La Toison d’or/Chapitre V

La Toison d’or
NouvellesLemerreŒuvres de Théophile Gautier (p. 274-284).



CHAPITRE V


Oui, Tiburce, dût la chose vous étonner beaucoup, Gretchen vous est très supérieure. Elle n’a pas lu les poètes et ne connaît seulement pas les noms d’Homère ou de Virgile ; les complaintes du Juif Errant, d’Henriette et Damon, imprimées sur bois et grossièrement coloriées, forment toute sa littérature, en y joignant le latin de son livre de messe, qu’elle épelle consciencieusement chaque dimanche ; Virginie n’en savait guère plus au fond de son paradis de magnoliers et de jam-roses.

Vous êtes, il est vrai, très au courant des choses de la littérature. Vous possédez à fond l’esthétique, l’ésotérique, la plastique, l’architectonique et la poétique ; Marphurius et Pancrace n’ont pas une plus belle liste de connaissances en ique. Depuis Orphée et Lycophron jusqu’au dernier volume de M. de Lamartine, vous avez dévoré tout ce qui s’est forgé de mètres, aligné de rimes et jeté de strophes dans tous les moules possibles ; aucun roman ne vous est échappé. Vous avez parcouru de l’un à l’autre bout le monde immense de la fantaisie ; vous connaissez tous les peintres depuis André Rico de Candie et Bizzamano, jusqu’à MM. Ingres et Delacroix ; vous avez étudié la beauté aux sources les plus pures : les bas-reliefs d’Égine, les frises du Parthénon, les vases étrusques, les sculptures hiératiques de l’Égypte, l’art grec et l’art romain, le gothique et la renaissance ; vous avez tout analysé, tout fouillé ; vous êtes devenu une espèce de maquignon de beauté dont les peintres prennent conseil lorsqu’ils veulent faire choix d’un modèle, comme l’on consulte un écuyer pour l’achat d’un cheval. Assurément, personne ne connaît mieux que vous le côté physique de la femme ; — vous êtes sur ce point de la force d’un statuaire athénien ; mais vous avez, tant la poésie vous occupait, supprimé la nature, le monde et la vie. Vos maîtresses n’ont été pour vous que des tableaux plus ou moins réussis ; — pour les belles et les jolies, votre amour était dans la proportion d’un Titien à un Boucher ou à un Vanloo ; mais vous ne vous êtes jamais inquiété si quelque chose palpitait et vibrait sous ces apparences. — Quoique vous ayez le cœur bon, la douleur et la joie vous semblent deux grimaces qui dérangent la tranquillité des lignes : la femme est pour vous une statue tiède.

Ah ! malheureux enfant, jetez vos livres au feu, déchirez vos gravures, brisez vos plâtres, oubliez Raphaël, oubliez Homère, oubliez Phidias, puisque vous n’avez pas le courage de prendre un pinceau, une plume ou un ébauchoir ; à quoi vous sert cette admiration stérile ? où aboutiront ces élans insensés ? N’exigez pas de la vie plus qu’elle ne peut donner. Les grands génies ont seuls le droit de n’être pas contents de la création. Ils peuvent aller regarder le sphinx entre les deux yeux, car ils devinent ses énigmes. — Mais vous n’êtes pas un grand génie ; soyez simple de cœur, aimez qui vous aime, et comme dit Jean-Paul, ne demandez ni clair de lune, ni gondole sur le lac Majeur, ni rendez-vous à l’Isola Bella.

Faites-vous avocat philanthrope ou portier, mettez vos ambitions à devenir électeur et caporal dans votre compagnie ; ayez ce que dans le monde on appelle un état, devenez un bon bourgeois. À ce mot, sans doute, votre longue chevelure va se hérisser d’horreur, car vous avez pour le bourgeois le même mépris que le Bursch allemand professe pour le Philistin, le militaire pour le pékin, et le brahme pour le paria. Vous écrasez d’un ineffable dédain tout honnête commerçant qui préfère un couplet de vaudeville à un tercet du Dante, et la mousseline des peintres de portraits à la mode à un écorché de Michel-Ange. Un pareil homme est pour vous au-dessous de la brute ; cependant il est de ces bourgeois dont l’âme (ils en ont) est riche de poésie, qui sont capables d’amour et de dévouement, et qui éprouvent des émotions dont vous êtes incapable, vous dont la cervelle a anéanti le cœur.

