La Toile d’araignée (Edmond Castellan)

La Toile d’araignée (Edmond Castellan)
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 454-487).


LA
TOILE D’ARAIGNÉE



Il faudrait placer en tête de ce simple récit cette maxime d’un fatalisme terrible, mais parfois bienfaisant : c’était écrit. Si jamais homme entra dans la vie avec une résolution fortement arrêtée et les moyens de réaliser ses rêves ambitieux, ce fut bien certainement Charles de Saverne, et lui aussi pourtant dut se courber sous le joug.

Son père, le marquis de Saverne, avait émigré pendant la révolution ; au retour des Bourbons, il s’était établi à Évreux, sa ville natale, et avait jeté hardiment les débris de sa fortune dans des entreprises commerciales qui lui réussirent. Ses affaires étaient en pleine prospérité quand son fils arrivait à cet âge où nous prenons possession de nous-mêmes : — le jeune homme atteignait sa vingtième année. C’était une nature énergique et remuante. Une idée fixe le poursuivait depuis son enfance. Il avait rêvé la vie agitée de ces aventuriers normands qui, le fer au poing, tourmentés du besoin de batailler, avaient conquis la Sicile, l’Angleterre et dévasté la moitié de l’Europe. Charles de Saverne, à vrai dire, était de son siècle, et s’il songeait à parcourir le monde sur la trace de ses aïeux, c’était moins pour guerroyer que pour aller devant lui à la recherche de l’inconnu, — pour voir et savoir. Il s’était préparé de longue main à cette existence nomade. Il avait dévoré plutôt que lu toutes les relations des voyageurs, depuis les récits apocryphes de l’antiquité jusqu’au Voyage autour du monde de Bougainville. Il songeait à inaugurer ses courses lointaines par une exploration du pôle nord. Un de ses amis d’enfance, Henri de La Meilleraie, qui courait depuis dix ans les mers du Sud, devait faire avec lui ce voyage. Il revenait en ce moment des cordillères de Patagonie, et il était difficile de prévoir au juste l’époque de son arrivée.

Charles de Saverne prit le parti d’aller l’attendre à Paris. Il se logea dans un petit hôtel de la rue de Seine, au centre d’un quartier dont la tranquillité semblait l’inviter à l’étude. Il travaillait toute la journée. Le soir venu, il montait vers le Luxembourg, où il se promenait solitairement, l’esprit préoccupé de ses chimères, parcourant en imagination les mers inexplorées et ces vastes solitudes où l’homme n’a pas encore marqué l’empreinte de ses pas.

Il était en plein rêve, lorsqu’un jour la réalité frappa brutalement à sa porte et l’éveilla par un coup terrible : son père était ruiné… Il demeura vingt-quatre heures dans une sorte d’anéantissement. Son domestique, George, un quarteron virginien, que le marquis avait acheté à Richmond lors de son séjour en Amérique, qu’il avait fait élever auprès de son fils et attaché à sa personne, allait et venait autour du malheureux comte de Saverne, tout aussi désespéré que lui et en apparence tout aussi indifférent. Ces deux hommes n’en formaient plus qu’un en réalité, et le serviteur vivait de l’âme de son maître.

Cependant, du caractère dont était Charles de Saverne, cette torpeur ne pouvait être de longue durée. Revenu à lui, il résolut d’agir. Il roula dans son esprit mille projets plus irréalisables les uns que les autres ; mais c’est ici que l’implacable fatalité entre en scène. Quel a été au juste, dans le récit qu’on va lire, le rôle de cette mystérieuse puissance que les anciens plaçaient au-dessus même des dieux ? Comment une âme pleine de sève et de violence a-t-elle pu être enlacée dans un réseau inextricable, comme le roitelet sous l’œil du basilic qui le fascine et l’attire ? C’est là le point délicat de cette histoire, et le comte de Saverne va la raconter lui-même.


I.

….. Je me disais : Il n’y a qu’un mal sans remède, c’est la mort, et les lâches seuls désespèrent. En ce moment, George entr’ouvrit la porte de mon cabinet et annonça le baron de La Chaize. Maudit soit le baron ! Quoique ce fût un vieil ami de ma famille, il m’était antipathique, et en le voyant j’eus le pressentiment de quelque nouveau désastre. Gentilhomme de la vieille cour, débauché avec des formes charmantes, railleur imperturbable, il avait l’étrange prétention de représenter ce qu’il appelait le bon sens, l’esprit pratique, la raison. Je n’étais pour lui qu’un idéologue, un rêveur fantasque. Il s’assit en face de moi, et me regarda quelques instans, sans mot dire, de ses petits yeux clignotans et moqueurs. Lorsqu’il ouvrit la bouche, ce fut pour me peindre la situation de mon père sous les plus tristes couleurs. Je l’interrompis et lui demandai où il en voulait venir. Sans paraître se soucier de ma brusquerie, il me répondit qu’il avait en main de quoi tout accommoder, qu’il s’agissait simplement d’épouser une riche héritière qu’il tenait à ma disposition.

j’aurais été d’humeur à me marier, que je n’eusse certes pas accepté une femme de sa main.

— Depuis quand les riches héritières, lui dis-je en plaisantant, épousent-elles les comtes ruinés ? Ce doit être quelque honnête laideron…

— Votre future, interrompit-il en se servant d’un terme qui marquait bien que ce mariage était déjà fait pour lui, votre future est une des plus jolies personnes de Paris.

— Alors c’est une sotte…

— Elle a de l’esprit et du cœur jusqu’au bout des ongles. Vous la verrez, mon cher.

— Il me semble, baron, que vous me mariez bien vite.

— Il le faut, répéta-t-il laconiquement.

Il y eut un moment de silence pendant lequel le baron et moi nous nous observâmes avec une sorte d’inquiétude hostile. Le baron était un de ces entêtés qui ne sont pas riches en idées, et qui, lorsqu’ils en ont une, s’y cramponnent avec une obstination désespérante. Quant à moi, je puis dire que jusqu’à ce jour j’avais considéré le mariage avec assez d’indifférence, comme une chose qui ne me concernait en rien ; mais du moment que ce fantôme revêtait un corps et venait à moi avec la consistance de la réalité, j’étais pris de mouvemens d’impatience et de terreur. Je n’en voulais à aucun prix. Le baron riait intérieurement de mon supplice, et son calme m’effrayait.

— De plus grands hommes que vous, me dit-il ironiquement, ont passé par là sans se faire autant tirer la manche.

— On ne donne pas, lui dis-je avec un geste de mépris, une femme riche, aimable et charmante à un garçon dans ma situation. Il faut qu’il y ait un revers de médaille.

Sans se déconcerter, il me répondit qu’il y avait en effet un revers de médaille, et qu’il ne prétendait pas m’apporter, sans un peu d’alliage, la beauté, la fortune et la réhabilitation de mon père, compromis fatalement par une faillite.

— La jeune personne, poursuivit-il, a commis, je ne dirai pas une faute, mais une imprudence qui a jeté une ombre sur sa réputation…

Je crus qu’il plaisantait, mais il me répéta la chose d’un ton si sérieux que je bondis sur mon siège.

Il me regardait tranquillement. J’essayai de me calmer, et je lui dis enfin aussi froidement que je le pus :

— Je m’étonne, baron, qu’un homme de votre caractère et de votre âge m’ose faire une pareille proposition…

Le baron m’arrêta d’un geste.

— La personne que je vous propose, dit-il, possède en réalité toutes les vertus qui font l’épouse aimante et fidèle. Douée d’une sensibilité exquise, elle se donnera de toute son âme à l’homme qui la relèvera à ses propres yeux en lui accordant son nom et son affection ; le passé, au lieu d’être une menace pour l’avenir, en sera la garantie : elle aura pour la sauvegarder la triste expérience qu’elle a déjà faite…

Je me pris à sourire.

— Le paradoxe est sentimental, baron ; mais je ne pourrai jamais aimer ma femme, et si j’avais la lâcheté d’épouser votre jeune fille pour les brillantes qualités de sa dot, je vivrais avec elle comme avec une étrangère.

— Vous en deviendrez amoureux, mon cher comte, me dit-il en s’affermissant sur son fauteuil en homme qui se tient pour maître du terrain, et il paraissait si résolu à en user tout à son aise, qu’il me nomma, malgré mes protestations, la personne dont il s’agissait : c’était la fille du banquier Chantoux, Mlle  Camille-Natalie Chantoux.

À ce nom, je demeurai confondu, tant la proposition du baron me parut extravagante. Il n’y avait certainement rien à dire sur la probité du banquier ; mais c’était un banquier, un parvenu, comme je disais alors. De plus c’était un ancien révolutionnaire, et, ce qu’il y avait de pis à mes yeux, c’est qu’il possédait, dans les environs de Montfort, le château de Saverne, que mon grand-père avait dû aliéner autrefois, et qui, pendant la révolution, passant de main en main, avait fini par être vendu en dernier lieu à celui qu’on me proposait pour beau-père. J’éclatai de rire, et demandai au baron si, par hasard, le marquisat de Saverne n’entrait pas dans la dot de Mlle  Camille, et si le banquier, par ce mariage si bien assorti, ne cherchait pas à mettre d’accord ses intérêts pécuniaires et ceux de sa conscience.

— Peut-être, reprit le baron d’un air insouciant. Dans tous les cas, le château de Saverne doit, ainsi que vous le dites, entrer dans la corbeille de noces. Je vous renvoie à quinze jours d’ici. Allez à Évreux, voyez votre père, et écrivez-moi pour que je puisse faire la demande en son nom. Quant à vous, si bon vous semble, vous n’entrerez en scène qu’au dernier acte, où votre présence est au moins indispensable.

Ce flegmatique railleur parlait de cette affaire avec tant d’assurance que je le soupçonnais d’être déjà d’accord avec ma famille et d’avoir l’assentiment du marquis pour ce mariage. Ce qui me confirma dans cette idée, ce fut une lettre de ma mère que je reçus le jour même. Elle me priait de revenir en toute hâte : mon père, malgré son énergie, avait été brisé sous le coup de son malheur ; on tremblait pour sa raison. Lorsque je le revis, il avait vieilli de dix ans, ce n’était plus qu’un débris, la lumière intérieure paraissait éteinte en lui. Il m’embrassa froidement et d’un air distrait ; mon cœur se serra, et quand je me trouvai seul avec ma mère, j’éclatai en sanglots. J’écrivis alors au baron que rien ne me paraissait plus sensé, dans la position où je me trouvais, qu’un mariage avec Mlle  Chantoux, et je lui donnais carte blanche. J’ajoutai que je serais à Paris sous peu de jours pour lui soumettre mes conditions, et, tout en le laissant dans l’incertitude sur la teneur de ces conditions, je lui avouai que très certainement elles lui paraîtraient bizarres, mais que, quoi qu’il en pût dire et penser, j’étais résolu à tout abandonner plutôt que d’en démordre.

Je suivis de près ma lettre, et le jour même de mon arrivée le baron vint chez moi. Il m’aborda avec cet air de haute satisfaction qui, dans la circonstance, me paraissait la plus cruelle des ironies. Tout en me serrant la main, il me demanda quand je voulais être présenté à la famille Chantoux.

— Quand il vous plaira, lui dis-je, mais le plus tôt sera le mieux. Abrégeons, s’il vous plaît, tous ces préliminaires irritans.

