La Théorie de l’inconnaissable


LA THÉORIE DE L’INCONNAISSABLE


I

Depuis bien longtemps, la science et la religion sont en lutte, et bien des tentatives ont été faites en vain pour les réconcilier. Dernièrement encore Herbert Spencer essayait à son tour, dans ses Premiers Principes, de résoudre le problème posé depuis tant de siècles. La théorie qu’il a présentée ne se distingue pas moins par son originalité que par sa netteté et sa profondeur ; cependant elle n’a pas, à mon avis, atteint le but que son auteur s’était proposé. À côté de passages admirables, la théorie de l’inconnaissable présente quelques points faibles, et ce ne sont pas malheureusement les moins importants. Je me propose ici d’examiner cette théorie, de discuter quelques-unes des objections adressées à M. Spencer et d’en présenter d’autres moi-même.

D’après M. Spencer, la religion et la science ont chacune leur domaine distinct : la science s’occupe des phénomènes, du relatif, du connaissable ; la religion, du noumène, de l’absolu, de l’inconnaissable. L’objet de la religion est réel : l’absolu existe, mais nous ne pouvons le connaître, telle est la vérité dernière que reconnaissent à la fois la religion et la science, et qui doit devenir la base de leur réconciliation. Ainsi, la religion doit respecter les droits de la science et ne s’occuper en rien des phénomènes qui sont la manifestation de l’inconnaissable ; de même la science doit respecter les droits de la religion et renoncer à toute recherche de la cause première, à toute tentative de connaître l’absolu, de pénétrer l’essence des choses.

Une théorie aussi nette, déterminant avec une telle précision les limites des domaines de la religion et de la science, ne pouvait manquer de soulever de nombreuses protestations. La théorie de l’inconnaissable a choqué les idées reçues, et, comme il l’avait prévu, son auteur a été taxé d’irréligion. Sans parler des personnes qui veulent asservir la science à la religion et prétendent n’admettre comme vrai que ce qui leur paraît d’accord avec des livres qu’elles regardent comme inspirés, parmi les esprits libéraux qui désirent sincèrement la réconciliation des deux ennemies, beaucoup ont trouvé que la paix proposée par M. Spencer se ferait un peu trop aux dépens de la religion.

Dans une étude savante et pleine d’intérêt sur le sentiment religieux, M. Grotz oppose aux idées d’Auguste Comte et de M. Vacherot les conclusions de M. Spencer. Après avoir rendu hommage à la science et à la vigueur de pensée de l’auteur des Premiers Principes, et tout en lui accordant même « une conscience supérieure des réalités spirituelles, une admirable pénétration des phénomènes et des lois de la vie religieuse, » M. Grotz ajoute : « Il y a tout un côté, le côté moral, que le philosophe anglais a laissé dans l’ombre. Ici, je le crois, les lignes se prolongent et s’accusent ; ici l’inconditionné se conditionne davantage ; il sort davantage, dirai-je, de ses ténèbres et de son éblouissante lumière. Ici, il devient moins inconcevable. »

Cette objection se fonde sur une théorie théologique ou métaphysique de la morale qui est encore généralement adoptée, avec la croyance au. libre arbitre et à la vie future. Je n’ai pas à présenter ici les nombreuses raisons qu’on peut donner contre cette conception que remplacera tôt ou tard une théorie positive ; mais nous voyons que ses partisans sont forcément amenés à des contradictions. Fatalement conduits à un anthropomorphisme plus ou moins élevé, ils sont obligés d’admettre que les attributs de Dieu ne sont que le plus haut degré de certains attributs de l’homme, et cependant ils regardent Dieu comme inconnaissable. D’un côté, ils affirment que, étant absolu, Dieu ne saurait être connu ; de l’autre côté, ils prétendent que Dieu nous est semblable par sa nature et que nous devons le prendre pour modèle. Ainsi, il est inconnaissable et connu, nous ne savons pas ce qu’il est, et nous devons l’imiter. Pour employer les expressions de M. Grotz, « l’inconditionné se conditionne, il devient moins inconcevable. » Enfin, les partisans du Dieu personnel sont également engagés dans ces contradictions insolubles que les théologiens et les métaphysiciens de tous les siècles ont rendues de plus en plus évidentes en essayant de les faire disparaître, entre la liberté et la prescience, la liberté et la providence, la toute-puissance, la justice et la bonté de l’Etre suprême.

Dans le système d’Herbert Spencer, toutes ces difficultés disparaissent. Sachant que la loi morale est déterminée par les conditions d’existence, qu’elle varie avec les climats, les contrées, le degré de civilisation, il n’a pas été tenté de se figurer l’absolu sous la forme d’une loi morale, et par conséquent de se représenter Dieu comme doué des sentiments humains les plus élevés. Ne faisant pas de Dieu un homme parfait, il n’a pas à concilier ses différents attributs entre eux et avec ceux des autres hommes.

