La Théologie naturelle en Angleterre

LA
THEOLOGIE NATURELLE
EN ANGLETERRE


I. The necessary Existence of God, by W. Gillespie. — II. Faith in God and modem Atheism, by J. Bachanan. — III. Christian Theism, by R. Thompson. — IV. The Limits of religions Thought, by H. Mansel.



Quelques momens avant de boire la ciguë, Socrate disait à ses disciples éplorés qu’il était sûr de la divine bonté. Il suffirait que ces paroles eussent été prononcées ou du moins écrites aux environs de la quatre-vingt-quatorzième olympiade pour qu’il fût difficile de refuser à la raison humaine la faculté de s’élever par ses propres forces à la certitude de l’existence de Dieu. Et comme on ne saurait apparemment parler de Dieu sans en concevoir quelque idée, cette notion, quelle qu’elle soit, est déjà, suivant l’étymologie du mot, une certaine théologie. Et comme cette théologie est due à la lumière naturelle, il est donc vrai qu’il y a une théologie naturelle. Ainsi l’ont pensé, d’accord avec les philosophes, les plus grands docteurs de l’église. Il serait inutile de le rappeler, si dans ces derniers temps il ne s’était rencontré des esprits acharnés à le contester. On comprend malaisément pourquoi, s’ils n’étaient résolus à tout détruire ensemble, la révélation et la raison. Comment fonder la première en effet sans la seconde? Comment ne pas dire, avec un saint admiré de saint Louis, que « l’existence de Dieu est une de ces vérités qui ne sont pas des articles de foi, mais qui servent aux articles de foi de préambules, et que la foi suppose la connaissance naturelle, comme la grâce la nature, et la perfection le perfectible ? » Ce n’est donc menacer aucune croyance que de chercher à fonder par la raison celle qui soutient toutes les autres, et l’intérêt le plus légitime s’attache aux travaux récens inspirés par un sujet éternellement nouveau. Dieu est pour le moins aussi vieux que le monde, et cependant le monde doit continuer de faire effort pour le connaître sous peine de renoncer à se connaître lui-même. Ce sera toujours le plus digne emploi des forces de l’esprit humain que de rétablir incessamment son droit de croire en Dieu contre ceux qui le lui disputent, et qui veulent lui couper les ailes sous prétexte de briser ses fers. Dans chaque pays, à toute époque, cette vérité si haute et si vulgaire prend la forme d’une question, sans cesser d’être attestée par le commun langage, et cette forme suit dans ses variations l’état des esprits et des sciences. Les doutes n’ont pas toujours la même origine ni la même expression, les argumens doivent se modifier avec les objections, ou bien, sous la diversité des mots et des sentimens, il est bon de montrer un fonds immuable de lumière et d’obscurité qui tient aux conditions, du problème. Là aussi il y a du permanent et du passager. Ce qui persiste, c’est la vérité à connaître; ce qui varie, c’est la connaissance de la vérité. En France par exemple, la politique dispose en grande partie de la religion et de la philosophie; l’une ou l’autre est en crédit suivant que la politique est à l’espérance ou au découragement. De là les vicissitudes des choses éternelles. Cependant éternelles sont les vérités fondamentales, et la raison, en y revenant sans cesse, remonte à sa source et revendique son privilège de naissance. Il peut donc être utile et il est toujours à propos d’observer le mouvement et le résultat des études concernant les principes de toute religion dans les sociétés les plus éclairées. En Angleterre, la préoccupation n’en est jamais interrompue, et la théologie naturelle y est une science classique qui n’est pas négligée un instant. Elle y est regardée comme indispensable à la théologie chrétienne, qui sans elle languirait. Sans insister sur les rapports de l’une et de l’autre théologie, surtout sans nous engager dans les nuages de la haute métaphysique, nous voulons essayer de ramener l’attention des lecteurs sur l’état réel des recherches de théodicée, et montrer que les travaux de la science correspondent aux idées les plus simples, les plus usuelles, dans lesquelles tout le monde a été élevé.


I.

Je voudrais donc d’abord, non pas exposer philosophiquement, mais raconter comment nous sommes amenés dans la vie réelle à l’idée de Dieu, et à toutes les pensées comme à tous les sentimens dont cette idée est le fondement. Les métaphysiciens aiment à en chercher l’origine dans la nature de l’esprit humain. Ils s’attachent à prouver qu’elle lui est aussi nécessaire que les lois mêmes de son activité, et fait corps pour ainsi dire avec la raison : noble et légitime ambition, que je suis loin de leur reprocher, et que j’ai ressentie quelquefois ; mais notre prétention est ici plus modeste. Ce sont des faits positifs que je voudrais retracer ; c’est aux souvenirs de chacun de nous que j’entends m’adresser, et cherchant à les ranger dans leur ordre historique, je voudrais les suivre pas à pas, et remonter les degrés de la pensée et de la croyance religieuse.

Il me semble que la première révélation de Dieu est faite à l’enfance dans les termes par lesquels commence la Bible. Ces paroles si simples, et qui expriment le fait le plus solennel que le temps ait reçu dans son sein, l’orphelin seul les entend pour la première fois d’une autre bouche que de celle d’une mère. C’est la mère qui se réserve d’annoncer au fruit de ses entrailles la vérité qui l’éclaire et la console, soit que, dirigeant les yeux de l’enfant sur un livre de gravures, elle lui montre, dans quelque lointaine copie des peintures de Michel-Ange ou de Raphaël, les premières scènes de la création, soit que, promenant son doigt sur les pages usées d’un petit livre d’histoire sainte, elle lui fasse épeler ces mots : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. »

Dieu a fait le monde, telle est l’idée générale dont la Genèse, abrégée pour l’enfance, lui donne la forme narrative ; mais en même temps cette idée, sous sa forme abstraite, prend place dans la raison naissante. Elle y est reçue à la faveur d’une notion fondamentale que la raison a déjà conçue et appliquée des milliers de fois, quoiqu’elle n’en connaisse distinctement ni l’origine, ni l’expression, ni l’universalité. Cette notion est celle que les philosophes appellent la notion de cause. C’est parce que nous savons préalablement qu’un fait qui commence a une cause, quoique nous soyons encore incapables de nous prononcer à nous-mêmes ce principe général, que dès nos plus tendres années nous concevons ce qu’on nous apprend, quand on nous dit que le monde a commencé et qu’il est l’ouvrage de Dieu.

De cette notion de cause, nous faisons dans cette circonstance une application par analogie ; car aucune expérience ne nous a nettement suggéré l’idée d’une cause créatrice. Nous n’avons connu que des effets nouveaux, produits par une cause externe ou interne dans ce qui existait déjà. Nous n’avons vu changer que la forme de la matière. Les effets mêmes, plus directement, plus irréfragablement connus, qui se passent en nous, ne sont que des phénomènes nouveaux dans un être durable qui les a précédés. C’est donc, je le répète, par analogie que de l’action des causes connues nous induisons la possibilité d’une cause créatrice, c’est-à-dire d’une cause qui produise. à la fois la substance et le phénomène. Si, comme il arrive quelquefois, souvent même, mêlant le sacré et le profane, on combinait l’enseignement juif avec la tradition hellénique, et l’on mettait le chaos d’Hésiode ou d’Ovide en arrière de la création, l’action de la cause divine serait un peu plus comparable à celle des causes que nous avons vues agir. Je dis comparable, car en toute hypothèse la cause divine ne peut être exactement assimilée à aucune des causes que discerne l’expérience. Elle serait créatrice encore, quand la matière serait éternelle. La naissance des êtres déterminés bien comprise implique déjà ce que nous entendons d’essentiel par création.

Mais n’oublions pas que nous parlons des enfans, et que ces problèmes les touchent peu. A peine quelque question jetée en passant par ce besoin de comprendre qui s’éveille et s’endort tour à tour dans leur intelligence est-elle venue embarrasser un moment la mère souriante, plus fière de ce que l’enfant lui demande qu’humiliée de ne pouvoir répondre. Ces curiosités s’allument et s’éteignent comme des lueurs passagères, et l’esprit reste sans trop d’effort dans ce brouillard qui remplit tous les abords de l’infini. Ce qu’il saisit mieux, ce qu’on craint moins de lui représenter, ce sont les preuves partout visibles de l’existence d’un suprême auteur des choses. On ne parle guère à un enfant des objets de l’histoire naturelle sans lui faire remarquer, quelquefois même un peu à la légère, des combinaisons de moyens et de buts qu’on aperçoit ou qu’on croit apercevoir dans l’ordre général des phénomènes. Après avoir enseigné le fait de la création, grâce à l’idée de la cause qu’Aristote nommait efficiente, on cherche à expliquer l’ensemble et l’harmonie des choses créées par la notion de la cause qu’Aristote nommait finale. On montre dans les merveilles de la nature le résultat d’un art souverain. On ne craint même pas d’insister outre mesure sur ce point de vue, et l’on remplit l’esprit du jeune disciple de suppositions spécieuses, subtiles, hasardées, qui passent à la faveur d’une idée fondamentalement vraie, l’ordre du monde.