Voyez Gretchen qui n’a fait toute sa vie qu’arroser des œillets et croiser des fils ; elle est mille fois plus poétique que vous, monsieur l’artiste, comme on dit maintenant ; — elle croit, elle espère, elle a le sourire et les larmes ; un mot de vous fait le soleil et la pluie sur son charmant visage ; elle est là dans son grand fauteuil de tapisserie, à côté de sa fenêtre, sous un jour mélancolique, accomplissant sa tâche habituelle ; mais comme sa jeune tête travaille ! comme son imagination marche ! que de châteaux en Espagne elle élève et renverse ! La voici qui rougit et qui pâlit, qui a chaud et qui a froid comme l’amoureuse de l’ode antique ; sa dentelle lui échappe des mains, elle a entendu sur la brique du trottoir un pas qu’elle distingue entre mille, avec toute l’acutesse de perception que la passion donne aux sens ; quoique vous arriviez à l’heure dite, il y a longtemps que vous êtes attendu. Toute la journée vous avez été son occupation unique ; elle se demandait : « Où est-il maintenant ? — que fait-il ? — pense-t-il à moi qui pense à lui ? — Peut-être est-il malade ; — hier il m’a semblé plus pâle qu’à l’ordinaire, il avait l’air triste et préoccupé en me quittant ; — lui serait-il arrivé quelque chose ? — aurait-il reçu de Paris des nouvelles désagréables ? » — et toutes ces questions que se pose la passion dans sa sublime inquiétude.

Cette pauvre enfant si opulente de cœur a déplacé le centre de son existence, elle ne vit plus qu’en vous et par vous. — En vertu du magnifique mystère de l’incarnation d’amour, son âme habite votre corps, son esprit descend sur vous et vous visite ; — elle se jetterait au-devant de l’épée qui menacerait votre poitrine, le coup qui vous atteindrait la ferait mourir, — et cependant vous ne l’avez prise que comme un jouet, pour la faire servir de mannequin à votre fantaisie. Pour mériter tant d’amour, vous avez lancé quelques œillades, donné quelques bouquets et débité d’un ton chaleureux des lieux communs de roman. — Un mieux aimant eût échoué peut-être ; car, hélas ! pour inspirer de l’amour, il faut n’en pas ressentir soi-même. — Vous avez de sang-froid troublé à tout jamais la limpidité de cette modeste existence. — En vérité, maître Tiburce, adorateur du blond et contempteur du bourgeois, vous avez fait là une méchante action ; nous sommes fâché de vous le dire.

Gretchen n’était pas heureuse ; elle devinait entre elle et son amant une rivale invisible, la jalousie la prit : elle épia les démarches de Tiburce, et vit qu’il n’allait qu’à son hôtel des Armes du Brabant et à la cathédrale sur la place de Meïr. — Elle se rassura.

« Qu’avez-vous donc, lui dit-elle une fois, à regarder toujours la figure de la sainte Madeleine qui soutient le corps du Sauveur dans le tableau de la Descente de croix ?

— C’est qu’elle te ressemble, » avait répondu Tiburce.

Gretchen rougit de plaisir et courut à la glace vérifier la justesse de ce rapprochement ; elle reconnut qu’elle avait les yeux onctueux et lustrés, les cheveux blonds, le front bombé, toute la coupe de figure de la sainte.

« C’est donc pour cela que vous m’appelez Madeleine et non pas Gretchen ou Marguerite qui est mon véritable nom ?

— Précisément, répondit Tiburce d’un air embarrassé.

— Je n’aurais jamais cru être si belle, fit Gretchen, et cela me rend toute joyeuse, car vous m’en aimerez mieux. »

La sérénité se rétablit pour quelque temps dans l’âme de la jeune fille, et nous devons avouer que Tiburce fit de vertueux efforts pour combattre sa passion insensée. La crainte de devenir monomane se présenta à son esprit ; et, pour couper court à cette obsession, il résolut de retourner à Paris.

Avant de partir, il se rendit une dernière fois à la cathédrale, et se fit ouvrir les volets de la Descente de croix par son ami le bedeau.

La Madeleine lui sembla plus triste et plus éplorée que de coutume ; de grosses larmes coulaient sur ses joues pâlies, sa bouche était contractée par un spasme douloureux, un iris bleuâtre entourait ses yeux attendris, le rayon du soleil avait quitté ses cheveux, et il y avait, dans toute son attitude, un air de désespoir et d’affaissement ; on eût dit qu’elle ne croyait plus à la résurrection de son bien-aimé. — En effet, le Christ avait ce jour-là des tons si blafards, si verdâtres, qu’il était difficile d’admettre que la vie pût revenir jamais dans ses chairs décomposées. Tous les autres personnages du tableau partageaient cette crainte ; ils avaient des regards ternes, des mines lugubres, et leurs auréoles ne lançaient plus que des lueurs plombées : la lividité de la mort s’était étendue sur cette toile naguère si chaude et si vivace.