Les contradictions des théistes sont facilitées par la manière dont on comprend en général en France la relativité de la connaissance. H. Spencer fonde cette doctrine sur deux faits principaux : 1° Tout problème résolu, nous conduit à la fin à un problème insoluble ; une explication nous met toujours en présence de l’inexpliqué ; comme le dit M. Littré, « dans toute science positive, on est arrivé à un fait, à un phénomène au delà duquel on n’a pu aller. » 2° La nature de notre conscience ne nous permet de connaître que par relations ; c’est par relations seulement que nous pouvons penser, nous ne pouvons donc avoir aucune idée d’une chose en soi ; nous ne pouvons connaître l’essence, la substance d’aucun objet. — M. Littré, dans son étude sur Auguste Comte et Stuart Mill, reproche aux philosophes anglais de ne tenir compte que de la deuxième de ces raisons. Je crois qu’il serait au moins aussi juste de reprocher aux philosophes français de ne tenir compte que de la première. En effet, M. Spencer les reconnaît toutes les deux ; au contraire, les contradictions des théistes tiennent en grande partie, je crois, à ce que l’on regarde la notion de Dieu comme imparfaite en quantité, non en qualité. Pour les théistes. Dieu est inconcevable, non dans sa nature intime, dans son essence, mais pour ainsi dire dans ses dimensions. D’après H. Spencer, au contraire, et je crois qu’il a raison en cela, on ne peut rien dire ni qualitativement ni quantitativement sur la nature de Dieu. Nous ne pouvons pas plus dire que Dieu est bon et juste que nous ne pouvons dire qu’il est injuste ou méchant. La bonté et la justice sont en effet des qualités qui, comme tous les attributs que nous pouvons imaginer, ne sont concevables que par relation, c’est-à-dire que : 1° elles supposent une relation entre un être et d’autres êtres ; 2° elles ne peuvent être conçues que comme relatives en ce sens que l’on est bon relativement à quelqu’un de moins bon, que l’on est juste relativement à quelqu’un de moins juste. Ces qualités sont doublement relatives ; elles ne peuvent pas être l’essence de l’absolu. Du moment, au reste, que nous pensons seulement par relation, nous ne pouvons nous faire aucune idée, je ne dirai pas juste, mais même approximative et imparfaite de l’absolu. En ne considérant que la première preuve de la relativité de notre connaissance, il est évident que l’on pourra croire non pas que l’on connaît l’absolu, mais que l’on a une idée vague et imparfaite, vraie cependant de sa nature, que l’on pourra s’approcher de plus en plus de la connaissance parfaite de Dieu, ce que la considération de la deuxième preuve nous démontre être impossible. Si la définition de Dieu que l’on donne aujourd’hui vaut mieux que celles que l’on présentait autrefois, ce n’est pas par ce qu’elle affirme, mais par ce qu’elle nie. Elle est préférable aux autres, parce qu’elle affirme moins, et le dernier progrès consistera à ne plus rien affirmer du tout. Dans un article sur la philosophie de M. Spencer publié dans la Revue des Deux-Mondes, M. Laugel a fait, il me semble, une confusion analogue : « Peut-être trouvera-t-on cependant, dit-il, que cette distinction entre l’absolu et le relatif devient quelquefois impossible à saisir… Il semble déjà plus difficile de tracer une limite entre la force absolue et la force relative… l’on ne voit pas trop comment distinguer cette énergie universelle de je ne sais quelle énergie absolue, dégagée de toute loi et soustraite à toute règle. » La distinction, quoi qu’en dise M. Laugel, me paraît facile à faire, la force absolue étant pour M. Spencer la force telle qu’elle est en soi, la force relative étant la manifestation de la force absolue, la force telle qu’elle est par rapport à nous, telle qu’elle se présente à notre connaissance.

M. Secrétan a attaqué aussi la théorie de M. Spencer, « L’anthropomorphisme contre lequel il s’élève, dit-il, n’a sans doute qu’une valeur symbolique, mais il n’est pas exact, comme il le croit, qu’un symbole puisse être absolument dénué de ressemblance avec l’être symbolisé. L’anthropomorphisme n’est qu’une tendance dont la vérité consiste en ceci : que l’élément de perfection compris dans ce que l’expérience nous offre de plus parfait doit se trouver dans l’être absolu, pur de tout ce qui le restreint et l’altère. Cet élément, c’est la liberté que M. Spencer ne connaît pas, c’est la volonté morale qu’il abaisse au rang des moyens et des apparences[1]. »

M. Secrétan ne réfute nullement les arguments présentés par M. Spencer contre la possibilité de connaître et d’admettre un Dieu absolu. Il se borne à conserver la croyance au libre arbitre de l’être parfait. Cela ne suffit pas pour rendre acceptable un système qui soulève des objections qu’on ne peut réfuter. D’ailleurs liberté et perfection sont contradictoires. Si Dieu est parfait, il ne peut vouloir que le bien, s’il ne peut vouloir que le bien il lui est impossible de vouloir le mal, donc il n’est pas libre. D’autre part, la liberté, et la volonté morale supposent une personnalité, et une personnalité absolue est une contradiction, la liberté et la volonté morale supposent la conscience et la conscience absolue est une autre contradiction.

