Georges Crès et Cie (p. 130-154).
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VII


Je faisais la noce. Oui, parlons-en ! Une jolie corvée ! Courant d’un bureau à l’autre, harponné par celui-ci, tiraillé par celui-là… et le troisième qui me demandait tous les détails du naufrage… comme si je savais quelque chose, moi !

Ce que je savais, j’avais bien résolu de ne pas le leur dire.

Brest ne causait plus que de cette perte du Dermond-Nestle. On se lamentait ferme, car, en effet, il s’agissait d’une grosse perte.

Quand j’eus fini mes rapports, signé les paperasses et bien discuté sur tout ce que je n’avais pas vu, il me restait vingt-quatre heures pour m’amuser. Vingt-quatre heures en six mois !

Quelle noce ! Nous bûmes une bouteille avec un ancien compagnon de route retrouvé par hasard dans un cabaret du bas port, du côté de l’arsenal, et nous nous attristâmes mutuellement du récit de nos misères. De l’argent sonnait pourtant au fond de mon gousset. Quelques solides pièces blanches. Je lui racontais des histoires où j’essayais de mettre un peu de ma dignité de nouveau gardien de phare.

— Une tour de l’État, mon vieux, où qu’on est tranquille, son propriétaire, quoi !

Il hochait le front.

— Oui, oui, je ne dis pas… mais entendre miauler le vent… tu n’as pas bonne mine, le Maleux.

— Ben, sans doute… il y a le vent…

Je me taisais, espaçant toutes mes phrases, car j’éprouvais une grande difficulté à causer comme un chacun.

Ces mois d’hivernage m’avaient rouillé la langue. Je me surprenais à traîner les syllabes, imitant presque le trémolo du vieux. Je ne pouvais plus me dérider. Il me semblait que les pavés de la ville me chaviraient sous les plantes. Je mangeais pas, je buvais mal, moi qui m’étais promis un copieux déjeuner d’omelettes, de viandes saignantes et de salades vertes. Ce qui me tourmentait, c’était l’idée du temps, filant son nœud et me ramenant au pont du Saint-Christophe, le lendemain, dès l’aube.

Voir les filles ? Non ! Plus possible… J’y serais resté. Or, le départ manqué, c’est le renvoi immédiat de l’homme, le remplaçant lui prend son tour de faveur. On ne plaisante pas dans cette partie de la marine. Et puis j’aurais bien voulu aussi ne plus entendre les gens me questionner sur la perte du navire anglais. Ce que j’en avais plein le dos du fameux naufrage !

Vingt-quatre heures !

Quoi donc inventer ?

— Tu pourrais te balader hors de la ville, que m’insinua le camarade.

Il avait bien raison le camarade.

Une course en liberté, fouler de la terre ferme, voir de la verdure, renifler les parfums des jardins, rencontrer des hommes, peut-être des femmes. Nous sortîmes du cabaret.

— Jean le Maleux, que me dit le compagnon de route, je suis content de l’occasion… Je peux pas te suivre rapport à un dîner de famille, mais je te la serre bien sincèrement et… bon courage, puisque te voilà casé selon tes goûts.

On se la serra. J’osais pas demander où elle perchait, sa famille. Si l’idée lui était venue de m’inviter, j’aurais payé mon écot avec des fioles de dessert, une politesse en valant une autre, comme de juste, mais il n’y pensa seulement pas. J’étais à présent un Monsieur pour lui, le charbonnier.

Et on se sépara, le cœur gros.

Moi, je me mis à flâner, dépaysé complètement. Puis c’était dimanche, il y avait des enfants plein les rues. Les bras me tombaient le long du corps.

Je croyais tellement faire la fête, oublier cette galère et le vieux, surtout le vieux !

Je m’en allais mains ballantes, hors ville, vers la pointe du Minou. D’instinct je me dirigeais du côté d’un phare…

Je marchais le front bas, les yeux cuisants, regardant avec stupeur mes pieds qui foulaient de la terre. Cela seul me donnait du plaisir. Peu à peu ça devenait la campagne, des ravinements de falaises autour des forts couverts d’un gazon salé ; il y eut des arbres maigres, des guinguettes peintes en feuilles fausses, encore de l’herbe plus épaisse, plus vraie, quelques rochers, des vaches paissant, et par éclaircie, entre des collines s’abaissant, un horizon grisâtre d’un bleu d’acier : encore la mer.

