La Toison d’or (Corneille)/Acte V
ACTE V.
Ce dernier spectacle présente à la vue une forêt épaisse, composée de divers arbres entrelacés ensemble, et si touffus, qu’il est aisé de juger que le respect qu’on porte au dieu Mars, à qui elle est consacrée, fait qu’on n’ose en couper aucunes branches, ni même brosser[1] au travers : les trophées d’armes appendus au haut de la plupart de ces arbres marquent encore plus particulièrement qu’elle appartient à ce dieu. La toison d’or est sur le plus élevé, qu’on voit seul de son rang au milieu de cette forêt ; et la perspective du fond fait paroître en éloignement la rivière du Phase, avec le navire Argo, qui semble n’attendre plus que Jason et sa conquête pour partir.
Scène première
Voilà ce prix fameux où votre ingrat aspire,
Ce gage où les destins attachent notre empire,
Cette toison enfin, dont Mars est si jaloux :
Chacun impunément la peut voir comme nous ;
Ce monstrueux dragon, dont les fureurs la gardent,
Semble exprès se cacher aux yeux qui la regardent ;
Il laisse agir sans crainte un curieux désir,
Et ne fond que sur ceux qui s’en veulent saisir.
Lors, d’un cri qui suffit à punir tout leur crime,
Sous leur pied téméraire il ouvre un noir abîme,
À moins qu’on n’ait déjà mis au joug nos taureaux,
Et fait mordre la terre aux escadrons nouveaux
Que des dents d’un serpent la semence animée
Doit opposer sur l’heure à qui l’aura semée :
Sa voix perdant alors cet effroyable éclat,
Contre les ravisseurs le réduit au combat.
Telles furent les lois que Circé par ses charmes
Sut faire à ce dragon, aux taureaux, aux gensdarmes.
Circé, sœur de mon père, et fille du Soleil,
Circé, de qui ma sœur tient cet art sans pareil
Dont tantôt à vous perdre eût abusé sa rage,
Si ce peu que du ciel j’en eus pour mon partage,
Et que je vous consacre aussi bien que mes jours,
Par le milieu des airs n’eût porté du secours.
Je n’oublierai jamais que sa jalouse envie
Se fût sans vos bontés sacrifié ma vie ;
Et pour dire encor plus, ce penser m’est si doux,
Que si j’étois à moi, je voudrois être à vous.
Mais un reste d’amour retient dans l’impuissance
Ces sentiments d’estime et de reconnoissance.
J’ai peine, je l’avoue, à me le pardonner ;
Mais enfin je dois tout, et n’ai rien à donner.
Ce qu’à vos yeux surpris Jason m’a fait d’outrage
N’a pas encor rompu cette foi qui m’engage ;
Et malgré les mépris qu’il en montre aujourd’hui,
Tant qu’il peut être à moi, je suis encore à lui.
Mon espoir chancelant dans mon âme inquiète
Ne veut pas lui prêter l’exemple qu’il souhaite,
Ni que cet infidèle ait de quoi se vanter
Qu’il ne se donne ailleurs qu’afin de m’imiter.
Pour changer avec gloire il faut qu’il me prévienne,
Que sa foi violée ait dégagé la mienne,
Et que l’hymen ait joint au mépris qu’il en fait
D’un entier changement l’irrévocable effet.
Alors par son parjure à moi-même rendue,
Mes sentiments d’estime auront plus d’étendue ;
Et dans la liberté de faire un second choix,
Je saurai mieux penser à ce que je vous dois.
Je ne sais si ma sœur voudra prendre assurance
Sur des serments trompeurs que rompt son inconstance ;
Mais je suis sûr qu’à moins qu’elle rompe son sort,
Ce que feroit l’hymen vous l’aurez par sa mort.
Il combat nos taureaux, et telle est leur furie,
Qu’il faut qu’il y périsse, ou lui doive la vie.
Il combat vos taureaux ! Ah ! que me dites-vous ?
Qu’il n’en peut plus sortir que mort, ou son époux.
Ah ! Prince, votre sœur peut croire encor qu’il m’aime.
Et sur ce faux soupçon se venger elle-même.
