La Théorie du nombre en matière de population

La Théorie du nombre en matière de population
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 597-616).
LA
THEORIE DU NOMBRE
EN MATIERE DE POPULATION


I

Incessamment renouvelée par les générations qui se succèdent, une nation se continue à travers le temps. Elle peut se maintenir et durer, malade guérir, abaissée se relever ; elle a pour elle ce qui fait défaut à l’homme : la reconstitution de chacun de ses élémens. Sur le sol qu’elle occupe et qu’elle met en valeur, elle se recrute constamment, de nouveaux-venus reprenant l’outil tombé des mains lassées de l’artisan, la charrue, la plume ou le fusil de l’agriculteur, du savant et du soldat.

Pour qui la suit à travers l’histoire, pour quiconque étudie sans parti-pris, sans idées préconçues, les causes de sa grandeur et de sa décadence, ces causes apparaissent, de prime abord, multiples et complexes ; mais cette multiplicité et cette complexité ne sont qu’apparentes et se peuvent ramener à des facteurs principaux, les mêmes pour toutes les races et pour tous les peuples. De l’harmonie de ces facteurs, de leur équilibre entre eux, découlent la grandeur et la prospérité d’une nation ; de l’équilibre rompu, de la suppression de l’un de ces facteurs, résulte un état de malaise, de décadence et d’abaissement. Tous les peuples disparus, tous les empires détruits ont péri par l’exagération persistante ou la destruction violente de l’un de ces facteurs dont l’ensemble fit leur force et leur durée.

Merveilleusement élastiques et souples, les organes par lesquels ces facteurs agissent et qu’ils mettent en mouvement s’adaptent aux exigences de la vie d’une nation. Souvent la prépondérance passagère de l’un d’eux n’est que la résultante de lois économiques ou sociales, prépondérance destinée à faciliter une évolution nécessaire. Ductiles et résistans comme ces barres de fer qui, se dilatant ou se contractant librement dans un espace scientifiquement calculé, supportent sans se rompre un poids énorme et, par leur jeu prévu, se prêtent aux brusques changemens de la température, ils se plient, eux aussi, aux conditions nouvelles, concentrant sur le point de résistance les forces communes, pour reprendre ensuite leur stabilité première. Ce ne sont là, dans la vie des nations, que des accidens passagers dont il importe de ne pas exagérer l’importance. Ils n’impliquent pas toujours un état de choses durable, ni un déplacement permanent des lois de l’équilibre.

A quatre facteurs principaux, communs à toutes les nations, à leur harmonie ou à leur désaccord, peuvent se ramener les causes en apparence multiples de leur élévation ou de leur chute. Ces quatre facteurs sont : 1° tout d’abord l’homme lui-même, la race, sa force physique, sa valeur intellectuelle et morale ; 2° le nombre, et sa répartition sur l’étendue du territoire ; 3° le sol, son aptitude à nourrir ses habitans, son relief orographique, les facilités qu’il offre pour la circulation intérieure et la défense extérieure ; 4° enfin le climat, dont l’exagération dans un sens ou dans l’autre paralyse ou amollit l’activité de la race.

Par sa force physique, s’exerçant sur le sol, l’homme le met en culture, en tire sa subsistance et le défend ; par sa valeur intellectuelle et morale, il étend son empire sur la nature, élargit son domaine, illustre son nom, accroît son prestige, ses jouissances et ses moyens d’action. Le nombre lui est nécessaire pour se maintenir et durer, pour accroître et perpétuer la race. Dans la couche large et profonde de la population se recrutent les capacités, l’élite intellectuelle qui dirige les masses, les éclairo et les élève. Proportionné à la superficie du territoire, le nombre est l’un des facteurs de la prospérité d’une nation ; trop restreint, il est hors d’état de défendre ce territoire ; excessif, il amène l’appauvrissement général, ou, par l’émigration forcée, la rupture des liens entre l’homme et la patrie. De l’harmonie du sol avec la race qui l’habite résultent la production normale, le travail soutenu, l’intelligente exploitation des ressources naturelles, le bien-être général. Que le niveau intellectuel et moral baisse, que la force physique de la race décroisse, que la population tombe au-dessous du nombre que l’agriculture et l’industrie réclament et font vivre, que le sol s’appauvrisse et se stérilise, que le climat subisse des variations excessives et persistantes, la race s’étiole et meurt. Qu’une seule ou plusieurs de ces éventualités se produisent, l’état de malaise se déclare et persiste jusqu’à ce que l’équilibre rompu se rétablisse.

C’est ce qui arrive, dit-on, pour la France, car l’un des facteurs qui ont fait sa force et sa grandeur, le nombre, menace de lui faire défaut. Non que sa population décroisse, mais elle ne s’accroît plus dans la même proportion ; celle de ses voisins augmente alors que la sienne demeure à peu près stationnaire, et, l’imagination encore sous le coup des désastres de l’année sanglante, on en conclut que les jours de la France sont comptés. Sans nier le péril, on est cependant en droit de se demander s’il est aussi proche et aussi imminent qu’on le croit, si l’on ne prend pas un accident passager pour un mal permanent, si d’autres facteurs ne compensent pas cette cause d’affaiblissement, en un mot, si l’équilibre est véritablement rompu entre les facteurs essentiels de la vie de la nation.

Ces alarmes s’expliquent, si l’on tient compte que depuis près d’un demi-siècle une théorie nouvelle s’est fait jour, acclamée comme une révélation, et que la France vit en quelque sorte hypnotisée devant la théorie du nombre. Proclamée en 1848 la loi de l’État, le facteur unique et primordial, le nombre est devenu, sous le nom de suffrage universel, impeccable et infaillible, l’arbitre souverain, la voix du peuple, seul maître et seul écouté, aussi prompt cependant à juger qu’à se déjuger, acclamant la république qui portait de 220,000 à 9 millions le nombre des électeurs, nommant le prince Napoléon président par 5,434,226 voix, empereur par 7,437,216.

Ces reviremens ne sont pas pour surprendre. Ils sont de tous les temps et de tous les pays ; mais ce qui est pour étonner, c’est qu’une nation en aussi merveilleux équilibre que la nôtre avec son sol et son climat, laborieuse, économe, foncièrement honnête, intelligente et remarquablement douée, en arrive à tenir le nombre, qui n’est à tout prendre que la force brutale, s’il est la force, ce qu’il reste à prouver, pour le facteur le plus important de ceux qui concourent à sa prospérité ; qu’oublieuse des leçons de l’histoire et des enseignemens de son propre passé, elle attribue au nombre des vertus que le nombre seul n’eut jamais.