J’arrivai pas loin du phare, devant une petite maison isolée. Il se mit à pleuvoir. À Brest, même en juin, il pleut toujours. Ça me navra tout à fait. J’avais mes habits neufs, mon surcot d’ordonnance et ma casquette cirée. Retourner en pressant le pas ne me disait rien. J’eus envie d’entrer dans cette masure pour y demander si on ne connaissait pas un jeune chien à vendre. Ajouté aux paquets de ravitaillement, il ne serait pas lourd, une fois ficelé par les pattes, et, dussé-je faire tordre tous les matelots du Saint-Christophe, nous nous arrimerions bien ensemble jusqu’à la tour d’Ar-Men. Dame ! je ne pensais plus à la noce, maintenant, j’avais comme un sort jeté sur moi. Mieux valait s’occuper de choses sérieuses et se meubler son logis, quitte à n’en plus jamais sortir.

J’entrai donc.

Aux alentours de Brest, toute maison particulière sert à boire et à manger et tient aussi un petit fond d’épicerie. On vend ce qu’on peut. Celle-là, bien pauvre, bien petite, exhibait quelques bocaux, derrière sa fenêtre, une affiche de chocolat Menier et une bouteille de Pernod.

À l’intérieur, c’était presque propre, ça sentait le lait frais, du sable recouvrait des carreaux rouges. Sur le dressoir luisaient des brocs d’étain, sur le comptoir un bouquet de lilas trempait dans un pot à beurre. Pas de patronne, seulement un tricot abandonné sur une chaise. Je tambourinai. Une vieille arriva, descendant un escalier invisible. Je lui achetai deux tablettes de chocolat, plus une pelote de fil.

— Vous n’auriez pas connaissance d’un petit chien, Madame ? Un tout jeune, pour l’élever ?

— Non ! je n’ai pas de chien ici. Ça peut se trouver, des fois, on verra voir. Vous ne prendriez pas une bolée pour attendre l’éclaircie ?

— De ce temps ? C’est pas de refus. Je laisserai couler l’eau.

Je m’assis devant le comptoir, tout près du bouquet de lilas. C’était du vilain lilas presque brun, mal éclos et déjà fané, mais ça me représentait le printemps que je n’avais pas vu naître, moi l’exilé. Je le respirais… comme on

écouterait Dieu.

La patronne me servit du cidre, trottina, ouvrit les portes. Je sentis des odeurs d’étable. Il y avait une vache pas loin et la vieille, s’en allant tout à fait, puisque je ne lui causais plus, se remit à traire, me laissant admirer son bouquet.

Quel jour de noce !

Je m’assoupissais tout doucement, saisi d’un invincible besoin de me reposer, de ne plus ni parler ni boire, les jambes déjà molles d’avoir marché une ou deux lieues, les bras gourds, l’oreille bourdonnante, quand je fus éveillé par un rire jeune. Quelqu’un qui se moquait de moi. Pour ma bonne contenance, je pris le lilas et je le respirai de nouveau.

— Ben, faut pas vous gêner. Cassez-en donc un brin ! Y coûte pas cher, à c’te heure.

Je me retournai comme un voleur honteux, et mes yeux rencontrèrent deux yeux de femme dans lesquels ils tombèrent.

Une fille de quinze ans, assez grande pour son âge, en jupe à plis, au corsage de velours orné d’un fichu blanc.

Elle avait des bandeaux plats très noirs, un nez court, très droit, une bouche méchante ou simplement moqueuse, et toute la figure tachée de taches de son.

— Vous êtes bien honnête, Mademoiselle, que je répondis, confus. J’en casserai volontiers un petit morceau.

Ça l’amusa d’être appelée mademoiselle, car elle fit le geste des épaules que font tous les enfants, la tête rentrant dans le cou, lorsqu’on se trompe devant eux.

— Vous risquez pas de prendre tout, puisqu’on allait le ficher dehors. Nous en avons un arbre dans la cour.

— Je voudrais bien le voir, dis-je avec respect.

Elle éclata :

— Ma tante, cria-t-elle, notre client qui veut voir le lilas de la cour.

La vieille répondit, de son étable où elle trayait :

— Ben, faut le mener, Marie.

Je suivis la petite.

C’était une cour adossée au flanc de la falaise. Six mètres carrés de sable et de graviers entourés de palis de genêts avec un hangar sous lequel s’entassaient pêle-mêle des fagots, du varech, des instruments de jardinage, un monceau de choux. L’arbre, un arbuste tout au plus, s’épanouissait dans le coin nord, si on peut appeler s’épanouir pousser son feuillage gris et ses fleurs avortées comme quelqu’un pousserait une maladie de boutons.

— Voilà, dit la petite, riant des yeux tout en affectant un air grave, mais il y a le jeu de boules.

