La Tiare de Salomon/Chapitre I

Le monde illustré "Album Universel" (p. 1-8).

PREMIÈRE PARTIE



CHAPITRE I


Le premier juin de l’année 1897 au deuxième étage d’un splendide hôtel des Champs Élysées un homme frisant la soixantaine, se promenait avec agitation, un papier jauni à la main, dans un cabinet de travail luxueusement meublé.

Cet homme qui était gros, court, blême et chauve, interrompait toutes les cinq minutes sa promenade fébrile pour appuyer un doigt énervé sur le bouton d’une sonnette électrique ce qui aussitôt faisait apparaître un domestique solennel.

Et ce court dialogue avait lieu entre le maître et le valet :

— Monsieur Sigouard est-il là Hyacinthe ?

— Pas encore monsieur le baron.

— Très bien, aussitôt qu’il arrivera vous me préviendrez.

Le valet disparaissait.

Le baron Simono chez qui nous pénétrons par ce bel après-midi de mai, était cité dans la haute société avec orgueil et vénération. Son cabinet de travail qui tenait à la fois du musée et de la boutique de brocanteur, annonçait tout de suite qu’on se trouvait, à n’en point douter, chez une des gloires de la science.

Dans tous les coins, sur toutes les consoles, sur tous les fauteuils s’accumulaient des quantités incroyables d’objets bizarres portant des étiquettes collées ou clouées.

À gauche du bureau, bâillait une immense baignoire en cuivre rouge, bosselée comme si on l’avait retirée d’une catastrophe de chemin de fer.

À droite du bureau sur un socle de marbre reposait une énorme brosse en bois jaunâtre, veuve de ses poils.

De la baignoire surgissait un piquet, supportant l’écriteau suivant :

 « Baignoire ayant appartenu à
Louis 1er dit le Débonnaire,
Roy de France,
Né en 778, mort en 840 ».

Une petite pancarte placée sur la brosse, portait l’indication ci-dessous :

Ustensile de toilette,
Provenant de la succession de la
Marquise de Montespan,
née en 1641, morte en 1707.

Juste au milieu de la rosace du plafond, une momie grimaçante d’enfant, tournoyait lentement, au bout d’une chaînette de cuivre.

Sur le ventre du petit cadavre noirâtre et desséché se lisait l’inscription suivante :

Momie authentique de
PYLO
Fils de Pylade et d’Electre
Mort à l’âge de huit mois.

Et enfin sur une tablette faisant le tour de la pièce, s’alignaient des milliers de vieilles bottes et de vieux souliers de toutes dimensions, ayant eux aussi collée sur le cuir, une étiquette explicative.

(Souliers de mariage de Thomas Morus, Grand Chancelier d’Henri VIII, Roy d’Angleterre ; sandales que portait Léonidas premier, Roy de Sparte, au moment exact où il périt aux Thermopyles ; mules de Léon premier, dit le Grand-Pape, mort en 401, etc., etc.)

Depuis des années, dans toutes les bibliothèques graves, les livres du baron Simono occupaient la place d’honneur. Énormes, débordants d’annotations, ils attiraient tout de suite l’œil par leurs titres :

« Précis complet de l’art du fabricant de cure-dents en os de daim, sous le régime de Ptolémé philopator », « Histoire anecdotique de l’utilisation de l’huile de ricin pour la conservation de la viande d’ânesse chez les Hébreux, depuis la destruction du temple de Jérusalem, jusqu’à nos jours ».

Mais de l’avis de tous, l’œuvre maîtresse du grand savant Simono c’était incontestablement son ouvrage sur « L’influence des caleçons en poils de rat musqué sur l’hygiène des Hébreux, au temps de la persécution d’Antiochus Eupator »  ; et ce dernier travail venait de plonger le monde scientifique dans une émotion considérable.

Ceci dit, reprenons notre personnage que nous avons laissé parcourant à grands pas son cabinet de travail, un parchemin à la main.

La lecture de ce parchemin jauni par les ans, semblait agiter le baron Simono presqu’autant que l’attente du visiteur retardataire répondant au nom de Sigonard.

À haute voix sans interrompre sa marche, le baron Simono le lisait ce papier, avec des yeux hors de la tête, et en coupant cette lecture d’exclamations et de petits cris enthousiastes.