« Quand il (M. Spencer) traite des notions les plus générales abordables à l’intelligence humaine et des réalités profondes de la nature, dit M. Renouvier, il réduit tout à l’Inconnaissable et n’a point à proprement parler de doctrine, pas plus qu’il n’a de religion quand il réduit la religion à professer l’existence de ce même inconnaissable[2]. »

De même M. Burdeau, dans la préface qu’il a mise en tête de quelques essais de M. Spencer. « Si la religion, dit-il, est réconciliée avec la science, elle y perd ce qui faisait sa raison d’être, son rôle qui est de conserver et de rendre sensible aux âmes l’idée d’une justice souveraine invincible. »

Ces critiques ne peuvent porter que contre la partie dogmatique de l’œuvre de M. Spencer : l’impossibilité d’admettre un Dieu absolu et connaissable est démontrée, si l’on admet l’absolu inconnaissable, il faut bien reconnaître que la part laissée à la religion n’est pas bien grande, et M. Spencer l’a diminuée peut-être encore plus qu’il ne le croyait. En définitive, la religion dans son système se réduit au sentiment religieux, et le sentiment religieux se réduit au sentiment que nous fait éprouver notre impuissance à tout connaître.

Quels sentiments, en effet, pourrait inspirer l’inconnaissable ? Sans doute, on a pu dire avec quelque raison que le sentiment était en raison inverse de la connaissance ; encore faut-il qu’une chose soit un peu connue ou tout au moins qu’elle puisse l’être pour que nous éprouvions pour elle des sentiments déterminés, et chaque sentiment correspond à un côté particulier de la connaissance. Le sentiment religieux, tel qu’il se présente en général, est un sentiment fort complexe composé d’amour, de crainte, de respect, d’humilité, d’admiration ; aucun de ces sentiments ne peut être éprouvé pour l’inconnaissable. Nous craignons, en effet, ce qui peut nous faire du mal, mais cela seul avec quoi nous sommes en rapport peut nous faire souffrir. Or, l’inconnaissable ne saurait avoir aucun rapport avec nous, puisque ses manifestations seules se présentent à nous, et que, quand on parle de l’inconnaissable, c’est pour l’opposer à ses manifestations que nous pouvons connaître. L’absolu ne saurait être en relation avec quoi que ce soit sans cesser d’être absolu. — On objectera peut-être que nous craignons souvent ce que nous ne connaissons pas, mais alors la crainte provient d’une induction plus ou moins consciente par laquelle nous attribuons à des choses que nous ne connaissons pas les qualités de certaines choses qui nous sont connues, et d’ailleurs, même dans ce cas-là, ce que nous craignons, c’est ce que nous pouvons connaître. Ce que je dis de la crainte peut également s’appliquer aux autres sentiments qui composent le sentiment religieux ou tout autre sentiment complexe.

Il est vrai que, d’après M. Spencer, nous avons une certaine conception vague, indéfinie, confuse, de l’inconnaissable. Cette conception ne peut inspirer un sentiment durable et défini. Un sentiment que nous éprouvons correspond toujours à une qualité particulière que nous supposons exister ou pouvoir exister dans l’objet qui nous inspire ce sentiment. Quand nous craignons quelque chose d’inconnu, nous ne déterminons pas exactement le danger qui nous menace, mais nous nous représentons ce que nous craignons comme étant ou pouvant être dangereux pour nous ; sans quoi, il est évident que nous ne le craindrions pas. Il peut arriver aussi que la connaissance étant très-vague, le sentiment varie ; ainsi, une personne que nous ne connaissons que fort peu peut nous inspirer tour à tour des sentiments contraires, mais le sentiment change, alors selon que nous nous représentons la personne comme douée de certains attributs ou d’attributs contraires et correspond toujours à une représentation plus ou moins faible, plus ou moins vague, mais réelle, de la nature de cette personne. Or, nous savons que nous ne pouvons nous représenter l’inconnaissable, que nous ne pouvons lui attribuer une manière d’être ; tous les sentiments que nous pouvons éprouver sont donc écartés, comme sont écartées toutes les conceptions de sa nature que nous essayons de réaliser.

On dira peut-être encore que les sentiments que nous éprouvons pour les manifestations de l’inconnaissable peuvent être éprouvés aussi pour l’inconnaissable en tant qu’il produit ces manifestations. Mais alors on est forcé de concevoir une relation entre l’inconnaissable et ses manifestations, ce qui détruit la théorie de M. Spencer, car l’inconnaissable étant l’absolu ne peut être en relation avec rien.

De nos jours, le sentiment religieux peut certainement être, même chez un partisan de la théorie de l’inconnaissable, plus fort et plus défini qu’il ne devrait l’être. Le sentiment religieux peut être attribué alors à l’hérédité, ou à l’éducation, ou à ces deux influences réunies ; il subsiste après que la croyance qui l’a fait naître a disparu. Il peut arriver aussi que, tout en considérant théoriquement l’absolu comme inconnaissable, on se le représente encore, sans s’en rendre compte, avec des attributs déterminés qui font naître des sentiments définis.

M. Spencer lui-même n’a pas toujours évité cette inconséquence ; c’est ainsi qu’il dit : « N’en résulte-t-il pas que la cause ultime ne peut en rien être conçue par nous, parce qu’elle est en tout plus grande que ce qui peut être conçu ?[3] » Dans ce passage, M. Spencer paraît affirmer que l’absolu est plus grand que le relatif. Mais cela est incompréhensible, car une chose, quelle qu’elle soit, ne peut être grande que par relation, par comparaison avec une autre chose ; or l’absolu, pour être absolu, ne peut être mis en comparaison avec rien ; nous ne pouvons donc pas dire qu’il est grand.