Pour bien rompre le coup d’un malheur si pressant,
Peut-être que son art n’est pas assez puissant :
De grâce en ma faveur joignez-y tout le vôtre ;
Et si…
[2] ?
Quoi ? vous voulez qu’il vive pour un autreOui, qu’il vive, et laissons tout le reste au hasard.
Ah ! Reine, en votre cœur il garde trop de part ;
Et s’il faut vous parler avec une âme ouverte,
Vous montrez trop d’amour pour empêcher sa perte.
Votre rivale et moi nous en sommes d’accord :
À moins que vous m’aimiez, votre Jason est mort.
Ma sœur n’a pas pour vous un sentiment si tendre,
Qu’elle aime à le sauver afin de vous le rendre ;
Et je ne suis pas homme à servir mon rival,
Quand vous rendez pour moi mon secours si fatal.
Je ne le vois que trop, pour prix de mes services
Vous destinez mon âme à de nouveaux supplices.
C’est m’immoler à lui que de le secourir ;
Et lui sauver le jour, c’est me faire périr.
Puisqu’il faut qu’un des deux cesse aujourd’hui de vivre,
Je vais hâter sa perte, où lui-même il se livre :
Je veux bien qu’on l’impute à mon dépit jaloux ;
Mais vous, qui m’y forcez, ne l’imputez qu’à vous.
Ce reste d’intérêt que je prends en sa vie
Donne trop d’aigreur, Prince, à votre jalousie.
Ce qu’on a bien aimé, l’on ne peut le haïr[3]
Jusqu’à le vouloir perdre, ou jusqu’à le trahir.
Ce vif ressentiment qu’excite l’inconstance
N’emporte pas toujours jusques à la vengeance ;
Et quand même on la cherche, il arrive souvent
Qu’on plaint mort un ingrat qu’on détestoit vivant.
Quand je me défendois sur la foi qui m’engage,
Je voulois à vos feux épargner cet ombrage ;
Mais puisque le péril a fait parler l’amour,
Je veux bien qu’il éclate et se montre en plein jour.
Oui, j’aime encor Jason, et l’aimerai sans doute
Jusqu’à l’hymen fatal que ma flamme redoute.
Je regarde son cœur encor comme mon bien.
Et donnerois encor tout mon sang pour le sien.
Vous m’aimez, et j’en suis assez persuadée
Pour me donner à vous, s’il se donne à Médée ;
Mais si par jalousie ou par raison d’État,
Vous le laissez tous deux périr dans ce combat,
N’attendez rien de moi que ce qu’ose la rage
Quand elle est une fois maîtresse d’un courage,
Que les pleines fureurs d’un désespoir d’amour.
Vous me faites trembler, tremblez à votre tour :
Prenez soin de sa vie, ou perdez cette reine ;
Et si je crains sa mort, craignez aussi ma haine.
Scène II
Ah ! Madame, est-ce là cette fidélité
Que vous gardez aux droits de l’hospitalité ?
Quand pour vous je m’oppose aux destins de ma fille,
À l’espoir de mon fils, aux vœux de ma famille,
Quand je presse un héros de vous rendre sa foi,
Vous prêtez à son bras des charmes contre moi ;
De sa témérité vous vous faites complice
Pour renverser un trône où je vous fais justice :
Comme si c’étoit peu de posséder Jason,
Si pour don nuptial il n’avoit la toison ;
Et que sa foi vous fût indignement offerte,
À moins que son destin éclatât par ma perte !
Je ne sais pas, Seigneur, à quel point vous réduit
Cette témérité de l’ingrat qui me fuit ;
Mais je sais que mon cœur ne joint à son envie
Qu’un timide souhait en faveur de sa vie ;
Et que si je savois ce grand art de charmer,
Je ne m’en servirois que pour m’en faire aimer.
Ah ! je n’ai que trop cru vos plaintes ajustées
À des illusions entre vous concertées ;
Et les dehors trompeurs d’un dédain préparé
N’ont que trop ébloui mon œil mal éclairé.
Oui, trop d’ardeur pour vous, et trop peu de lumière
M’ont conduit en aveugle à ma ruine entière.