Si la théorie du nombre est devenue, en matière politique, le credo de la génération qui l’a promulguée et qui s’éteint, la théorie du nombre est devenue, dans l’Europe entière, sous le nom de nation armée, le credo de la génération présente. Sous l’influence d’événemens encore vivans dans toutes les mémoires, on ne voit de défense possible, de sauvegarde et de salut que dans le nombre. On lui attribue la force et les vertus militaires : le courage, la discipline, la tactique. Dans ce domaine aussi il règne et triomphe ; la théorie du nombre l’emporte et, selon le chiffre d’hommes que chaque État peut mettre sous les armes, on est prêt à affirmer que l’un a tout à craindre, que l’autre n’a rien à redouter et que le plus logique, avant d’en venir aux mains, serait encore de se compter.

Portée si haut, érigée en dogme, la théorie du nombre ne rencontre plus guère que de rares contradicteurs et de muets adversaires. On hésite à remonter certains courans, à réagir contre un ensemble de faits et d’idées dont, quoi qu’on en ait, on subit l’influence. Et cependant, ni l’histoire du passé ne sanctionne cette théorie, ni les faits présens ne la confirment.

Ce que l’une nous enseigne et ce que les autres nous montrent, c’est que le nombre est un des facteurs importans d’une nation, à la condition toutefois de se combiner avec d’autres facteurs : la force physique, la valeur intellectuelle et morale. S’il n’en était pas ainsi, les nations les plus nombreuses seraient aussi les nations prépondérantes, et il n’en est rien. L’Europe, avec 350 millions d’habitans, est supérieure à l’Asie, qui en compte 789, plus du double. La Chine, avec ses 400 millions, est inférieure à la France, onze fois moins peuplée, et l’Inde, avec 253 millions d’Hindous, est aux mains de l’Angleterre, qui n’a que 35 millions d’habitans. Les Pays-Bas n’ont qu’une population de 4 millions 1/2 ; ils détiennent cependant les Indes orientales et y gouvernent 40 millions de sujets.

Allègue-t-on la différence des races ? Mais cela même est la condamnation du nombre en tant que nombre et la consécration de la supériorité intellectuelle. Il est hors de doute que les Hindous n’auraient, étant données leurs masses profondes, qu’à serrer leurs rangs pour étouffer les Anglais ; et, qu’ainsi que l’écrivait un de leurs généraux, « avec des pierres et des bâtons, ils expulseraient l’Angleterre de chez eux. » L’armée coloniale anglaise, les fonctionnaires anglais, ne forment pas un total de 60,000 hommes dont une partie, recrutée sur place, est indigène. Une poignée de fonctionnaires et d’officiers gouverne l’Inde et y fait régner la Pax britannica. Mais cette poignée d’hommes qui fait la loi à ces centaines de millions possède, à défaut du nombre, le prestige, la supériorité intellectuelle et morale, qui suppléent au nombre et dont le nombre subit l’ascendant.

Combien, au temps de César, Rome comptait-elle de citoyens ? Le recensement de l’an 70 avant l’ère chrétienne en accuse 450,000. En décuplant presque ce chiure, César n’en accrut pas la valeur ; le recensement de l’an 28 en donne 4,063,000, mais sous le règne d’Auguste le nombre ne s’accroît que peu. A cette époque, où Rome atteignait l’apogée de sa grandeur, combien d’hommes pouvait-elle mettre en ligne ? Vingt-cinq légions, 400,000 soldats, couvraient l’empire, qui, de l’Océan à l’Euphrate, mesurait 1,000 lieues de longueur sur 500 de largeur et comprenait quatre-vingt-sept provinces peuplées d’environ 100 millions d’habitans. « Un consul, écrivait le roi Agrippa, commande, sans un soldat, aux cinq cents villes d’Asie ; 3,000 légionnaires suffisent à maintenir dans l’obéissance le Pont, la Colchide et le Bosphore, pays rebelles à toute autorité. Quarante vaisseaux ont rendu la sécurité aux flots inhospitaliers de l’Euxin, et la Cappadoce, la Bithynie, la Cilicie et la Pamphylie acquittent régulièrement le tribut sans qu’il soit besoin d’une armée pour les y contraindre. Dans la Thrace : 2,000 hommes ; chez les Dalmates, les Espagnols et les Africains : une légion ; en Gaule : 1,200 soldats, autant que la Gaule a de villes, telles sont les forces qui assurent l’obéissance de ces vastes et puissantes régions… Dieu seul a pu porter si haut la grandeur du peuple romain. Une révolte contre lui serait une révolte contre Dieu même. »

Si, plus tard, le nombre eut raison de Rome, ce ne fut pas parce que le nombre faisait défaut à Rome, qui, prodiguant le droit de cité, avait accru le chiffre de ses citoyens et celui de ses légions, mais parce que le facteur sans lequel le nombre est impuissant, le ressort patriotique, intellectuel et moral s’était détendu, et que le jour n’était plus où un centurion montrait avec orgueil son bouclier percé de cent vingt traits et l’ennemi en déroute.

Lorsque, quatre cents ans plus tôt, l’Asie déborda sur l’Europe, quelles forces la Grèce pouvait-elle opposer à Xerxès ? Derrière lui marchaient quarante-six nations, formant un total de 2,640,000 combattans, suivis d’un nombre à peu près égal de servans et d’ouvriers. Contre cette avalanche de plus de 5 millions d’hommes qui, « sur leur passage, dévoraient les provinces pour apaiser leur faim, épuisaient les eaux des fleuves pour étancher leur soif » et menaçaient de submerger la Grèce ; contre les mille vaisseaux des Perses, la Grèce ne put mettre en ligne que trois cent quatre-vingts trirèmes et moins de 100,000 combattans. Ils suffirent à sauver l’Europe et à rejeter l’Asie, vaincue, de l’autre côté du Bosphore. Avec une armée qui ne dépassa pas le chiffre de dix légions, soit, en y ajoutant la cavalerie et les auxiliaires, un total de 80,000 hommes, César soumit les Gaules. « Il prit de force, dit Plutarque, résumant cette campagne audacieuse, plus de huit cents villes, soumit plus de trois cents peuplades, combattit, en différens temps, contre trois millions d’ennemis, sur lesquels un million périt en bataille rangée et un million fut réduit en captivité. » Et Clovis, plus tard, renouvelant ces exploits, entreprendra la conquête des Gaules avec cinq ou six mille guerriers.