II


Malgré ma profonde admiration pour le génie de M. Spencer, et bien que je tienne pour vraie une grande partie de son système de philosophie, je crois que la théorie de l’inconnaissable peut être soumise à des objections qui empêchent de l’accepter. Le point faible de cette théorie me paraît être la seconde partie du chapitre sur la relativité de la connaissance dans laquelle M. Spencer cherche à démontrer l’existence de l’absolu, de l’illimité, de l’infini. Examinons les arguments qu’il présente.

« Notons d’abord[3], dit-il, que tous les raisonnements par lesquels on démontre la relativité de la connaissance supposent distinctement l’existence positive de quelque chose au delà du relatif. Dire que nous ne pouvons connaître l’absolu, c’est affirmer implicitement qu’il y a un absolu. » — Il est facile de répondre que nier que l’absolu puisse être connu, ce n’est pas affirmer l’existence de l’absolu, ce n’est pas non plus la nier ; c’est constater seulement que, si l’absolu existe, nous ne pouvons le connaître.

« C’est en analysant notre conception de l’antithèse du relatif et de l’absolu, que nous trouverons peut-être le moyen de montrer que les conditions nécessaires de la pensée nous forcent de former une conscience positive, quoique vague, de ce qui dépasse la conscience.

« Personne ne met en doute que les antinomies de la pensée : le tout et la partie, l’égal et l’inégal, le singulier et le pluriel, ne soient nécessairement conçus comme corrélatifs ; la conception d’une partie est impossible sans la conception d’un tout ; il ne peut y avoir d’idée d’égalité sans une idée d’inégalité. Et l’on reconnaît que le relatif n’est lui-même conçu comme tel que par opposition au non-relatif ou absolu… cette affirmation que de ces deux termes contradictoires « le négatif n’est que la suppression de l’autre, n’est rien de plus que sa négation, » cette affirmation, dis-je, n’est pas vraie. Pour les corrélatifs, tels que l’égal et l’inégal, il est évident que le concept négatif contient quelque chose de plus que la négation du positif ; en effet, des choses dont on nie l’égalité ne sont pas pour cela effacées de la conscience. Sir W. Hamilton n’a pas vu qu’il en est de même pour les corrélatifs dont la négation est inconcevable au vrai sens du mot. Prenons, par exemple, le limité et l’illimité. Notre notion du limité se compose premièrement d’une conception d’une certaine espèce d’être et secondement de limites sous lesquelles elle est connue. Dans son antithèse, la notion de l’illimité, la conception des limites est abolie, mais non celle d’une certaine espèce d’être. Il est tout à fait vrai que, en l’absence de limites conçues, cette conception cesse d’être un concept proprement dit, mais elle n’en reste pas moins un mode de conscience. Si, dans ce cas, le contradictoire négatif n’était, comme on dit, rien de plus qu’une négation de l’autre, et par conséquent une pure non-entité, il devrait en résulter qu’on pourrait employer les contradictoires négatifs indifféremment l’un pour l’autre. On devrait pouvoir penser l’illimité comme antithèse du divisible et l’indivisible comme antithèse du limité. Au contraire, l’impossibilité de faire de ces termes un tel usage prouve que dans la conscience l’illimité et l’indivisible sont distincts de qualité, et par conséquent qu’ils sont positifs et réels, puisqu’il ne peut exister de distinction entre deux riens…

« Cette vérité devient encore plus manifeste quand on observe que notre conception du relatif disparaît dès que notre conception de l’absolu n’est plus qu’une pure négation. Les auteurs que j’ai déjà cités admettent ou plutôt soutiennent que les contradictoires ne peuvent être connus qu’en relation l’un avec l’autre ; que l’égalité, par exemple, est inconcevable, séparée de son corrélatif, l’inégalité, et qu’ainsi le relatif même ne peut être conçu que par opposition au non-relatif… Que devient alors l’affirmation que « l’absolu n’est conçu que comme une pure négation de la concevabilité » ou comme « l’absence des conditions sous lesquelles la conscience est possible » ? Si le non-relatif ou absolu n’est présent à la pensée qu’à titre de négation pure, la relation entre lui et le relatif devient inintelligible, parce qu’un des termes de la relation est absent de la conscience. Si la relation est inintelligible, le relatif lui-même est inintelligible faute de son antithèse, d’où résulte l’évanouissement de toute pensée. »

J’avoue que je ne trouve pas inattaquables les arguments de M. Spencer, et, en analysant précisément la conception de l’antithèse du relatif et de l’absolu, j’arrive à des conclusions tout à fait opposées à celles du philosophe anglais.

Il est vrai que le tout et la partie, l’égal et l’inégal, le singulier et le pluriel, etc., sont nécessairement conçus comme corrélatifs ; il est vrai aussi que le concept négatif contient autre chose que la négation du positif ; ce qui est moins exact, c’est que ces deux considérations puissent nous conduire forcément à admettre l’existence de l’absolu.