Ce pompeux appareil que soutenoient les vents,
Ces tritons tout autour rangés comme suivants,
Montroient bien qu’en ces lieux vous n’étiez abordée
Que par un art plus fort que celui de Médée.
D’un naufrage affecté l’histoire sans raison
Déguisoit le secours amené pour Jason ;
Et vos pleurs ne sembloient m’en demander vengeance
Que pour mieux faire place à votre intelligence.
Que ne sont vos soupçons autant de vérités,
Et que ne puis-je ici ce que vous m’imputez !
Qu’a fait Jason, Seigneur, et quel mal vous menace,
Quand nous voyons encor la toison en sa place ?
Nos taureaux sont domptés, nos gendarmes défaits,
Absyrte : après cela crains les derniers effets.
.
Quoi ? son bras…
A dompté nos taureaux et défait nos gensdarmes :
Juge si le dragon pourra faire plus qu’eux !
Ils ont poussé d’abord de gros torrents de feux ;
Ils l’ont enveloppé d’une épaisse fumée.
Dont sur toute la plaine une nuit s’est formée ;
Mais après ce nuage en l’air évaporé,
On les a vus au joug et le champ labouré :
Lui, sans aucun effroi, comme maître paisible,
Jetoit dans les sillons cette semence horrible.
D’où s’élève aussitôt un escadron armé.
Par qui de tous côtés il se trouve enfermé.
Tous n’en veulent qu’à lui ; mais son âme plus fière
Ne daigne contre eux tous s’armer que de poussière.
À peine il la répand, qu’une commune erreur
D’eux tous, l’un contre l’autre, anime la fureur ;
Ils s’entr’immolent tous au commun adversaire :
Tous pensent le percer, quand ils percent leur frère ;
Leur sang partout regorge, et Jason au milieu
Reçoit ce sacrifice en posture d’un dieu ;
Et la terre, en courroux de n’avoir pu lui nuire,
Rengloutit l’escadron qu’elle vient de produire[4].
On va bientôt. Madame, achever à vos yeux
Ce qu’ébauche par là votre abord en ces lieux.
Soit Jason, soit Orphée, ou les fils de Borée,
Ou par eux ou par lui ma perte est assurée ;
Et l’on va faire hommage à votre heureux secours
Du destin de mon sceptre et de mes tristes jours.
Connoissez mieux, Seigneur, la main qui vous offense :
Et lorsque je perds tout, laissez-moi l’innocence.
L’ingrat qui me trahit est secouru d’ailleurs.
Ce n’est que de chez vous que partent vos malheurs,
Chez vous en est la source ; et Médée elle-même
Rompt son art par son art, pour plaire à ce qu’elle aime.
Ne l’en accusez point, elle hait trop Jason.
De sa haine. Seigneur, vous savez la raison :
La toison préférée aigrit trop son courage
Pour craindre qu’il en tienne un si grand avantage ;
Et si contre son art ce prince a réussi,
C’est qu’on le sait en Grèce autant ou plus qu’ici.
Ah ! que tu connois mal jusqu’à quelle manie
D’un amour déréglé passe la tyrannie !
Il n’est rang, ni pays, ni père, ni pudeur,
Qu’épargne de ses feux l’impérieuse ardeur.
Jason plut à Médée, et peut encor lui plaire ;
Peut-être es-tu toi-même ennemi de ton père,
Et consens que ta sœur, par ce présent fatal,
S’assure d’un amant qui seroit ton rival.
Tout mon sang révolté trahit mon espérance :
Je trouve ma ruine où fut mon assurance ;
Le destin ne me perd que par l’ordre des miens,
Et mon trône est brisé par ses propres soutiens.
Quoi ? Seigneur, vous croiriez qu’une action si noire…
Je sais ce qu’il faut craindre, et non ce qu’il faut croire.
Dans cette obscurité tout me devient suspect :
L’amour aux droits du sang garde peu de respect.
Ce même amour d’ailleurs peut forcer cette reine
À répondre à nos soins par des effets de haine ;
Et Jason peut avoir lui-même en ce grand art
Des secrets dont le ciel ne nous fit point de part.