Cependant cette idée ne peut être tenue pour un certain degré de connaissance théologique que lorsqu’elle a été développée en un raisonnement qui prouve ce qu’il suppose. Or, quelque parti qu’on ait pris de ne point faire de philosophie avec les enfans, on ne manque guère de leur communiquer de bonne heure l’argument métaphysique que notre pédanterie désigne sous le nom d’argument physico-théologique. A défaut de toute autre voie, en voici une par laquelle il parvenait nécessairement aux enfans élevés au commencement de ce siècle. Un des premiers ouvrages qui servaient à leur apprendre le latin était un traité de morale connu dans les classes sous le nom de Selectœ. Le premier livre est intitulé de Dieu, et dans ce premier livre un des premiers paragraphes qu’il fallait expliquer peut se traduire ainsi : « De même que si l’on entre dans une maison, un gymnase ou un forum, dès qu’on voit en toutes choses l’ordre, la mesure, la discipline, on ne peut penser que tout cela ait lieu sans cause, mais on comprend qu’il y a quelqu’un qui commande et qui est obéi; de même et bien plus encore, à la vue de tant de changemens, de tant de vicissitudes, de l’ordonnance régulière d’autant et d’aussi grandes choses que les corps célestes, ordonnance dont l’immense et infinie antiquité ne s’est jamais démentie, on doit nécessairement prononcer que tant de mouvemens de la nature sont gouvernés par quelque intelligence. » Je me rappelle ces mots, tirés de Cicéron dans son traité de la Nature des Dieux, comme la première expression générale que j’aie entendue de l’argument pris du spectacle du monde en faveur de l’existence d’un ordonnateur suprême.

C’est ainsi que la croyance en Dieu est érigée en une notion claire, accessible, saisissante, et qui, bien que familière, populaire même, est restée philosophique. Parmi les anciens et les modernes, elle a inspiré une foule de belles pages, et même des ouvrages entiers, qui se lisent encore avec profit. A mesure que la science de la nature s’est perfectionnée, l’argument a transformé ses applications; mais, employé avec plus de discernement, appuyé sur des faits mieux avérés et mieux connus, il n’a pas changé au fond et n’a rien perdu de sa nature. Il a été consacré en quelque sorte par la science moderne, il a pris rang parmi les principes de la philosophie naturelle le jour où, dans le livre qui en est le code fonda- mental, le révélateur du système du monde en a tiré pour conclusion générale, scholium generale, l’existence d’une cause première, dont l’intelligence et la volonté sont l’origine de l’univers, qui lui est soumis[1].

Cette idée scientifique et philosophique est aussi une idée chrétienne; c’est Voltaire lui-même qui la retrouve dans le verset : « Les cieux racontent la gloire de Dieu, cœli enarrant gloriam Dei. » Prise absolument et sans commentaire, elle ne conduit guère qu’à la notion d’un dieu ordonnateur du monde, qui n’en est créateur qu’autant qu’il l’a produit sous la forme du ciel et de la terre : il n’est l’auteur que du Cosmos phénoménal que décrit Humboldt, et que la science observe et calcule ; mais cette idée se concilie également avec la notion d’un créateur absolu, qui a tout fait, la forme et la matière du monde, et qui a tiré du néant l’existence de toutes choses, excepté lui. Ce second sens de l’argument est le plus généralement reçu, grâce à l’interprétation orthodoxe du début de la Genèse. C’est ainsi véritablement qu’il est identifié avec la croyance chrétienne.

La critique moderne a serré de si près cet argument, elle s’est tellement prévalu de l’abus qu’on en avait pu faire, Bacon et Descartes ont si sévèrement proscrit les causes finales du domaine de la science, qu’il est bon peut-être d’insister sur la valeur d’une considération théologique qu’il ne faut ni exagérer ni rejeter.

Ceux qui la nient afin de nier ce qu’on en conclut, c’est-à-dire Dieu même, veulent que l’ordre du monde soit l’ouvrage du hasard ou de la nécessité. Ces deux mots se retrouvaient sans cesse sous la plume des athées du dernier siècle. Ils expriment deux hypothèses, dont la première est certainement la plus absurde, car la supposition du hasard nie l’ordre lui-même. Le sens du mot, si le mot hasard est définissable, est la coïncidence des disparates. Si tout est fortuit dans la nature, la stabilité en est bannie. Les phénomènes actuels ont pu coïncider une fois, mais le hasard et la permanence impliquent. Quant à la nécessité, ce n’est plus avec la stabilité qu’elle serait incompatible, c’est, Newton l’a dit, avec la variation. La nécessité, pour mériter son nom, doit être aveugle. Et comment une nécessité aveugle aurait-elle produit la diversité, la succession, le retour des phénomènes? Si elle n’est pas aveugle, la nécessité n’est plus que le nom profane de l’ordre divin. Cet ordre, étant le résultat durable de lois constantes, dont quelques-unes sont éternelles, a reçu comme l’empreinte d’une intelligence et d’une volonté immuables. Dieu est l’être nécessaire, et il a imprimé aux choses cette nécessité secondaire qui n’est que la stabilité de leur nature, condition de la possibilité de l’être. Maintenant que tout, dans les rapports des choses, soit moyen et but, que tout résulte d’une adaptation dont notre intelligence aurait le secret, c’est affirmer bien au-delà de ce que nous révèlent l’expérience et la raison, c’est réaliser tout ce qu’on imagine. L’existence de Dieu n’a pas besoin pour être prouvée de cette finalité universelle ; il suffit qu’il y ait lieu de reconnaître dans la nature un certain dessein, comme disent les théologiens anglais, et, sans en multiplier les preuves autant qu’ils l’ont fait, il peut être permis d’en donner une.

Je ne sais si tout le monde a réfléchi que, s’il n’y avait pas d’yeux, la couleur n’existerait pas. En lui-même, et abstraction faite du sens et de l’organe de la vue, le monde est incolore. Je ne dis pas qu’en l’absence de l’homme et des animaux la cause de la couleur cesserait d’exister. La lumière serait : les ondulations de l’éther continueraient de s’accomplir, et la structure des corps demeurerait telle qu’ils se comporteraient avec les rayons lumineux de manière à produire ces différences d’effets possibles sur des organes possibles, différences que nous appelons couleurs; mais tandis que les conditions d’existence de la matière subsisteraient, tandis que les planètes dans leur course, la neige et la pluie dans leur chute suivraient les lois de la pesanteur, tandis que la chaleur du soleil fondrait les glaces et durcirait la terre, et que les végétaux s’élèveraient verticalement et s’étendraient latéralement par le volume de leurs troncs et la projection de leurs branches, tandis qu’en un mot aucune des lois de la physique, de la chimie, ne serait suspendue, tous les phénomènes de l’optique seraient réduits à des phénomènes de mécanique, et la lumière et l’ombre, en tant qu’elles produisent, avivent, éteignent des teintes diverses que nos sensations seules nous apprennent à distinguer, seraient comme si elles n’étaient pas. Elles existeraient comme causes, non comme effets.

Supposez maintenant que l’homme ou d’autres êtres vivans vinssent au monde avec cet organe de la vue, si artistement composé dans toutes les espèces que la nature en a douées, et que la lumière n’existât pas, ou plutôt que rien dans la constitution de la lumière et des corps ne fût disposé de manière à produire sur cet organe la sensation de la couleur, si le monde en un mot était incolore, ou même rigoureusement monochrome, sans aucune diversité d’ombre et de teinte, il serait invisible. L’organe de la vue serait comme nul. Rien n’est visible, les formes comme les distances, qu’à l’aide de la couleur. Sans la couleur, la vue n’ajouterait rien absolument aux connaissances que nous obtenons par le toucher, dont elle est l’utile auxiliaire.

Ainsi d’une part la couleur, le phénomène de couleur n’est pas nécessaire. L’ordre général de la nature n’en a pas besoin, le système du monde peut s’en passer. D’un autre côté, l’œil et la vue seraient inutiles et comme non avenus, si la constitution de la lumière et des corps n’était pas telle que de certaines affections très connues en résultassent éventuellement pour cet organe. Maintenant qui voudra soutenir que c’est par hasard que la rencontre des ondulations lumineuses et des surfaces étendues produit, en sus de leur rôle dans le système du monde, cet effet additionnel qu’on appelle la visibilité pour de certaines machines organiques qui pouvaient ne pas exister, ou bien que c’est par une aveugle nécessité que certains êtres qui n’ont pas toujours été sur la terre y sont survenus munis d’un appareil compliqué tel que toute la mécanique de l’optique, parfaitement indépendante en soi de leur existence, lui occasionne des affections aboutissant à des sensations et à des notions sans aucun rapport de ressemblance assignable avec les causes physiques qui les déterminent? Le monde est invisible en soi, il n’est visible qu’à la condition qu’il y ait des yeux, il le devient dès qu’il y en a. Comment ne pas croire que les yeux sont faits pour voir, et que le monde est fait, entre autres choses, pour être vu? Comment ne pas croire que le phénomène de la couleur, medium indispensable entre l’objet et le sens, est un moyen prédéterminé?