Examinons une de ces antithèses, l’antithèse du tout et de la partie. La partie ne peut être conçue sans le tout, et le tout sans la partie. Mais le même objet peut être considéré tantôt comme tout, tantôt comme partie, selon la manière dont on l’envisage, selon les objets avec lesquels on le met en relation. Ainsi, un département est une partie de la France, et la France est une partie de l’Europe, qui est une partie de la terre, etc. La France, l’Europe, etc., sont donc considérées soit comme un tout, soit comme une partie, selon le point de vue auquel on se place. Et puisque nous ne pouvons concevoir de bornes ni à l’espace, ni au temps, ni à la divisibilité de la matière, et que d’un autre côté nous ne pouvons nous représenter l’infini, on peut dire que toute chose que nous pouvons concevoir est à la fois tout et partie, tout par rapport à ses subdivisions, partie par rapport à l’objet plus grand dont elle est une subdivision. Ainsi, la différence entre le tout et la partie est purement relative ; il en est de même de la différence entre l’inégal et l’égal (car aucune égalité parfaite n’est possible), entre l’homogène et l’hétérogène (car l’homogénéité parfaite ne nous est pas connue), etc.

Examinons à ce point de vue l’antithèse du relatif et de l’absolu, nous verrons qu’une conception même vague et illimitée de ce que les métaphysiciens appellent l’absolu est impossible ; l’antithèse du relatif et de l’absolu est purement relative, et il n’y a entre les deux termes de la corrélation qu’une différence de degré. L’absolu, c’est ce qui n’est pas en relation, mais est-ce ce qui n’est pas en relation avec une chose déterminée, ou bien est-ce ce qui n’est en relation avec rien du tout. Dans le langage ordinaire, c’est le premier de ces sens que l’on donne au mot absolu ; en métaphysique, on doit lui attribuer le second ; or le premier seul peut être accepté et compris, l’autre est totalement inconcevable.

Si l’on accepte le premier sens, la corrélation du relatif et de l’absolu s" explique bien, se comprend parfaitement et s’accorde bien avec ce que nous avons déjà trouvé : qu’il n’y a qu’une différence de degré entre les deux termes de l’antithèse. En effet, quand on parle par exemple de la valeur absolue d’une pièce d’or, on supprime par la pensée certaines des relations de cette pièce, on ne considère plus la valeur de convention, valeur relative, mais on tient compte de sa valeur intrinsèque en tant que pièce d’or, et il est évident que si l’on ne considère plus certaines relations, on tient compte cependant de certaines autres. Ainsi la valeur absolue d’une pièce d’or est relative à son poids et au prix actuel de l’or. De même, quand on parle de l’honnêteté absolue d’un homme, on entend par ce mot que quelles que soient les tentations auxquelles on expose cet homme, il restera toujours honnête, et on l’oppose ainsi aux gens à honnêteté relative, c’est-à-dire aux gens dont l’honnêteté peut varier avec les conditions d’existence, et par conséquent est relative à ces conditions. Peut-on dire cependant que toute relation soit supprimée quand on parle d’une honnêteté absolue ? Non, car l’honnêteté, n’étant que l’expression abstraite d’un rapport réel ou possible entre diverses personnes, ne peut évidemment exister sans relation. L’honnêteté ne peut exister chez un homme que par ses relations réelles ou idéales avec quelqu’un ; l’honnêteté est donc forcément relative. L’honnêteté parfaite est donc absolue à un point de vue, relative à un autre point de vue.

Nous voyons donc que, de même qu’une chose est à la fois tout et partie, la même chose est à la fois relative et absolue, et, de même que nous ne pouvons rien concevoir qui ne soit à la fois tout et partie, de même nous ne pouvons rien concevoir qui ne soit à la fois relatif et absolu.

Quand nous pensons à une chose quelconque, nous pouvons la penser avec certaines des relations qu’elle a avec d’autres choses ; nous pouvons la concevoir également en supprimant par la pensée quelques-unes de ces relations. La seconde conception est absolue par rapport à la première ; mais, à un autre point de vue, elle peut être dite relative, car le fait seul de concevoir implique relation. Tout ce que nous pouvons imaginer est dans le même cas.

Nous sommes donc conduits à dire que l’absolu n’est que ce que nous concevons en l’absence de certaines relations, ce qui revient à dire que la différence entre le relatif et l’absolu n’est qu’une question de degré, l’absolu n’étant qu’un moins relatif et n’étant absolu que par rapport à un plus relatif.

Que devient alors l’absolu métaphysique, le seul véritable absolu en somme ? C’est, pour employer une expression de M. Spencer, une conception de l’ordre illégitime, à laquelle il faut substituer une conception positive. La définition de l’absolu que je viens d’indiquer s’applique à toutes les choses auxquelles on a attribué la qualité d’être absolues.