Dans les grands événemens qui ont, à diverses reprises, décidé du sort du monde, le nombre n’apparaît que comme un facteur secondaire ; il ne redevient important qu’alors que, de part et d’autre, il se combine, au même degré, avec les autres facteurs. On peut et on doit admettre qu’entre deux peuples égaux en nombre, en bravoure, en valeur intellectuelle et morale, la balance semble égale, mais là même il n’en est rien. Cette égalité parfaite est impossible ; existât-elle, d’ailleurs, elle serait rompue au profit de l’un d’eux par l’adjonction de facteurs nouveaux. Suivant qu’il s’agira d’une rivalité d’influence politique, de suprématie commerciale, de prépondérance maritime ou militaire, ces facteurs varieront à l’infini. Ce seront, outre les institutions politiques, la capacité des hommes au pouvoir, la situation particulière de l’Europe et du monde, la nature des questions à l’ordre du jour, les sympathies ou les antipathies que chacune de ces nations inspire à ses voisins. Puis la situation financière, la souplesse et l’élasticité du crédit public, l’accumulation des capitaux privés, les ressources et les produits du sol, le chiffre de la marine marchande et l’état de la flotte, l’organisation de l’armée, la discipline, la valeur des hommes, la capacité des officiers, l’expérience des généraux, leur génie militaire ; puis, enfin, le plus insaisissable de tous ces facteurs : le prestige du chef, la foi des soldats dans le succès.

De même que, dans le mécanisme le plus ingénieux, il suffit d’un rouage dérangé ou faussé pour paralyser l’action des autres, de même dans l’organisme politique il suffit d’une loi mal étudiée, d’une mesure intempestive, pour fausser le jeu et contrarier l’action de cet organisme. Non plus que la prépondérance commerciale, l’influence politique d’un état ne se mesure au nombre de ses habitans, mais à la sagesse, à l’habileté, à la prévoyance, à l’esprit de suite de ses gouvernans, au degré de confiance que leur accordent les masses, au sens pratique et à l’intelligence de ces dernières. Les états qui ont joué dans le monde, et en divers temps, le premier rôle politique, n’ont pas été les plus peuplés. Ni l’Espagne, sous Charles-Quint, ni la France, sous Richelieu, ni l’Angleterre, sous George IV, n’ont dû leur suprématie au nombre de leurs habitans, et si, depuis, ce rôle semble avoir été dévolu pour un temps à la Prusse, la Prusse n’est pas le plus peuplé des états européens. Le nombre n’a été qu’un facteur très secondaire parmi ceux qui ont concouru à amener successivement ces états au premier rang et à en faire, temporairement, les arbitres du monde.

Ce n’est pas davantage au nombre que fut dévolue, en aucun temps, la prépondérance commerciale. Ni la Phénicie, ni la Grèce, ni Carthage ne possédèrent le nombre. Venise et Gênes ne l’eurent pas de leur côté ; la Hollande fut et est encore l’un des états les moins peuplés du monde ; l’Angleterre, dont le mouvement commercial annuel, de 15 milliards et demi, représente à lui seul plus du double de celui de l’Asie entière, n’a que 35 millions d’habitans à opposer aux 790 millions d’Asiatiques, et, pour nous en tenir à l’Europe, son commerce est à celui de la Russie dans la proportion de 15 à 2, alors que sa population est du 35 à 90. La Belgique, le plus petit des États de l’Europe, l’emporte encore, par son commerce, sur la Russie, l’Italie et l’Espagne, plus grandes et plus peuplées.

Si le nombre n’apparaît, ici encore, que comme un facteur secondaire, est-ce la richesse du sol qui constitue le facteur principal et compense l’infériorité numérique ? Nullement ; ni le sol de l’Angleterre, ni celui de la Hollande ou de la Belgique ne sont remarquablement fertiles. L’Asie, dont le mouvement commercial est inférieur à celui de la France, occupe sur la surface du globe une superficie quatre-vingts fois plus considérable, renferme une population deux cents fois supérieure et possède quelques-unes des plus fertiles régions du globe. Le Brésil, la Colombie, les états de l’Amérique centrale sont d’une incroyable richesse, et leur mouvement commercial n’atteint pas celui de la Suisse. Ces termes de comparaison peuvent se modifier et se modifieront très probablement ; l’immigration et les capitaux européens mettront en valeur les ressources naturelles de ces pays et décupleront leur rendement, mais ce sera moins encore au nombre qu’à la qualité des immigrans que ces résultats seront dus, et, pour s’en convaincre, il suffit de l’exemple des États-Unis, peuplés par l’immigration et s’ingéniant aujourd’hui à en restreindre l’afflux.

C’est que les termes du problème sont changés, que les bras ne sont plus l’universel moteur, remplacés comme ils le sont par des millions de bras mus par la vapeur, alimentés par le charbon, toujours prêts et infatigables. Par une étrange contradiction, c’est au moment même où les conquêtes de l’intelligence humaine, où les plus merveilleuses applications de la science tendent simultanément, et dans tous les domaines, à réduire à son minimum l’importance du nombre et à élever à son maximum celle de l’intelligence, que l’on proclame le nombre le facteur principal. Il semble qu’à côté de lui tout pâlisse et s’efface, que le moindre temps d’arrêt dans son accroissement soit une cause irrémédiable de ruine à bref délai, et que rien ne puisse compenser un ralentissement peut-être accidentel, à coup sûr qui n’est pas sans précédens et que tous les états de l’Europe ont plus ou moins vu se produire dans le cours de leur longue histoire.

Est-ce donc la première fois qu’une nation voit, non pas même se ralentir, mais s’arrêter l’accroissement de sa population, à la suite d’une violente secousse, au cours d’une évolution considérable ? Les fluctuations de la population ne sont-elles pas soumises à des lois que la science économique a formulées et que les statistiques confirment ? De tout temps il a existé un rapport étroit entre ces trois termes distincts : la population, la production et la consommation. Ce ne fut longtemps qu’une notion vague et confuse, entrevue par quelques hommes d’État, mais à laquelle manquaient des assises sérieuses, des données exactes et précises. Dans nos sociétés modernes, ce rapport étroit s’est accentué, et les statistiques ont mis hors de doute deux faits incontestables, à savoir que la population s’accroît quand la production de la richesse s’accroît ; qu’elle tend à rester stationnaire alors que la moyenne de la consommation individuelle augmente.