Nous sommes donc loin de rejeter avec le dédain de quelques philosophes religieux la preuve la plus usuelle et la plus saisissable de l’existence de Dieu, celle qui compose à elle seule à peu près toute la philosophie théologique de bien des hommes éclairés.

Mais reprenons cette éducation religieuse que nous avons promis de suivre pas à pas. Si nous feuilletions encore les livres qu’on met dans les mains des plus jeunes écoliers, nous y trouverions bien vite des passages où ils apprennent, en supposant qu’ils ne l’aient pas appris de la bouche de leurs parens, que tous les peuples ont reconnu telle chose que la Divinité. Cicéron, ce grand instituteur de toute jeunesse classiquement élevée, se complaît autant à invoquer à l’appui de la croyance en Dieu le consentement général que l’ordre de l’univers. Le consentement général est une autorité imposante; l’esprit en est naturellement touché, et peut-être est-ce pour les grandes masses de l’humanité une des principales sources de toute foi religieuse que la déférence à une tradition à peu près universelle. Le respect, la sympathie, l’imitation, l’habitude, d’autres principes encore de notre nature nous portent à penser comme les autres ont pensé, et s’il en était différemment, la vie serait beaucoup trop courte pour découvrir par nous-mêmes tout ce que nos devanciers ont trouvé par l’expérience ou la réflexion. Le consentement général n’est donc pas en soi une preuve à dédaigner, ce n’est pas du moins l’efficacité qui lui manque, et cette preuve a été admise et développée par d’habiles gens. L’église l’a employée dans ses cours de théologie.

Je ne crois pas qu’en fait de métaphysique religieuse, la grande majorité des gens qui ont reçu de l’éducation aille beaucoup au-delà de ce qui vient d’être dit. A cela se réduit assez communément toute la théologie naturelle. Je devrais ajouter quelques développemens qu’on y joint d’ordinaire sur les attributs de la Divinité et les conséquences morales qui en résultent pour les hommes, si, du moment où la théodicée touche au sentiment et au devoir, elle ne devenait presque toujours, au lieu d’une simple philosophie, une religion proprement dite. C’est en général au nom du christianisme, c’est dans le langage qu’il enseigne et sous les formes qu’il prescrit, que les rapports de l’homme à Dieu sont annoncés à la jeunesse. C’est grâce à cette transformation toute-puissante que des vérités abstraites, qui seraient arides ou indifférentes pour beaucoup d’esprits, s’emparent de l’âme, et peuvent devenir pour une nature heureusement douée l’aliment le plus pur et le plus sain de l’intelligence, la plus auguste règle de la volonté, la plus pénétrante consolation du cœur. Tout le monde, comme nous disons en Europe et en Amérique, est élevé dans le christianisme, tout le monde est chrétien, au moins dans une certaine mesure, et c’est grâce à ce saint enseignement des nations et des familles que des deux plus nobles parties du monde s’élève ce cri universel, ce cri du respect et de l’amour : Notre Père qui êtes aux cieux !

La foi n’est pas cependant partout la même, elle a ses diversités; elle manque à un grand nombre, et Là où l’on n’aperçoit plus l’homme de la grâce, il faut parler encore à l’homme de la nature. D’ailleurs, de même que sans s’arrêter aux merveilles sensibles de l’univers, en écartant pour ainsi dire les plus beaux phénomènes, il est permis et il est utile de regarder le système du monde comme un problème purement mathématique et de ne voir dans le ciel étoilé que la mécanique céleste, c’est un droit et une fonction de la raison que de s’abstraire elle-même de la religion, et de chercher à déterminer sous leur forme la plus rigoureuse et la plus scientifique les pures idées qui sont comme l’essence de nos croyances morales et religieuses. Le ciel de l’âme aussi a sa géométrie.

Les théologiens éclairés, les Bossuet et les Fénelon, sont loin de répudier cette théodicée philosophique, et c’est le métier des métaphysiciens que d’en reprendre incessamment l’étude. Sans les suivre dans les recherches épineuses dont elle est semée, nous devons donc continuer à exposer le plus clairement que nous pourrons le progrès ordinaire des idées religieuses comme idées pures, même en nous réduisant à celle-ci, la preuve de l’existence de Dieu.

Cette preuve est double jusqu’ici, le consentement général et l’ordre du monde. Le ciel nous préserve de chercher à ruiner l’une ou l’autre : à Kant seul cette témérité est permise, mais il faut bien mesurer la portée, fixer la valeur de la double preuve, fût-ce afin d’expliquer pourquoi l’esprit humain ne s’en est pas contenté.

Quelque autorité qu’on attribue au consentement général, il n’est pas une preuve péremptoire pour un philosophe ni pour un chrétien, une preuve du moins qui puisse être admise sans restriction par l’un ni par l’autre. Pour le philosophe, la constance et la perpétuité d’un témoignage ne démontrent pas autant la réalité de la chose témoignée que la permanence dans la nature humaine d’une raison de croire ce qu’elle affirme. Ce peut être vérité, ce peut être erreur. Il y a, si l’on veut, présomption de vérité; mais il n’y a preuve que d’un fait permanent de notre nature qui engendre et motive le consentement à une certaine idée. C’est ce fait qu’il faut démêler, étudier, afin de savoir si sa réalité prouve la vérité de ce qu’il atteste. Cela ramène à chercher dans l’esprit humain et dans la raison même l’origine et la garantie de l’idée religieuse. C’est ce qu’ont fait les philosophes lorsqu’ils ont prouvé Dieu par l’idée de Dieu.

Pour le chrétien, l’accord de l’humanité le persuade de l’existence et de l’unité de Dieu bien moins que la foi dans une révélation spéciale et primitive. La certitude, sinon la vérité de cette double croyance est pour lui bien plutôt le privilège d’une race élue que le patrimoine commun de l’espèce. Elle a été confirmée, cette croyance, développée, complétée par les diverses théophanies dont l’Ancien Testament contient le récit, et surtout par la plus grande de toutes, sujet divin du Nouveau Testament. Le christianisme est essentiellement une tradition particulière. Toutes les traditions, hors la chrétienne, sont entachées d’erreur ou d’imposture; elles s’appellent de fausses religions : on ne voit donc pas comment le consentement aux fausses pourrait servir à établir un dogme de la vraie. Aussi, tandis qu’autrefois le consentement général était cité en preuve par les théologiens, il est maintenant représenté comme un souvenir affaibli, comme une traduction altérée de la révélation primitive. Suivant cette doctrine, qui est nouvelle, mais qui a fait d’assez grands progrès dans l’église, la tradition générale doit toute sa valeur à ce qu’elle a conservé de la tradition particulière. L’humanité n’a ajouté que du faux au vrai de la révélation première. C’est donc le christianisme qui fonde l’opinion universelle du monde, et non l’opinion universelle du monde qui appuie un seul des dogmes du christianisme. Quoi qu’on pense de cette théorie un peu hasardée, il demeure que le consentement général mérite plutôt considération qu’il ne commande l’adhésion. En fait, il n’en exerce pas moins une grande influence; en fait, il se présente dans la réalité pour chacun de nous comme un fragment local et national. La religion est pour chacun de nous une tradition de famille et une institution sociale. A ce titre, elle est revêtue d’une grande autorité, et c’est ainsi restreint que le consentement de tous détermine le nôtre. Cependant on remarquera qu’il nous attache au moins autant à ce qui est particulier qu’à ce qui est universel dans les croyances. Demandez à un Écossais pourquoi il est presbytérien, à un Anglais pourquoi il est épiscopal, à un Français pourquoi il est catholique : sa réponse sincère sera la plupart du temps qu’il est de l’église dans laquelle il est né. Le consentement de la majorité, et par suite celui de l’universalité, n’est donc pas une preuve logique, mais il se pourrait qu’il fût un moyen de persuasion plus puissant qu’une preuve logique. Cependant il reste établi, je crois, que, comme pierre de touche du consentement général allégué en preuve de l’existence et de l’unité de Dieu, le philosophe devra recourir à l’étude de l’esprit humain, le chrétien à la révélation, et l’un et l’autre s’appuieront ainsi sur des preuves d’un ordre qui leur paraît supérieur.