Nous gagnâmes le jeu de boules. La moitié du hangar était organisée en tonnelle (sans verdure aucune) possédant sa table rustique, ses deux bancs, et nous nous assîmes.

On regardait la muraille de la maison, en face, qui se moisissait sous l’averse. La belle nature, quoi

— Vous n’êtes pas d’ici ? interrogea la petite, clignant ses yeux effrontés de gamine qui se paye la tête du client de sa tante.

Je devais avoir la tournure d’un idiot.

— Non… c’est-à-dire… je crois que oui, Mademoiselle.

Et je me mis à sourire un peu.

On causa, de loin en loin, du temps si minable et des bourrasques de l’avenir. Je conservais la terreur folle des questions sur le grand naufrage. Elle ne me questionna point. Peut-être ignorait-elle cette catastrophe. J’appris que le phare du Minou était très visité par les gens de la ville et même des étrangers.

Petit à petit, je m’entraînais à la suivre, car elle parlait fort vite, d’une voix brève, contrairement aux filles de Brest, qui chantonnent d’accent. Quand elle s’arrêtait, ses doigts festonnaient son fichu, manière timide qui ne cadrait guère avec son ton décidé.

Plus à mon aise, je finis par lui demander si on pourrait me donner à dîner chez elle.

Elle devint très sérieuse :

— Ça dépend ! Si vous êtes difficile… nous avons des pommes au lard, un reste de bouillie frite. On ajoutera la soupe au lait ou une omelette.

— Alors, je veux bien, il pleut tellement… Oh ! n’importe quoi, vous savez, Mademoiselle.

Elle courut prévenir la tante.

Je les entendis se réjouir entre elles, et la vieille déclara :

— Fais-lui prendre patience, que j’aie le moment d’égoutter un fromage.

Marie m’apporta un petit verre de fine.

— Mais, vous allez me griser, bien sûr, Mademoiselle !

— Ma tante veut que vous espériez un moment. On ne le mettra pas sur la note.

— J’accepte… à la condition de vous en offrir un pareil. Hein ?

Elle répondit, brusquement :

— Merci bien, je liche pas de ça.

— C’est du poison ?

Elle se remit à rire :

— Peut-être ben qu’on vous en donnerait pas, même gratis.

— Oh ! et avec du sucre…

Ses yeux s’allumèrent :

— Ben oui, seulement pour le sucre.

En quatre morceaux elle eut sucé tout mon verre. Et elle m’entama des histoires extraordinaires de gamine, où je démêlai que sa tante la grondait souvent parce qu’elle couraillait les rues du bourg.

— On ne peut jamais sortir, chez nous. Le dimanche après la messe faut que je reste là, en plan, pour espérer des gens qui viennent point acheter.

Hélas ! Pauvre petite ! Il y a des gens qui viennent toujours… Seulement, elle était bien jeunette, mon Dieu ! Et j’entrais en paradis rien qu’à la regarder.

Elle ne pouvait pas savoir que je sortais d’un enfer ; sa petite figure tachée de son, sa bouche méchante, ses yeux de malice me chatouillaient le regard et me forçaient au courage. À la sentir si près de moi, j’étais comme fier, j’avais trouvé enfin du bonheur pour longtemps. Je ne pensais à rien de mal. Je ne pensais qu’à appuyer mes yeux sur ses yeux, ça me rendait la confiance.

Ils étaient beaux ses yeux noirs, un peu sournois, lorsqu’ils se détournaient pour chercher la vieille femme aux carreaux de vitre, et si curieux, si pleins d’un vice innocent quand ils se laissaient faire par les miens.

La pluie tombait, le jour aussi. Une odeur de lilas se répandait, une pauvre petite odeur de pommade sur la tête d’une servante.

— Dites donc, Mademoiselle Marie, vous n’avez pas d’amoureux ?

Les filles dans les auberges des alentours de Brest ne sont pas sans connaître le mot d’amour dès leur plus tendre enfance.

— Ben ! ma tante en ferait une vie… je vais encore au catéchisme de persévérance, Monsieur.

— L’un n’empêche pas l’autre.

— Faudrait se connaître… répondit-elle froidement.

Elle saisissait tout de suite, en effet.

Mais non ! elle était vraiment trop jeune. Je pouvais pas l’épouser. Je ne pouvais pas… c’était trop bête de se laisser tenter inutilement.

— Voyons, Mademoiselle, consultez-vous… ce n’est que pour plaisanter… puisque je ne suis pas d’ici…

Elle loucha un instant du côté de la maison, puis elle se pencha :

— Vous me donneriez une croix d’or, une vraie croix d’or, comme c’est de mode entre amoureux, hein ?

— Très volontiers !