Écoutons-le :

— L’an 4130 de la création du monde, clamait-il, après la destruction du second temple par Titus, soixante-dix mille ou quatre-vingt mille israélites pénétrèrent jusqu’à la côte de Malabar. Le roi Shéram-Hérimal les accueillit et leur donna la ville de Crancanor. Ces israélites avaient apporté une tiare d’une grande valeur historique, dont se servaient les lévites dans le temple, seulement aux jours de grandes fêtes, et tour à tour s’en coiffaient, (s’interrompant) une tiare ! pourquoi cette tiare conservée avec tant de soins ?… cinq mois que je me pose cette question. Cette tiare est-elle réellement comme je le pressens celle dont le grand Salomon aimait à se coiffer, celle qui lui servit pour recevoir en grande pompe sa bien aimée, alliée et amie, la reine de Saba ! Oui, je le sens ! c’est elle ! tout me le crie, jamais on ne l’a retrouvée, et puis si l’on conservait si précieusement cette tiare, si les lévites s’en coiffaient avec tant d’acharnement, c’est qu’à leurs yeux elle avait certainement la plus grande valeur historique.

Fiévreusement le baron reprit sa lecture :

« Cette tiare qui, je crois, remonte à la plus haute antiquité a été retrouvée par Mosée de Salam, qui l’a enfouie, à la suite de graves circonstances sous la septième dalle d’un temple sacré de l’Inde, le temple d’Amber, à Djépour ».

Le baron s’interrompit de lire à nouveau.

— Mosée de Salam, le célèbre rabbin qui visita la côte de Malabar en 1686 ! plus de doutes, cette tiare est celle de Salomon. Il est vrai que Mosé n’affirme rien, mais c’est tout comme… maintenant y est elle toujours sous la septième dalle du temple ? voilà ce qu’il faudrait encore savoir, et je n’en sais rien. C’est très joli d’aller la rechercher mais Djépour n’est pas précisément à deux pas, c’est dans l’Inde, et un pareil voyage à mon âge… voyons ! oui ou non dois-je ?…


Connaissez-vous, mon neveu, la tiare de Salomon

Une minute le vieux savant s’absorba dans la contemplation de son parchemin, puis continua à monologuer :

— Ce serait pour moi une jolie fin de carrière !… Avoir retrouvé la fameuse tiare de Salomon quelle gloire ! Tous mes collègues de l’Institut en prendraient la jaunisse !… Allons, allons ! n’hésitons plus, toutes réflexions faites je vais tenter l’aventure, et ce sera du reste une excellente occasion de visiter l’Inde que je ne connais pas.

Il frappa sur son bureau un grand coup de poing qui affirma sa résolution et fit tressaillir son encrier : « C’est dit, j’irai et j’emmène avec moi mon neveu Sigouard. Et ricanant :

— D’ailleurs, je lui dois bien ça à ce pauvre garçon, puisque c’est en somme à lui si je suis en possession de ce précieux parchemin. Animal de Sigouard, s’il se doutait de la valeur du trésor qu’il m’a donné, ça me coûterait gros, et comme il m’a déjà dépouillé en six ans de plus de trente mille francs en folies de jeunesse, je me garderai bien de lui en parler.

Deux heures sonnèrent.

Au même moment le valet de chambre annonça :

— Monsieur Oscar Sigouard !…

— Ah ! enfin, faites entrer fit vivement le baron.

Un individu aux allures d’échassier, franchit aussitôt la porte, avec un large sourire aux lèvres.

D’un geste plutôt protecteur qu’aimable, le baron Simono désigna un siège à l’arrivant :

— Asseyez-vous, mon neveu.

— Sapristi, répondit le nouveau venu, en se jetant dans un fauteuil, je suis positivement claqué et j’ai besoin sérieusement de sentir quelque chose d’un peu mou sous mon séant !

C’était un grand gaillard, ce monsieur Sigouard, tout en jambes et en bras, des bras au bout desquels pendaient des mains phénoménales, pouvant encercler de leurs cinq doigts, sans difficulté, la tête d’un veau de trois semaines.

Quand à la figure du personnage, imaginez une boule aplatie à sa partie supérieure et sur laquelle aurait poussé une épaisse toison de chanvre roux. Des yeux gris-verdâtres, placés obliquement à la façon des vipères, un nez écrasé, une large bouche, dont les commissures remontaient vers des oreilles longues et minces, complétaient le portrait de celui que le domestique venait d’introduire sous le nom d’Oscar Sigouard.

Le costume du sieur Sigouard n’était point de ceux qu’on peut voir au balcon de l’Opéra les soirs de gala.

Une casquette jadis noire, et un complet à carreau écossais, semblaient crier par une foule d’accrocs de toutes les grandeurs, leur incontestable droit à une prompte retraite. Enfin une paire d’espadrilles effilochées achevaient de donner à leur propriétaire l’aspect d’un particulier qu’on ne serait pas heureux de rencontrer place Sainte-Geneviève, entre deux et trois heures du matin.

Oscar Sigouard semblait subir l’examen de son oncle avec une tranquillité sereine, qui ne s’altéra nullement quand celui-ci prononça ces mots :

— Connaissez-vous mon neveu, la tiare de Salomon ?

Oscar Sigouard eut seulement un éclair de joie dans les yeux, éclair promptement dissimulé :

— La tiare de Salomon, mon oncle ? fit-il, en ayant l’air de sortir des nues.