Venons à la preuve par l’ordre du monde. Elle a généralement autorisé les déistes à élever leur temple idéal Deo optimo maximo ; mais ils ont avec raison traduit cette belle inscription par ces mots : Au Dieu très bon et très grand. C’est en effet ce que prouve et tout ce que prouve l’argument, un Dieu très bon et très grand, et à part quelques métaphysiciens, les anciens les plus éclairés ne se sont pas formé une autre idée de Dieu. Le spectacle du Cosmos avec ses beautés, mais aussi avec ses imperfections, ses incohérences, avec l’antagonisme des forces qui le régissent, n’atteste que le triomphe laborieux du principe de l’ordre sur le désordre, et partant une intelligence qui partout a laissé son empreinte, celle de la sagesse et de la bonté, en assurant la durée et l’harmonie de son ouvrage. Cependant la beauté de l’ensemble n’est que celle d’un système où, tout compte fait, le bien l’emporte sur le mal. Sans doute il est bon, sans doute il est sage et puissant, celui qui a réglé cet ordre et qui le conserve; on ne peut se lasser d’admirer par quelles combinaisons profondes, par quels savans artifices tout est réglé et maintenu de manière à surmonter des obstacles toujours subsistans, à résister à des causes de destruction toujours agissantes, enfin quelle habileté suprême semble à chaque instant sauver l’univers. Partout se décèle un sublime architecte; mais tout ce spectacle ne nous révélerait pas, si nous n’en puisions ailleurs la connaissance, un Dieu tout-puissant et infini, le Dieu créateur de la foi, le Dieu parfait de la métaphysique.

Si donc nous voulons nous élever à quelque connaissance de la nature de Dieu et concilier son existence avec ses attributs, l’argument en question ne peut plus suffire au chrétien non plus qu’au philosophe, et l’un et l’autre sont obligés de chercher dans la révélation et dans la raison une notion moins imparfaite de la Divinité ou une démonstration de son existence qui soit plus en rapport avec ses perfections.

Ici le christianisme nous enseigne des dogmes qui ne sont qu’à lui. Une révélation devait nous apprendre ce que nous aurions ignoré sans elle. C’est ainsi que l’église nous révèle le dogme de la Trinité. Malgré les analogies qu’on a prétendu trouver dans Platon et les Alexandrins, je persiste à croire que l’idée de la Trinité est essentiellement chrétienne, et que l’esprit humain ne s’y serait point élevé par lui-même. Il faut donc laisser à la théologie positive les dogmes révélés et connus seulement par la révélation. Il y a dans le christianisme des vérités plus générales, je veux dire plus généralement connues, puisqu’elles sont communes à l’orthodoxe, à l’arien, au déiste, même au païen ou au mahométan éclairé. Ces notions que le christianisme enseigne sans les discuter ni les démontrer sont par exemple celles-ci : Dieu est un esprit, — Dieu est parfait, — Dieu est le créateur du monde.

Ces notions chrétiennes, se rencontrant aussi dans certaines théodicées philosophiques, sont donc aussi des notions de la raison, de la pure raison; car apparemment aucune sensation, aucune expérience ne nous les suggère. Pour que Dieu soit créateur, il faut que tout ait commencé; or c’est dans l’esprit humain seulement que nous pouvons trouver cette idée, soit comme principe démontré, soit comme croyance naturelle. Il n’est certes pas moins vrai que ni la perfection, ni la notion d’un pur esprit n’ont été dérivées d’une expérience actuelle, et la raison seule est capable de pareilles conceptions. Si donc il était possible de fonder l’existence de Dieu sur une de ces idées, par exemple sur celle de sa perfection, cette démonstration ne serait point, comme la preuve tirée de l’ordre du monde ou du consentement universel, dérivée d’un fait d’expérience ou de perception directe, une preuve a posteriori. Elle pourrait par conséquent être à un certain point qualifiée de preuve a priori. Toutes les preuves de ce genre, étant puisées directement dans l’esprit humain, ont plus ou moins ce caractère général de tirer de l’idée de Dieu l’existence de Dieu.

C’est surtout à Descartes, comme chacun sait, qu’il faut recourir pour connaître ce genre de preuves. Il en a donné deux distinctes qu’on a confondues à tort, et dont la meilleure est celle où il fait entrer l’idée de cause. Elles ont été si souvent exposées qu’il est inutile d’y revenir. Rappelons seulement que la principale de ces preuves n’est pas entièrement originale, et qu’on pourrait en rechercher le type initial dans saint Anselme, dans saint Augustin et jusque dans Platon ; ajoutons que la preuve ou les preuves de Descartes ne sont pas les seules qui aient été dites a priori ; plus d’une fois à tort ou à raison, on a cru pouvoir démontrer l’existence de Dieu par sa nature même, ce qui est le propre de ces sortes de démonstrations. Or comme la nature de Dieu n’est pas objet d’expérience, mais notion purement rationnelle, c’est donc toujours à l’idée de Dieu qu’il a fallu revenir pour remonter jusqu’à lui, et tel est en effet le procédé cartésien, et malheureusement pour Descartes, le procédé cartésien a été celui de Spinoza. Le danger de la preuve par l’idée de Dieu, c’est le spinozisme. Je rappelle le danger pour qu’on ait soin de l’éviter.

II.

Cicéron nous a conservé dans sa version latine un beau passage d’Aristote où l’admiration religieuse que doit inspirer le spectacle de l’univers est vivement peinte, et il range l’écrivain grec parmi les philosophes à qui l’ordre a révélé l’ordonnateur. Il aurait pu ajouter que c’est Aristote qui a mis dans la science la cause finale sous son nom, et qu’il en a fait pour ainsi dire la loi de la nature, en répétant sans cesse ces mots pris longtemps pour axiome : « La nature ne fait rien en vain. » Une fois même il s’oublie, et il appelle la nature Dieu. Cependant ne serait-ce pas là une doctrine exotérique qui voilait sa vraie pensée et dissimulait sa métaphysique? Quand il veut arriver, à Dieu même, il le cherche dans la constitution de l’être, et ne le déduit ni ne l’induit de l’expérience de choses sensibles. C’est tout au plus le premier ciel (et le premier ciel n’est pas Dieu) qu’il conclut de l’existence du mouvement par la nécessité d’un premier moteur; mais le Dieu vrai, l’acte pur, la pensée de la pensée, il semble l’atteindre directement et l’affirmer a priori, quoique ce ne soit au fond qu’un corollaire de sa métaphysique. Cependant ce Dieu-là n’est ni l’auteur ni l’ordonnateur intelligent du monde qu’il ne peut connaître, lui qui ne pourrait sans déchéance avoir mis la main à la nature. C’est ainsi que chez les philosophes d’Alexandrie l’artiste divin, le démiurge à qui le monde doit l’harmonie, la beauté, la n’alité actuelle, est néanmoins placé bien au-dessous du premier principe.

Cette inconséquence ou cette duplicité de doctrine ou de méthode dans Aristote a permis à la philosophie du moyen âge de faire tour à tour la théologie a priori et a posteriori. Le passage d’un procédé à l’autre, d’un point de vue à l’autre point de vue, est si facile qu’il nous échappe quelquefois, et que nous ne nous apercevons pas toujours que nous avons changé de voie. A proprement parler, rien dans la science n’est rigoureusement a priori, puisque l’homme est toujours donné, et avec l’homme l’esprit humain. Nos principes les plus élevés, ceux que nous imposons à l’expérience et que nous ne tenons pas d’elle, ne font pas cependant leur apparition dans l’esprit préalablement à toute perception extérieure, à toute conscience de nos opérations intérieures. On peut donc imaginer aisément que tout est inféré a posteriori de nos connaissances empiriques, et les disciples les plus fervens d’Aristote ont pu croire lui être fidèles en niant toute notion directe de la Divinité, et en rattachant cette notion à la sensation même. Saint Thomas d’Aquin, tout pénétré qu’il est de la métaphysique de son maître, soutient obstinément comme une vérité essentielle que, Dieu ne pouvant nous être connu par lui-même, son existence a besoin d’être démontrée, qu’elle ne peut l’être que par son effet, qu’en un mot « notre entendement est conduit par les choses sensibles à la connaissance divine, c’est-à-dire à connaître de Dieu qu’il est. »

En effet, l’argument de la nécessité d’un premier moteur, qui tient la plus grande place dans la scolastique peut à la rigueur être rattaché à l’expérience, et saint Thomas, qui y insiste encore plus que sur l’argument tiré des fins du gouvernement du monde, s’est, de son aveu, classé parmi ceux qui n’admettent en théologie naturelle que des preuves a posteriori. Je sais bien que parmi celles qu’il admet, on en pourrait désigner qui n’ont point ce caractère, et qui même offrent une certaine analogie avec les preuves a priori du cartésianisme; mais il ne s’en est pas aperçu, il doit être jugé par ses intentions : l’inconséquence d’Aristote l’a gagné à son insu, et Arnauld a eu raison de l’opposer à Descartes.