Ainsi, dans les rigueurs de mon sort déplorable,
Tout peut être innocent, tout peut être coupable :
Je ne cherche qu’en vain à qui les imputer ;
Et ne discernant rien, j’ai tout à redouter.
La vérité, Seigneur, se va faire connoître :
À travers ces rameaux je vois venir mon traître.
Scène III
Parlez, parlez, Jason ; dites sans feinte au Roi
Qui vous seconde ici de Médée ou de moi :
Dites, est-ce elle ou moi qui contre lui conspire ?
Est-ce pour elle ou moi que votre cœur soupire ?
La demande est, Madame, un peu hors de saison :
Je vous y répondrai quand j’aurai la toison.
Seigneur, sans différer permettez que j’achève ;
La gloire où je prétends ne souffre point de trêve :
Elle veut que du ciel je presse le secours.
Et ce qu’il m’en promet ne descend pas toujours.
Hâtez à votre gré ce secours de descendre ;
Mais encore une fois gardez de vous méprendre.
Par ce qu’ont vu vos yeux jugez ce que je puis :
Tout me paroît facile en l’état où je suis ;
Et si la force enfin répond mal au courage,
Il en est parmi nous qui peuvent davantage.
Souffrez donc que l’ardeur dont je me sens brûler…
Scène IV
Arrête, déloyal, et laisse-moi parler :
Que je rende un plein lustre à ma gloire ternie
Par l’outrageux éclat que fait la calomnie.
Qui vous l’a dit, Madame, et sur quoi fondez-vous
Ces dignes visions de votre esprit jaloux ?
Si Jason entre nous met quelque différence
Qui flatte malgré moi sa crédule espérance,
Faut-il sur votre exemple aussitôt présumer
Qu’on n’en peut être aimée et ne le pas aimer[5] ?
Connoissez mieux Médée, et croyez-la trop vaine
Pour vouloir d’un captif marqué d’une autre chaîne.
Je ne puis empêcher qu’il vous manque de foi,
Mais je vaux bien un cœur qui n’ait aimé que moi ;
Et j’aurai soutenu des revers bien funestes
Avant que je me daigne enrichir de vos restes.
Puissiez-vous conserver ces nobles sentiments !
N’en croyez plus, Seigneur, que les événements.
Ce ne sont plus ici ces taureaux, ces gensdarmes
Contre qui son audace a pu trouver des charmes :
Ce n’est point le dragon dont il est menacé ;
C’est Médée elle-même, et tout l’art de Circé.
Fidèle gardien des destins de ton maître,
Arbre, que tout exprès mon charme avoit fait naître,
Tu nous défendrois mal contre ceux de Jason ;
Retourne en ton néant, et rends-moi la toison.
(Elle prend la toison en sa main, et la met sur le col du dragon. L’arbre où elle étoit suspendue disparoît, et se retire derrière le théâtre, après quoi Médée continue en parlant à Jason.)
Ce n’est qu’avec le jour qu’elle peut m’être ôtée.
Viens donc, viens, téméraire, elle est à ta portée ;
Viens teindre de mon sang cet or qui t’est si cher,
Qu’à travers tant de mers on te force à chercher.
Approche, il n’est plus temps que l’amour te retienne :
Viens m’arracher la vie, ou m’apporter la tienne ;
Et sans perdre un moment en de vains entretiens,
Voyons qui peut le plus de tes dieux ou des miens.
À ce digne courroux je reconnois ma fille :
C’est mon sang[6] dans ses yeux, c’est son aïeul qui brille[7] ;
C’est le Soleil mon père. Avancez donc, Jason,
Et sur cette ennemie emportez la toison.
Seigneur, contre ses yeux qui voudroit se défendre ?
Il ne faut point combattre où l’on aime à se rendre.
Oui, Madame, à vos pieds je mets les armes bas,
J’en fais un prompt hommage à vos divins appas,
Et renonce avec joie à ma plus haute gloire.
S’il faut par ce combat acheter la victoire,
Je l’abandonne, Orphée, aux charmes de ta voix,
Qui traîne les rochers, qui fait marcher les bois :
Assoupis le dragon, enchante la Princesse.