Ainsi, on a voulu voir l’absolu dans le bien. À l’argument des sceptiques montrant les variations de la morale sous l’influence du climat, du milieu, de l’époque, du degré de civilisation, on a répondu que certaines lois étant observées partout, que l’idée du bien se trouvant chez tous les hommes, le bien était absolu. Les anthropologistes ne sont pas d’accord sur ces points ; mais, en les prenant pour accordés, ils ne prouvent nullement que le bien tel que nous pouvons le connaître soit absolu. Si quelques préceptes de la morale sont observés dans toutes les sociétés ou chez la plupart d’entre elles, c’est que ces préceptes, pour être adoptés, réclament moins de conditions que les autres. Chaque précepte de morale étant le produit fatal des circonstances, des circonstances relativement moins complexes suffiront à faire naître les préceptes que l’on trouve chez la plupart des sociétés, tandis que d’autres préceptes ne peuvent apparaître qu’à la suite d’une évolution plus ou moins longue des sociétés et à la faveur d’une plus grande complexité de phénomènes sociaux. Les premiers, dépendant de moins de circonstances que les autres, sont dits absolus. Ce qui prouve qu’ils ne le sont pas, c’est qu’ils dépendent cependant de certaines conditions ; ainsi, sûrement les préceptes de la morale ne se rencontrent pas chez les animaux, chez tous les animaux au moins, parce que là les circonstances qui amènent leur apparition ne se sont pas produites. Ainsi, certains aliénés méconnaissent toute morale, parce que chez eux les conditions de la moralité sont détruites. Le bien n’est pas absolu, il est déterminé par les circonstances ; s’il paraît absolu, c’est que l’homme civilisé étant un ensemble de circonstances, cela suffit pour déterminer aussitôt en partie ce qu’est le bien par rapport à l’homme. Ce qu’il y a de général dans le bien est déterminé par la constitution générale et les conditions d’existence permanentes de l’homme ; ce qu’il y a de variable et de changeant est déterminé par la constitution particulière et les conditions d’existence particulières de certains individus ou groupes d’individus. Dans aucun cas, nous n’arrivons à l’absolu ; seulement certains préceptes, certaines formes du bien dépendant de moins de circonstances que les autres et dépendant de circonstances présentées à peu près par tous les hommes, peuvent être considérés comme moins relatifs, ce qui les a fait passer pour absolus.

D’ailleurs, comme nous ne pouvons connaître le bien que par notre conscience et que notre conscience, comme l’a montré sir W. Hamilton, n’est possible que sous forme de relation, nous ne pouvons connaître le bien que relativement.

Ainsi, l’analyse de l’antithèse du relatif et de l’absolu ne nous a conduits qu’à un absolu relatif. A priori, nous voyons qu’il devait en être ainsi. En effet, si le relatif ne peut être conçu que par relation avec l’absolu, il est évidemment aussi vrai que l’absolu ne peut être conçu que par son opposition, sa relation avec le relatif ; c’està-dire encore que l’absolu ne peut être conçu que comme relatif.

De tous les côtés, nous sommes amenés à dire que l’absolument absolu est complètement inconcevable.

D’après M. Spencer, une conscience vague de l’absolu peut s’obtenir en supprimant par la pensée toutes les conditions auxquelles est soumis l’objet de la pensée. Sans doute, si cela pouvait se faire, on pourrait arriver à une conscience vague de l’absolu, mais c’est complètement impossible. On ne peut supprimer toutes les conditions auxquelles est soumis l’objet de la pensée ; il y en a une qui demeurera toujours : cette condition, c’est que l’objet est pensé, quelque vaguement qu’il le soit. Cette condition suffit pour que l’objet pensé soit connu relativement, et sans elle la pensée n’existerait plus.

La conception du relatif disparaît, dit M. Spencer, dès que notre conception de l’absolu n’est plus qu’une pure négation. Notre conception du relatif disparaîtrait ; sans doute, si toute conception de l’absolu disparaissait, mais notre conception du relatif demeure si l’on met le relatif en corrélation avec un absolu qui n’est absolu que par rapport à lui, et non avec un absolu qui n’est que la négation des conditions sous lesquelles la pensée est possible, comme le veut sir W. Hamilton.

L’illimité, l’infini donne lieu, d’après M. Spencer, à un mode particulier de conscience. Le concept négatif est donc quelque chose de plus que la négation du positif ; sans quoi, on pourrait penser l’illimité comme antithèse du divisible, et l’indivisible comme antithèse du limité. L’illimité et l’indivisible sont donc positifs et réels.

La difficulté disparaît quand on analyse les idées de l’infini, de l’illimité, de l’indivisible. « Notre notion du limité, dit H. Spencer, se compose premièrement d’une conception d’une certaine espèce d’être, et secondement d’une conception des limites sous lesquelles elle est connue. Dans son antithèse, la notion de l’illimité, la conception des limites est abolie, mais non celle d’une certaine espèce d’être. » Nous avons donc une conception vague d’une certaine espèce d’être auquel nous n’attribuons point de limites. Est-ce à dire que nous affirmons que cet être n’a en réalité aucune limite ? Non ; nous affirmons seulement que nous ne pouvons assigner des limites à cet être, que nous ne pouvons savoir s’il en a. Nous ne pouvons pas davantage affirmer qu’il n’en a pas, car, pour affirmer cela, il faudrait être capable de concevoir un objet infini dans toute son étendue, ce qui est contradictoire. Nous obtenons ainsi des conceptions comme celles de l’espace, du temps, etc. ; nous n’assignons aucune limite au temps ni à l’espace, et nous ne pouvons dire ni qu’ils sont finis ni qu’ils sont infinis. M. Spencer a très-bien montré lui-même combien de telles affirmations étaient impossibles, les conceptions que nous avons de l’espace et du temps n’en sont pas moins positives et non négatives.