— Oui, mon ami, reprit le baron Simono, la tiare de Salomon !… Vous savez bien la fameuse tiare, dont se ceignit le crâne, le Grand-Roi pour recevoir son amie et alliées la Reine de Saba.

Le baron prit un temps, puis continua :

— Eh bien, mon neveu, cette fameuse tiare n’est pas perdue !

— Ah vraiment ! ricana Oscar Sigouard, et bien ça m’est égal, et si c’est pour me dire ça mon oncle, ce n’était guère la peine de me déranger.

Et le regardant dans les yeux :

— Car je ne suppose pas mon oncle que vous ayez envie de m’envover la rechercher ?

Le baron se leva solennel :

— C’est ce qui vous trompe, mon neveu, c’est justement pour cela que je vous ai fait venir, dit-il froidement.

— Mais mon oncle !

Le baron coupa la parole à son neveu.

— Quel est le chiffre exact de votre fortune à l’heure actuelle, Oscar ?

— Douze francs cinquante centimes, net, mon oncle, douze francs, fruit de mes labeurs et de mes économies, gémit le neveu.

Le baron lui posa la main sur l’épaule :

— Voulez-vous gagner cinq cents francs par mois à partir d’aujourd’hui, Oscar ?

Les yeux d’Oscar Sigouard brillèrent :

— Si je le veux oncle vénéré ! Si je le veux ! Mais pour ce prix-là j’irais chercher votre tiare jusque sur le plus haut des pics de l'Himalaya.

— Je m’en doutais, fit le baron, en appuyant le doigt sur sa sonnerie électrique.

Le valet de chambre qui avait introduit Oscar Sigouard parut de nouveau.

— Monsieur Ricochet est-il là ? demanda le baron.

Et sans attendre de réponse le baron ajouta :

— S’il est là priez-le de venir me parler dans cinq minutes, vous m’entendez, dans cinq minutes, pas avant.

Quand le valet fut sorti, le baron Simono se tourna vers son neveu :

— Je vous prie, cher ami, dit-il, de me prêter maintenant toute votre attention ; l’homme qui va venir dans cinq minutes est mon secrétaire, c’est un parlait imbécile, mais c’est un honnête homme. Je l’ai pris à mon service par charité, il y a déjà un très grand nombre d’années. C’est lui qui sera notre compagnon pour le voyage que je veux entreprendre avec vous. Votre rôle à ses côtés et aux miens consistera à nous protéger dans l’exécution matérielle de mes projets. Dès demain nous nous mettrons en route pour l’Inde, est-ce entendu ?

— Mais ma femme, votre nièce, ma chère et adorée Sidonie, je vais donc être forcé de l’abandonner encore ! murmura sourdement Oscar Sigouard.


Et M. Ricochet se disposait à rentrer sa tabatière, quand une
main gigantesque s’abattit sur son bras

Le baron réfléchit.

— Ah oui, votre femme, murmura-t-il… mais je ne la connais pas du tout votre femme !

Oscar prit une pose extasiée :

— C’est vrai, mon oncle, vous ne connaissez pas ma Sidonie, puisque vous n’avez jamais voulu assister à notre mariage, mais quand vous la connaîtrez ! C’est un lion ma femme, pour la force et la vaillance. Au cours d’un voyage comme celui que je vais avoir l’honneur d’entreprendre avec vous mon oncle, ma Sidonie vaudrait trois hommes ! Songez donc qu’elle me porte à bout de bras pendant un quart d’heure sans se fatiguer. Et jolie ! mon oncle, une perle ! des yeux longs comme le cours de la Seine, une bouche d’enfant, une taille d’abeille ! Ah tenez, mon oncle, rien qu’a la pensée de m’en séparer je me sens mal !

Et Oscar Sigouard laissa tomber sa tête piriforme sur sa poitrine.

— Mais pourquoi l’emmènerions-nous pas votre femme ! fit le baron, après une minute de réflexion.

Oscar joignit les mains :

— Comment, mon oncle, il serait possible, vous consentiriez à nous emmener !

Un léger grattement qui se fit entendre derrière la porte coupa l’enthousiasme de l’époux de la ravissante Sidonie.

— Entrez, fit le baron Simono.

Le personnage autorisé à entrer dans le cabinet de travail de Simono était un petit homme d’une cinquantaine d’années, très replet et dont la figure rose, complètement rasée était empreinte de la plus grande bonhomie.

Une ample redingote noire lustrée, revêtait un corps vigoureux. Un pantalon très étroit et de la même nuance que la redingote recouvrait de toutes petites jambes, toujours en mouvement.

— Monsieur le baron m’a fait l’honneur de m’appeler, fit le nouveau venu, en s’inclinant respectueusement.