Tiburce fut touché de l’expression de suprême tristesse répandue sur la physionomie de la Madeleine, et sa résolution de départ en fut ébranlée. Il aima mieux l’attribuer à une sympathie occulte qu’à un jeu de lumière. – Le temps était gris, la pluie hachait le ciel à fils menus, et un filet de jour trempé d’eau et de brouillard filtrait péniblement à travers les vitres inondées et fouettées par l’aile de la rafale ; cette raison était beaucoup trop plausible pour être admise par Tiburce.

« Ah ! se dit-il à voix basse, — en se servant du vers d’un de nos jeunes poètes,

Comme je t’aimerais demain, si tu vivais !

Pourquoi n’es-tu qu’une ombre impalpable, attachée à jamais aux réseaux de cette toile et captive derrière cette mince couche de vernis ? — Pourquoi as-tu le fantôme de la vie sans pouvoir vivre ? — Que te sert d’être belle, noble et grande, d’avoir dans les yeux la flamme de l’amour terrestre et de l’amour divin, et sur la tête la splendide auréole du repentir, — n’étant qu’un peu d’huile et de couleur étalées d’une certaine manière ? — Ô belle adorée, tourne un peu vers moi ce regard si velouté et si éclatant à la fois ; — pécheresse, aie pitié d’une folle passion, toi à qui l’amour a ouvert les portes du ciel ; descends de ton cadre, redresse-toi dans ta longue jupe de satin vert ; car il y a longtemps que tu es agenouillée devant le sublime gibet ; — les saintes femmes garderont bien le corps sans toi et suffiront à la veillée funèbre.

« Viens, viens, Madeleine ; tu n’as pas versé toutes tes buires de parfums sur les pieds du Maître céleste, il doit rester assez de nard et de cinname au fond du vase d’onyx pour redonner leur lustre à tes cheveux souillés par la cendre de la pénitence. Tu auras comme autrefois des unions de perles, des pages nègres et des couvertures de pourpre de Sidon. Viens, Madeleine ; quoique tu sois morte il y a deux mille ans, j’ai assez de jeunesse et d’ardeur pour ranimer ta poussière. – Ah ! spectre de beauté, que je te tienne une minute entre mes bras, et que je meure ! »

Un soupir étouffé, faible et doux comme le gémissement d’une colombe blessée à mort, résonna tristement dans l’air. — Tiburce crut que la Madeleine lui avait répondu.

C’était Gretchen qui, cachée derrière un pilier, avait tout vu, tout entendu, tout compris. Quelque chose s’était rompu dans son cœur : — elle n’était pas aimée.

Le soir, Tiburce vint la voir ; il était pâle et défait. Gretchen avait une blancheur de cire. L’émotion du matin avait fait tomber les couleurs de ses joues, comme la poudre des ailes d’un papillon.

« Je pars demain pour Paris ; — veux-tu venir avec moi ?

— À Paris et ailleurs ; où vous voudrez, répondit Gretchen, en qui toute volonté semblait éteinte ; — ne serai-je pas malheureuse partout ? »

Tiburce lui lança un coup d’œil clair et profond.

« Venez demain matin, je serai prête ; je vous ai donné mon cœur et ma vie. — Disposez de votre servante. »

Elle alla avec Tiburce aux Armes du Brabant pour l’aider dans ses préparatifs de départ ; elle lui rangea ses livres, son linge et ses gravures, puis elle revint à sa petite chambre de la rue Kipdorp ; elle ne se coucha pas et se jeta tout habillée sur son lit.

Une invincible mélancolie s’était emparée de son âme ; tout semblait attristé autour d’elle : les bouquets étaient fanés dans leur cornet de verre bleu, la lampe grésillait et jetait des lueurs intermittentes et pâles ; le christ d’ivoire inclinait sa tête désespérée sur sa poitrine, et le buis bénit prenait des airs de cyprès trempé dans l’eau lustrale.

La petite vierge de sa petite chambre la regardait étrangement avec ses yeux d’émail, et la tempête, appuyant son genou sur le vitrage de la fenêtre, faisait gémir et craquer les mailles de plomb.

Les meubles les plus lourds, les ustensiles les plus insignifiants avaient un air de compassion et d’intelligence ; ils craquaient douloureusement et rendaient des sons lugubres. Le fauteuil étendait ses grands bras désœuvrés ; le houblon du treillage passait familièrement sa petite main verte par un carreau cassé ; la bouilloire se plaignait et pleurait dans les cendres ; les rideaux du lit pendaient en plis plus flasques et plus désolés ; toute la chambre semblait comprendre qu’elle allait perdre sa jeune maîtresse.

Gretchen appela sa vieille servante qui pleurait, lui remit ses clefs et les titres de la petite rente, puis elle ouvrit la cage de ses deux tourterelles café au lait et leur rendit la liberté.

Le lendemain, elle était en route pour Paris avec Tiburce.