Toute la scolastique n’est pas dans saint Thomas, et l’on pourrait, en cette grave matière, lui trouver des adversaires; mais au moment où la scolastique s’écroule, Bacon en France et Descartes en Angleterre s’élèvent à la fois contre Aristote, l’un pour fonder une méthode plus empirique que la sienne, l’autre pour-établir une autre méthode d’observation; l’un pour raffermir par l’induction mieux traitée la science a posteriori, l’autre pour donner dans la conscience une base expérimentale à la science a priori ; l’un pour montrer Dieu au sommet des phénomènes, l’autre pour le montrer à la source des idées, tous deux d’accord cependant pour chasser la considération des causes finales de la connaissance de la nature.

Dans la proscription dont il les frappe, Bacon certainement exagère la sévérité. Elles n’ont point fait à la physique tout le mal qu’il leur impute. Elles mériteraient d’ailleurs toutes ses accusations qu’elles ne devraient pas disparaître à son commandement, et la raison persisterait à reconnaître une harmonie intelligente dans l’ordre de l’univers. Moins le cosmos semble la perfection réalisée, plus les combinaisons qui en assurent la durée et la stabilité attestent un profond dessein. Il faut nier l’ordre ou concevoir une intelligence cause de l’ordre. Bacon lui-même a confessé que la Providence peut être connue par ses ouvrages, et il n’a pas découragé ses compatriotes, si fidèles à sa gloire, du soin de chercher dans la nature des marques d’une suprême sagesse. Bien au contraire, ils se sont adonnés avec une persistance infatigable à cette investigation. C’est le sujet d’une multitude de bons livres anglais. Dans aucun pays, il ne s’est publié autant de traités de théologie naturelle où lut faite une plus grande part à la contemplation de l’ordre universel. La téléologie a été longtemps en Angleterre la base de la théologie.

Cette démonstration appuyée sur les sciences naturelles devait particulièrement toucher une nation qui aime à fonder toute connaissance certaine sur l’expérience et l’induction, et comme il est rare que l’esprit humain ne contracte pas une partialité exclusive pour la méthode qu’il préfère, on compte en petit nombre les écrivains anglais qui se montrent sensibles aux preuves a priori de l’existence de Dieu et surtout qui daignent accorder une sérieuse attention aux deux argumentations de Descartes. Un Anglais cartésien est difficile à trouver, même à l’époque où le cartésianisme portait le trouble dans les deux universités, et Malebranche, plus heureux que son maître, eut du moins un disciple éminent dans John Norris, que Locke a pris la peine de réfuter.

Ce n’est pas qu’on ne put prouver à Cudworth, à Locke lui-même, que leurs argumens en faveur de l’existence de Dieu n’empruntent pas beaucoup plus à l’expérience que ceux de Descartes; mais il faut descendre jusqu’à Samuel Clarke pour trouver un Anglais de quelque renommée qui tente résolument d’établir a priori l’existence de Dieu. Clarke avait passé par Descartes pour arriver à Newton, et quoiqu’il ait rejeté la philosophie du premier avec sa physique, on sent toujours qu’il a traversé son école. Ce n’est pas un pur baconien, ni un disciple de Hobbes qui eût écrit le Traité de l’existence et des attributs de Dieu.

L’auteur de ce célèbre ouvrage ne cache pas qu’il n’est point content de la preuve a posteriori. Les phénomènes naturels prouveraient tout au plus qu’il y a eu, depuis que ces phénomènes ont commencé, un être assez sage et assez puissant pour les produire et les conserver; mais que cette cause première ait existé ou doive exister de toute éternité, ils ne le prouvent pas, et jamais de l’existence de l’imparfait on ne déduira valablement l’existence de la perfection. La preuve a posteriori ne peut servir à établir un seul des attributs de Dieu, et qu’est-ce que Dieu sans aucun attribut divin ? Quant à la preuve a priori, elle prétend bien, il est vrai, démontrer l’existence par les attributs mêmes ; mais les difficultés que rencontre l’argument principal de Descartes attestent assez qu’il n’est pas suffisamment clair et démonstratif, et on répugnera toujours à conclure de la possibilité de concevoir l’existence au nombre des perfections d’un être qui les aurait toutes à l’existence certaine de cet être. La véritable manière de prouver Dieu serait donc, comme l’a dit Leibnitz, « de chercher la raison de l’existence du monde, qui est l’assemblage entier des choses contingentes, dans la substance qui porte la raison de son existence avec elle. » C’est là ce que Clarke a essayé. Il pose d’abord que quelque chose existe de toute éternité, puisque quelque chose existe aujourd’hui, ou que l’existence de l’être contingent prouve celle de l’être nécessaire. Puis il établit déductivement que l’être nécessaire est nécessairement indépendant, immuable, infini, intelligent, etc. Enfin il démontre toute la série des attributs divins. C’est dans la nécessité, dans la conception de l’être nécessaire, qu’il voit le caractère d’une preuve véritablement a priori. La sienne lui paraît mériter ce titre, en ce qu’elle se fonde sur une conception immédiate et nécessaire, quoiqu’elle suppose la connaissance préalable de l’existence des choses, et que cette connaissance soit expérimentale.

Clarke ajoute bien à cette démonstration une autre idée beaucoup plus hardie, beaucoup plus hasardée, qu’il tenait probablement de Newton, et qui a provoqué son importante controverse avec Leibnitz; mais cette doctrine, qui identifiait en quelque sorte l’espace et le temps avec la Divinité, n’est pas inséparable de sa démonstration, qui seule nous occupe ici et qui ne passa pas sans objection. Il eut à répondre aux lettres polémiques d’un gentilhomme du Glocestershire, qui n’était pas autre que le célèbre Butler, à cette époque étudiant en théologie dans une académie dissidente de ce comté. Il y avait alors dans l’église anglicane un docteur Waterland, moins connu que Butler, mais encore cité comme un des meilleurs interprètes de la doctrine orthodoxe de la Trinité. Clarke professait avec ménagement l’arianisme mitigé de son maître Newton, et la question fondamentale de la divinité de Jésus-Christ était alors l’objet des débats des théologiens. Daniel Waterland, qui avait figuré avec honneur dans la discussion, eut même une conférence sur le vrai sens du dogme avec le docteur Clarke devant la reine Caroline, alors princesse de Galles, renommée pour son esprit, ses goûts de métaphysique, et correspondante de Leibnitz. Malgré sa foi vive et ombrageuse, le docteur avait traversé la dispute sans rompre absolument avec son adversaire, et il ne l’a jamais combattu qu’avec de justes égards. Leurs dissidences théologiques s’étendirent néanmoins jusqu’à la philosophie, et Waterland joignit comme appendice aux recherches de Law sur les idées de temps et d’espace une lettre ou dissertation sur l’argument a priori tendant à prouver l’existence d’une première cause.

Dans cet ouvrage, fort digne d’être lu, Waterland s’occupe d’abord de la nouveauté de l’argument, et après en avoir fait remonter la condamnation jusqu’à Clément d’Alexandrie, il soutient que saint Anselme lui-même ne l’eût pas approuvé sous sa forme nouvelle. C’est, selon lui, l’étude de la métaphysique d’Aristote dans les mauvaises traductions du moyen âge et dans les commentaires des Arabes qui a pu seule inspirer une prétention téméraire, réprouvée par les plus grands des scolastiques. En première ligne, le maître de saint Thomas, Albert le Grand, dit en propres termes : «La créature fait connaître Dieu a posteriori. » Roger Bacon, Richard de Middleton, Duns Scot (je ne cite que les autorités britanniques) ont été d’accord avec de grands docteurs étrangers pour contester la possibilité de prouver Dieu a priori, et plus récemment Culverwell, l’auteur d’un traité estimé sur la religion suivant la lumière naturelle, Cudworth, l’évêque Barlow, l’archevêque Tillotson, enfin Humphrey Ditton, qui a écrit postérieurement à Clarke, se sont rangés à la même opinion.

Il y aurait bien quelques remarques à faire sur la manière dont Waterland discute les autorités qu’il cite; mais il vaut mieux l’entendre lui-même quand il conteste à l’argument de Clarke d’être valable a priori, puisque c’est une conclusion d’une nécessité de conception à une nécessité d’existence. C’est au fond le reproche si souvent adressé à la preuve de Descartes, de passer gratuitement de l’existence idéale à l’existence réelle. Comment d’ailleurs prouver a priori l’existence d’une première cause, puisque rien n’a la priorité sur elle? Dieu ne peut avoir de principe que lui-même. Or la tentative audacieuse d’une démonstration impossible offre le danger d’ébranler la vérité qu’elle veut affermir. Elle suppose la faiblesse de toutes les preuves qu’elle tend à remplacer; elle les condamne pour se justifier, et comme elle ne réussit pas dans sa justification, elle met l’existence de Dieu au rang des théorèmes à démontrer.

