pas à rester longtemps à table. Le service était prompt et forçait les convives à ne pas s’endormir en mangeant. Dès qu’on eut fini, sentant le besoin de respirer le grand air et d’oublier la claustration que m’avaient imposée les clients de la journée, je proposai d’aller prendre le café chez le père Rosier, qui tenait un établissement champêtre au village. De son jardin, nous verrions les danses et divertissements. Ma proposition fut accueillie avec enthousiasme par mes jeunes nièces et petits-cousins. On se mit en route en riant, criant, gambadant et chantant. Le village était à moins d’un kilomètre de la maison en passant par les sentiers de mes prairies.

Notre arrivée bruyante fit sortir des guinguettes toute la jeunesse du pays. On s’occupa d’allumer le fanal, car il faisait nuit. On appela les ménétriers épars dans les cabarets. Les jeunes gens que j’avais amenés se souciaient fort peu de prendre le café, ils voulaient danser. Le personnel de la fête s’était beaucoup éclairci. La danse abandonnée se réorganisait comme il arrive quand la faim est apaisée et que la soirée commence.

Dans ce quart d’heure d’attente impatiente et de joyeux désordre, je me trouvai seul quelques instants sur la terrasse du père Rosier. Cette terrasse était un petit jardin planté de noisetiers au versant de la colline et porté par le dernier degré du roc à deux mètres perpendiculaires au-dessus du niveau de la place où l’on dansait. C’était le plus joli endroit du monde pour voir l’ensemble de la petite fête. Trois lanternes bleues cachées dans le feuillage simulaient un clair de lune et permettaient de s’y reconnaître ; mais rien encore n’était allumé, et je me trouvais dans l’obscurité, attendant qu’on me servît, lorsque je sentis une personne se glisser près de moi et me toucher légèrement l’épaule.

— Ne dites rien, mon oncle, c’est moi, Émilie.

— Et que fais-tu là, chère enfant ? Je te croyais rentrée chez toi ?

— Je suis rentrée… et ressortie, mon oncle. Sommes-nous seuls ici ?

— Oui, pour le moment, mais parlons bas.

— Oui, certes ! Eh bien ! sachez que je n’ai pas retrouvé Marie à Vignolette. Nicole m’a dit que la Charliette était venue en mon absence, et qu’elles étaient sorties ensemble.

— Eh bien ! tu crois qu’elles sont ici ?

— Oui, je le crois, et je les cherche.

— Comme cela, toute seule au milieu de ces paysans avinés qui ne te connaissent pas tous, car il en vient ici de tous côtés ?

— Je ne crains rien, mon oncle. Il y en a assez qui me connaissent pour me protéger au besoin. D’ailleurs Jaquet doit être là, et je pensais bien que vous y viendriez.

— Alors ne me quitte pas et laisse ta folle courir les aventures : il n’est pas juste que, pour sauver une personne qui ne veut pas qu’on la sauve, tu t’exposes, toi, la raison même, à quelque insulte. Reste près de moi. Je te défends de t’occuper de mademoiselle Marie. Jacques est là pour s’en occuper à ta place et à sa manière.

— Jacques ne la connaît pas, mon oncle ! Je vous assure…

J’interrompis Miette en lui faisant signe d’observer un couple qui se glissait furtivement le long du rocher, au-dessous de nous, dans l’ombre épaisse que les noisetiers projetaient sur les plans inférieurs. J’avais reconnu la voix de Jacques. Nous restâmes immobiles, prêtant l’oreille, et nous entendîmes le dialogue suivant.

— Non, je ne veux pas rentrer encore. Je veux danser la bourrée avec vous. Il fait nuit, et d’ailleurs personne ne me connaît.

— On va allumer, et tout le monde vous remarquera.

— Pourquoi ?

— Vous le demandez ? Croyez-vous qu’il y ait ici une autre paysanne aussi blanche, aussi mince et aussi jolie que vous ?

— Vous me faites des compliments ? Je le dirai à Miette.

— Ne vous vantez pas de me connaître !

— Il n’y aurait pas de quoi, n’est-ce pas ?

— Méchante ! allons, rappelons la Charliette, et allez-vous-en.

— Méchant vous-même ! Pouvez-vous me faire ce chagrin-là ?

— Mon oncle est ici, et vous savez qu’il est l’avocat de votre belle-mère.