Et vous, héros ailés[8], ménagez votre adresse :
Si pour cette conquête il vous reste du cœur,
Tournez sur le dragon toute votre vigueur.
Je vais dans le navire attendre une défaite,
Qui vous fera bientôt imiter ma retraite.
Montrez plus d’espérance, et souvenez-vous mieux
Que nous avons dompté des monstres à vos yeux.
Scène V
Élevons-nous, mon frère, au-dessus des nuages :
Du sang dont nous sortons prenons les avantages ;
Surtout obéissons aux ordres de Jason :
Respectons la Princesse, et donnons au dragon.
Donnez où vous pourrez ; ce vain respect m’outrage :
Du sang dont vous sortez prenez tout l’avantage.
Je vais voler moi-même au-devant de vos coups,
Et n’avois que Jason à craindre parmi vous.
Et toi, de qui la voix inspire l’âme aux arbres,
Enchaîne les lions, et déplace les marbres,
D’un pouvoir si divin fais un meilleur emploi :
N’en détruis point la force à l’essayer sur moi.
Mais je n’en parle ainsi que de peur que ses charmes
Ne prêtent un miracle à l’effort de leurs armes.
Ne m’en crois pas, Orphée, et prends l’occasion
De partager leur gloire ou leur confusion.
Hâtez-vous, enfants de Borée,
Demi-dieux, hâtez-vous,
Et faites voir qu’en tous lieux, contre tous,
À vos exploits la victoire assurée
Suit l’effort de vos moindres coups.
Vos demi-dieux, Orphée, ont peine à vous entendre :
Ils ont volé si haut qu’ils n’en peuvent descendre ;
De ce nuage épais sachez les dégager.
Et pratiquez mieux l’art de les encourager.
(Il chante ce second couplet, cependant que Zéthès et Calaïs fondent l’un après l’autre sur le dragon, et le combattent au milieu de l’air. Ils se relèvent aussitôt qu’ils ont tâché de lui donner une atteinte, et tournent face en même temps pour revenir à la charge. Médée est au milieu des deux, qui pare leurs coups, et fait tourner le dragon vers l’un et vers l’autre, suivant qu’ils se présentent.)
Combattez, race d’Orithye,
Demi-dieux, combattez.
Et faites voir que vos bras indomptés
Se font partout une heureuse sortie
Des périls les plus redoutés.
Fuyons, sans plus tarder, la vapeur infernale
Que ce dragon affreux de son gosier exhale :
La valeur ne peut rien contre un air empesté.
Fais comme nous, Orphée, et fuis de ton côté.
Allez, vaillants guerriers, envoyez-moi Pélée,
Mopse, Iphite, Échion, Eurydamas, Oilée[10],
Et tout ce reste enfin pour qui votre Jason
Avec tant de chaleur demandoit la toison.
Aucun d’eux ne paroît ! ces âmes intrépides
Règlent sur mes vaincus leurs démarches timides ;
Et malgré leur ardeur pour un exploit si beau,
Leur effroi les renferme au fond de leur vaisseau.
Ne laissons pas ainsi la victoire imparfaite :
Par le milieu des airs, courons à leur défaite ;
Et nous-mêmes portons à leur témérité
Jusque dans ce vaisseau ce qu’elle a mérité.
Que fais-tu ? la toison ainsi que toi s’envole !
Ah ! perfide, est-ce ainsi que tu me tiens parole,
Toi qui me permettois, même aux yeux de Jason,
Qu’on t’ôteroit le jour avant que la toison ?
Encor tout de nouveau je vous en fais promesse.
Et vais vous la garder au milieu de la Grèce.
Du pays et du sang l’amour rompt les liens,
Et les dieux de Jason sont plus forts que les miens.
Ma sœur avec ses fils m’attend dans le navire ;
Je la suis, et ne fais que ce qu’elle m’inspire ;
De toutes deux Madame ici vous tiendra lieu.
Consolez-vous, Seigneur, et pour jamais adieu.
Scène VI
Ail ! Madame ; ah ! mon fils ; ah ! sort inexorable.