C’est le cas pour la France ; non pas que la France s’appauvrisse, mais que la moyenne de sa consommation et de ses charges s’est accrue. La production a augmenté, mais plus encore la consommation individuelle, le bien-être général, les besoins de confort et de luxe. Entre ces deux termes, l’équilibre est faussé, et les lourdes charges que la guerre et la paix armée font peser sur elle aggravent le malaise : il résulte de la disproportion des deux facteurs, de ce qu’ils ne suivent pas la même progression, de ce que l’un retarde sur l’autre, non de ce que l’accroissement de la consommation individuelle soit, en lui-même, une tendance regrettable et fâcheuse. Une population très nombreuse parce qu’elle consomme peu est une population misérable ; mieux vaut pour un état une population moins nombreuse, mais aussi plus aisée, plus intelligente et plus cultivée.

Nous avons montré ici même[1] comment, dans l’évolution industrielle du commencement de ce siècle, la France, absorbée par les grandes guerres de l’empire, s’était vue distancée par l’Angleterre, maîtresse de la mer et des marchés étrangers, seule à produire et à fabriquer, à vendre et à acheter, accaparant les débouchés et les capitaux, prenant une avance telle que la France n’a pu la rejoindre encore. La richesse générale en France s’est accrue plus lentement qu’en Angleterre ; ses débuts ont été plus tardifs, ses progrès moins rapides, mais la répartition en a été plus heureuse, parce que plus équitable. Si la France n’a pas, sauf de très rares exceptions, les énormes fortunes de l’Angleterre, elle n’a pas non plus ses grandes misères ; si la pauvreté s’y rencontre, le paupérisme y est plus rare et la densité de la population y est moindre.

Le niveau de cette densité pourrait s’élever sans danger. Il atteint son maximum en Belgique, où l’on compte 203 habitans par kilomètre carré. Il n’est que de 71 en France, et la France n’occupe, sous le rapport de la densité, que le sixième rang après la Belgique, les Pays-Bas, l’Angleterre, l’Italie et l’Allemagne. La densité de la population est l’étiage où se mesurent, non pas tant la richesse et la prospérité d’une nation, car à ce compte certaines régions de l’Asie l’emporteraient de beaucoup sur l’Europe, mais la proportion d’habitans que l’agriculture, le commerce et l’industrie font vivre. Dans la période primitive ou sauvage, il faut à l’homme de grands espaces pour subvenir par la chasse et la pêche à ses besoins ; un kilomètre carré lui suffit à peine. Dans la période pastorale, le même espace peut nourrir trois ou quatre habitans ; dans la période agricole, en Europe du moins, ce niveau s’élève et atteint de trente à cinquante habitans. Dans la période industrielle et commerciale, l’accumulation des capitaux, l’importation des alimens, la production sur place de la richesse, élèvent parfois, comme dans le Lancashire, région manufacturière, la densité jusqu’à plus de 700 habitans par kilomètre carré.

On voit ce qu’a de factice une pareille concentration qui dépeuple les campagnes au profit des centres manufacturiers, crée ces armées ouvrières qui oscillent entre le chômage forcé et la grève volontaire, que le paupérisme décime et que l’envie dévore. Elles sont forcément à la merci d’un événement politique ou d’une évolution commerciale qui, arrêtant brusquement la production, les plonge dans la misère. Leur nombre excessif cesse d’être une force, parce que la mesure dans laquelle les classes ouvrières contribuent à l’accroissement normal de la population est subordonnée, d’une part, à leurs moyens d’existence, que la concurrence rend plus incertains, et, de l’autre, à la somme de leurs besoins, toujours grandissans ; le jour où ce nombre cesse d’être une force, il devient un danger. Le temps d’arrêt subi par l’accroissement de la population en France date de l’évolution industrielle du début de ce siècle. Il se traduit surtout par la diminution des naissances, qui, de 32 par 1,000 habitans, sont tombées à 23, d’un peu plus de 1 million par an à 937,000, et ce ralentissement est surtout sensible dans les départemens riches, mais où la consommation individuelle a augmenté. On a longuement disserté sur les causes de ce temps d’arrêt, suggéré bien des mesures pour l’enrayer. Le mal est constant, on ne saurait le nier ; le danger qui pourrait résulter de sa persistance n’est pas douteux, mais ce qui nous paraît douteux, c’est l’imminence du péril, et ce qui nous semble dangereux par-dessus tout, c’est l’état d’esprit qu’il engendre, cette sorte de désespérance morbide, ces affirmations de décadence physique, morale et intellectuelle de notre race, que rien ne justifie et qui. tombant de haut, répercutées par tous les échos, ébranlent les plus fermes convictions et livrent la nation sans défense aux théories énervantes d’un pessimisme que l’on emprunte, pour nous l’inoculer, aux écoles philosophiques étrangères et auquel, de tout temps, le génie vigoureux et sain de notre race s’est montré réfractaire.

On proclame la vie un mal et la non-existence un bien ; on affirme que donner le jour à un enfant, c’est livrer volontairement une victime au malheur, que, partant, l’enfant ne doit à ses parens, devenus ses bourreaux, ni reconnaissance, ni affection ; que les parens doivent tout à ceux qui reçoivent d’eux, avec la vie, l’écrasant fardeau de souffrances et de maux dont elle se compose. A la loi naturelle, qui, portant l’homme à se créer un foyer et une famille, accroît ses charges et l’invite à redoubler d’efforts, le pessimisme oppose une loi nouvelle, qui, tout en laissant à l’homme le plaisir, non-seulement lui permet, mais lui enjoint, au nom d’un principe, de se dérober aux soucis de la paternité, qui flatte son égoïsme et substitue, chez la femme, le culte de sa beauté à l’instinct maternel.

De pareilles doctrines sont graves. Elles le sont d’autant plus que ceux auxquels elles s’adressent sont à l’âge où la préoccupation du présent l’emporte sur celle de l’avenir, où la lutte pour conquérir la fortune absorbe l’homme, et les distractions la femme, où les enfans, exigeant plus de soins, imposent plus de sacrifices, où l’on écarte comme importune l’idée du foyer solitaire et de la vieillesse sans postérité. Elles sont graves parce qu’elles ne s’adressent pas seulement à une élite capable, à tout prendre, d’en démêler la fausseté, mais qu’elles pénètrent dans les masses qu’un salaire incertain sépare seul de la misère et auxquelles on prêche un évangile nouveau. De toutes les causes qui contribuent au ralentissement de la population, celle-ci, si elle n’est pas la cause primordiale, si elle n’est que le contre-coup d’autres causes, l’apologie d’un fait antérieur, est la plus redoutable ; elle accélère le mouvement, et bien qu’entrée plus tardivement en ligne, son influence se fait puissamment sentir. Plus qu’aucune autre elle atteint la France dans les sources mêmes de sa vitalité, érigeant des paradoxes littéraires en dogmes, puisant sa force dans l’égoïste complicité de ceux auxquels elle laisse le plaisir en les affranchissant des devoirs.