Ainsi les concepts de l’illimité et de l’infini n’ont rien d’absolu. L’infini est ce à quoi nous ne pouvons imaginer aucune limite[4] ; toute autre conception de l’infini est impossible, car nous pouvons bien, par la pensée, faire disparaître les limites, mais il est impossible et contradictoire de concevoir dans sa totalité un objet qui n’en a pas.

On voit que l’illimité ne se confond pas avec l’indivisible, car l’illimité est ce dont nous ne pouvons pas concevoir la limitation ; l’indivisible est ce que nous ne pouvons diviser. Il est évident que l’illimité ne peut être pris comme antithèse du divisible, car affirmer d’une chose que nous ne pouvons lui concevoir de limites, ce n’est pas dire qu’elle ne puisse être divisée.

On ne peut pas dire de l’infini que c’est un moins fini, comme l’absolu n’est qu’un moins relatif. Ici, la nature de l’antithèse change. Le concept négatif entraîne non pas seulement la négation de quelques-unes des limites, mais la négation de la concevabilité d’une limite quelconque, l’expérience ne nous les ayant jamais montrées. Ainsi les antithèses sont de deux sortes. On a :

1° Les antithèses dans lesquelles on peut attribuer plus ou moins au terme négatif la qualité du positif, par exemple la partie et le tout, l’hétérogène, le relatif et l’absolu, etc., etc. ;

2° Les antithèses dans lesquelles on ne peut pas attribuer au terme négatif la qualité du positif, comme le fini et l’infini.

Nous ne pouvons mettre l’antithèse du relatif et de l’absolu dans cette dernière série, car, bien loin de ne pouvoir attribuer aucune relation à certaines choses, nous sommes forcés au contraire d’en attribuer à tout ce que nous connaissons.

Faut-il admettre qu’il y ait une différence absolue entre les deux genres d’antithèses ? Je ne le pense pas. Dans le premier cas, on ne peut faire autrement que d’attribuer au terme négatif la qualité du terme positif, mais il est plus ou moins difficile de concevoir le terme négatif comme possédant cette qualité. Dans le second cas cette conception est impossible sans qu’aucune autre puisse la remplacer : on voit donc qu’il n’y a là qu’une différence de degré, surtout si l’on réfléchit que la pensée humaine a suffisamment varié dans ses appréciations sur la concevabilité ou l’inconcevabilité des choses pour ne nous faire attribuer à ces notions qu’une valeur relative et subjective.

D’ailleurs est-il possible de supprimer toutes les limites dans un concept ? Cela paraît douteux. La conscience n’est possible que par relation, c’est un fait établi, et une relation suppose une limite. Seulement, dans le cas de la conception de l’espace, etc., on sait que la limite établie forcément par suite de l’impuissance de la conscience à embrasser l’infini n’est qu’une limite qui peut disparaître et ne saurait subsister. Remarquons du reste que le temps et l’espace n’étant que des abstractions des impressions de séquence et de coexistence, dire que le temps et l’espace sont infinis, c’est dire qu’il y a un nombre infini d’objets en relation de séquence et de coexistence. Or il est évident que nous pouvons bien nous représenter un nombre d’objets plus ou moins grand, mais non un nombre infini. Le nombre représenté est toujours fini et le concept positif de l’infini consiste en une représentation vague, un nombre fini d’objets finis, d’une étendue finie, accompagnée de l’idée que de nouveaux objets d’une nouvelle étendue peuvent être ajoutés aux premiers sans qu’on puisse concevoir un terme à cette opération. L’antithèse du fini et de l’infini est ainsi rapprochée encore plus des antithèses du premier genre.

« L’impulsion de la pensée nous porte inévitablement par delà l’existence conditionnée à l’existence inconditionnée, et celle-ci demeure toujours en nous comme le corps d’une pensée à laquelle nous ne pouvons donner de forme. »

L’impulsion de la pensée peut bien nous porter de l’existence conditionnée à l’existence moins conditionnée, mais non à l’existence inconditionnée, puisque, quelque vague que soit une conception, il faut qu’elle soit conçue, pensée, c’est-à-dire conditionnée.

« De là, continue M. Spencer, notre ferme croyance à la réalité objective, croyance que la critique métaphysique ne peut ébranler un seul moment. On peut venir nous dire que ce morceau de matière que nous regardons comme existant en dehors de nous ne peut nous être réellement connu, que nous pouvons seulement connaître les impressions qu’il produit sur nous, mais nous sommes forcés, par la relativité de la pensée, de penser que ces impressions sont en relation avec une cause positive, et alors apparaît une notion rudimentaire d’une existence réelle qui les produit. Si l’on prouve que toute notion d’une existence réelle implique une contradiction radicale ; que la matière, de quelque façon que nous la concevions, ne peut être la matière telle qu’elle est effectivement, notre conception se transforme et n’est pas détruite ; il reste le sens de la réalité, séparée autant que possible des formes spéciales sous lesquelles elle était auparavant représentée dans la pensée. La négation continuelle de toute forme et de toute limite particulière n’a pas d’autre résultat que de supprimer plus ou moins toutes les formes et toutes les limites, et d’aboutir à une conception indéfinie de l’informe et de l’illimité. »