Malgré la sévérité de ce jugement, la voie où était entré Clarke n’a pas été abandonnée : son autorité, si grande dans la première moitié du XVIIe siècle, a un peu baissé; mais elle n’est pas annulée. Coleridge, implacable pour toute école qui ne relevait pas de Platon, dit quelque part qu’il soupçonne Clarke d’avoir été surfait. En marchandant, nous lui laisserons pourtant encore une grande valeur, et dans toute recherche sur le théisme, il devra conserver une honorable place. Après lui, sans se laisser décourager ni par son exemple ni par ses objections, des écrivains qui ne sont guère connus qu’en Angleterre, le révérend Moses Lowman, l’évêque Hugh Hamilton, ont encore essayé de démontrer a priori l’existence de Dieu, et il n’y a guère que quinze ans qu’un Écossais, William Gillespie, a entrepris, après une revue de tous les argumens de ses prédécesseurs, d’en présenter un nouveau qui échappât à toutes les critiques qu’ils ont à ses yeux justement encourues.

L’ouvrage de M. Gillespie est certainement intéressant et curieux. Il est intéressant, parce qu’il est impossible de discuter avec plus de bonne foi, de faire de plus consciencieux efforts pour mettre dans tout leur jour et ses propres idées et ses objections aux idées des autres. On sent qu’il a vivement à cœur de ne faire injustice à personne, de ne tromper personne, et de livrer sa pensée tout entière à l’examen qu’il semble provoquer. L’ouvrage est curieux aussi par la thèse à laquelle il est consacré. La voici : supposé qu’il y ait une substance existant nécessairement, cause intelligente de toutes choses, il est démontrable que cette substance est infiniment étendue. Cette idée a pour but d’employer en preuve de l’existence de Dieu l’impossibilité où nous sommes de concevoir une limite à l’espace. De cette première proposition : l’étendue infinie ou l’infinité d’étendue existe nécessairement, — de ce principe démontré lui-même par voie psychologique, l’auteur déduit, avec tout l’appareil des formes géométriques, que cette infinité d’étendue est nécessairement un être, un être simple, unique, qu’il en est de même de l’infinité de durée, et qu’enfin cet être infiniment étendu et durable est nécessairement intelligent, omniscient, tout-puissant, entièrement libre, complètement heureux, parfaitement bon.

M. Gillespie raconte ensuite qu’une fois en possession de cette argumentation, publiée, je crois, vers 1837, il vit un jour aux vitres d’une petite boutique de libraire, dans une des grandes rues d’Edimbourg, une nouvelle édition de l’Age de la Raison de Thomas Payne, et qu’il entra alors pour représenter au vendeur que c’était un livre infâme; mais il trouva dans la boutique quelqu’un qui lui apprit qu’une société d’athées se réunissait dans la ville tous les dimanches soir. Il se mit aussitôt en rapport avec un membre de cette société, et, lui donnant pour elle un exemplaire de sa démonstration, il le chargea de lui porter de sa part le défi de la réfuter. Une personne fut désignée comme prête à répondre ; mais cette personne ayant finalement refusé la provocation, il la renouvela dans une adresse imprimée à l’Aréopage ou Société zététique[2] de Glasgow. Cette association, plus nombreuse, plus habile, plus instruite que celle d’Edimbourg, professe, dit-il, les mêmes principes d’athéisme. Elle lui fit connaître par écrit que son défi était accepté dans les termes où il l’avait posé, et, comme une de ses conditions était que la discussion ne serait pas orale, on lui annonçait qu’un membre de la société lui préparait une réponse qu’elle imprimerait à ses frais. En conséquence il reçut l’année suivante, avec une lettre de la même main, un exemplaire d’une Réfutation de l’Argument a priori tant de Samuel Clarke que de M. Gillespie, par Antitheos. C’est pour répliquer à cet ouvrage qu’il a publié une troisième édition du sien. Il y discute avec beaucoup de soin soit les critiques, soit la thèse de son adversaire, qui ne me paraît pas avoir donné beaucoup de force et de nouveauté au triste lieu-commun dont il a pris la défense. Si M. Gillespie ne met pas un grand talent au service d’une cause sacrée, c’est un réviseur méthodique de doctrines et d’argumens, et dans son nouvel effort pour éclaircir et fortifier ses raisonnemens, il les suit pied à pied, les développe avec une conscience exemplaire, et, conduit par les nécessités de sa thèse à discuter les différentes théories de l’espace, il en donne le tableau analytique, et met ainsi le lecteur en mesure d’apprécier en parfaite connaissance de cause la valeur de sa découverte. Je doute qu’elle reste comme un progrès dans la science, mais elle nous a valu un livre que les gens faisant profession de métaphysique ne liront pas sans profit.


III.

Pas moins que Clarke, qui écrivait cent ans avant lui, M. Gillespie ne s’est montré sévère pour les preuves ou considérations qu’on emploie communément au service de la croyance en Dieu. Il a nié de nouveau la possibilité de tirer d’aucune l’infinité d’un seul des attributs divins. On ne peut guère croire cependant que, plus que le docteur Clarke, il fasse renoncer ses compatriotes à demander à la nature de confesser son auteur. Il ne se passe guère d’année sans que la Grande-Bretagne voie paraître plusieurs essais sur la théologie naturelle, où les sciences profanes sont appelées au secours de la science sacrée. Généralement fidèles à l’exemple de Newton, les physiciens anglais ne se lassent jamais d’en revenir là; mais pour la plupart ils vont plus loin, et pénètrent jusque dans le domaine de la théologie révélée. Il y a même des institutions publiques destinées à encourager ce double genre de recherches. Robert Boyle, que son siècle mettait comme physicien peu au-dessous de Newton, avait maintes fois soutenu dans ses écrits l’harmonie des conclusions de la philosophie naturelle avec les dogmes de la religion. C’est l’objet de l’ouvrage auquel il a donné ce titre singulier : The Christian virtuoso. Et, non content d’avoir plaidé la cause par ses propres écrits, il a institué, sous la surveillance de l’évêque de Londres, des lectures ou sermons publics pour la défense de la religion naturelle et révélée. On a recueilli une partie de ces discours; l’ouvrage de Clarke a même commencé par en être un. A la seule inspection des titres, on ne voit pas que l’argument des causes finales dans la nature ait été proscrit de la chaire : il tient une grande place dans le premier discours, la Folie de l’Athéisme, par le docteur Bentley, et c’est le sujet du seizième, ou de la Démonstration de l’Existence et des Attributs de Dieu d’apès les œuvres de la Création, par Derham.

Le révérend Francis Henri Egerton, comte de Bridgewater, qui a résidé longtemps à Paris et qui y est mort en 1829 sans y laisser, que je sache, la réputation d’un apôtre, avait composé et imprimé sans le publier un ouvrage pour la défense du christianisme. Par son testament, il a mis une somme de 8,000 livres sterling à la disposition du président de la Société royale de Londres pour défrayer la publication d’un ou plusieurs ouvrages sur la puissance, la sagesse et la bonté de Dieu manifestées dans la création. Chaque ouvrage devait être imprimé à mille exemplaires, et tous les profits de la vente appartenir aux auteurs. Il est résulté de cette fondation huit ouvrages dont les auteurs ne sont pas inconnus au-delà du détroit, Thomas Chalmers, Kidd, Whewell, sir Charles Bell, Buckland, Kirby, Prout, Roget. Ces huit ouvrages composent la collection des Bridgewater treatises, auxquels on en adjoint ordinairement un neuvième, un fragment de Charles Babbage publié en 1837. Cette collection est terminée, et le vœu du testateur est accompli.

Enfin en 1774 un négociant d’Aberdeen, nommé Burnett, a en mourant légué une somme de 1,600 livres sterling pour être distribuée tous les quarante ans en deux parts, — l’une des trois quarts, l’autre du quart, — aux auteurs des deux meilleurs écrits sur l’existence de Dieu et l’excellence de la religion, prouvées d’abord par des raisons indépendantes de la révélation, puis par des raisons prises dans la doctrine chrétienne. Les trois juges du concours doivent être élus par les ministres de l’église et les professeurs des collèges de la ville d’Aberdeen, et à la première échéance, qui a eu lieu en 1814, le grand prix a été décerné au docteur Brown, principal du collège du Maréchal, et le second à l’archevêque actuel de Cantorbery, le révérend John Bird Sumner. En 1854, les juges du concours, parmi lesquels figurait M. Henri Rogers, ne reçurent pas moins de deux cent huit ouvrages. Ils en distinguèrent douze, dont trois furent mis hors ligne ; le premier prix fut obtenu par M. Thompson, et le second par le révérend John Tulloch, principal du collège de Saint-Andrews. L’ouvrage de M. Thompson, Théisme chrétien, a paru la même année que la Foi en Dieu et l’athéisme moderne comparés, par M. Buchanan. Nous signalerons ces deux ouvrages remarquables dans la multitude de ceux qui paraissent sur le même sujet.