C’est affaire aux moralistes de les combattre, à l’expérience de confondre leurs doctrines, au temps d’en avoir raison. Ce qui est pour rassurer, c’est que la logique et le bon sens reprennent toujours leurs droits, c’est qu’on se lasse de tout, même d’entendre prédire sa fin prochaine et vanter les charmes de sa décadence ; c’est enfin que l’état d’esprit d’où procède cette religion nouvelle ne saurait durer. Il n’en est pas moins vrai qu’elle existe ; qu’elle nous vient de l’étranger, qu’elle n’a pas encore réalisé le maximum du mal qu’elle peut l’aire et qu’il faudra du temps pour combler les vides qu’elle creuse. En attendant, il importe de ne pas se décourager, de rechercher dans quelle mesure la France est atteinte, et quels facteurs peuvent compenser le ralentissement d’accroissement de la population.


II

L’histoire est là pour nous répondre, la science pour nous éclairer. La première nous dit que la France a traversé des épreuves plus redoutables grâce à sa merveilleuse unité, à « cette heureuse structure » qu’admirait Strabon et qui faisait dire à sir William Temple « qu’aucun royaume au monde n’était à ce point favorisé par la nature. » Elle est encore aujourd’hui, malgré ses épreuves récentes, ce qu’elle était alors. Elle a conservé les élémens constitutifs de sa puissance et de sa richesse ; ni ses vertus militaires, ni son patriotisme, ne sont affaiblis. Si une guerre malheureuse, en lui enlevant deux provinces, lui a montré le danger de s’abandonner, elle s’est ressaisie, elle a payé sa rançon, réédifié son gouvernement effondré, réorganisé son armée détruite, relevé ses finances, rétabli son crédit et s’est courageusement remise à l’œuvre. Tout cela s’est fait en vingt années, malgré les luttes politiques et les fautes commises, par la seule force vitale du pays, par le travail, l’ordre et l’économie d’un peuple laborieux qui n’a douté ni de l’avenir ni de lui-même.

Certes, les prophètes de malheur ne lui ont pas manqué. On ne cesse de lui dire qu’il est fini, et, comme Galilée devant ses adversaires niant le mouvement, il s’est contenté de marcher. Il a trouvé de l’argent pour tout, même pour les prodigalités, il a fait face à tout, aux menaces du dehors et aux complications du dedans, et sa vitalité puissante s’est affirmée plus vigoureuse, plus intense qu’en aucun temps de son histoire. Il a toujours pour lui la souple articulation de ses côtes et la fertilité de son sol, la flore et la faune des zones tempérées et de la zone méditerranéenne, ses plaines qui ne le cèdent en rendement qu’aux terres noires de la Russie et aux alluvions du Danube, ses voies multiples de communications. Il a pour lui les forces productives de la nature, lesquelles, mises en valeur par l’homme, créent la richesse.

Elle est, en France, moins inégalement répartie qu’ailleurs ; l’aisance moyenne y est plus répandue, en revanche elle s’accroît moins rapidement, disséminée en plus de mains. Aussi la production de la richesse ne suit-elle pas, comme nous l’avons dit plus haut, la même progression que la consommation individuelle. Partout où ce défaut d’équilibre se produit, la population tend à devenir stationnaire, mais aussi le bien-être général s’accroît, et avec lui s’élève le niveau intellectuel. Si, comme l’affirment les naturalistes, les espèces animales inférieures se reproduisent d’autant plus rapidement qu’elles ont plus de peine à vivre, opposant ainsi, en vue de leur durée, le nombre aux difficultés de l’existence, alors que les espèces supérieures n’ont qu’une puissance de multiplication restreinte, il semble en être de même de l’espèce humaine, dont la vertu prolifique s’intensifie dans les régions de l’Inde et de la Chine les plus exposées aux famines et aux maladies épidémiques, en Europe dans les régions les plus pauvres, en France dans les départemens peu favorisés où la consommation est moindre.

Qu’il y ait corrélation entre ces facteurs, qu’aux progrès intellectuels corresponde une natalité moindre, cela ne paraît pas douteux. A un degré inférieur de culture intellectuelle la natalité s’accroît, de même qu’à un degré supérieur elle décroît ; les deux termes extrêmes entre lesquels elle oscille ne sont pas encore déterminés par des observations assez étendues, mais ce qui est hors de doute, c’est qu’à un ralentissement de la natalité résultant d’une consommation accrue, ou, en d’autres termes, d’un bien-être plus général, corresponde un développement intellectuel supérieur. Le nombre cesse d’augmenter, mais la capacité moyenne augmente ; or, plus que le nombre, cette dernière contribue à la grandeur et à la prospérité d’un État ; elle est, au nombre, ce que l’esprit est à la matière, ce que l’élite est à la foule, elle la guide, et que la foule le veuille ou non, la gouverne.

C’est à cet autre facteur qu’il appartient de combler, non le vide creusé, puisqu’il n’y a pas encore de vide, mais l’écart que constitue, à notre détriment, un accroissement plus rapide de la natalité chez nos voisins que chez nous. C’est aux facultés intellectuelles de la race qu’il faut demander de rétablir un équilibre légèrement faussé, sans négliger pour cela les remèdes que l’expérience peut suggérer afin d’enrayer un mal qui s’aggraverait en se prolongeant. Il ne serait, dès aujourd’hui, redoutable qu’à la condition de constituer, entre la France et ses rivales, une infériorité intellectuelle et morale de la première, une vitalité moins énergique et moins puissante. Comment l’admettre en présence de ce que la France a fait depuis vingt ans, en comparant ce qu’elle était à la fin de 1870 et à la fin de 1890, en se rappelant l’étonnant tour de force du centenaire, œuvre de la France laborieuse ? Elle a, ce jour-là, montré aux peuples, ses hôtes, ce qu’elle savait et pouvait faire, combien fortement trempée était cette vieille race gauloise que ses détracteurs proclamaient finie, dénonçant au monde les vices qui, suivant eux, nous rongent et ce qu’ils appellent les irrécusables symptômes de notre décadence.

Ils puisent leurs argumens dans la théorie du nombre ; ils l’invoquent pour justifier leurs assertions, nous opposant l’exemple de l’Angleterre dont la population a triplé en quatre-vingts ans, celui de l’Allemagne qui, en vingt années, de 1860 à 1880, a gagné 7,450,000 habitans, mais ce qu’ils négligent de nous montrer, c’est dans quelle proportion cet accroissement rapide des populations anglaise et allemande contribue à la prospérité et à la force de l’Angleterre et de l’Allemagne ; ce qu’ils omettent d’indiquer, c’est jusqu’à quel point ce taux d’accroissement peut se prolonger sans atteindre et dépasser la limite où l’équilibre rompu entre la production de la richesse et l’augmentation de la population a pour conséquence le paupérisme.