Le baron croisa les bras sur sa poitrine, rejeta sa tête de côté, et avec une indignation comique :

— Vous êtes vraiment bien à plaindre ! et je n’ai jamais vu de garçon plus étrange que vous : on vous donne une fille charmante…

— Mais je la hais, interrompis-je ; elle achète avec sa dot mon nom et mon titre. C’est bien ! elle aura ce nom et ce titre de comtesse, puisqu’elle le paie, mais elle n’aura rien de plus, je vous le jure. Et ici entendons-nous bien, s’il vous plaît.

— Nous voici à ces conditions bizarres dont vous m’avez parlé dans votre lettre. Voyons, j’attends.

— C’est une affaire d’honnêteté, baron ; je ne veux pas de surprise. Connaissez-vous l’histoire de la duchesse de Caulne ?

— Cette vieille folle qui, enfermée dans un de ses châteaux près d’Évreux, passe sa vie à commenter Aristophane ?

— Qu’elle passe sa vie à commenter Aristophane, peu nous importe. La duchesse épousa contre son gré un homme dont le caractère et les antécédens lui répugnaient. Le jour même de ses noces, après la bénédiction nuptiale, elle déclara à son mari… Que déclara-t-elle ? — C’est ici que la médisance est en défaut. Ce qu’il y a de certain, c’est que le soir même ces deux époux se séparaient d’un mutuel accord, et que depuis ils ne se sont plus revus, si ce n’est, je crois, lors de la dernière maladie du duc : sa femme l’assista dans ses derniers momens.

— Vous voulez nous donner une seconde édition de cette histoire, avec cette différence qu’ici ce sera l’homme qui abandonnera sa femme, et qu’il passera son temps à courir le monde, au lieu de commenter le comique grec. Est-ce cela ?

— Précisément, baron. Vous direz à la jeune personne quelles sont mes intentions à ce sujet, car, je vous le répète, je ne veux pas de surprise…

— J’aime assez cette délicatesse, interrompit le baron d’un ton goguenard.

— Mon dessein, repris-je, est de me rendre au Chili avec un ingénieur de mes amis, Gaston de Vaubray. Gaston est chargé d’exploiter les mines d’argent de ce pays pour le compte d’une compagnie anglaise. Si cette entreprise donne les résultats qu’elle semble promettre, je suis riche, et l’avenir est à moi. Le soir même de mon mariage, je pars pour Evreux, afin d’y terminer les affaires de mon père ; de là je vais à Londres, où je m’embarquerai avec Gaston.

Le baron s’attendait à quelque projet fantasque et irréalisable ; mais cette détermination, qui n’avait rien que de sensé en elle-même, tous ces détails, prévus et arrangés d’avance, dans lesquels je pris plaisir à entrer, le déconcertèrent. Après avoir réfléchi quelques instans, il fit un mouvement de tête comme un homme qui a trouvé une solution à peu près satisfaisante, et me dit qu’il en parlerait à ma fiancée, que, si elle acceptait, je pouvais me marier et partir. — Je crois du reste qu’elle acceptera, ajouta-t-il d’un ton affirmatif qui me donna fort à penser.

Je soupçonnai cet entêté vieillard de machiner quelque trahison. Après avoir conclu ce mariage, il y allait de son honneur de faire de moi un véritable mari ; mais cette fois il comptait sans une volonté inébranlable, soutenue par une horreur instinctive du mariage et par ma résolution de passer en Amérique.

Il s’agissait pour le moment de me présenter à la famille Chantoux. Cette première démarche me coûtait beaucoup, et je ne le dissimulai pas.

— Eh bien ! me dit le baron avec une feinte bonhomie, vous arrivez à peine d’Évreux, et je ne veux pas vous prendre au débotté. Nous irons chez les Chantoux demain seulement, et ce soir, si vous le voulez bien, je vous conduis à un grand bal qui se donne dans le parc d’Asnières au profit de je ne sais quelle œuvre charitable. Nous souperons là-bas, ce sera une fête charmante. Nous y verrons les plus jolies femmes du faubourg Saint-Germain… Tenez-vous prêt.

Sans me donner le temps de lui répondre, il gagna la porte en me répétant qu’il viendrait me prendre dans l’après-midi. Je n’étais guère d’humeur à danser ; toutefois je ne pouvais sans impolitesse décliner son invitation. Je sonnai George. Celui-ci était déjà prévenu, ce qui me surprit, et il avait tout préparé en vue de cette soirée, à laquelle, je ne sais pourquoi, je ne me rendais qu’avec une extrême répugnance.

Lorsque le baron revint, j’étais prêt à le suivre. Il m’examina de la tête aux pieds avec un soin minutieux, me trouvant sans doute à son gré. — Attendez, dit-il, que vous ayez mon âge pour songer à être un savant. Vous êtes découplé de façon à faire tourner la tête aux femmes : large des épaules, la taille fine, l’œil noir et même un peu sauvage.

Là-dessus il soupira, peut-être au souvenir du beau temps passé, et nous partîmes pour Asnières. Il m’emmena souper chez Bernard, au fameux Pavillon de Berry, fort en vogue à cette époque, et je dois confesser que nous étions au dessert l’un et l’autre en assez belle humeur. Du cabinet où nous nous trouvions, on entendait la musique du bal qui se donnait dans cet immense parc, lequel s’étend de la rue d’Argenteuil à la route de Gennevilliers. On voyait la cime des arbres onduler comme une mer houleuse. L’air était tiède, la soirée magnifique. Je ne sais trop ce dont m’avait entretenu ce baron d’enfer, mais je me trouvais dans une disposition d’esprit singulière : exalté et mécontent, la tête pleine d’images folles et confuses, dévoré de l’envie d’agir, et cloué sur ma chaise, énervé, incapable de rien dire de sensé, de faire dix pas en avant. Si j’avais été livré à moi seul, au lieu de m’abandonner aux folles saillies de la conversation, je serais tombé dans la plus noire mélancolie ; mais le baron, qui me vit sur le point de m’enfoncer dans ces ténèbres, me prit par le bras et m’entraîna au bal.

Le parc était éclairé a giorno. La musique allait grand train, et la musique a pour effet de donner à tous mes sentimens une intensité inouïe. Ces lumières, ce mouvement, ces cris, cette atmosphère chargée de senteurs irritantes, les fumées du souper, tout contribuait à me jeter, malgré les efforts du baron, dans un violent accès de tristesse. Je me laissai tomber sur un banc avec la subite envie de me priser la tête contre un des piliers de bronze qui supportaient des vases de fleurs et des arabesques de feu. Ma vie avait perdu tout ce qui lui donnait du prix et du charme. Je n’entendais rien, je ne voyais rien. Il fallut cependant sortir de ma torpeur : le baron venait d’être accosté par un personnage qui parlait en se rengorgeant, et par deux dames qui, à première vue, me parurent être deux sœurs.

Le baron me prit par la main ; je me levai comme un automate. Il me présenta à ses amis ; on me salua, je saluai. Il invita la plus âgée des deux dames, et me poussa vers la plus jeune en l’invitant pour moi. J’offris mon bras et me laissai conduire. Nous nous trouvâmes bientôt dans un tourbillon de danseurs, en face de l’orchestre. Je jetai un coup d’œil sur la personne suspendue à mon bras, et qui me paraissait agitée d’un léger frémissement. C’était une jeune fille pâle avec des yeux noirs et de grands cheveux retenus par un ruban de velours ; elle était belle, mais elle avait dans l’ensemble de sa physionomie je ne sais quoi de tragique et de fatal. Lorsque je la regardai, elle baissa les yeux en rougissant. Je ne songeai pas à lui demander qui elle était. Que m’importait ? Je lui dis machinalement : Où est le baron ? Elle me répondit qu’il se trouvait avec sa mère.

— Cette jeune femme que j’ai vue avec vous est donc votre mère ? Je la prenais pour votre sœur.

— Ma mère a l’air fort jeune en effet, répliqua-t-elle, ou plutôt j’ai moi-même l’air plus âgé que je ne suis.

Sa voix tremblait. L’orchestre interrompit notre dialogue. Je dansai sans entrain et d’un air maussade.

— Comment la trouvez-vous ? me dit à l’oreille le baron, qui me faisait vis-à-vis sans que je l’eusse aperçu.

— Assez sotte, quoique très belle.

Le baron ne dut entendre que la première partie de ma phrase. Il fit la moue. Mes paroles allaient au hasard. Lorsque ma danseuse fut revenue à mon côté, je lui glissai un compliment sur son esprit. Elle crut sans doute que je me moquais, car elle ne daigna pas me répondre, et elle détourna la tête d’un air si triste que j’eus honte de moi-même. Je lui pris la main et la serrai doucement ; son beau visage était toujours plus pâle, mais elle me regarda d’un œil si pénétrant et si doux que j’en fus ému malgré moi. Je lui demandai son nom.

— Ah ! dit-elle d’un air surpris, mais je suis… — Elle hésita.

— Une fée, un bon génie, la plus adorable personne de ce bal. — Elle sourit.

— Je suis mademoiselle Chantoux.

— Mademoiselle Chantoux ! m’écriai-je, et je fis un pas en arrière ; tous les regards se fixèrent sur moi ; on dut me croire fou. — Le baron m’a joué, pensai-je, je me vengerai ! — Je vis en ce moment le rusé vieillard en face de moi ; il m’observait avec un sourire qui me parut diabolique. Quant à la jeune fille, qui un instant auparavant m’inspirait je ne sais quel vague sentiment d’affection, je fus pris pour elle d’un mouvement de haine instinctif. La contredanse finissait. Je lui offris mon bras d’un tel air qu’elle hésita presque à le prendre. Je ne savais comment renouer l’entretien. La situation devenait intolérable ; heureusement le baron vint à nous, et, prenant Mlle  Camille avec lui, me regarda d’un air de pitié comique : — Ce pauvre comte ! dit-il. J’ai eu tort de l’amener ici ce soir ; il a la fièvre.

Je les perdis de vue, et je courus me cacher au plus noir des charmilles. J’aurais donné beaucoup en ce moment pour avoir une querelle avec quelqu’un. Je marchai sur le pied d’un promeneur solitaire : il me demanda pardon et me salua profondément ; c’était mon futur beau-père…

Le lendemain, le baron vint chez moi ; il souriait agréablement.

— Mon cher comte, me dit-il, tout est au mieux. Mme  Chantoux vous trouve l’air noble, et M. Chantoux une physionomie fort avenante. Quant à la jeune personne, ou je me trompe beaucoup, ou elle vous aime déjà. Ainsi vous voilà en bon chemin. Vos bans sont affichés à la mairie ; dimanche, ils seront publiés à l’église, et d’ici à dix jours vous êtes un homme marié… Mais avant de conclure cette grave affaire, nous devons une visite à la famille ; c’est indispensable.