— Ça m’est égal, il sera le mien si je veux ! Quand il me connaîtra, il sera pour moi. Vous-même l’avez dit. Allons, Jacques, voilà les cornemuses qui arrivent. Je veux danser.

— C’est donc une rage ?

— Oh ! danser la bourrée comme dans mon enfance ! Avoir été dix ans au cachot, sortir du froid de la mort, et se sentir vivre, et danser la bourrée ! Jacques, mon bon Jacques, je le veux !

Les cornemuses qui se mirent à brailler interrompirent la conversation ou l’empêchèrent de monter jusqu’à nous. On alluma enfin le fanal, et le jardin du père Rosier s’illumina aussi. Je vis tous mes convives, ceux qui ne dansaient pas, prendre le café que j’avais commandé, tandis que les jeunes, répandus sur la place, invitaient leurs danseuses.

Je m’éloignai de quelques pas avec Émilie, de manière à prolonger mon tête-à-tête avec elle sans cesser d’observer la place. Dès que le fanal se décida à briller, nous vîmes très-distinctement le grand Jacques bondir à la danse en enlevant dans ses bras une svelte et jolie paysanne très-gracieusement requinquée.

— C’est bien elle ! me dit Émilie consternée ; c’est Marie déguisée !

— Commences-tu à croire qu’elle connaît un peu ton frère ?

— J’ai été trompée, mon oncle, ah ! bien trompée ! et c’est très-mal, cela !

— Et à présent que comptes-tu faire ?

— Attendre qu’elle ait passé sa fantaisie, l’aborder, lui parler doucement comme à une fille à mon service, et la ramener chez moi avant qu’elle ait été trop remarquée.

— Attends que je la regarde, moi.

— La trouvez-vous jolie, mon oncle ?

— Ma foi oui, diablement jolie, et elle danse à ravir.

— Regardez-la bien, mon oncle, vous verrez que c’est une enfant et qu’elle ne sait pas ce qu’elle fait. Elle n’a pas l’idée du mal, je vous le jure. Qu’elle ait connu Jacques à mon insu, qu’il l’ait aidée à se sauver, qu’il l’ait accompagnée à Paris comme vous le supposiez, qu’il l’ait amenée jusqu’à ma porte, qu’il l’ait revue depuis en secret,… qu’ils s’aiment, qu’ils se soient fiancés, qu’ils aient menti pour éviter l’obstacle de mes scrupules, tout cela c’est possible.

— C’est même certain maintenant.

— Eh bien ! mon oncle, n’importe ; Marie est toujours pure et plus ignorante que moi, qui sais de quels dangers une fille de vingt-deux ans doit se préserver, tandis qu’elle,… elle a toujours douze ans ! Le couvent ne lui a rien enseigné de ce qu’il faudrait qu’elle sût maintenant. Je l’ai retrouvée telle que je l’avais quittée au couvent de Riom, aimant le mouvement, le bruit, la liberté, la danse, mais ne se doutant pas qu’elle puisse devenir coupable, et ne pouvant pas avoir permis à Jacques de le devenir auprès d’elle.

— Et pourtant, ma chère Miette, au couvent de Riom, à quatorze ou quinze ans, mademoiselle de Nives avait un amoureux qui lui écrivait des lettres sans orthographe, et cet amoureux, c’était Jacques !

— Non, mon oncle, cet amoureux,… faut-il vous le dire ? c’était bien innocent, allez !

— Dis-moi tout !

— Eh bien ! cet amoureux c’était votre fils, c’était Henri !

— Parles-tu sérieusement ?

— Oui, j’ai vu les lettres et j’ai reconnu l’écriture. Henri était alors au collège, mur mitoyen avec notre couvent ; ces écoliers jetaient des balles par-dessus les murs et ils y cachaient des lettres, des déclarations d’amour, bien entendu, en prose ou en vers, avec de fausses signatures et des adresses dont le nom était mis au hasard : Louise, Charlotte, Marie. Henri se plaisait à ce jeu, il excellait à écrire en style de cordonnier avec l’orthographe à l’avenant. Il signait Jaquet, et adressait ses billets burlesques à Marie, qui s’en moquait. Il savait son petit nom, qu’il entendait crier dans notre jardin ; mais il ne s’inquiétait pas de savoir si elle était jolie, car ni dans ce temps-là ni depuis il n’a vu sa figure. C’est lui qui, en riant, m’a raconté tout cela par la suite.