Il y a là, en effet, une limite que l’on ne peut franchir sans danger. Il ne suffit pas d’accroître le chiffre de la natalité pour assurer les moyens d’existence des nouveaux-venus. Il faut aussi que la production alimentaire ou, à tout le moins, la production industrielle qui permet de combler le déficit de la production agricole nationale par des achats à l’étranger suive la même progression. Or en Angleterre comme en Allemagne cet équilibre est rompu ; en Angleterre comme en Allemagne, l’industrie manufacturière ne fournit plus qu’un accroissement de richesse inférieur à l’accroissement de la population.

« En matière de population, écrivait ici même[2] M. Maurice Block, il y a, paraîtrait-il, un langage de convention qui permet d’examiner ce qu’on fera quand l’Angleterre aura 100 millions d’habitans et l’Allemagne 150 millions ; on oublie de se demander s’il y aura jamais dans ces pays de quoi faire vivre ces millions d’habitans et, par conséquent, si nous avons réellement à craindre d’être écrasés par nos voisins. Si nos voisins se multiplient plus vite que nous, ils arriveront plus tôt à la limite au-delà de laquelle on est sûr de rencontrer la misère. Quand toutes les carrières sont encombrées, quand la vie est difficile et les denrées chères, la vieillesse est précoce, il y a relativement plus d’enfans que d’adultes. Nous avons sous les yeux un tableau où les habitans de six pays sont classés par âges et ces pays sont rangés d’après le nombre des enfans d’un jour à cinq ans. Sur ce tableau, la France figure en tête avec le moindre nombre, la Prusse ferme la série avec le nombre maximum. Eh bien ! voyez : sur 10,000 habitans la France compte, il est vrai, 929 enfans au-dessous de cinq ans et la Prusse 1,510 ; en revanche, la France a 4,752 Français adultes contre 3,611 Prussiens adultes. Cette comparaison n’est-elle pas éloquente ? La France a proportionnellement plus d’adultes que n’importe quel autre des six pays. Pour les hommes, il ne s’agit pas de naître, mais de vivre, et la place est limitée. »

On ne saurait trop le redire, l’espace limité rend plus âpre, plus difficile cette lutte pour l’existence dans laquelle les plus faibles succombent. Cette théorie du nombre qui fait du nombre le facteur principal et, de la densité de la population, le critérium de la force et de la puissance d’un état, ne tient compte que des masses et non des unités qui les composent, de leur chiffre et non de leurs besoins. Elle oublie qu’à un certain niveau de densité, les unités qui composent ces masses ont peine à vivre, que le nombre des prolétaires grossit et, avec lui, la misère, et que, loin d’être une force pour l’état, ces masses constituent un péril pour la société.

Quand ce niveau est atteint, l’émigration se produit, émigration forcée dont le courant tend à rétablir l’équilibre rompu, sous peine pour une nation de vivre sur son capital, partant de s’appauvrir. Depuis vingt ans, ce mouvement d’émigration qui indique la limite précise où l’accroissement de production n’est plus en rapport avec les besoins de la consommation, a considérablement augmenté, au point que les États-Unis, saturés par le flot de l’émigration européenne, après l’avoir encouragée, avisent aux moyens de lui fermer leurs portes.

De là, de cet ensemble de faits et de circonstances favorisés par d’autres qu’il nous reste à préciser, est né ce mouvement d’expansion coloniale qui est l’un des signes caractéristiques de notre époque et qui entraîne hors d’Europe les nations européennes. Ici encore, de par la théorie du nombre, on prétend condamner la France à l’abstention, oubliant que le nombre n’est, ici encore, qu’un facteur secondaire et que les grandes puissances coloniales, l’Angleterre, la France, la Hollande, l’Espagne, ne sont pas les états les plus peuplés du monde.


III

L’humanité obéit dans ses évolutions à des lois économiques, sociales et politiques. L’expansion coloniale actuelle est une de ces évolutions. Elle a pour point de départ l’accroissement de la population en Europe, la nécessité de se procurer au dehors la terre qui fait défaut, d’ouvrir à la production industrielle des débouchés sans lesquels cette production s’immobiliserait en une mer stagnante, sans écoulement et sans issue, en un encombrement sans nom de produits sans demandes, dépassant tous les besoins. À cette double cause, économique et sociale, s’en ajoute une autre, d’ordre politique, qui a donné au mouvement d’expansion coloniale un irrésistible élan.

Presque simultanément deux grandes successions se sont ouvertes : l’Afrique, le continent noir, exploré par de hardis voyageurs qui en ont dévoilé les mystères et révélé les ressources ; l’Océanie, qui se dépeuple et dont les terres fertiles et le climat salubre offrent aux colons européens un vaste champ d’exploitation. Ici, comme partout ailleurs, l’Angleterre a pris les devans, la meilleure et la plus grosse part en Afrique : le Cap, les comptoirs de Sénégambie et de Guinée. Solidement assise, elle attend les événemens, prête à en profiter, à étendre son domaine colonial, le plus riche et le plus vaste du monde déjà, peuplé de 300 millions d’habitans, que 100,000 hommes de troupes régulières, 73,000 pour l’Inde, 27,000 pour toutes les autres colonies, maintiennent dans l’obéissance.

Si l’Angleterre a commencé, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, le Portugal, l’Espagne, ont suivi. La France elle-même, mieux inspirée qu’on ne le croit et déjà fortement établie en Asie, en Afrique, en Océanie, a obéi à ce mouvement d’expansion coloniale. D’aucuns l’en ont blâmée. Ni sa population presque stationnaire, d’ailleurs, d’humeur sédentaire et attachée au sol, ni la situation politique que lui avaient faite de récens événemens n’autorisaient, disait-on, ses ambitions lointaines. Le plus sage était de se tenir à l’écart du mouvement qui emportait l’Europe au dehors, de se replier sur elle-même, de concentrer à l’intérieur ses ressources et ses forces dans l’attente du choc inévitable. L’heure était mal choisie, ajoutait-on, pour étendre un domaine colonial qu’elle serait impuissante à peupler, inhabile à administrer ; le nombre lui manquait et, sans le nombre, toute colonie est une charge quand elle n’est pas un danger.