Le baron me présenta quelques jours après à l’hôtel Chantoux. Je compris que je devais au moins sauver les apparences, et je me conduisis en homme du meilleur monde, c’est-à-dire avec un tact, une froideur, une convenance parfaite. Fidèle au rôle qu’il s’était imposé, le baron se tenait debout près de la cheminée dans l’attitude d’un général d’armée qui surveille les mouvemens des différens corps de bataille. C’était lui qui conduisait la conversation, conversation difficile, heurtée, montée sur des échasses. Mlle  Chantoux osait à peine lever les yeux ; quant à moi, si confiant et si ouvert d’habitude, je ne prononçai pas un mot, je ne fis pas un geste, je n’eus pas un sourire qui ne fût prémédité. J’étais si calme, quoique mal à l’aise, que je pus étudier Mlle  Camille comme un modèle indifférent qui eût posé devant moi. Sa taille était belle, quoique un peu trop fine à mon sens et un peu courbée, comme une fleur qui a souffert. Ses cheveux, d’un châtain doré et très abondans, s’enroulaient en larges boucles qui descendaient sur ses tempes et sur ses joues. Son teint mat, son regard voilé, lui donnaient un air de distinction mélancolique. Je me disais vaguement qu’il y avait dans cette jeune femme de la volonté, de l’intelligence, du cœur peut-être, et malgré cela je sentais que je ne pouvais l’aimer. À mon sens, cette belle éplorée eut fait l’admiration d’un artiste, mais non pas le bonheur d’un honnête homme. Et d’ailleurs l’amour a ses jours de floraison, et pour mon âme pleine de fantaisies aventureuses l’heure d’aimer n’était point encore venue. Je ne sais si la jeune fille assise en face de moi lisait mes pensées sur mon visage, mais je voyais ses joues et son front se colorer faiblement chaque fois que ses yeux rencontraient les miens.

Le banquier voulut nous retenir à dîner ; mais le baron, qui prévoyait que j’allais refuser, prit les devans et s’excusa lui-même en parlant d’une affaire urgente. Je quittai enfin ce salon, où je respirais si péniblement, avec la triste conviction que je ne pourrais jamais vivre dans la même atmosphère que ma femme.

Je soupai le soir au Palais-Royal avec le baron. Vers la fin du repas, il me demanda comment je trouvais ma fiancée. — Elle a d’assez jolies mains, lui dis-je froidement. — Vous êtes bien modeste, répliqua-t-il ; croyez-moi, je me connais en pierres précieuses, et je vous donne celle-ci pour un diamant de la plus belle eau. — Il parut réfléchir un instant, et reprit : — Cette charmante pécheresse a des délicatesses d’esprit que vous apprécierez, j’en suis certain ; sentant très bien ce que sa position et la vôtre ont d’équivoque, elle veut, en vous donnant sa main, vous créer une existence indépendante. Elle a fait insérer dans le contrat une clause qui vous constitue en propre trente mille livres de rente. J’ai accepté pour vous d’après les pleins pouvoirs que vous m’avez conférés. Et maintenant, quelle que soit votre répugnance pour les questions d’argent, il faut que vous sachiez quelle va être votre situation. M. Chantoux a près de dix millions ; en mariant sa fille unique, il lui donne le château de Saverne, estimé un million, huit cent mille francs placés sur le grand-livre, et trente mille francs de rente pour vous, hypothéqués sur les deux hôtels qu’il possède à Paris. Vous voilà, mon cher comte, bien à plaindre, et sans parler de ce qu’il fait pour votre père, dont les dettes…

Je l’arrêtai.

— Tout cela est fort beau, lui dis-je avec tristesse ; mais il est fâcheux que je ne me sente aucune disposition pour le mariage, et que la personne que j’épouse ne soit pas faite pour modifier mes sentimens. Plus j’approche du moment fatal, et plus j’éprouve de répugnance pour le titre d’époux et le sacrement qui va me le conférer.

— Ce sacrement, mon très cher comte, a des effets miraculeux, il n’en faut pas médire. Ce n’est pas une petite chose que d’avoir mis Dieu et le monde de complicité dans un pareil contrat. L’amour-propre, l’instinct de la propriété, le besoin d’être aimé, sont autant de fils qui vous attirent, vous pressent, vous enlacent. On les brise une fois, deux fois ; mais, comme la trame ténue de l’araignée, les mailles de ce filet invisible se renouvellent toujours… On se lasse d’une lutte qui n’a pas de terme, et où l’on se trouve seul contre tous et contre soi-même.

— Baron, votre esprit me fait peur… Allons ! à demain donc le contrat ! Après-demain tout sera dit ; la loi sociale et religieuse aura uni deux êtres qui ne sont pas faits pour s’aimer. À propos, avez-vous expliqué à la future mes conditions ?

— Oui.

— Eh bien ?

— Que vouliez-vous qu’elle fît ? Elle a accepté, et vous pourrez partir le soir même de vos noces. Après la bénédiction nuptiale, on se rend au château de Saverne, où vous donnez un grand dîner et un bal. Pendant le tumulte de la fête, vous vous éloignerez sans que personne s’en aperçoive, et le lendemain la comtesse aura un prétexte tout prêt pour expliquer votre départ.

— C’est la comtesse elle-même qui se chargera de ce soin ?

— Elle-même, mon cher ; confessez au moins que c’est une femme charmante, et qui a pour vous des attentions…

— Je l’aimerais pour ce trait-là, si j’étais capable d’aimer ma femme…

La conversation dura quelque temps sur ce ton ; mais cet entrain factice tomba comme par enchantement aussitôt que j’eus quitté le baron. Le contrat fut signé le lendemain, et je dînai le soir fort piteusement chez mon futur beau-père entre Mme  Chantoux et Mlle  Camille. La nuit, je ne pus fermer l’œil, j’avais la fièvre, et le matin, lorsque George entra dans ma chambre pour m’éveiller, il me trouva debout. — As-tu vu ma fiancée ? lui dis-je.

— Vous savez bien qu’hier, dans la soirée, je lui portai de votre part un coffret de bois de rose que m’a fait remettre M. le baron, et qui contenait un magnifique collier de perles fines.

— De quel collier parles-tu ? De quelles perles fines ?

Je n’avais aucune idée de ce coffret et de ce collier. Le baron faisait des galanteries en mon nom. Je le donnai au diable. George ne comprenait rien à ma mauvaise humeur.

— Eh bien ! comment trouves-tu Mlle  Chantoux ? Là, ton opinion franche ?

George me regarda d’un air soupçonneux ; mais comme ma physionomie ne laissait rien voir de ce qui se passait en moi : — Ma foi ! répondit-il, monsieur, il semble qu’on l’ait faite exprès pour vous. On ne peut rien voir de plus gracieux. Lorsque je lui ai remis le coffret de votre part, d’après les ordres de M. le baron, elle s’est troublée, elle a rougi. — Est-ce bien lui, m’a-t-elle demandé, qui vous a chargé de m’apporter ceci ? — Eh ! qui voulez-vous donc que ce soit, mademoiselle ? — C’est juste, je ne sais à quoi je pense. — Et tout en parlant elle déroulait le collier, l’admirait, le mettait à son cou, et tandis que je tournais la tête, elle l’a porté doucement à ses lèvres.

— Collier malencontreux ! murmurai-je ; baron maudit, de quoi te mêles-tu ? — Et j’ajoutai tout haut : — C’est ridicule ! Mlle  Chantoux ne se marie que pour porter des diamans !

George me regarda surpris. Je vis bien dans ses yeux qu’il n’était pas dupe de ma fausse manœuvre. Il sentait qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire ; mais, ne pouvant rien deviner, il prit le parti de se taire et d’attendre.

— Aujourd’hui, lui dis-je, après la cérémonie, nous nous rendons au château de Saverne. Tu me précéderas ; tu iras droit à Montfort, qui est peu éloigné du château. Là, tu feras préparer des chevaux de poste pour minuit, et tu m’attendras. Je vais à Évreux, entends-tu ?

— Ah ! fit-il, toujours plus étonné, nous achevons la noce à Évreux ? C’est bien.

Triste noce ! Tout cependant se passa dans l’ordre habituel. Aucun incident de nature à dévoiler le fond des choses ne troubla le discours du maire et le chant mélancolique de l’orgue. La fiancée était un peu pâle sous sa couronne d’oranger : quant à moi, je fus d’une gravité de sphinx dans ma cravate blanche. Enfin nous prîmes la route de Saverne, suivis par une longue file de voitures.

Le baron eut l’ingénieuse idée de se glisser dans le même coupé que ma femme et moi. Je lui sus gré de cette audace, qui fit beaucoup jaser les dames ; il me sauva par là d’un tête-à-tête que je redoutais. Blottie au fond de la voiture, enveloppée dans un manteau de voyage, triste et morne, la comtesse sentait bien elle-même ce que notre situation respective avait d’embarrassant. J’eus presque pitié d’elle, et il me passa dans l’esprit l’étrange fantaisie de me rendre haïssable à ses yeux pour adoucir à tout hasard les regrets que mon départ pourrait lui causer. Je saisis l’occasion de quelques flatteries du baron à mon adresse pour me représenter du plus mauvais côté et me peindre comme un homme brutal, entêté, maussade, et si horriblement susceptible sur certains points que je ne pouvais vivre avec personne. Le baron, qui avait ses raisons pour me contredire, s’avisa de faire mon éloge. Je l’interrompis d’un ton bourru, en l’engageant à prendre moins de souci de mes affaires.

— Voilà une réplique, reprit ce flegmatique plaisant, qui prouve contre moi que vous êtes réellement insupportable quand vous voulez en prendre la peine.

Cette boutade fit sourire la jeune femme, qui, le visage à demi caché dans les fourrures de son manteau, attachait sur moi ses grands yeux noirs, dont l’expression marquait plus de douceur encore que d’inquiétude. La conversation en resta là heureusement, et le voyage s’acheva dans le plus profond silence. Quand nous fûmes arrivés au château, le baron me prit par le bras, et, me tirant à l’écart :

— Quel singulier personnage prétendez-vous donc jouer ? me dit-il ; si c’est par égard pour la comtesse que vous cherchez à vous rendre détestable, épargnez-vous cette peine. Quand donc auriez-vous fait quelque impression sur son cœur ? Partez sans regret. Tout succède ici au gré de vos plus fantasques caprices : vous êtes né coiffé, votre femme ne vous aime pas.

— Or çà, me dis-je en moi-même, de quoi diable cet homme se mêle-t-il ? Qui lui demande son opinion, et que lui importe que la comtesse m’aime ou ne m’aime pas ? Est-ce une raillerie ou une gageure ? Je ne partirai pas sans avoir vu clair dans le cœur de cette femme.

— Allons ! allons ! reprit le baron en me frappant sur l’épaule, sachez, mon cher, vous mettre d’accord avec vous-même : vous seriez désolé, si la comtesse s’était éprise de vous, et voilà maintenant que son indifférence vous blesse…

— Baron, ce sont là mes affaires, entendez-vous !

Sans s’émouvoir de ma brusquerie, il me regarda avec un froid sourire. — Laissons ces sujets irritans, me dit-il ; nous voici en face du château. Un antiquaire de votre force peut trouver là de quoi s’occuper plus d’un jour. C’est un assez curieux spécimen en son genre, quoiqu’il semble fait de pièces et de morceaux. Remarquez cette vieille barbacane dont on a fait un kiosque, ce belvédère au sommet du donjon coudoyant des échauguettes et protégé par des créneaux, cette courtine percée de larges ouvertures à meneaux ; ne dirait-on pas une jeune pousse greffée sur un vieux tronc ?

La comparaison était exacte. Le château dans ses plus anciennes parties datait certainement du XIIe ou du XIIIe siècle ; mais il avait été démantelé lors des guerres de religion, et reconstruit presque en entier, sous le règne des derniers Valois, dans le goût ornementé et élégant de la renaissance. C’était alors moins une demeure féodale qu’un château princier avec ses colonnettes gréco-romaines, ses balustres à double ventre, ses enroulemens, ses arabesques et ses fleurs.