En Angleterre, la théologie naturelle, quoique distinguée de la théologie révélée, en est, comme nous l’avons dit, rarement séparée, et presque jamais la séparation n’arrive jusqu’au divorce. C’est donc les yeux fixés sur le christianisme, l’esprit rempli des enseignemens de l’Écriture, que M. James Buchanan, alors professeur de théologie apologétique à Edimbourg et maintenant successeur de Chalmers dans la chaire de théologie systématique, a mis en contraste la foi en Dieu avec l’athéisme. Son ouvrage n’en est pas moins tout éclairé des lumières de la science humaine, et il se recommande aux philosophes comme aux simples fidèles. Il dénote une connaissance et une intelligence des problèmes et des systèmes dans leur dernier état qu’on voudrait trouver dans les écrits de tous nos professeurs de théologie.

En admettant avec un écrivain français, M. Bouchitté, que le choix des preuves de l’existence de Dieu a été dans un certain rapport avec les progrès de l’esprit humain, M. Buchanan pense qu’aucune sorte de preuve n’a été inconnue à aucune époque, et que toutes les preuves ontologiques ou physico-théologiques, a priori et a posteriori, doivent être concurremment employées, quoique rangées avec ordre, et composer ce qu’il appelle la preuve de Dieu. Chacun des argumens particuliers n’est en quelque sorte qu’une des parties, une des considérations graduées dont l’ensemble établit dans l’esprit la conviction religieuse. Ainsi de ce fait d’évidence naturelle que quelque chose existe, il résulte indubitablement qu’il existe quelque chose par soi-même et de toute éternité. Les athées ne le nieraient pas, et c’est déjà la preuve que le passager peut croire à l’éternel, et le fini à l’infini. Puis l’existence de l’esprit, c’est-à-dire d’un être qui pense, veut, a conscience de sa pensée et de sa volonté, quelle que soit d’ailleurs sa nature, est également un fait irréfragable. Or, comme cette existence, qui est celle de l’homme, a commencé, elle a une cause, et cette cause ne peut être mécanique, car elle ne peut manquer d’attributs qui répondent à ceux de son effet. Cette conscience de l’être intelligent comprend un certain ordre de pensées qui, étant essentiellement morales ou offrant le caractère de l’obligation, se rapportent à une loi, et il suit que l’auteur intelligent de l’être intelligent est nécessairement législateur. D’un autre côté, il est impossible de contempler le monde sans éprouver une impression suivie d’une réflexion, et l’une et l’autre sont successivement la poésie et la philosophie de la nature. Cette philosophie nous montre partout les marques d’un dessein, et ce dessein, M. Buchanan, comme tous les écrivains de son île, se plaît à le prouver, à l’illustrer par des exemples nombreux, trop nombreux même ; car il faut une critique plus sévère dans le choix des enchaînemens de phénomènes qui peuvent attester l’adaptation des moyens à une fin. L’observation lui montre des vestiges de création ou du moins de commencement des choses. La prétention même d’écrire l’histoire naturelle de cette production successive l’a constatée comme un fait. Que les espèces organiques aient commencé au moins n’est pas douteux, et leur existence actuelle atteste un créateur, ou tout au moins un formateur. Parvenu ainsi à la notion d’une cause intelligente, si, au lieu d’étudier l’objet qui la suggère, on considère le sujet qui la conçoit, on peut concevoir avec saint Anselme ou Descartes l’être absolument parfait, avec Clarke l’être nécessaire, et l’unité de dessein dans l’univers, l’harmonie de ce que suggère l’objet et conçoit le sujet, donne l’unité de Dieu. Enfin, comme il y a une corrélation évidente entre les propriétés de la matière et les facultés de l’homme, comme les premières ne paraissent pas nécessaires, mais contingentes, il apparaît ici la plus grande des causes finales, l’adaptation réciproque du Cosmos et de l’esprit humain, et cette nouvelle considération de l’unité écarte l’idée d’une matière préexistante et première indépendante de Dieu.

Une fois la conviction obtenue que la finalité est la loi du monde, nous pouvons, nous devons supposer que toute chose a une fin, même quand cette fin nous est inconnue. C’est la réponse qu’il faut faire aux objections tirées de l’existence du mal contre celle de Dieu. Nous connaissons trop peu l’ordre pour affirmer que le mal n’ait pas sa raison. Mais il n’est pas nécessaire de tout connaître pour se fier à l’idée de cause, c’est-à-dire à l’un de ces principes impérieux que le scepticisme seul peut méconnaître. En vertu de ce principe et d’autres semblables, nous reconnaissons dans l’univers et ses phénomènes l’existence et l’ordre, la cause de l’existence et de l’ordre, quelque chose enfin de la nature même de cette cause. Cette théologie fondamentale repose sur une philosophie de l’esprit humain qui n’est plus contestée.

Cependant l’athéisme existe, et même il a fait de récens progrès, que M. Buchanan date de la révolution française, car avec saint Paul il appelle athée quiconque vit sans Dieu. Aussi compte-t-il dans l’athéisme quatre doctrines assez différentes : celle qui soutient d’après Aristote l’éternelle existence du Cosmos dans sa matière et dans sa forme, puis celle qui, en admettant le commencement du monde, lui présuppose, d’après Épicure, l’éternité de la matière et du mouvement, puis encore celle qui tient Dieu et le monde pour coéternels, le premier ayant la supériorité non l’antériorité, ou la doctrine stoïcienne; enfin le panthéisme. La seconde de ces hypothèses peut se combiner avec une théorie de développement qui a reçu des emplois bien divers. Tantôt, appliquée à l’univers physique, elle le fait sortir par degrés d’un état nébulaire supposé par Herschell et adopté par Laplace; tantôt, confondant comme Oken la physique et la physiologie, elle change l’atome en un point infusoire qu’elle élève peu à peu à l’organisation, à la végétation, à la vie, à la sensibilité; tantôt encore, prenant la marche de l’humanité pour le mieux connu des progrès, elle distingue trois états nécessairement successifs de l’esprit et de la société, le théologique, le métaphysique, le scientifique, et c’est alors le positivisme d’Auguste Comte; tantôt enfin elle s’étend à la religion elle-même, et la représente comme progressive avec les âges, en sorte que l’inspiration primitive aurait besoin des efforts de l’humanité pour que les vérités révélées s’éclaircissent et s’épurent. Cette dernière théorie, qui paraît celle du père Newman, une des lumières du catholicisme anglais, est rapprochée des systèmes d’athéisme, parce qu’en accordant au temps le pouvoir de modifier l’idée de la Divinité, elle tend à obscurcir et à ébranler le fondement de la théologie naturelle. Ces exemples indiquent jusqu’à quels détails est arrivé M. Buchanan dans sa revue des doctrines qui lui paraissent mettre en péril la croyance en Dieu. Il va sans dire qu’il en regarde le panthéisme comme l’ennemi le plus direct, et il ne lui ménage pas les coups. Il l’attaque sous toutes ses formes, sans épargner aucune des hypothèses du matérialisme ou du fatalisme. Je suis obligé de dire que parmi les doctrines qui l’inquiètent se classe un certain libéralisme religieux qu’il attribue aux écoles spiritualistes françaises; le caractère de cette doctrine lui paraît être de reconnaître, par voie d’éclectisme, certains principes communs à toutes les croyances tenues pour sacrées, et de faire consister la religion dans un état de l’âme, toujours disposée à embrasser avec plus d’assurance et d’ardeur certaines idées sous la forme d’une révélation que sous celle d’une philosophie. D’une religion subjective, dit-il, le fond serait indifférent.

Quoi qu’il en soit de ce dernier jugement, M. Buchanan, après cette revue qui serait difficilement plus complète, résume tous les caractères et toutes les conséquences de la manifestation naturelle de Dieu. Il est loin de contester qu’à elle seule elle nous impose des devoirs envers l’être souverain qu’elle nous fait connaître; mais elle ne prouve pas qu’elle soit l’unique manifestation de la Divinité, et nous sommes tous nés au sein d’une croyance qui admet une manifestation surnaturelle, une révélation proprement dite, dont les monumens nous environnent. Il nous faut donc accepter la vérité de cette imposante tradition, ou l’expliquer par une autre cause que sa divine origine, et cela serait le sujet d’un nouvel ouvrage. Dès à présent l’auteur remarque les rapports de la manifestation surnaturelle avec la manifestation naturelle. L’une confirme l’autre, elles se répondent, et le christianisme éclaircit les obscurités, remplit les lacunes, satisfait les besoins que la philosophie religieuse avait laissé subsister. Là encore se montre une convenance, une adaptation, une finalité du même genre que celle qui, visible dans le monde, a servi à fonder la théologie naturelle. Ne serait-ce pas le cas d’en tirer les mêmes conséquences pour la religion révélée? Toutefois, et quoique celle-ci seule puisse devenir réellement une religion pratique, M. Buchanan ne voudrait pas qu’on s’attachât exclusivement aux vérités particulières qu’elle enseigne. Malgré tant d’efforts pour mettre à la mode cette étroite manière de penser, la méditation des vérités universelles ne doit pas être abandonnée, et elle profite même à la foi dans l’Evangile.