Est-il sur terre un père, un roi plus déplorable ?
Mes filles toutes deux contre moi se ranger !
Toutes deux à ma perte à l’envi s’engager !
On vous abuse, Aæte ; et Médée elle-même,
Dans l’amour qui la force à suivre ce qu’elle aime,
S’abuse comme vous.
Chalciope n’a point de part en cet ouvrage :
Dans un coin du jardin, sous un épais nuage,
Je l’enveloppe encor d’un sommeil assez doux,
Cependant qu’en sa place ayant pris son visage,
Dans l’esprit de sa sœur j’ai porté les grands coups[12]
Qui donnent à Jason ce dernier avantage.
Junon a tout fait seule ; et je remonte aux cieux
Presser le souverain des Dieux
D’approuver ce qu’il m’a plu faire.
Mettez votre esprit en repos ;
Si le destin vous est contraire
Lemnos peut réparer la perte de Colchos.
Qu’ai-je fait, que le ciel contre moi s’intéresse
Jusqu’à faire descendre en terre une déesse ?
La désavouerez-vous, Madame, et votre cœur
Dédira-t-il sa voix qui parle en ma faveur ?
Absyrte, il n’est plus temps de parler de ta flamme.
Qu’as-tu pour mériter quelque part en son âme ?
Et que lui peut offrir ton ridicule espoir,
Qu’un sceptre qui m’échappe, un trône prêt à choir ?
Ne songeons qu’à punir le traître et sa complice.
Nous aurons dieux pour dieux à nous faire justice ;
Et déjà le Soleil, pour nous prêter secours,
Fait ouvrir son palais, et détourne son cours.
(Le ciel s’ouvre, et fait paroître le palais du Soleil, où l’ont le voit[13] dans son char tout brillant de lumière s’avancer vers les spectateurs, et sortant de ce palais, s’élever en haut pour parler à Jupiter, dont le palais s’ouvre aussi quelques moments après. Ce maître des Dieux y paroît sur son trône, avec Junon à son côté. Ces trois théâtres, qu’on voit tout à la fois, font un spectacle tout à fait agréable et majestueux. La sombre verdure de la forêt épaisse, qui occupe le premier, relève d’autant plus la clarté des deux autres, par l’opposition de ses ombres. Le palais du Soleil, qui fait le second, a ses colonnes toutes d’oripeau[14], et son lambris doré, avec divers grands feuillages à l’arabesque. Le rejaillissement[15] des lumières qui portent sur ces dorures produit un jour merveilleux, qu’augmente celui qui sort du trône de Jupiter, qui n’a pas moins d’ornements. Ses marches[16] ont aux deux bouts et au milieu des aigles d’or, entre lesquelles[17] on voit peintes en basse-taille[18] toutes les amours de ce dieu. Les deux côtés font voir chacun un rang de piliers enrichis de diverses pierres précieuses, environnées chacune d’un cercle ou d’un carré d’or. Au haut de ces piliers sont d’autres grands aigles d’or qui soutiennent de leur bec le plat fond[19] de ce palais, composé de riches étoffes de diverses couleurs, qui font comme autant de courtines, dont les aigles laissent pendre les bouts en forme d’écharpes[20]. Jupiter a un autre grand aigle[21] à ses pieds, qui porte son foudre ; et Junon est à sa gauche, avec un paon aussi à ses pieds, de grandeur et de couleur naturelle[22].)
Scène VII
Âme de l’univers, auteur de ma naissance,
Dont nous voyons partout éclater la puissance,
Souffriras-tu qu’un roi qui tient de toi le jour
Soit lâchement trahi par un indigne amour ?
À ces Grecs vagabonds refuse ta lumière,
De leurs climats chéris détourne ta carrière,
N’éclaire point leur fuite après qu’ils m’ont détruit[23],
Et répands sur leur route une éternelle nuit.
Fais plus, montre-toi père ; et pour venger ta race,
Donne-moi tes chevaux à conduire en ta place ;
Prête-moi de tes feux l’éclat étincelant,
Que j’embrase leur Grèce avec ton char brûlant ;
Que d’un de tes rayons lançant sur eux le foudre,
Je les réduise en cendre, et leur butin en poudre ;
Et que par mon courroux leurs pays désolé
Ait horreur à jamais du bras qui m’a volé.