Nous plaisantions toujours, pourtant il faisait trop sombre sous ce hangar.

On entendait du beurre grésiller dans la poêle de la tante, qui ne s’occupait pas de nous.

Je baissai la voix :

— Tu es du pays, toi, Bretonne bretonnante ?

— Oui ! et vous ?

— Moi, je sors de l’hospice de Brest, j’ai pas de famille. Cependant, je suis second gardien au phare d’Ar-Men, et c’est une jolie position… faudrait se revoir…

— Il est loin, cet endroit-là ?

— Au diable ! Je peux que venir tous les quinze jours, sauf par gros temps, vous comprenez…

— Ben quoi. Vous êtes un marin (elle fit la moue)., Un polisson, donc !

— Qui vous a dit du mal des marins tant que ça ?

Elle pouffa :

— J’ai une amie, la petite Tréguenec, la fille du cordier… ils lui ont fait un enfant et l’ont plantée là… Elle est en traitement, à c’te heure !

J’étais un peu gêné. Je baissai la tête.

— Vous savez de jolies choses. Quel âge avez-vous ?

— J’ai pas quinze ans révolus. Si nous nous accordons, je vous dirai un secret.

— Accordons-nous.

— Le jour de la croix d’or, pas avant.

J’aurais bien voulu prendre mes jambes à mon cou, mais il était déjà trop tard.

De la porte, la tante nous cria :

— Ce sera pour dans un petit moment. Vous impatientez pas. Je trie ma salade.

Et elle disparut, la coiffe très en arrière.

Je mis mon front sur ma paume :

— Est-ce que vous ne me trouveriez pas un chien, vous, un bon toutou bien affectueux ? Je suis si seul au phare, lui dis-je, après un petit moment, la voix toute changée.

— Ah ! si vous étiez venu plus tôt ! On en a tué un, hier, dans le clos de Jeanne Barroy, un tout jeune, justement, que la mère ne pouvait plus nourrir.

Je pensais bien ! C’était trop tard… pour le chien !

— Vous avez des peines ? qu’elle me dit, voyant que je ne causais plus.

— Oui… je suis jamais très gai… Ma vie n’est pas belle… Vous ne pouvez pas savoir… vous… vous êtes une enfant…

— Je ne suis pas une enfant puisque vous m’appelez : Mademoiselle.

Je secouai la tête, essayant de sourire. Elle posa sa petite patte brune sur mon épaule, festonnant de ses doigts nerveux l’étoffe de mon vêtement comme elle festonnait tantôt son fichu.

— Vous reviendrez dimanche ! Nous irons nous promener du côté de la mer, et je vous consolerai, si vous avez des peines.

— Oh ! non, m’écriai-je, pas la mer… plus la mer… j’ai horreur de l’eau… ça sent la femme noyée, la mer !

— Ben quoi ? Qu’est-ce qui vous prend ?

— Ça me rend malade de penser à la mer, petite Marie !

— Cette idée ! Pensez à moi… je vous donnerai du lilas pour emporter.

« Vins… et lilas à emporter ! » Une bien bonne enseigne sur leur porte.

Je lui saisis brutalement les poignets :

— Si tu te doutais du mal d’amour, toi, tu serais plus si gaie. L’amour ça conduit à des choses abominables.

— Tiens ! On a qu’à pas les faire, v’là tout. Moi je suis têtue.

— Marie ?

— Hein, quoi encore ?

— Regarde-moi bien.

— Je vous regarde, là…

Nous demeurâmes silencieux, les mains dans les mains. Elle me regardait fixement, d’un regard de garçon effronté, — elle était vraiment plus garçon que garce, — mais elle acceptait le premier défi d’amour, parce que, depuis que son amie, la petite Tréguenec, de deux ans plus âgée qu’elle, avait fauté, elle grillait d’envie de résister à quelqu’un. Une drôle de petite idée d’enfant libre, ou vicieuse

— Tu es jolie, Marie.

— Ça c’est pas vrai, répondit-elle dédaigneusement.

Ce qu’elle s’en fichait.

— Embrasse-moi.

— Non !

— Si !

— Je sais pas.

— Veux-tu que je t’apprenne ?

— Je te connais pas.

— On fera connaissance. C’est même le meilleur moyen.

— Et… la croix ? Une vraie croix d’or, vous savez.

— Veux-tu que je te donne de quoi l’acheter demain à Brest.

— Ce serait plus sûr…

— Petite p…

Le mot ne sortit pas, heureusement.

Je vis briller ses yeux à travers l’obscurité, comme ceux des gamins qui vont pleurer.

Et ils devinrent phosphorescents aussi… comme ceux des chats.