Dans la disposition d’esprit où je me trouvais, je n’étais guère d’humeur à examiner tout cela en détail. Je jetai un rapide coup d’œil sur l’ensemble, et, me laissant entraîner par le baron, qui s’était mis en tête de me faire lui-même les honneurs de mon château, je pénétrai dans l’intérieur avec l’indifférence raide et muette d’un Anglais qui visite un monument curieux. Je n’écoutais rien de ce que me disait mon guide, je ne voyais rien de ce qu’il me montrait. Il me souvient seulement d’une vaste galerie où le banquier avait eu l’idée de placer tous les portraits de ma famille qu’il avait pu sauver pendant la révolution, et qu’il avait fait restaurer avec beaucoup de soin. En voyant tous ces nobles personnages, les uns la cuirasse au dos et le casque en tête, les autres en bonnet de velours et en justaucorps de satin, et ces hautes dames richement parées dans leurs robes à grands ramages, en voyant toutes ces ombres silencieuses dont pas une ne daigna tourner la tête au moment où nous entrâmes, il me vint à l’esprit une idée folle.

— Mon cher baron, dis-je, puisque vous me faites les honneurs de céans, présentez, je vous prie, à cette vénérable assemblée le dernier des Saverne ; dites-leur bien que, quoique le dernier venu de leur race, je ne serai indigne d’aucun d’eux.

— Eh bien ! soit, répliqua le baron, et, me prenant par la main, il me présenta à toutes ces figures impassibles avec le cérémonial d’usage dans les vieilles cours féodales. Tout cela se fit avec un grand sérieux. C’était dérisoire dans la forme et assez triste au fond.

La journée avait été rude ; je saluai le baron, et je me retirai. J’avais besoin de quelques heures de solitude et de repos. Depuis quinze jours, je ne m’appartenais plus. Je vivais dans un tourbillon qui ne me permettait de m’arrêter à rien, et je n’en avais pas encore fini avec cette grande bataille du mariage. Il me restait une dernière escarmouche à livrer pour reconquérir entièrement cette indépendance que je venais d’aliéner par des paroles sacramentelles. Je voulais connaître au juste les dispositions de la comtesse à mon égard, et avant de quitter, peut-être pour la vie, celle qui maintenant portait mon nom, avoir avec elle une heure de conversation à cœur ouvert. Plus j’approchais de cet instant critique, moins je savais sur quel ton engager l’entretien. Je m’habillai à la hâte pour la soirée, et je me fis annoncer chez la comtesse. Je la trouvai dans son boudoir. Elle venait de terminer sa toilette. Dans ma vie plus active et plus studieuse que galante, je n’avais jamais eu avec les femmes que des rapports assez rares et de simple convenance. Brusque et insouciant, je n’avais rien pour leur plaire, et je les aimais médiocrement. Ce qu’il y a de plus singulier dans tout cela, c’est qu’une grande toilette m’imposait, et lorsque je me trouvais en face de tant de riches chiffons, je ne savais réellement plus quel langage tenir. J’aurais voulu, en ce moment, être à dix pieds sous terre. La femme de chambre, qui sortait lorsque j’entrai, me regarda d’un air surpris, se demandant sans doute si les maris, dans leur premier tête-à-tête avec leur femme, apportaient un visage aussi décomposé et aussi sombre que le mien… La comtesse était debout, le dos tourné à sa psyché, dans une robe de satin, une couronne de perles entrelacée dans les cheveux, les mains jointes, immobile et les yeux fixés sur moi. Les larges plis de sa robe blanche, son attitude, sa pâleur, lui donnaient l’aspect d’une statue de marbre dont on aurait peint en noir les sourcils et les prunelles.

En présence d’une créature qui m’apparaissait sous un jour aussi fantastique, je n’étais rassuré qu’à demi, et je ne savais par où commencer. Je m’excusai tant bien que mal de la déranger en cet instant ; je lui demandai si le baron lui avait appris mes projets d’avenir. Elle murmura je ne sais quoi que je pus prendre pour une réponse affirmative.

— Vous savez, lui dis-je en m’inclinant, que je pars ce soir même, et peut-être pour ne revoir jamais ce pays. Dieu m’est témoin que je souffre plus que vous de la situation qui nous est faite ; mais je n’y vois pas de remède. Le hasard qui nous a rapprochés et nous a unis par des liens indissolubles ne nous a consultés ni l’un ni l’autre. Je vous ai donné mon nom, qui est une portion de mon honneur, et je vous le confie. Plaignez-moi, mais ne me regrettez pas. Je ne suis pas né pour les joies tranquilles du foyer et pour faire le bonheur d’une femme. En vous quittant, je vous laisse de moi tout ce que vous pouviez désirer…

J’aurais voulu qu’elle m’interrompît. Devant cette jeune femme immobile, dont les sentimens intérieurs étaient pour moi un mystère, j’avais trop de peine à parler plus longtemps sur un pareil thème. Je m’arrêtai comme pour provoquer une réponse. Je vis alors ce visage pâle et morne se colorer faiblement, sa bouche sourire.

— Vous êtes le maître, murmura-t-elle, et quoi que vous ordonniez, je ne me plaindrai jamais. Du reste, ce sont nos conventions : vous êtes libre. Quant à votre nom, quoi qu’il arrive, j’espère le remettre un jour sans tache entre les mains de Dieu.

Tout cela, quoique fort solennel au fond, était dit avec une indifférence si parfaite dans la forme que j’en fus surpris. Je dois l’avouer, je m’attendais un peu, dans mon égoïsme de jeune homme, à une scène de violence, ou tout au moins à des larmes : il me semblait qu’il y allait de mon honneur. Rien de tout cela. Le marbre que j’avais devant moi restait marbre. C’est à peine si les veines des tempes se gonflèrent sous je ne sais quelle mystérieuse impulsion du sang ; les yeux conservèrent leur fixité énigmatique, et la bouche son sourire indéfinissable. Je m’y perdais. Ma brusque franchise n’admettait pas qu’on pût garder sans se démentir un pareil masque. Je ne connaissais rien à l’art des sous-entendus et à toutes ces nuances oratoires qui modifient si profondément le vrai sens des mots. Enfin, sans trop me creuser l’esprit à ce sujet, je me dis qu’il était fort heureux qu’elle prît les choses avec ce calme, et je lui témoignai naïvement la joie que j’en éprouvais.

Étais-je bien sincère en ce moment ? Je l’ignore ; ce qui est certain, c’est que ma candeur ou mon hypocrisie la fit sourire de si étrange sorte qu’il me vint à l’esprit qu’elle lisait plus clairement que moi dans le fond de mon âme, et qu’elle se jouait d’un écolier qui récitait mal sa leçon.

— Ainsi, me dit-elle, vous n’éprouviez en me quittant d’autre ennui que celui de me briser le cœur, et, pour ce qui vous concernait, vous partiez l’esprit léger et l’âme satisfaite ?

— Oui, répondis-je avec une intrépidité qui parut la terrifier.

Elle se retourna vers la pendule. — Nous avons une heure à nous, me dit-elle, asseyons-nous ; nous serons plus à l’aise pour causer.

— Au fait, poursuivit-elle lorsque nous fûmes assis l’un près de l’autre, vous ne me connaissez pas, et vous ne sauriez m’aimer : c’est juste ; mais qui a pu vous persuader que je vous connaissais mieux, et que j’avais eu assez de pénétration pour deviner vos qualités réelles sous ces formes un peu âpres qui effarouchent ceux qui ne vous voient qu’en passant ? Vous me plaignez, et pourquoi me plaignez-vous ? Y aura-t-il dans ma situation autre chose de changé que mon nom et ma responsabilité ? Puis-je regretter ce que je n’aurai pas eu le temps d’apprécier ?

Je fus surpris du ton ferme et presque ironique de ces paroles, et je me demandai si par hasard je ne jouais point dans cette circonstance le rôle d’un sot. Je ne pris pas garde à l’altération de sa physionomie et au mouvement nerveux de ses mains, qui, au moment où elle parlait sur ce ton incisif, déchiraient un gant. Je ne me rappelai tout cela que plus tard.

— Eh bien ! vous ne répondez pas ?

— Admettons, madame, que je sois un fat, je le veux bien. J’aime encore mieux cela que de laisser derrière moi une femme attristée dont la pensée empoisonnerait ma vie.

— Ainsi mes douleurs auraient trouvé un écho dans votre âme ?

— Laissons ce sujet, madame, puisqu’il est bien entendu que nous nous séparons sans rien briser. Et maintenant serais-je indiscret de vous demander ce que vous comptez faire pendant mon absence ?

— Vous attendre, me répondit-elle.

Je la regardai stupéfait. L’accent pénétrant dont elle avait prononcé ces deux mots m’avait bouleversé. Je la vis sous mon regard frissonner de la tête aux pieds, tandis qu’une rougeur intense colorait jusqu’à ses épaules sous la gaze qui les recouvrait.

Que signifiaient ces changemens subits et extrêmes ? Le calme et la raillerie tout à l’heure, et maintenant tous les signes d’une agitation violente !… Tout cela commençait à me donner le vertige. Je sentis que je me trouvais sur le bord d’un abîme. J’entrevis vaguement des complications que je n’avais point prévues. Je songeai malgré moi à ces fils d’araignée dont le baron m’avait si plaisamment menacé, et je me demandai avec terreur si par hasard les paroles sacramentelles du mariage ne renfermaient pas quelque puissance fatale et surnaturelle que la volonté humaine ne saurait conjurer.

Pour échapper à ce cercle terrible que je voyais se rétrécir peu à peu autour de moi, j’entrai sans plus tarder dans mes plans d’avenir, et aussi froidement que je le pus j’expliquai à la comtesse ce que j’allais faire au Chili, et par quelles combinaisons industrielles j’espérais me créer en quelques années une fortune et une indépendance qui ne devraient rien à personne. Tandis que je parlais, elle se leva, se mira de la tête aux pieds dans une glace, puis se plaça devant moi, ne m’écoutant plus, mais m’adressant du regard une question que je devinai aisément malgré mon peu de connaissance de ce langage muet. Sa pensée était pleine de choses désespérées. C’était la dernière prière et le dernier cri d’une femme blessée dans les fibres les plus profondes de son cœur. Son attitude penchée, ses bras pendans, ses yeux attendris, ses sourcils contractés, tout en elle semblait me dire : Je suis belle pourtant… Pourquoi ne m’aimerais-tu pas ?… Il y avait aussi une tache invisible sur son front, une arrière-pensée dans son regard qui semblait plonger dans le passé pour lui remettre en mémoire une erreur que Dieu peut effacer, mais que les hommes ne pardonnent pas. Je compris alors que je n’avais qu’à dire un mot, à faire un geste, pour la voir s’agenouiller devant moi !… Oh ! les fils d’araignée, je les sentis m’envelopper de toutes parts ! La comtesse rayonnait en ce moment d’une beauté qui échappe à toute analyse ; elle était superbe et presque terrible. Je sentis que j’étais perdu sans un effort violent ; je me raidis, et je détournai la tête. Elle frappa le parquet du pied. Je levai les yeux sur elle, je vis son sein se soulever comme s’il allait éclater ; ses joues devinrent horriblement pâles, elle s’appuya au dossier d’un fauteuil, puis me tendit la main.

— Laissez-moi, me dit-elle, descendez au salon. J’irai vous rejoindre dans un instant.

Je baisai la main qu’elle me présentait, et je sortis aussi brisé que si je venais de subir la question. J’avais besoin du grand air de la liberté pour me retrouver tel que je m’étais connu jusque-là. Aussi, dès que le repas fut terminé, je jetais sur mes épaules un manteau de voyage, et, suivi d’un valet de ferme, je pris à cheval la route de Montfort.