J’ai déjà tâché de montrer qu’il est impossible de supprimer toute forme et toute limite, que nous ne pouvions sortir du relatif, et qu’aucun état de conscience ne pouvait être une conception même vague et indéfinie de l’absolu. Quant à l’existence objective, nous pouvons parfaitement y croire, en admettant la complète relativité de la connaissance humaine. Nous sommes conduits en effet, par l’expérience et l’induction, à admettre l’existence du monde extérieur ; mais nous ne connaissons cette existence qu’en tant qu’elle se manifeste à notre conscience, c’est-à-dire relativement. Nous ne connaissons rien que par notre conscience, et tout fait de conscience est relatif ; il est inutile de revenir sur cette démonstration, si bien faite par sir W. Hamilton et H. Spencer lui-même. Peut-on dire maintenant que le monde a une existence en soi, une existence absolue ? Rien ne nous autorise à admettre une pareille proposition. Les phénomènes que nous connaissons sont relatifs ; ceux que nous ne connaissons pas sont relatifs aussi, car un phénomène ne peut être que relatif. Quant à la substance même, en admettant qu’elle existe, ce que nous ignorons, nous ne pouvons la concevoir comme absolue, d’abord parce que nous ne pouvons penser l’absolu, ensuite parce que nous sommes forcément conduits à croire qu’une substance doit avoir quelque relation avec ses phénomènes.

Cette dernière considération doit nous porter encore à ne pas admettre l’absolu inconnaissable dont le monde serait une manifestation, car nous ne pouvons supposer cet absolu sans relation avec ses manifestations, et il est contradictoire de supposer l’absolu en relation avec qui que ce soit.

Ainsi tout s’accorde pour nous montrer la complète relativité de notre connaissance, ce que devait nous faire prévoir cet argument irréfutable auquel M. H. Spencer a vainement tenté d’échapper : « La pensée ne peut s’élever au-dessus de la conscience. La conscience n’est possible que par l’antithèse du sujet et de l’objet de la pensée, connus seulement par leur corrélation et se limitant mutuellement. » (Sir W. Hamilton.) Non-seulement l’absolu ne peut être connu, mais son existence ne peut être démontrée. Sans dire que « tout est relatif », ce qui dépasse les limites de notre science, nous dirons donc que tout ce que nous pouvons connaître est relatif. De même que nous ne nions ni n’affirmons l’existence de l’infini, nous ne nierons ni n’affirmerons l’existence de l’absolu au sens métaphysique de ces mots.

Il est une autre des conclusions de M. Spencer qui ne me paraît pas exacte : c’est l’affirmation que l’homme sera toujours obligé de se faire une conception quelconque de l’inconnaissable, alors même qu’il saura que cette conception ne saurait être exacte. Dans chaque branche des sciences humaines, la conception qu’on se fait du pouvoir qui produit les phénomènes change avec le temps et finit par disparaître. Quand toutes les sciences auront effectué leur évolution, quand elles seront toutes passées, pour employer l’expression d’Auguste Comte, à l’état positif, aucune science particulière ne fera de tentatives pour arriver à la cause première, et, la philosophie, qui n’est que la systématisation des sciences, n’en fera pas davantage. La religion se contentera alors de dire que nous ne pouvons tout connaître, et le sentiment religieux se réduira à ce vague sentiment que peut nous faire éprouver notre impuissance à tout savoir. Les conflits de la science et de la religion seront à jamais terminés.

Une autre solution peut mettre fin aux conflits de la science et de la religion. Stuart Mill l’a indiquée en ramenant Dieu dans la sphère des phénomènes et en lui refusant la toute-puissance. Dieu cesserait alors d’être considéré comme absolu et la religion se confondrait avec les sciences naturelles et morales. Mais pour que cela arrive, il faudra que l’existence de Dieu soit prouvée ou tout au moins probable — elle n’est encore ni prouvée ni probable ; aucune preuve, aucun argument convaincant n’ont été présentés en sa faveur, et nous ne pouvons aujourd’hui concevoir qu’il en doive être autrement un jour.

Quant à M. Spencer, si sa théorie de l’inconnaissable me semble devoir disparaître sans avoir réconcilié la science et la religion, sa théorie générale de l’évolution et les applications qu’il en a faites le mettent au rang des plus grands philosophes, et les livres dans lesquels il a si magnifiquement développé ses doctrines compteront parmi les plus beaux monuments qu’ait élevés l’intelligence de l’homme.

Fr. Paulhan.
  1. Ch. Secrétan. Discours laïques, p. 167.
  2. Critique philosophique, 7 mars 1878.
  3. a et b Toutes les citations d’H. Spencer sont empruntées à la traduction de M. Cazelles.
  4. L’infini ne se confond pas avec l’indéfini. L’infini est ce à quoi nous ne pouvons concevoir de limites ; l’indéfini est ce dont nous ne pouvons déterminer les limites, tout en sachant que ces limites existent ou peuvent exister.