Comme les chats ! disait la petite mauresque de Malte, qui était de Marseille.

Elle avait peut-être compris. Elle ajouta, coquetterie naissante :

— Je vous donnerai du lilas de l’arbre… et j’attendrai quinze jours… pas plus de quinze jours… ou je vous oublierai.

— Et si je ne reviens jamais ?

— Je m’en doute bien, allez !

C’était une guerre déjà. Elle avait le système de toutes les femelles ; se défendre par tous les moyens possibles et n’accepter que des… arrhes. Ça me piqua au jeu.

Je voulus l’embrasser de force.

Elle me fourra un bon coup de poing dans la poitrine, et d’un saut brusque, oh ! ses jupes ne la retenaient guère, elle m’échappa, courant vers la maison.

Je ne pouvais plus reculer. Je la suivis. Moi aussi j’avais mon système… C’était de me montrer poli comme tout.

Le dîner fut excellent. Je me régalai, l’appétit me revenant. Les pommes au lard vous avaient un petit goût de roussi, et le fromage, très frais, sentait sa crème.

La tante trottait ferme, allait, virait, pleine d’attention, heureuse, pauvre femme aveugle qui entrevoit le soleil luisant d’une pièce jaune.

La petite pouffait dès que la vieille tournait les talons et me dévisageait, ses yeux dans mes yeux, si effrontément que j’en avais peur. Elle semblait un petit animal exaspéré par quelqu’un lui pinçant la peau, en dessous.

Pour moi, je ne la pinçais pas, bien honnête à côté d’elle et seulement attentif à lui servir à boire.

J’aurais vraiment bien aimé coucher dans cette maison ! La vieille m’expliqua qu’on se trouvait trop à l’étroit et que leur vache habitait l’ancienne chambre qu’on pouvait louer.

— De l’autre côté du faubourg, vous rencontrerez des tas d’auberges, en vous en allant, et où il y aura des gars pour vous réveiller à bonne heure, rapport au bateau.

Je réglai ma note : trois francs dix sous, et je demandai timidement à Mlle Marie de me faire un bout de conduite, puisqu’elle aimait tant se promener.

— Ben, fit la tante, elle serait dehors toute la sainte journée. Y pleuvait aujourd’hui, sans ça… vous l’auriez vu filer…

Marie mit un tablier neuf, en soie tendre, et un fichu de tulle. Elle ne portait pas de coiffe, elle s’ajusta un velours serrant ses petits bandeaux plats.

Nous suivîmes le chemin d’abord sans rien dire, puis je lui pris son bras que je mis sous le mien. Elle était toute petite et un peu tremblante. C’est toujours solennel de s’offrir son premier amoureux.

— Vous avez peur de moi, maintenant, Marie. Je ne ferai rien pour vous déplaire, je vous le jure.

— Vous ne chercherez plus à m’embrasser ?

— Non, je me contenterai du brin de lilas… que vous avez oublié de me donner ce soir !

— Ah ! oui, le lilas ! Je ne suis pas polie… j’aurais dû…

— Ça ne compte plus, du moment que nous ne nous accordons pas.

Nous longions le bord d’un fossé que la route pâle, dans la nuit, faisait paraître plus noir.

— Dites donc ? Est-ce qu’il y a du monde là-bas ?

Elle se serrait près de moi, la voix sourde.

— Où ? Je ne vois personne à l’entrée du bourg.

— Moi, je ne vous accompagne pas plus loin, monsieur Jean Maleux, rapport aux lumières.

— Alors, adieu, mademoiselle Marie.

— À bientôt, hein ?

— Pourquoi faire ? C’est tout chaud ou tout froid. Vous êtes bien libre, moi aussi. Vaut mieux en rester là… peut-être qu’on serait malheureux.

D’un mouvement brusque, tout pareil à celui qui l’avait fait se jeter en arrière quand nous étions sous le hangar, elle se jeta dans mes bras, se dressant sur ses pointes pour atteindre mon visage.

Nos lèvres s’épousèrent.

Oh ! cette fille-là savait embrasser de naissance, je vous en réponds ! Elle se donnait de toute sa bouche, n’offrant rien d’autre parce qu’elle ne savait rien de meilleur, mais elle y allait de son morceau de paradis.

Ses yeux brillaient comme deux lampes.

Il me sembla que j’aspirais le vin d’un verre plein à déborder, tout doucement, puis, plus vite, afin de n’en pas perdre une goutte. Nous restâmes près d’une heure bouche à bouche, ne prononçant plus un mot. C’était le baiser breton, le roi de tous les baisers, celui qui enivre les fiancés chastes… ou qui les tue !