La beauté de la nuit, la douceur de cette nature endormie, le silence mystérieux des bois que nous traversions, calmèrent bien vite l’effervescence de mes esprits, et je commençais à éprouver une satisfaction pleine et tranquille, celle d’un malade qui, revenu à la santé, respirerait pour la première fois l’air parfumé des champs. J’étais libre, tout était là pour moi.

Peu à peu cependant, comme un de ces petits nuages noirs qui, dans un ciel serein, présagent quelque horrible tempête, il se leva au plus profond de ma conscience un léger scrupule. Abandonner à la solitude une femme au moment de l’efflorescence des plus douces passions, ne lui laisser, pour la sauver d’elle-même et des autres, que le souvenir d’un époux que peut-être elle ne devait plus revoir ! N’avais-je donc aucune obligation à remplir envers elle et envers moi ? J’étais loin certes d’éprouver une vive sympathie pour ma femme ; mais dès que je ne me sentais plus lié à elle, l’aversion première se transformait en indifférence, et, chemin faisant, cette indifférence devenait peu à peu de l’attendrissement. J’eus en quelque sorte pitié de cette jeune fille qu’une faiblesse, assez excusable au fond, avait entraînée hors de sa voie, et qui, maintenant qu’elle pouvait se croire sauvée, n’avait rien gagné à régulariser sa vie que l’abandon de son mari, et, qui sait ? les railleries du monde.

J’arrivai à Montfort dans une singulière disposition d’esprit. George, qui avait fait préparer les chevaux de poste, me regarda d’un œil étonné en me voyant seul. Il ne dit rien pourtant ; mais, au moment de monter en voiture, il eut un air de désappointement et de résignation si comique que je ne pus m’empêcher de rire. Je me jetai au fond de la berline, et nous partîmes au triple galop.


II.

Je passe sur mon séjour à Évreux : j’y réglai les affaires de mon père et je me rendis à Londres. Je trouvai Gaston de Vaubray dans d’excellentes dispositions, et nos projets sur le Chili en assez bonne voie. Toutefois les choses traînaient un peu en longueur, et je dus prendre patience. J’avais cru trouver dans l’étude un moyen efficace de tuer le temps et de me distraire ; mais le hasard, qui partout intervient pour tout régler à sa fantaisie, se chargea de m’occuper l’esprit, et cela de la façon la plus étrange pour un garçon de mon humeur.

Je m’étais logé dans un quartier presque désert à cette époque, à l’hôtel Chatham, près de Kensington-Gardens. Je ne comptais voir personne, bien que ma famille eût à Londres d’assez nombreuses relations. La comtesse, en réponse à une lettre que j’avais cru devoir lui adresser lors de mon arrivée dans cette ville, m’écrivit qu’elle avait à Greenwich une de ses amies d’enfance, miss Olympia Barton, qu’elle me priait d’aller voir, et elle appuyait tout particulièrement sur ce point ; elle y revenait même à plusieurs reprises, avec une insistance qui me parut singulière. Je soupçonnai quelque piège, je mis la lettre de côté, et je n’y songeai plus.

Un matin que j’étais absorbé dans mes travaux préparatoires, George entra dans ma chambre, sur la pointe des pieds, d’un air important et discret. Je ne lui avais jamais vu une physionomie aussi singulière, et je redoutais, je ne sais pourquoi, quelque aventure fâcheuse. Il me demanda tout d’abord si j’avais des ennemis. Sur ma réponse négative, il secoua la tête. — C’est alors quelque histoire de femme, murmura-t-il, et je m’en doutais bien. — Là-dessus il prit un air mystérieux, et me raconta qu’on était venu à l’hôtel demander les renseignemens les plus minutieux sur l’emploi de mes journées, sur les personnes qui me visitaient, sur les heures où j’étais dans l’habitude de sortir et de rentrer ; on était allé enfin jusqu’à s’informer de mon humeur. Il affirma qu’une Anglaise seule était capable de se livrer à une enquête aussi extravagante. Il n’en fallut pas davantage, dans la disposition d’esprit où je me trouvais, pour me jeter dans toute sorte de rêveries bizarres. J’avais le cœur vide et la tête malade ; le spleen me gagnait. Je repassai dans mon esprit les lieux que j’avais visités et les personnes que le hasard m’y avait fait rencontrer. La seule figure qui se retraça assez nettement à ma mémoire fut celle d’une jeune fille que j’avais entrevue le soir à Kensington-Gardens, puis, chose plus étrange, à la table d’hôte où je prenais mes repas. Il est vrai qu’à Kensington elle ne m’était apparue qu’à la brune, passant sous les grands arbres dépouillés de feuilles ; mais, sous son voile, ses yeux, attachés aux miens, avaient produit sur moi une impression que je ne puis définir. À la table d’hôte, elle arrivait toujours à l’heure où je me disposais à sortir, et cela même me confirma dans l’idée qu’elle y venait pour moi. — C’est elle, me dis-je, et j’aurai le mot de l’énigme.

Heureusement pour moi, Gaston vint me prendre dès le lendemain, Nous courûmes Londres ensemble pendant plusieurs jours, et les préoccupations de notre prochain voyage m’enlevèrent à mes folles rêveries. Pourtant j’y fus bientôt ramené malgré moi, car un jour que je m’étais embarqué sur la Tamise pour descendre à Greenwich, je trouvai sur le pont du bateau la jeune fille que j’avais rencontrée un soir à Kensington. Elle s’approcha de moi le sourire sur les lèvres, et, m’appelant par mon nom, elle m’adressa quelques questions insignifiantes d’un ton familier qui me parut étrange. Il y avait néanmoins dans ses yeux tant de limpidité, tant de candeur dans son sourire, malgré l’affectation qu’elle mettait à payer d’audace, elle paraissait si visiblement intimidée, que je revins sur le jugement que j’avais porté à son sujet, et que je lui rendis dans le fond de mon cœur cette auréole d’honnêteté sans laquelle les plus jolies femmes ne sont, à mon sens, que des êtres déclassés, sans prestige et sans nom. Toutefois je crus pouvoir lui offrir mon bras et risquer timidement quelques fadeurs. À cette entrée en matière, à laquelle certainement elle ne s’attendait pas, je la vis baisser les yeux et rougir, puis, joignant les mains, elle se prit à rire de si bon cœur que j’en demeurai confondu.

Quand cet accès de gaîté fut passé, elle tomba dans une rêverie dont j’essayai vainement de la distraire. À la voir maintenant si réservée, et je puis dire si prude, je ne pouvais imaginer que j’avais sous les yeux le lutin provoquant du bateau de Greenwich. Je la suppliai de s’expliquer, je lui demandai son nom ; elle resta muette, et comme je la pressais, elle me répondit d’un air étonné : Je pensais que vous l’aviez deviné. C’est bien au comte de Saverne que j’ai l’honneur de parler ?

— À lui-même.

— À cet homme qui jusqu’à ce jour n’a jamais regardé une femme en face, non point par timidité, mais par indifférence ou par mépris ?

— Qui peut, madame, vous avoir si bien renseignée sur mon compte, et pourquoi refuser l’offre d’un cœur qui ne s’est jamais donné ?

Elle m’interrompit par une observation qui me foudroya.

— Mais ce cœur, me dit-elle avec un léger accent de raillerie, ce cœur que vous m’offrez si généreusement, est-il libre, et pouvez-vous en disposer ?

Parmi tous les inconvéniens du mariage, je n’avais pas prévu celui-là. Mon droit d’aimer était restreint à une seule femme ; cette femme, je la fuyais ; j’allais mettre l’Océan entre elle et moi, et voilà que je la retrouvais encore sur ma route ! Le baron avait-il raison par hasard ? étais-je pris dans un réseau invisible et inextricable ? Tandis que je me livrais à ces tristes réflexions, la cloche du bateau annonça la station de Greenwich. Je descendis à terre ; mon inconnue en fit autant, et me salua de la main en me disant : au revoir !

Cette singulière rencontre me fit songer au grain de sable de Pascal qui détraque tout un monde. Je compris que cette jeune fille venait de me transformer, et que désormais j’entrais dans un courant d’idées et de sensations qui m’étaient demeurées inconnues jusqu’à ce jour. Je ne savais ce que je voulais, mais je souffrais ; cela seul était clair pour moi.

J’étais à me débattre contre ces impressions nouvelles lorsque je reçus une lettre du baron, qui m’invitait à revenir au plus vite au château de Saverne. La commune de Montfort s’était avisée de m’intenter un procès à propos de quelques hectares de forêt. Ce n’était rien que quelques arbres de plus ou de moins ; mais de cette partie du bois qu’on nous contestait jaillissait une source dont les eaux précieuses alimentaient les bassins et les viviers de Saverne, et arrosaient une immense étendue de prairies qui faisaient le tiers du revenu de tout le domaine. Le litige était donc des plus graves, et le baron prétendait qu’après avoir donné tant de soins aux affaires de mon père, il lui paraissait raisonnable de ne pas négliger entièrement les miennes, que le château était un fief de famille qui, remis entre mes mains, devait y demeurer intact. Il abordait ensuite quelques-uns des points du procès, confessait son incapacité absolue en matière de procédure, et m’engageait, comme plus jeune et plus intéressé que lui dans l’affaire, à retarder au besoin mon départ pour l’Amérique, afin d’examiner moi-même la contestation.

Dans tout cela, pas un mot de la comtesse si ce n’est pour me dire qu’elle se portait à merveille, que l’air de Saverne lui était favorable sous tous les rapports, et que ma venue au château lui causerait très certainement une surprise agréable. Une surprise agréable !… Eh ! quoi ! était-ce bien là cette jeune fille qu’un collier de perles faisait tressaillir d’émotion lorsqu’elle pouvait supposer qu’il venait de moi ? Il est vrai que dans notre dernière entrevue elle était demeurée comme un beau marbre ; mais par combien de signes imperceptibles le volcan intérieur ne se révélait-il pas ? Le baron, derrière la tapisserie, lui soufflait son rôle, c’était une chose certaine pour moi. Une jeune femme n’est point ainsi, elle est plus calme ou plus emportée ; dans des situations aussi décisives, elle se dessine plus nettement. Si elle ne m’aimait pas, elle devait trop me haïr pour rester indifférente à ce point.

Je ne sais pourquoi je m’obstinais à sonder ce mystère. Était-ce la force brutale du fait ou l’influence diabolique du baron qui me ramenait sans cesse vers ce douloureux sujet ? Quoi qu’il en soit, je résolus d’aller à Saverne ; comme Coriolan, je me livrais sans défense à l’inévitable pouvoir qui nous emporte dans son tourbillon. Je touchais au nœud même de ma destinée. En me rendant à Saverne, il me fallait, ou briser sans retour et brusquement avec le monde et ma femme, ou demeurer pieds et poings liés à la merci du sort le plus vulgaire. Je ne voulus point choisir entre ces deux extrêmes ; je laissai aux circonstances le soin de me donner une volonté.

Dans tous les cas, je me décidai à envoyer George en avant. Plusieurs raisons m’y déterminaient. D’abord il m’eût paru honteux de me rendre ainsi sur une première sommation. George devait sonder le terrain et voir par lui-même ce qu’il en était des allégations du baron par rapport au procès et surtout à la comtesse : mission délicate que je lui confiai à demi-mot. Un autre motif me poussait encore à retarder mon départ ; mais celui-là, je le gardais pour moi seul : c’était le désir de revoir au moins encore une fois l’inconnue de Kensington, cette charmante fille qui semblait se jouer de moi, et à laquelle je prêtais je ne sais quelles intentions mystérieuses.