Je vois que tu m’entends, et ce coup d’œil m’annonce
Que ta bonté m’apprête une heureuse réponse.
Parle donc, et fais voir aux destins ennemis
De quelle ardeur tu prends les intérêts d’un fils.
Je plains ton infortune, et ne puis davantage :
Un noir destin s’oppose à tes justes desseins,
Et depuis Phaéton, ce brillant attelage
Ne peut passer en d’autres mains :
Sous un ordre éternel qui gouverne ma route,
Je dispense en esclave et les nuits et les jours.
Mais enfin ton père t’écoute,
Et joint ses vœux aux tiens pour un plus fort secours.
Maître absolu des destinées,
Change leurs dures lois en faveur de mon sang,
Et laisse-lui garder son rang
Parmi les têtes couronnées.
C’est toi qui règles les États,
C’est toi qui départs les couronnes ;
Et quand le sort jaloux met un monarque à bas,
Il détruit ton ouvrage, et fait des attentats
Qui dérobent ce que tu donnes.
Je ne mets point d’obstacle à de si justes vœux ;
Mais laissez ma puissance entière ;
Et si l’ordre du sort se rompt à sa prière,
D’un hymen que j’ai fait ne rompez pas les nœuds.
Comme je ne veux point détruire son Aæte,
Ne détruisez pas mes héros :
Assurez à ses jours gloire, sceptre, repos ;
Assurez-lui tous les biens qu’il souhaite ;
Mais de la même main assurez à Jason
Médée et la toison.
Des arrêts du destin l’ordre est invariable,
Rien ne sauroit le rompre en faveur de ton fils,
Soleil ; et ce trésor surpris
Lui rend de ses États la perte inévitable.
Mais la même légèreté
Qui donne Jason à Médée
Servira de supplice à l’infidélité
Où pour lui contre un père elle s’est hasardée.
Persès dans la Scythie arme un bras souverain ;
Sitôt qu’il paroîtra, quittez ces lieux, Aæte,
Et par une prompte retraite,
Épargnez tout le sang qui couleroit en vain.
De Lemnos faites votre asile ;
Le ciel veut qu’Hypsipyle
Réponde aux vœux d’Absyrte, et qu’un sceptre dotal
Adoucisse le cours d’un peu de temps fatal.
Car enfin de votre perfide
Doit sortir un Médus qui vous doit rétablir ;
À rentrer dans Colchos il sera votre guide ;
Et mille grands exploits qui doivent l’ennoblir,
Feront de tous vos maux les assurés remèdes,
Et donneront naissance à l’empire des Mèdes.
Ne vous permettez plus d’inutiles soupirs.
Puisque le ciel répare et venge votre perte,
Et qu’une autre couronne offerte
Ne peut plus vous souffrir de justes déplaisirs.
Adieu. J’ai trop longtemps détourné ma carrière,
Et trop perdu pour vous en ces lieux de moments
Qui dévoient ailleurs ma lumière.
Allez, heureux amants.
Pour qui Jupiter montre une faveur entière ;
Hâtez-vous d’obéir à ses commandements.
J’obéis avec joie à tout ce qu’il m’ordonne :
Un prince si bien né vaut mieux qu’une couronne.
Sitôt que je le vis, il en eut mon aveu,
Et ma foi pour Jason nuisoit seule à son feu ;
Mais à présent. Seigneur, cette foi dégagée…
Ah ! Madame, ma perte est déjà trop vengée,
Et vous faites trop voir comme un cœur généreux
Se plaît à relever un destin malheureux.
Allons ensemble, allons sous de si doux auspices
Préparer à demain de pompeux sacrifices,
Et par nos vœux unis répondre au doux espoir
Que daigne un Dieu si grand nous faire concevoir.
- ↑ Brosser signifie « courir à travers les bois et les pays de bruyères et de brossailles. » (Dictionnaire universel… par Furetière, 1690.) — Voyez tome I, p. 310, note 1, le seizième vers de la variante.