Si plausibles qu’ils paraissent, ces argumens ne sont pas pour convaincre. Tout d’abord la France, en obéissant au mouvement d’expansion coloniale qui emporte l’Europe, ne choisit ni l’heure ni le moment. L’heure sonne à l’horloge du temps. Si la France l’eût devancée, on eût pu l’accuser d’imprudence ; si elle la laisse passer, elle ne la retrouvera plus. L’Europe se partage l’Afrique et convoite l’Océanie ; le partage fait sans elle, il ne lui restera plus que la guerre pour rétablir un équilibre rompu à son détriment. En consolidant son empire colonial en Asie, elle n’a fait que réparer en partie les fautes commises au siècle dernier, fautes qui lui ont coûté l’Inde devenue terre anglaise, et qui menaçaient de faire de l’Asie un fief anglais et russe. En se fortifiant dans l’Océanie, elle ne fait que réserver l’avenir et les droits que lui donnent les sympathies qu’elle a su se concilier dans ces régions du Pacifique.

On oublie aussi, en alléguant l’état stationnaire de la population française et la prétendue incapacité colonisatrice que dément son histoire, qu’il est deux sortes de colonies : les colonies de peuplement et les colonies de gouvernement ; que les colonies de peuplement sont les plus rares, et qu’en parlant de colonies c’est à celles-ci que l’on fait toujours allusion. Elles sont rares, disons-nous, et nous ajouterons qu’elles sont presque toutes prises. En Asie, la Sibérie est aux mains de la Russie ; en Océanie, l’Australie est aux mains de l’Angleterre. Ce sont l’une et l’autre des colonies de peuplement par excellence, d’immenses espaces vides d’habitans, de vastes réservoirs d’immigration. En Afrique, certaines régions semblent destinées à devenir, elles aussi, des colonies de peuplement, mais ce ne sont, à coup sûr, ni l’Algérie, que nous occupons, ni la Tunisie, que nous protégeons. En Amérique, tout est pris. L’Espagne, l’Angleterre et la France ont colonisé ces terres lointaines qu’occupent leurs descendans et où le Canada atteste hautement les qualités colonisatrices et les vertus prolifiques que l’on conteste à notre race. En 1763, le Canada ne comptait que 70,000 habitans de race française ; le recensement de 1881 en a relevé plus de 1,200,000.

Par colonies de gouvernement, nous entendons celles déjà peuplées par une race différente, gouvernées et administrées par une race supérieure. Elles composent l’empire colonial de la France : l’Algérie et la Tunisie, les Antilles et la Guyane, l’Indo-Chine et nos possessions océaniennes ; elles couvrent une superficie de 3 millions de kilomètres carrés renfermant une population de 30 millions d’habitans. Par leur étendue et leur population, par leur importance et leur richesse, elles font de la France la seconde puissance coloniale du monde, le premier rang appartenant sans conteste à l’Angleterre. Le nombre n’apparaît ici que comme un facteur secondaire ; sur ce total de 30 millions d’habitans qui peuplent nos colonies on ne compte que 500,000 Français, soit un soixantième, mais dans l’Inde anglaise, sur 269,477,728 habitans on ne compte que 89,798 résidens anglais. La disproportion est bien autre, et l’Angleterre, moins peuplée que la France, étend son empire colonial sur une population décuple de celle de nos possessions. Quelle réfutation plus éclatante de la théorie du nombre, appliquée aux colonies, que le simple rapprochement de ces deux chiffres : population de la Grande-Bretagne 35,241,482, population de son empire colonial 300 millions !

D’autres facteurs que le nombre interviennent donc, assez puissans, assez efficaces pour rétablir l’équilibre entre des chiffres aussi disproportionnés, pour compenser une aussi formidable infériorité du facteur que l’on tient pour le premier de tous. Ces autres facteurs, chacun les connaît ; on les a vus à l’œuvre, l’histoire nous les montre à chaque page, forces vives d’une nation, incessamment actives dans leurs combinaisons infiniment variées. A l’opposé du nombre, elles sont insaisissables et impondérables. On ne pèse, ni ne mesure le patriotisme, la foi religieuse, la force morale, la capacité intellectuelle, la volonté, l’énergie ; elles échappent à tous les calculs et l’on n’en est plus à compter combien de fois, dans tous les domaines, elles ont eu raison du nombre. L’Europe leur doit sa supériorité, comme Rome leur a dû l’empire du monde et la Grèce sa grandeur. Si une poignée d’administrateurs et quelques milliers de soldats maintiennent dans la paix et dans l’obéissance des millions d’hommes d’une autre race, c’est que cette poignée d’administrateurs et ces milliers de soldats sont d’une race supérieure, que la valeur intellectuelle et la science politique des uns, la froide bravoure et la discipline des autres paralysent les résistances et que, contre elles, le nombre est un facteur impuissant, conscient de son impuissance.

Ces forces, la France les possède au plus haut degré. A les reléguer à l’arrière-plan, elle ne saurait que se diminuer et renier les élémens de sa grandeur. En tout temps elle les eut pour elle, en aucun temps elle n’eut le nombre de son côté. Ce que l’on peut lui reprocher, c’est de n’avoir pas su tirer d’elles ce qu’elles pouvaient donner, c’est, en matière coloniale surtout, d’avoir dédaigné les enseignemens du passé et les leçons du présent. Contrairement aux uns et aux autres, on a tendu à l’excès les rouages d’une administration paperassière et tracassière, on a voulu appliquer aux colonies lointaines les méthodes gouvernementales d’un fonctionnarisme à outrance. On a multiplié les emplois et les places, plus soucieux de faire un sort à des protégés que de confier à des mains sûres l’avenir de nos colonies.

Puis notre centralisation excessive tend de plus en plus à faire affluer les capacités au centre, où elles se paralysent, et à faire refluer les médiocrités aux extrémités, où les fautes commises sont aussi plus difficiles à réparer. Le contrôle y fait défaut, le pouvoir est plus étendu, l’abus que l’on en peut faire moins surveillé. Plus clairvoyante, l’Angleterre est aussi plus habile. Les emplois lointains y sont la route des honneurs et de la fortune. Investis de grands pouvoirs, mais sentant peser sur eux une lourde responsabilité, ses agens coloniaux, ses administrateurs largement rétribués connaissent la race qu’ils gouvernent. Soigneusement triés parmi ceux qui ont donné sur place et dans les rangs inférieurs des preuves de capacité, ils constituent ce noyau d’hommes capables, expérimentés, qui tiennent dans l’obéissance l’Inde soumise et domptée.