Aussitôt que George fut parti, je me rendis à Greenwich. Sur je ne sais quelles vagues indications, je supposais qu’elle demeurait en cette ville. Mes recherches, et Dieu sait si elles furent minutieuses et patientes, n’amenèrent aucun résultat. Je retournai tristement à Londres, que je n’aurais pas dû quitter. J’y trouvai une lettre de George, qui me parlait de mon procès comme d’une affaire très sérieuse. Quant à la comtesse, il n’osait rien conjecturer : il savait seulement par une femme de chambre que Mme  de Saverne avait des chagrins secrets et pleurait parfois lorsqu’elle se croyait seule dans son appartement ; mais en même temps il l’avait vue rire si fort de certaines histoires racontées par le baron, qu’il lui paraissait impossible qu’elle eût des peines de cœur bien profondes.

Il fallut me contenter de ces indications vagues, et je partis, disposé à me gouverner, comme les marins perdus en mer, au gré de la brise et des courans.

En arrivant à Montfort, je quittai la voiture. Il était de grand matin ; j’avais deux heures de route à pied à travers les bois, et j’étais bien aise de marcher, car pour moi le mouvement éveille la pensée, et dans ma situation j’avais besoin de cet auxiliaire : l’heure décisive semblait venue. Mon imagination, qui prend volontiers le galop, ne se fait pas faute, dans les momens difficiles, d’arranger à son gré les événemens. Elle se trompe presque toujours ; mais toujours je reviens à ce jeu décevant, qui me plaît. Qu’il me plaise ou non d’ailleurs, je ne suis pas le maître de l’éviter. Je m’irrite alors, je m’attendris, je raille, j’aime et je hais avec un entraînement que je ne porte pas dans le domaine du réel. Dans cette circonstance délicate, je dialoguais en esprit, tantôt avec la comtesse et tantôt avec le baron. Tout à coup je les aperçus l’un et l’autre qui s’avançaient vers moi de l’extrémité d’une allée. Le baron s’en allait d’un pas assuré ; la démarche de la comtesse trahissait le trouble de son esprit. Elle était enveloppée dans une pelisse fourrée qui dessinait sa taille et lui serrait les bras. Sa tête pâle, aux traits accentués, se détachait avec une grâce un peu fière sur son col de zibeline. Lorsque je l’abordai, mon embarras trop visible ne fit qu’augmenter le sien. C’est elle qui parla la première. L’entretien tomba naturellement sur mon voyage : je lui donnai quelques détails sur Londres et sur les Anglais, que dans mon émotion, faute de mieux, je déclarai insupportables.

— Et les Anglaises, qu’en pensez-vous ? me dit-elle en souriant, Je n’avais pas prévu cette question, et je crois que je rougis, car elle-même se troubla. J’allais répondre lorsqu’elle reprit la parole.

— À propos, êtes-vous allé voir miss Olympia, ma douce Olympia ?

— Je n’y ai pas songé, madame, et vous me pardonnerez, ne fût-ce que pour ma franchise à confesser ma négligence.

— Vous avez eu tort ; elle vous aurait réconcilié avec les femmes. C’est une autre moi-même, ma meilleure amie, ma seule amie, veux-je dire. Elle vous aurait plu, j’en suis sûre.

— En effet, me dis-je avec amertume, elle m’aurait plu, puisque c’est une autre comtesse de Saverne.

La jeune femme dut deviner ma pensée, car je sentis sa main trembler sur mon bras.

Je me mis à parler à l’aventure, mais d’un ton si brusque que mes moindres paroles devenaient blessantes. La comtesse ne me répondait pas ; elle regardait à ses pieds, comprimant les violens soupirs qui l’étouffaient. Pauvre Camille ! je vis des larmes dans ses yeux. Un mot du cœur, un seul mot, eût balayé tous ces nuages : ce mot, je ne le trouvai pas. Je restai muet. En présence de cette attitude implacable, la comtesse eut honte de sa faiblesse ; elle se tourna vers moi, et, s’efforçant de sourire : — La nature, dit-elle, l’a emporté sur ma volonté ; mais je vous jure, monsieur, que ce sont les dernières larmes que vous verrez couler de mes yeux. Je ne dois pas attrister votre séjour ici. Je serai gaie… Je suis naturellement gaie. Je me persuaderai que je suis heureuse. Et en effet ne le suis-je pas ?… Mais j’ai la tête si faible : un rien m’amuse ou m’attriste. Je suis à la merci de toutes les choses extérieures ; le parfum d’une fleur, un nuage qui passe, le vent qui se plaint, l’oiseau qui chante,… en voilà pour toute une journée. Il ne faut pas qu’un homme s’en préoccupe. Les hommes sont forts ; nous autres femmes, nous n’avons de courage que contre nos propres douleurs…

— Et nous autres hommes, madame, nous ne supportons bravement que les douleurs d’autrui… Est-ce là votre pensée ?

— Ai-je dit quelque chose qui pût vous blesser ? Pardonnez-le-moi !… Vous n’avez aucune raison de m’en vouloir : je suis pour vous une inconnue que le hasard vous fait rencontrer… Vous êtes gentilhomme, je porte votre nom, et c’est tout. Quand vous serez loin, bien loin d’ici, si mon souvenir vient vous visiter, qu’il n’ait rien de triste. Vous ne me haïssez pas, n’est-il pas vrai ?

J’avais le cœur pénétré de l’accent singulier dont elle me disait toutes ces choses incohérentes.

— Mais, madame, lui répliquai-je, je ne vous ai jamais haïe, vous ; c’est ma destinée que je hais.

Lorsque nous arrivâmes en face du château, le baron, qui marchait à quelques pas derrière nous, s’approcha de moi, et, s’emparant de mon bras :

— Il faut, me dit-il, que je vous fasse encore les honneurs de Saverne… Et d’abord je vais vous montrer votre appartement.

Il me conduisit au premier étage par un magnifique escalier en fer à cheval entouré d’une balustrade de marbre aussi finement découpée qu’une dentelle en point d’Alençon.

— Vous êtes logé comme un roi, me dit-il en poussant les deux battans d’une large porte de chêne incrustée de ciselures en fer forgé ; voici la cellule qu’on a préparée pour vous. Saluez, mon cher comte, ce seuil hospitalier.

Je saluai le seuil hospitalier, et j’entrai dans le salon, qui me parut fort beau. Les tentures étaient de brocart, les meubles de Boule. À quoi bon tout ce luxe ? me dis-je. Argent mal employé ! on a doré un reliquaire. — Ces sentimens se modifièrent un peu lorsque je pénétrai dans le cabinet de travail, dont l’ameublement me parut plus approprié à mes goûts. La bibliothèque se composait d’un millier de volumes reliés en maroquin aux armes de Saverne. J’en ouvris quelques-uns au hasard : c’étaient des livres de géographie, de voyage, de sciences naturelles, de chasse, d’archéologie. Au milieu de la pièce, sur un socle de marbre, une mappemonde en relief, entre les deux croisées une panoplie des plus riches, sur les murs quelques tableaux de maîtres représentant des vues de pays étrangers. Le baron me fit observer que la comtesse seule avait présidé à l’ameublement de ce charmant réduit, où tout semblait flatter ma passion pour les voyages. Elle avait ainsi joué avec ses propres larmes pour m’arracher un sourire de satisfaction. Je commençais à me sentir réellement aimé, et j’en fus presque attristé.

Dans ma chambre à coucher, je trouvai la nappe mise, et George la serviette au bras. Je lui dis d’apporter un second couvert pour le baron. La promenade du matin nous avait mis en appétit. Tout en faisant honneur à la cuisine de Saverne, j’aperçus à la tête de mon lit, à demi masquée par les tentures, une porte au-dessus de laquelle était peint, sur un fond gris, un amour endormi, un doigt sur la bouche. J’examinai avec curiosité ce dessin allégorique, dont je ne comprenais pas le sens. Le baron, qui semblait s’amuser de mon embarras, me fit remarquer que cette porte conduisait aux appartemens de ma femme. Je secouai la tête d’un air indifférent. Le baron sourit et se contenta de me répondre, comme la Zulietta à Jean-Jacques : Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica.

Le café bu, j’ordonnai à George de porter dans mon cabinet les papiers relatifs au procès, et de prévenir la comtesse que je dînerais le soir même avec elle et le baron. Celui-ci prit congé de moi, et je m’enfermai avec l’intention de travailler ; mais, soit lassitude, soit dégoût pour tout ce qui concerne les affaires, je m’endormis sur mes dossiers. Je ne m’éveillai que lorsque George vint m’annoncer que j’étais servi et que la comtesse m’attendait. Je m’habillai à la hâte, et je descendis. Je trouvai au salon la comtesse en tête-à-tête avec le baron. Lorsque j’entrai, elle vint à moi en souriant. Je l’examinai avec complaisance ; sa beauté avait un caractère singulier : avec sa robe de velours à manches plates et ses grands cheveux, dont les larges tresses descendaient jusqu’à la naissance du cou, elle ressemblait à une reine Berthe sculptée dans une niche de cathédrale. Cet ensemble chaste et presque mystique me plut, et je lui adressai un mot flatteur qui fit lever la tête au baron. À table, je fus vraiment de belle humeur ; je m’avisai de faire l’éloge de la vie de famille. La comtesse, sous l’influence de je ne sais quel sentiment contraire, se mit à parler voyages et pays lointains avec le tact et l’assurance d’une personne qui aurait passé sa vie à courir le monde. Je la soupçonnai d’avoir lu tous les ouvrages qui formaient la bibliothèque qu’elle m’avait composée elle-même. Elle parut surtout se complaire dans la description des pays du nord. Je lui demandai en souriant si elle avait visité ces contrées ; elle me répondit d’un ton très sérieux qu’elle avait fait tout récemment le voyage du pôle en rêve et à deux.

Après le dîner, la comtesse nous proposa de passer au salon. — Oh ! non, lui dis-je. Cette vieille salle à manger a pour moi un charme que n’a pas votre salon Pompadour. Faites mettre un fagot dans cette cheminée de Bruges et passons la soirée ici. — Camille fit jeter sur la braise du foyer une brassée de mélèze et de sapin, et bientôt la flamme illumina la vaste cheminée en répandant dans la pièce une forte odeur de résine. Nous nous étions rapprochés du feu, lorsque nous entendîmes rouler une voiture sur le sable de l’avenue. — Qui nous tombe du ciel à cette heure ? s’écria le baron. La comtesse écoutait d’un air inquiet ; après quelques minutes d’attente, la porte de la salle à manger s’ouvrit brusquement, et un personnage de haute taille, portant des bottes de voyage, enveloppé dans un long manteau, se présenta sur le seuil comme une apparition. En m’apercevant, il s’élança vers moi. C’était Henri de La Meilleraie, revenu de Patagonie… Nous nous embrassâmes fraternellement ; puis, le prenant par la main, je le présentai à la comtesse et au baron. — La comtesse de Saverne, dis-je d’une voix hésitante en me tournant vers Camille.

Henri s’inclina, puis me regarda d’un air surpris. — Marié ! murmura-t-il.

— Marié, repris-je tout bas.