Le baron Simono désigna à son subordonné une chaise, sur laquelle monsieur Ricochet, car c’était lui, ne crut devoir appuyer qu’une minime partie de son séant, en déclarant :

— Monsieur le baron est bien bon et je suis à ses ordres.

— Monsieur Ricochet, fit le baron Simono, en prenant une pose solennelle, depuis combien de temps êtes vous à mon service ?

— Il y a vingt-cinq ans monsieur le baron, que j’ai l’honneur de vous prêter mon humble concours, à raison de cinquante francs par mois, nourri, logé et couché, répondit respectueusement l’interpellé.

— Eh bien, monsieur Ricochet continua le baron, je vous engage à faire vos malles au plus vite.

Le secrétaire blêmit :

— Monsieur le baron me chasse ? bégaya-t-il d’une voix étranglée.

— Non mon ami. reprit le baron, je n’ai point cette pensée, votre attachement m’est encore utile, et si je vous prie de faire vos malles, c’est que de mon côté je veux faire les miennes. Ceci dit, écoutez-moi.

Monsieur Ricochet rassuré, poussa un soupir de soulagement, tira une large tabatière en corne, de la poche de son pantalon, la frappa de trois petits coups secs du bout de l’index, l’ouvrit et y puisa une ample prise de tabac, en s’excusant timidement :

— Si je n’en offre pas à monsieur le baron c’est que je sais que monsieur le baron ne prise jamais.

Et monsieur Ricochet se disposait à rentrer sa tabatière quand une main gigantesque s’abattit sur son bras.

En même temps, une voix caverneuse, celle d’Oscar Sigouard, s’écriait :

— Minute, mon vieux ! moi je n’en dis pas autant car il y a des jours où je n’ai pas devant moi deux sous pour me fourrer du tabac dans le nez.

Monsieur Ricochet devint verdâtre, tant l’attentat subit perpétré sur sa tabatière, par cet homme mal mis, l’avait terrorisé.

Le baron Simono le tira d’angoisse :

— Monsieur est un ami, dit-il, en désignant son neveu, un ami qui à la suite de revers de fortune immérités s’est trouve très gêné ces temps derniers. C’est lui du reste, ajouta-t-il, qui aidé de Madame Sigouard, sa femme, nous secondera dans l’important voyage scientitique que je vais entreprendre.

Le vieux secrétaire s’inclina en murmurant entre ses dents :


Madame Sigouard poussa un cri aigu et s’élança sur M. Ricochet

— J’espère alors que ce monsieur prendra un costume un peu plus décent pour nous accompagner.

— Alors, continua le baron, tenez vous prêt à partir demain soir.

— Dès demain je vous amène mon épouse, fit Oscar Sigouard.

— Inutile, dit le baron, je la verrai à la gare.

Et sortant de son portefeuille un billet de banque de mille francs, il ajouta :

— Voici le montant de vos deux premiers mois, achetéz des effets propres et soyez exacts. Je serai à la gare de Lyon à sept heures quarante-cinq du soir.

Et à voix basse, entraînant son neveu dans un coin de la pièce, le baron ajouta :

— À propos, dit-il, vous venez d’entendre ce que je viens de dire à monsieur Ricochet, vous n’êtes pas mon neveu pour lui, mais un simple ami. Pendant le voyage, vous m’appellerez donc : monsieur le baron. Plus tard, si vous rachetez les torts que vous avez eu jadis envers moi, je vous donnerai à nouveau le titre de neveu. Si vous me secondez utilement et fidèlement surtout, je saurai vous tenir largement ma reconnaissance.

— Compris, mon oncle, fit Oscar Sigouard, en prenant la porte.

Quand le neveu du baron fut parti, monsieur Ricochet hasarda cette question :

Monsieur le baron pourrait-il me renseigner sur le pays… sur la contrée où… ?

— Nous partons pour l’Inde mon ami ; nous débarquerons à Bombay, et, de là, nous pousserons jusqu’à Djépour. C’est dans cette ville seulement que je saurai la date de mon retour à Paris. Quand au but de mon voyage scientifique je ne vous le dirai en route que si je le juge utile.

Merci, me voilà bien renseigné ! pensa le brave homme, qui ajouta timidement :

— Et monsieur le baron, connaît beaucoup le monsieur qui va nous accompagner ?

Le baron prit un air sévère :

— Je n’aime pas les questions indiscrètes, monsieur, fit-il. Sachez cependant, monsieur, que Oscar Sigouard est un garçon d’une grande valeur qui je prise beaucoup, et dont le concours me sera très précieux à tous égards.

— Monsieur le baron doit certainement avoir raison, murmura Monsieur Ricochet en se retirant à reculons, et il ajouta à part lui en tirant sa tabatière de corne :

— Qu’il prise Sigouard si le nez lui en dit, quant à moi je préfère mon « macouba ».