Nous n’aurions qu’à gagner à l’imiter, à cesser de faire des fonctions lointaines le refuge des déclassés ou des politiciens décavés, à n’écarter, au nom de passions politiques éphémères, aucune de nos forces vives, et sous le misérable prétexte de rancunes religieuses, à ne pas rejeter le concours de nos missionnaires catholiques. Pour qui les a vus à l’œuvre, la France n’a pas d’aides plus dévoués ni plus efficaces. Si peu nombreux qu’ils soient, ils valent, pour elle, plus et mieux que des bataillons, et ce témoignage que je leur rends ici n’est pas celui d’un co-religionnaire, mais celui d’un protestant, témoin pendant quatorze années de leurs incessans efforts pour civiliser et moraliser une race inférieure, pour l’élever à eux qui se sacrifiaient et mouraient pour elle.

Ainsi fit dans une île de l’archipel hawaïen un modeste prêtre, un pauvre missionnaire que j’ai beaucoup connu. Tout un peuple l’a pleuré ; on a fort parlé de lui en Angleterre, assez peu en France ; cet homme fut cependant un héros et un martyr, et sa courte histoire mérite d’être rappelée.

Il avait nom Joseph Damien ; il naquit à Louvain en 1840. Quelle tristesse cachée, quelle blessure inconnue de la vie, le décidèrent à rejoindre à Honolulu la mission catholique française ? Il ne l’a dit à personne, son secret est resté entre Dieu et lui. Quand de pareils hommes sont las de l’existence, ils trouvent toujours une noble cause pour laquelle mourir. Le père Damien s’offrit pour évangéliser les lépreux de l’île de Molokaï.

Dans une vallée inaccessible par terre, abordable par mer seulement, ces malheureux sont cantonnés, isolés à jamais du reste du monde. Le père Damien sollicita et obtint de l’évêque d’Arathie la permission de s’enfermer dans cet enfer. Il y vécut seize années, évangélisant et catéchisant, adoré de ces malheureux, auxquels il parlait de l’au-delà. Un homme qui donne sa vie pour sa foi a le droit d’être écouté. Longtemps on crut qu’il braverait impunément le fléau ; lui, n’en croyait rien ; peut-être ne le désirait-il pas. Quand la mystérieuse gangrène l’envahit, sentant ses jours comptés, il redoubla d’efforts. Sans une plainte il assista pendant trois années à la lente décomposition de son être, vit s’écailler ses ongles et se détacher ses doigts. Maître d’école, magistrat, charpentier, jardinier, souvent même fossoyeur et avant tout prêtre, il poursuivit son œuvre jusqu’au bout, donnant à seize cents lépreux l’exemple d’un indomptable courage, d’une résignation sereine et d’une compassion divine.

Qui dira ce qu’il pansa de plaies, ce qu’il releva de cœurs abattus, ce qu’il consola de désespérés ? Ces lépreux l’aimaient, se sentant aimés de lui d’un amour infini qui le faisait se condamner à une mort lente, hideuse entre toutes, pour vivre auprès d’eux et les entretenir des promesses éternelles. À bout de forces, rongé par le mal, n’ayant plus figure humaine, quand ses lèvres tuméfiées et sa langue ulcérée refusèrent d’exprimer sa pensée, étendu sur sa paillasse, sans regard et sans voix, il leur prêcha son dernier et muet sermon, montrant à ces malheureux comment savait mourir un disciple du Christ.

Il n’est pas de dévoûmens inutiles. L’Angleterre se propose d’élever à la mémoire de cet apôtre des lépreux un monument digne de lui en fondant aux Indes, où la lèpre fait de terribles ravages, un hospice qui porterait son nom. Dans l’archipel hawaïen les indigènes parleront longtemps du modeste prêtre de Louvain, de celui qu’ils appellent le prêtre français de Molokaï. Enrôlé volontaire dans les rangs de notre mission, le père Damien a vécu et est mort sous les plis de notre drapeau. Son héroïsme a conquis à la France bien des sympathies dans cette Océanie lointaine sur laquelle l’Europe déborde. En repoussant de pareils concours, on commettrait une faute irréparable.

Résumons-nous maintenant.

Nulle part dans l’histoire nous ne voyons la suprématie, même militaire, dévolue au peuple le plus nombreux. Dans tous les domaines, qu’il s’agisse d’art ou de science, de politique, de commerce ou d’industrie, de navigation ou de guerre, de conquêtes intellectuelles ou matérielles, il semble que le nombre ne soit qu’un facteur secondaire, par lui seul impuissant. Les nations les plus nombreuses n’ont été ni les premières ni les plus fortes. Elles ont été vaincues, asservies par de moins nombreuses, et l’histoire universelle semble n’offrir qu’une interminable série de minorités triomphantes et de majorités assujetties.

Est-ce à dire que le nombre soit un facteur négligeable ? Nullement ; mais il n’a toute sa valeur qu’à la condition de se combiner avec d’autres facteurs d’ordre intellectuel. Un temps d’arrêt dans son accroissement normal, régulier, ne constitue un danger grave que s’il correspond lui-même à un abaissement intellectuel, physique et moral de la race. S’il n’en est pas ainsi, ces facteurs à eux seuls peuvent longtemps maintenir la race en équilibre et lui permettre d’attendre le moment où, les causes temporaires, politiques, économiques ou sociales, qui font obstacle à l’accroissement de la race disparaissant, cet accroissement reprendra son cours.

Tel nous paraît être le cas de la France. S’il est utile et sage d’appeler son attention sur le temps d’arrêt de sa population, d’en signaler les périls et d’en chercher les remèdes, il serait donc dangereux d’ériger en dogme la théorie du nombre, d’assigner au nombre le premier rang et de le tenir pour le facteur principal. Comment d’ailleurs agirait-on d’une manière effective sur l’accroissement de la population ? Parmi les moyens qu’on en propose il n’y en a guère jusqu’ici de pratiques. S’il est possible et facile même, comme le disait le docteur Rochard, de diminuer la mortalité, on n’a pas trouvé le secret d’augmenter la natalité : elle dépend évidemment d’un concours de causes ou de conditions qui nous échappent. Mais il était bon de dire, et c’est tout ce que nous avons voulu, que, s’il est un élément de la grandeur des nations, le nombre n’en est pas le seul, ni peut-être le plus important, et qu’en conséquence il faut se préoccuper de la « dépopulation de la France, » mais il ne faut s’en montrer ni effrayé ni découragé ; il ne faut pas croire surtout que la destinée d’un grand pays dépende de quelques milliers d’hommes de plus ou de moins.


C. DE VARIGNY.

  1. Voir, dans la Revue du 1er septembre 1887, les Grandes Fortunes en Angleterre.
  2. Voir, dans la Revue du 15 octobre 1882, une Crise latente.