Le jeu de ma physionomie ne put échapper à la comtesse, qui pâlit visiblement. Le baron offrit un siège au voyageur, qui s’assit entre Camille et moi. Il nous raconta qu’il était allé me chercher à Paris, à mon ancien domicile. Là on lui avait dit que j’étais à Saverne, et, se tournant vers la comtesse, il déclara qu’il était plus surpris que fâché de mon changement d’état, que, puisqu’il faut tôt ou tard mettre un terme aux folles visées de la jeunesse, je ne pouvais finir plus heureusement.

À cette flatterie, Camille s’inclina avec un sourire mélancolique.

— Si les longs voyages, poursuivit-il en s’adressant à moi, ont leur charme et leur ivresse, rien ne saurait remplacer l’affection d’une femme adorée : vivre à deux me semble le comble de la félicité. C’est la seule opinion bien arrêtée que j’aie rapportée de mes courses lointaines.

Il parlait d’un ton si brusque et si emphatique que j’en étais presque blessé. Je trouvais à son attitude et à sa physionomie je ne sais quoi de hautain et de compassé qui me jetait dans une surprise mêlée de dépit. Si dans sa vie errante et aventureuse il avait acquis certaines qualités viriles, en revanche il avait perdu, avec les manières délicates du monde, d’autres qualités nécessaires à l’homme qui vit en société. S’apercevant que je l’examinais : — Je ne suis plus, me dit-il, le La Meilleraie d’autrefois. — Et il entama le récit de ses voyages. C’était une sorte d’épopée où le merveilleux dominait. Tant qu’il resta sur ces hauteurs, le baron le laissa divaguer à l’aise ; mais lorsque, changeant de ton, il aborda l’idylle et l’élégie, lorsqu’il nous raconta je ne sais quelle aventure romanesque qui avait failli se terminer par un mariage : — Fi donc ! s’écria le baron en me lançant un regard oblique, vous marier, vous, monsieur de La Meilleraie ; mais c’eût été vous enterrer à tout jamais ! Il est des natures prédestinées aux grandes choses, et une des marques auxquelles on les reconnaît, c’est précisément cette personnalité puissante qui leur fait rompre sans déchiremens trop douloureux les affections qui enchaînent les autres hommes.

Notre voyageur arrêta son œil méfiant sur le baron ; mais le vieillard parlait si naturellement qu’il ne put deviner quel personnage on lui faisait jouer. Sa figure s’éclaira d’un sourire ; il attacha ses regards sur la comtesse comme pour s’adresser à elle seule, et se mit à faire l’éloge le plus exagéré de la femme, de l’amour et de la vie conjugale. Le baron triomphait. J’étais sur les épines. La Meilleraie connaissait la comtesse depuis quelques instans à peine, et il semblait vouloir la prendre pour juge dans toutes les questions de sentiment qu’il soulevait comme à plaisir, et qui touchaient aux problèmes les plus délicats du cœur humain…

Je devenais jaloux. Cette découverte me terrifia : jaloux sans aimer, à froid, par amour-propre ! Que s’était-il donc passé depuis quelques jours que La Meilleraie était au château ? Je ne le savais au juste ; mais je sentais que mon ami me trahissait. Chaque jour m’apportait un nouvel indice. J’avais la fièvre ; aucune parole ne rendrait l’état de mon cœur. Je ne vivais plus. J’allais, je venais, j’épiais. Un matin, tourmenté plus que jamais par l’aveugle passion qui s’était glissée dans mon cœur, je jetai par hasard les yeux sur cette porte discrète au-dessus de laquelle était représenté l’amour endormi, un doigt sur la bouche ; je la poussai brusquement, et j’entrai à l’improviste chez la comtesse. Debout, les cheveux à peine retenus par un ruban, la taille serrée dans un ample peignoir de soie qui laissait deviner des formes dignes des plus beaux marbres de la Grèce antique, elle me regardait avec une surprise mêlée d’embarras. Je ne savais comment entamer la conversation ; elle-même n’osait rompre le silence. Enfin je pris un fauteuil, et lui proposai de m’accompagner à cheval jusqu’à Montfort, où j’avais à causer de mon procès avec le notaire. L’idée de cette promenade parut lui sourire ; mais, lorsque j’ajoutai que La Meilleraie viendrait avec nous, elle changea de physionomie, et me pria de l’excuser, si elle préférait demeurer au château.

Nous touchions au nœud de la situation même, et j’avais résolu d’avoir une explication catégorique.

— Madame, lui dis-je avec gravité, quel est donc ce caprice ? Mon ami La Meilleraie vous déplaît-il ?

Elle me regarda un instant avec une sorte de fermeté qui me surprit de sa part. — Je m’étonne, me dit-elle, de vous voir entrer dans tous ces détours pour me dire la chose la plus simple du monde.

— Simple ! madame, c’est votre avis ; mais, puisque vous lisez si bien au fond de mon âme, daignerez-vous écarter le nuage qui l’assombrit ?

Elle baissa la tête, et je vis une larme au bord de sa paupière. — Si vous aviez eu, je ne dis pas de l’affection, mais seulement de l’estime pour moi, d’un regard j’aurais dissipé ce nuage et rendu inutile ce pénible entretien ; mais peut-être ai-je perdu le droit de me plaindre. Que me voulez-vous, monsieur ? Ne suis-je pas assez humiliée ?

— Ces paroles, madame, sont injurieuses pour vous et pour moi ; personne n’a le droit de manquer à la comtesse de Saverne…

Camille redressa la tête, son regard humide et incertain s’arrêta sur moi comme pour pénétrer au fond de mon cœur.

— Madame, lui dis-je, quiconque lève sur vous les yeux me blesse dans mon honneur.

À ce mot d’honneur, sa physionomie s’assombrit, et elle reprit avec tristesse : — Ce n’est donc entre nous qu’une simple question d’honneur ?

Je me levai impatienté, elle joignit les mains et me regarda d’un air suppliant : — Tenez, mon ami, haïssez-moi, foulez-moi aux pieds, ou prenez-moi dans vos bras et emportez-moi dans quelque coin du monde où votre jalousie n’ait plus de querelles à me faire ; je ne puis rester dans cette situation équivoque ; de quelque côté que je me tourne, tout est opprobre ou danger pour moi. Je vois des devoirs, des tristesses sans fin, rien de plus !…

Je l’interrompis et la ramenai brusquement à la question. Elle hésita une seconde ; puis, se redressant fièrement et me regardant en face :

— Eh bien ! soit, me dit-elle d’une voix brève, et que Dieu soit pour le bon droit ! S’il n’eût tenu qu’à votre ami, M. de La Meilleraie

Elle s’arrêta sur ces mots, mais son attitude et son regard complétèrent le sens de la phrase.

Je me sentis agité d’un frisson nerveux. — Mais, madame, lui dis-je en balbutiant, si je n’étais pas venu ce matin, que serait-il donc arrivé ?

Elle me répondit avec calme : — L’incident regrettable auquel je viens de faire allusion s’est passé hier soir, et déjà le baron est prévenu ; il devait lui-même vous prier de ma part d’éconduire votre ami.

En ce moment, on heurta doucement à la porte de la chambre. J’avais les yeux sur l’entrée, et je ne puis songer qu’en frémissant à ce qui serait arrivé, si La Meilleraie, comme je le craignais, se fût présenté à nous. C’était le baron.

— Eh ! morbleu ! dit-il en venant à moi, je vous cherche, mon cher comte, depuis ce matin ;… mais ce boudoir était bien la dernière cachette où je pensais vous trouver. — Et, se tournant vers Camille : Suis-je de trop ici, madame ?

Sans dire un mot, je pris les deux mains de la comtesse, que je portai à mes lèvres. Elle tremblait. Je saisis le baron par le bras, et je l’entraînai dehors.

— Je vois, me dit celui-ci une fois dans le corridor, qu’il n’est pas nécessaire de vous instruire de ce que vous savez aussi bien que moi. Maintenant que comptez-vous faire ?

— Baron, je vous ai entendu raconter un jour qu’un officier aux gardes françaises se permit de lorgner la baronne de La Chaize de trop près, et que le lendemain l’officier payait de sa vie cette impertinence…

Le baron secoua tristement la tête.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous devions nous battre à l’épée, à une lieue de Saverne, au bord d’un ruisseau qui coule, entre des peupliers, au travers d’une prairie. Le paysage s’est gravé dans mon esprit, et c’est là l’épisode de ma vie qui se retrace le plus nettement à mon souvenir. Le ruisseau était glacé, l’herbe flétrie, les arbres dépouillés ; la bise soufflait par rafales, secouant les branches chargées de givre ; l’horizon, borné brusquement par des coteaux sillonnés de fondrières, offrait l’aspect de la désolation et de la mort. Le sol craquait sous les pieds ; pas un oiseau dans cet air brumeux, si ce n’est quelques pies criardes. L’impression de tristesse profonde que je ressentis à cette vue me revient à la mémoire avec une incroyable puissance. Je vois encore le baron soucieux et droit comme un piquet, La Meilleraie en face de moi, la poitrine nue, l’épée à la main. Je me précipite sur lui,… puis tout s’efface dans mon cerveau. Je ressentis une vive douleur au côté droit : le fer avait pénétré entre les côtes ; je poussai un cri, et je tombai sans connaissance sur le gazon. L’honneur était satisfait. La Meilleraie se retira avec une égratignure insignifiante, et je fus transporté au château sur un brancard dont les secousses, en me tirant de mon assoupissement, rendaient plus sensible la douleur aiguë que j’éprouvais.

On me déposa sur mon fit avec des précautions infinies. Le médecin sonda la plaie, hocha tristement la tête, et se contenta de recommander le repos le plus absolu. La comtesse fit retirer tout le monde, et déclara qu’elle voulait seule me soigner. Quant à moi, j’avais perdu tout sentiment de l’existence. De temps à autre il me semblait voir un visage de femme se pencher sur moi, et je ressentais dans ces momens-là un bien-être indéfinissable. Parfois aussi, quand ma tête se dégageait, il me semblait entendre causer à voix basse dans la chambre. Était-ce hallucination ou réalité ? Dans l’atmosphère fiévreuse qui m’entourait, j’ai cru voir le visage effaré de la jeune miss de Greenwich, j’ai revu ses yeux bleus, son sourire ; j’ai respiré le parfum léger qui s’exhalait des boucles de ses cheveux, et cependant mon esprit n’était déjà plus à la poursuite de ce lutin qui m’avait révélé la femme ; je me sentais attiré d’un autre côté avec une violence qui paraissait en raison directe de la faiblesse de mes organes. Je m’étais endormi indifférent, ou tout au moins croyant l’être, et je m’éveillais dans l’enivrement d’un amour dont aucun terme ne peut rendre la douceur.

Une nuit, le cercle de fer qui comprimait mes tempes se détend et se brise, ma poitrine se dilate ; j’entends à mes côtés la respiration d’une femme. Je parviens à me soulever, et dans l’obscurité je reconnais la comtesse, qui de lassitude s’était endormie sur mon oreiller. Je contemple cette tête jeune et pâle, ces cheveux dénoués qui retombent sur son cou et ses épaules, ces grands yeux fermés, cette main qui s’avançait vers moi blanche et fine, et qui est demeurée sur le bord du lit. Je veux appeler Camille, mais ma voix trop faible me trahit. Je me penche sur la comtesse, je la baise au front, et je me rendors auprès d’elle d’un doux sommeil qui dura le reste de cette nuit et une partie de la matinée.