- ↑ Tel est le texte de toutes les éditions, si l’on en excepte celle de 1661, dont la leçon : « une autre, » a été adoptée par Thomas Corneille et par Voltaire. Voyez ci-dessus, p. 310, note 1.
- ↑ Var. Ce qu’on a bien aimé, l’on ne le peut haïr. (1661-63)
- ↑ On peut comparer à ce court récit les narrations semblables qui sont au VIIe livre des Argonautiques de Valérius Flaccus, au VIIe livre aussi des Métamorphoses d’Ovide, dans la xiie épître de ses Héroïdes et au IIIe acte de la Médée de Sénèque. On verra que Corneille s’est inspiré de ces poëtes plutôt qu’il ne les a imités, et qu’il a rendu librement à sa manière les circonstances qu’il leur a empruntées. Celui dont il se rapproche le plus est Valérius Flaccus, chez qui nous lisons par exemple :
Uterque
Taurus… immani proflavit turbine flammas
Arduus, atque atro volvens incendia fluctu
(vers 570-572) ;
Bis fulmineis se flatibus infert,
Obnubitque virum
(vers 583 et 584) ;
Ille velut campos Libyes ac pinguia Nili
Fertilis arva secet, plena sic semina dextra
Spargere gaudet agris, oneratque novalia bello
(vers 607-609) ;
Armarique phalanx totisque insurgere canipis
(vers 613) ;
et cette fin du récit :
Atque hausit subito sua funera tellus
(vers 643). - ↑ Tel est le texte des éditions publiées du vivant de Corneille et de celle de 1692. Dans la première de Voltaire (1764) il s’est glissé une faute, qui a passé de là dans les impressions modernes, et qui dénature entièrement la pensée : « Qu’on en peut être aimée, etc. »
- ↑ Dans ce passage, Aæte nous rappelle un instant don Diègue :
Je reconnois mon sang à ce noble courroux.
(Le Cid, acte I, scène v, vers 264.) - ↑ Nous avons ponctué ce vers comme il l’est dans toutes les anciennes impressions, y compris la première de Voltaire (1764). Dans l’édition de Lefèvre, il est coupé ainsi :
C’est mon sang : dans ses jeux, c’est son aïeul qui brille. - ↑ Zéthès et Calaïs.
- ↑ Var. Zéthès et Calaïs et Orphée s’enfuient. (1661)
- ↑ Pélée père d’Achille, Mopse le poëte, Iphite le Phocéen, Échion fils de Mercure, Eurydamas le Thessalien, Oilée père d’Ajax. Tous ces Argonautes sont dans Valérius Flaccus, à l’exception d’Eurydamas, mentionné par Apollonius et dans les Argonautiques qui portent le nom d’Orphée.
- ↑ Var. Elle s’envole avec la toison, et disparaît. (1661)
- ↑ Dans l’édition de 1692 : « de grands coups. »
- ↑ Dans Voltaire (1764) : « où on le voit. »
- ↑ Var. Toutes de clincant. (Dessein.)
- ↑ Toutes les éditions anciennes, y compris celle de 1692, donnent rejallissement. Voyez tome IV, p. 433, note 2. Dans l’impression de 1682, on lit, mais c’est sans doute une faute : rejalissement.
- ↑ Var. Les marches. (Dessein.)
- ↑ Toutes les éditions anciennes, sans en excepter celles de Thomas Corneille et de Voltaire (1764), font ici aigles du féminin, et, quelques lignes plus loin, deux fois du masculin.
- ↑ Voyez plus haut, p. 299, note 2.
- ↑ Les éditions publiées du vivant de Corneille ont toutes plat fond, en deux mots ; celles de 1692 et de Voltaire (1764), platfond, en un seul.
- ↑ Thomas Corneille et Voltaire donnent écharpe, au singulier.
- ↑ Var. Jupiter, assis en son trône, a un autre grand aigle. (Dessein.)
- ↑ Toutes nos éditions, même celles de 1692 et de 1764, ont ainsi naturelle, au singulier.
- ↑ Var. N’éclaire pas leur fuite après qu’ils m’ont détruit. (1661 et 63)