— Tu es sûre qu’il ne l’a jamais vue ? Moi, j’en doute, regarde, Miette, regarde !

La bourrée était finie, on allait en recommencer une autre, et au moment où Jacques allait emmener sa danseuse, Henri, s’adressant à elle, l’invitait pour la bourrée suivante. Elle acceptait malgré la visible désapprobation de Jacques. Elle prenait le bras de mon fils et se mettait à sauter avec lui d’aussi bon cœur qu’avec mon neveu.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela prouve ? me dit la bonne Émilie sans aucune velléité de dépit. Henri a remarqué cette jolie fille, il s’est dit que, puisque Jacques la faisait danser, il pouvait bien l’inviter aussi. Laissez-moi me rapprocher d’elle, mon oncle, car elle commence à faire sensation, et tout le monde voudra l’inviter tout à l’heure. Il faut que je l’emmène. La Charliette est là, je la vois, mais elle la gâte et la laissera s’exposer trop longtemps aux regards.

— Va donc, mais tout ceci m’ennuie considérablement ! Le diable soit de cette demoiselle, qui te causera mille soucis, qui te compromettra, c’est presque certain, et qui, en attendant, danse avec Henri, tandis que, sans sa présence chez toi, il eût su renouer les liens tendres et sérieux de votre affection mutuelle, et qu’aujourd’hui il eût ouvert le bal avec sa fiancée, au lieu de danser avec une inconnue dont les beaux yeux l’émoustillent peut-être, mais ne sauront pas le charmer.

— Qui sait ? dit Miette avec un accent profond de résignation douloureuse.

— Qui sait ? m’écriai-je. Moi je sais que je ne souffrirai pas la moindre coquetterie entre ton fiancé et la maîtresse de ton frère !

— Mon oncle, ne la perdez pas ! reprit vivement la généreuse fille. Elle n’est la maîtresse de personne et elle est libre ! Quoi qu’il arrive, j’ai promis de lui servir de sœur et de mère. Je tiendrai ma parole.

Un incident inattendu nous interrompit. Jacques Ormonde, voyant mademoiselle de Nives lancée et craignant les suites de son imprudence, avait imaginé un moyen d’interrompre le bal. Il avait, comme pour allumer son cigare, grimpé au fanal et, comme par mégarde, il l’avait éteint, plongeant l’assemblée dans l’obscurité. Il était descendu en lançant un retentissant éclat de rire simulé et s’était perdu dans le petit tumulte provoqué par l’accident. Il y eut quelques instants de stupeur et de désordre : les uns continuaient la danse en feignant de se tromper de danseuse, d’autres cherchaient de bonne foi la leur. Quelques honnêtes filles effarouchées s’étaient retirées près de leurs parents ; d’autres, plus hardies, riaient et criaient à tue-tête. J’étais descendu de la terrasse avec Miette ; au moment où le fanal fut rallumé, nous vîmes Jacques errant, désappointé, cherchant dans les groupes ; Henri et mademoiselle de Nives avaient disparu avec ou sans la Charliette.

Je vis alors que Miette aimait toujours Henri, car de grosses larmes brillèrent un instant sur ses joues. Elle les essuya à la dérobée, et, se tournant vers moi :

— Il faudrait, me dit-elle, empêcher Jacques de chercher. Il ne sait pas dissimuler, on s’apercevra de son inquiétude.

— Sois tranquille, lui répondis-je, Jacques sait très-bien dissimuler ; tu ne devrais plus en douter à présent. Il se gardera bien, fût-il jaloux, de chercher noise à Henri, car ce serait tout trahir ou tout avouer. Si mademoiselle de Nives a choisi Henri pour son cavalier et qu’il la reconduise à Vignolette, il ne te convient pas de te montrer à eux comme une fiancée inquiète ou jalouse.

— Non, certainement, mon oncle, je ne suis ni l’une ni l’autre, mais…

— Mais voici Jacques qui s’aperçoit de ta présence et qui vient à nous. Ce n’est pas le moment des explications ; fais semblant d’ignorer tout. Tout à l’heure, c’est moi qui le confesserai.

— Je ne m’attendais pas au plaisir de te voir ici, dit Jacques à Émilie, tu m’avais assuré ne pouvoir venir à la fête.

— J’arrive, répondit Miette ; j’avais quelque chose à dire à mon oncle. Je savais qu’il serait ici ce soir.

— Et tu n’as vu… que lui ? dit Jacques tout éperdu.