Lorsque je m’éveillai, le docteur me tâtait le pouls : — Vous l’avez sauvé, dit-il tout bas à Camille, qui l’interrogeait d’un regard inquiet. À ces mots, je la vis pâlir et tomber sur un siège ; puis, ne pouvant contenir son émotion, elle se prit à pleurer. Je compris que ces larmes étaient des larmes de joie, et je savourai pour la première fois de ma vie le charme de me sentir aimé. Je fis signe à la comtesse d’approcher : — Camille, lui dis-je, allez prendre un peu de repos. Je me trouve bien. George me soignera pendant que vous réparerez vos forces. Elle obéit et se retira, après avoir jeté sur moi un de ces regards où les belles âmes semblent se donner tout entières.

À partir de ce moment, mon état s’améliora d’heure en heure, et quinze jours après j’étais sur pied. Je remarquai que, depuis ma convalescence, Camille montait moins souvent dans ma chambre, et dans les derniers jours elle ne parut plus. J’en éprouvais une vague inquiétude que j’avais peine à dissimuler. Je sentais que sa présence seule eût hâté ma guérison ; mais je n’osais parler d’elle, je ne sais quelle mauvaise honte me fermait la bouche. Cependant le désir d’avoir de ses nouvelles l’emporta. J’en dis quelques mots au baron d’un air assez indifférent : il me répondit que la comtesse était partie pour Paris afin d’assister au mariage d’une de ses amies, cette miss Olympia Barton à laquelle je n’avais pas voulu rendre visite à Greenwich, et qui épousait un attaché de l’ambassade anglaise, sir Edward Lowley. — Un charmant mariage, ajouta-t-il, entre gens qui s’aiment et qui sont faits pour se rendre heureux ; miss Olympia est une jeune personne pleine de grâce et de distinction, quoiqu’un peu romanesque : si vous l’aviez vue, elle vous aurait réconcilié avec les femmes.

Je lui demandai étourdiment si la jeune miss était pour quelque chose dans la combinaison de ces maudites toiles d’araignée dont il m’avait tant menacé avant mon mariage. Il me répondit par un sourire mystérieux. Décidément il y avait là-dessous quelque chose que je ne pouvais démêler.

Lorsqu’il m’eut quitté, je pris la plume pour écrire à la comtesse et lui demander la raison de son brusque départ. Qui le croira ? je ne pouvais tracer sur le papier le nom de Camille sans un frémissement intérieur, et je recommençai trois fois ma lettre pour le seul plaisir de le récrire, ce nom si doux.

Comme j’éprouvais le plus vif désir de revoir cette jeune femme, qui m’était maintenant aussi chère qu’elle m’avait été d’abord odieuse, j’eus dans ma lettre des réticences, des choses voilées, des délicatesses de style infinies. J’espérais qu’elle m’entendrait à demi-mot, et pour toute réponse reviendrait bien vite à Saverne ; mais je fus trompé dans mon attente, soit que le mariage de miss Olympia la retînt à Paris malgré elle, soit que quelque autre cause plus intime et toute personnelle, quelque mystérieuse pudeur, la détournât de se jeter ainsi dans les bras d’un homme qui l’avait si longtemps dédaignée. Les femmes sont presque toujours maîtresses de leurs sentimens, même les plus impétueux, ou, pour mieux dire, il y a chez elles tant de nuances diverses qu’elles vont rarement à leur but par la ligne la plus directe et la plus courte. La comtesse m’écrivit qu’elle ne pourrait être à Saverne que dans quelques jours, et qu’elle y reviendrait accompagnée de miss Olympia et de son mari. Il ne me restait plus qu’à me résigner.

La prochaine visite de lady Olympia et de son mari me suggéra une idée singulière : celle de m’offrir à moi-même une fête à l’occasion de la venue des nouveaux époux. Mes noces n’avaient été qu’un simple spectacle, une cérémonie vide de sens ; il fallait cette fois que rien ne manquât pour les célébrer dignement. Le jour même, George partit pour Paris muni des instructions les plus détaillées.

Camille arriva le jour qu’elle avait marqué, précédant de quelques heures lady Olympia et son mari. Je la reçus sur le marche-pied de la voiture, et après lui avoir demandé des nouvelles de son voyage et de sa santé, je la laissai se retirer dans son appartement. Dans l’après-midi, George, revenu de la veille, me signala sur la route l’arrivée des fourgons qui transportaient le matériel de la fête : je lui ordonnai d’avoir l’œil à tout, et tandis que le baron faisait les honneurs du château aux invités, je me fis annoncer à Camille, et je me présentai à elle avec l’émotion d’un amant qui va risquer un premier aveu.

Je m’assis auprès d’elle et lui demandai assez naïvement si elle ne s’ennuyait pas un peu de la vie monotone qu’elle menait à Saverne. Le ridicule qu’une telle question pouvait avoir dans ma bouche était singulièrement modifié par le ton de voix dont je la faisais. Il y avait dans-mon regard et mon sourire comme une promesse d’amendement pour l’avenir, et je ne sais quoi qui fit rougir la comtesse.

Elle me répondit qu’elle m’avait épousé en sachant très bien ce qu’elle faisait, résignée d’avance à tout ce qui devait arriver.

— C’est de l’héroïsme, lui dis-je,

— Qui ne risque rien n’a rien, répliqua-t-elle en baissant les yeux et en sous-entendant la moitié de sa pensée.

Je lui pris la main.

— Le cœur a des inspirations secrètes, poursuivit-elle ; vous aviez beau me fuir, je me disais : Il reviendra !

Elle parla sur ce ton avec une aisance parfaite. Sûre désormais d’elle-même et de moi, elle m’ouvrit les trésors de son esprit. Elle me fit l’histoire de mon cœur, éclairant les coins encore obscurs de ce passé plein de troubles et de contradictions. J’étais ravi, et je l’admirais. Je savais depuis longtemps qu’il y avait au fond de cette âme blessée un impérieux besoin d’affection et de dévouement ; mais j’ignorais qu’il y eût à côté de cette âme une intelligence supérieure, une intuition aussi nette des nuances, une pénétration aussi délicate de ces choses que l’on peut sentir, mais que la parole ne rend pas. Le baron avait raison ; je n’avais rien su voir : Camille était une femme incomparable.

Tout en parlant, elle fit allusion à mon aventure de Londres. Je compris qu’il lui en restait une pointe d’inquiétude. Je lui racontai alors en plaisantant toute la vérité.

— Amour de tête ! dis-je. Il fallait bien que l’imagination fût prise une bonne fois pour que la passion pénétrât jusqu’à l’âme.

En ce moment, on apporta un carton qui fut remis à Camille. Elle enleva le couvercle et retira d’abord une robe de satin blanc bordée de cygne. — Qu’est-ce donc ? fit-elle étonnée en se tournant vers moi. Que signifie ceci ?

Sans lui répondre, je tirai du carton un écrin incrusté d’argent ; je fis jouer un ressort, et je déroulai un collier de perles à ses regards émerveillés. — Acceptez, lui dis-je, pour l’amour de moi. Les perles vous vont à ravir. Elle se souvint du collier que le baron lui avait offert en mon nom la veille de notre mariage, et elle sourit. — Ce soir, ajoutai-je, je donne un grand dîner et un bal. Parez-vous, Camille, soyez belle ; voici nos véritables noces.

Tout à coup la porte du boudoir s’ouvrit et livra passage à une charmante jeune femme. Je poussai une exclamation de surprise : mon inconnue de Londres était là devant moi, dans une robe de gaze, des fleurs dans les cheveux, des fleurs à son corsage, souriant à la vue de mon trouble et de Camille, qui avait encore les yeux humides.

— Eh bien ! ma chère, dit la jeune femme à Camille, ne me présentez-vous pas à votre mari ?

Camille la prit par la main.

— Miss Olympia Barton, me dit-elle, aujourd’hui lady Lowley, mon excellente amie, dont je vous ai souvent parlé.

Lady Lowley me fit une révérence moqueuse. Je balbutiai quelques mots, et, saluant, je me sauvai du boudoir de ma femme comme un écolier pris en faute.

Dans le couloir, je rencontrai le baron.

— Comment se fait-il, lui dis-je, que lady Lowley ou miss Olympia, si vous l’aimez mieux, soit précisément mon inconnue de Londres ?

— Mon ami, me répliqua froidement le baron, je ne connais pas encore lady Lowley ; quant à votre inconnue de Londres, je ne sais ce que vous voulez dire. Si vous avez eu dans cette ville quelque intrigue galante, tant mieux pour vous ; mais parlez-en le moins possible : personne ne trahira les secrets que vous garderez pour vous seul.

Sur cet aphorisme d’une incontestable justesse, il me fit un léger salut et se retira. Tout en réfléchissant à ce dernier incident, je me rendis dans ma chambre, où je m’habillai, et je descendis au salon.

Lady Olympia s’approcha de moi pour me présenter à sir Edward Lowley ; puis elle m’offrit sa main. Je la portai à mes lèvres avec l’assurance d’un homme de cour, et la baisai avec une grâce toute chevaleresque. — Il ne m’aime plus, pensa en elle-même cette charmante folle. — Elle avait raison. L’avais-je même jamais aimée ? Je l’ignore ; je sais seulement que lorsqu’on n’aime plus, on ne se souvient guère d’avoir aimé.

— Or çà, me dit le baron à demi-voix, avouez qu’il est assez original de commencer sa lune de miel deux mois après ses noces.

À l’entrée de la comtesse, il y eut un murmure d’admiration ; elle était éblouissante sous sa robe de satin, les cheveux relevés sur son front, et couronnée de perles blanches qui s’enroulaient dans les anneaux de sa coiffure. Je n’avais jamais imaginé une aussi parfaite beauté. Nous étions servis, je m’approchai d’elle, et lui offris mon bras. Le baron, qui s’apprêtait à remplir ce devoir, recula en souriant d’un air narquois. Je me penchai vers Camille, et lui glissai dans l’oreille trois mots qu’elle ne put entendre sans tressaillir.

J’aimais et j’étais heureux, et cependant, j’en fais ici l’aveu discret, il y avait sur mon bonheur comme une ombre mélancolique : celle de mes rêves passés, celle d’une ambition inassouvie ; ombre à demi effacée et pâlissant devant mon amour. A mesure que la soirée s’avançait, elle pâlissait de plus en plus ; mais elle ne mourut pas. Rien ne meurt de ce qui est réellement vivant.

J’ouvris le bal avec Camille. Au milieu de la soirée, elle se plaignit de quelque malaise et se retira. En ce moment, le baron vint à moi et me proposa une partie de trictrac. — Mon cher baron, lui dis-je, Camille est souffrante. — Et, sans lui donner le temps de la réplique, je le saluai et sortis.

En me voyant entrer dans son boudoir, la comtesse, debout devant sa glace, poussa un léger cri.

— Je la pris par la main, je l’invitai à s’asseoir, et je me mis à ses genoux.

— Vous souffrez ? lui dis-je.

— Je suis si heureuse ! murmura-t-elle ; toutes mes prévisions sont réalisées…

— Vous n’avez donc jamais désespéré de moi ?

Elle me regarda avec un sourire et me répondit simplement : — Je vous aimais…


Ici s’arrêtent les confidences du comte de Saverne. On ignore si cette ombre, qui, dans cette dernière soirée, pâlissait devant son amour, troubla jamais la vie calme et riante que la fatalité lui avait imposée.


Edmond Castellan.