— Que lui ? si fait, j’ai vu beaucoup de monde.

— J’ai cru que tu cherchais quelqu’un ?…

— Je n’ai cherché que mon oncle, et, tu vois bien, je l’ai trouvé. Qu’as-tu, et pourquoi as-tu l’air si inquiet ?

Jacques vit qu’il se trahissait, et il se hâta de répondre gaîment :

— Moi, je ne suis inquiet de rien ! Je cherche Henri pour qu’il me fasse vis-à-vis à la danse… avec toi, si tu veux.

— Merci, je me retire. Ma carriole m’attend là-bas sous les pins. Je te prie d’aller dire à mon vieux Pierre de brider la jument. Je te suis.

— Pourquoi t’en aller tout de suite ? demandai-je à ma nièce aussitôt que Jacques fut parti en avant, Henri est sans doute par ici, et, si tu le désirais, il te ferait danser.

— Mon oncle, Henri est parti avec Marie, il la reconduit à Vignolette.

— C’est possible, tout est possible ; mais, réflexion faite, c’est invraisemblable ; tu disais qu’ils ne se connaissaient pas ! Juges-tu maintenant ta protégée assez folle et assez imprudente pour avoir mis Henri dans sa confidence ?

— Je ne sais plus rien, mon oncle, je ne la comprends plus !

— Elle est coquette et légère, cela se voit ; pourtant…

— Ils se sont parlé avec beaucoup de vivacité pendant la bourrée, et hier Marie a écrit une lettre qu’elle a remise en grand secret au facteur.

— Tu supposes… quoi ?

— Marie est très-préoccupée de vous voir et de vous consulter. J’ai dû lui dire votre refus. Elle m’a alors questionnée plus qu’elle ne l’avait jamais fait sur Henri, sur son caractère, sur l’influence qu’il doit avoir sur vous. Je ne serais pas étonnée maintenant s’il était chargé par elle de vous demander une entrevue.

— Si elle lui avait écrit hier, il m’eût parlé d’elle aujourd’hui. Je crois que tu te trompes ; quoi qu’il en soit, nous verrons bien ! Si elle l’a pris pour intermédiaire, il me parlera d’elle ce soir ; à présent que veux-tu faire ?

— Rentrer chez moi tout doucement, au petit pas. Je veux donner le temps à Marie, qui, je suppose, s’en va à pied, de retourner à Vignolette, de quitter son déguisement et de se coucher sans me rien dire, si bon lui semble. Vous comprenez, mon oncle ! Si elle me confesse son coup de tête, j’aurai le droit de la gronder et de l’interroger. Si elle veut me le cacher, je ne peux pas le lui reprocher sans la fâcher et l’humilier beaucoup. Songez qu’elle est chez moi et n’a pas d’autre asile : si je l’offensais, elle me quitterait, et où donc irait-elle ? Chez cette Charliette, que je crois capable de tout ? Non, je ne veux pas qu’elle me quitte, elle se compromettrait, elle donnerait à sa belle-mère les moyens de la perdre de réputation !

— En ceci comme en tout, tu es aussi sage que généreuse, mon Émilie. Ne lui dis donc rien, si elle est assez niaise pour vouloir te duper ; mais je parlerai à mon Jaquet, moi ! Sois tranquille, il ne saura pas que tu as entendu sa conversation avec la donzelle !

Justement nous arrivions sous les pins, où, faute de place dans les auberges, nombre de chevaux étaient attachés aux arbres, Jaquet ne s’occupait pas beaucoup d’avertir le vieux domestique de sa sœur. Il allait furetant de tous côtés, cherchant toujours mademoiselle de Nives, fort empêché de se renseigner autrement que par ses yeux, qui ne lui servaient guère dans l’ombre épaisse de la pinède. Forcé d’accourir à mon appel, il m’aida à embarquer Émilie.

Je le pris alors par le bras, et, l’emmenant dans une allée déserte, je débutai ainsi :

— Voyons, mon garçon, que comptes-tu faire et à quoi aboutira cette belle intrigue ?

En trois mots, je lui prouvai que je savais tout et qu’il était parfaitement inutile de nier.

Il respira fortement et répondit :

— Ouf ! mon oncle, vous me confondez ; mais vous me délivrez d’un supplice, et, sauf à être bien grondé, j’aime mieux avoir à vous dire la vérité. Voici l’histoire de mes amours avec mademoiselle de Nives.