Cette analyse ne peut donner qu’une imparfaite idée de l’ouvrage de M. Buchanan, dont le mérite est dans les détails. Non que l’auteur ait cherché à relever ses pensées par des effets de style : il écrit avec clarté, avec justesse, avec mesure, et rien de plus; mais son ouvrage vaut surtout à mes yeux par l’exactitude avec laquelle il a recueilli, classé, analysé, les questions, les solutions, les objections et les variantes des doctrines principales. On ne saurait souscrire à tous ses jugemens, mais on ne peut disconvenir qu’il n’ait tout disposé avec méthode, exposé avec loyauté, commenté avec intelligence. C’est un tableau étendu et fidèle de tous les états connus de la pensée et de la croyance en Europe sur les fondemens de toute religion. On s’aperçoit, en lisant l’ouvrage, que c’est un cours écrit, et l’auteur s’est plus occupé d’enseigner que de plaire; ceux qui aiment à apprendre ne lui en sauront pas moins de gré : son ouvrage est de ceux qui fourniraient un aliment inépuisable à la réflexion. Quant au fond de la doctrine, elle est assurément saine et louable, quoiqu’elle ne paraisse pas satisfaisante de tout point, et qu’elle ne soit pas établie partout avec une puissance irrésistible. En général, l’auteur expose encore mieux qu’il ne discute. Il ne voit pas toujours les difficultés dans toute leur force, il ne fait pas toujours pour les vaincre des efforts proportionnés à leur gravité. Il donne quelquefois des assertions pour des démonstrations, et suivant le génie écossais il se fie à l’empire naturel de ce qu’il croit la vérité sur un esprit droit : il a plus de sens que de dialectique. Il a fait encore un de ces livres qui ne persuaderont guère que ceux qui sont déjà persuadés ; mais sont-ils nombreux, les livres dont la puissance aille plus loin que cela?

Nous risquerions peut-être de nous répéter et d’énoncer, sous une forme sommaire qui ne laisserait pas apercevoir les différences, les mêmes questions et les mêmes solutions, si maintenant nous suivions dans sa marche l’auteur du Théisme chrétien, M. Thompson diffère peu de M. Buchanan par la manière générale de considérer son sujet, et il est remarquable qu’ayant travaillé dans la solitude, ainsi qu’il nous l’apprend, et ne donnant aucun signe d’affiliation à aucune université, ni même d’attachement particulier à aucun maître, il ait publié un ouvrage dont l’esprit offre tant d’analogies avec l’esprit qui anime l’ouvrage du professeur de théologie d’Edimbourg. Les deux publications sont de la même année, et à moins que l’un n’ait suivi les cours de l’autre, cet accord sans concert est un titre de plus à l’intérêt du public. D’ailleurs une attentive comparaison ferait ressortir plus d’une différence. Si le livre de M. Thompson contient moins de détails, indique des lectures moins variées, offre à l’étudiant sérieux, au philosophe de profession moins d’occasions de recherches et de vérifications à faire, il est mieux composé, il va mieux aux lecteurs ordinaires. C’est un ouvrage bien fait, qui, avec plus d’ordre et de variété, s’empare de l’esprit et le dirige mieux dans la voie que l’auteur a parcourue. En même temps que l’auteur du Théisme chrétien fait une plus grande part, suivant la prescription du programme, à l’apologie de la théologie chrétienne, il porte dans la défense de la théologie naturelle plus de philosophie. S’il paraît peu connaître les maîtres de l’antiquité, il a lu avec fruit les principaux modernes, il est plein de Leibnitz et se montre familier avec Malebranche. Justement persuadé qu’on ne peut rien discuter ni rien établir touchant les vérités de cet ordre, si l’on n’a d’abord posé les fondemens et déterminé les procédés de la connaissance humaine, il commence par une psychologie médiocrement originale, mais sage et correcte, et qu’auraient approuvée Reid et Hamilton. Il établit surtout que la philosophie est loin d’être, comme l’ont prétendu par une singulière coalition les partisans d’un naturalisme empirique et ceux d’un surnaturalisme dogmatique, une école de variations et de discords, et que certaines conséquences des théories de Locke, de Berkeley ou de Kant, ne suffisent pas pour donner gain de cause au scepticisme. Locke, Berkeley et Kant lui-même ont leur part d’affirmation, et quoi qu’on pense de leurs objections contre certaines croyances du sens commun, les principes de la religion naturelle seront établis, s’ils le sont aussi bien que ces croyances mêmes, si l’existence de Dieu n’est pas plus douteuse que notre propre existence ou celle du monde extérieur. Or c’est à une certitude égale que M. Thompson entend amener les vérités dont il s’occupe. Il y réussit d’une manière que d’excellens esprits trouveront suffisante, en montrant que, bien qu’aucune preuve particulière ne soit de tout point parfaite, leur nombre et leur accord forment une évidence convaincante contre laquelle il ne s’élève que les difficultés communes à toute connaissance humaine. Point de savoir qui ne soit mêlé d’ignorance, point de connaissance où il n’y ait de l’inconnu. Comment donc n’y en aurait-il pas dans la connaissance de Dieu? On voit que M. Thompson, comme M. Buchanan, forme de toutes les preuves particulières une preuve multiple et concordante ; c’est ainsi que, sans affaiblir la certitude générale qui en résulte, il peut limiter la valeur de chaque argument isolé, et cette appréciation est faite avec autant de bonne foi que de sagacité.

Sûr de ce premier point d’appui, il se livre avec confiance à la recherche des attributs de Dieu, ou, comme il dit, il contemple dans la nature la manifestation du caractère divin. C’est alors qu’il voit éclater, avec la sagesse, la sainteté et la bonté de Dieu, et qu’il scrute ce que nous pouvons découvrir du plan de la création. Les grands problèmes de l’univers physique et du monde moral passent devant lui. Dans sa manière de les poser et de les résoudre ou de les éclaircir, on retrouve tout ce que la raison a pu concevoir jusqu’ici d’évident, de persuasif ou de plausible sur des problèmes comparables souvent à ceux que l’algèbre appelle indéterminés, parce qu’ils contiennent plus d’inconnues que d’équations. Le quatrième livre est consacré à la manifestation du caractère divin, non plus dans la nature, mais dans l’Écriture sainte, et l’auteur soutient avec la même justesse de sens et de langage contre le déisme une thèse correspondante à celle qu’il a soutenue dans les trois premiers livres contre l’athéisme. Ce morceau d’apologétique pourrait être plus étendu et plus développé; tel qu’il est, il ne manque pas de solidité, et rien de bien essentiel n’y est omis. Je le regarde comme un excellent abrégé des principes et des raisonnemens de la théologie orthodoxe contre le rationalisme encore chrétien ou purement philosophique. En tout, la lecture de cet ouvrage peut être conseillée à quiconque veut, sans se perdre dans l’examen technique et minutieux des controverses, se rendre raison des dogmes naturels et révélés, et prendre parti avec connaissance de cause dans un débat qui inquiète le monde. Je ne m’étonne pas que le livre du Théisme chrétien ait eu en Angleterre un succès très général, et qu’il en paraisse, par livraisons d’une feuille, une édition populaire.


IV.

Les deux ouvrages dont nous venons de parler représentent avec fidélité et avec une certaine distinction l’état d’esprit et le mouvement des opinions de nos voisins en ce qui touche la philosophie religieuse. On en pourrait citer d’autres d’un mérite moindre, mais qui auraient la même signification. Ce qui nous frappe particulièrement dans ceux-ci, c’est une connaissance et une préoccupation manifeste de la philosophie contemporaine. Les deux auteurs ne se montrent étrangers à aucune doctrine de quelque renom, et ils suivent les questions dans les dernières transformations qu’elles ont subies. Cependant on peut dire qu’ils écrivent en hommes qui savent la philosophie plutôt qu’en philosophes. Ils n’ont point à cœur d’établir, par la critique ou la discussion, quelque négation ou quelque vérité nouvelle. On sait d’avance quelle sera leur thèse, et d’avance on devine quels adversaires ils vont combattre. Il n’en est pas de même lorsqu’on ouvre le livre d’un philosophe proprement dit. S’il n’a pas encore produit de système, on se demande, avant de lire la première page, ce qu’il veut et à qui il en veut, et l’on commence avec incertitude et curiosité. C’est dans cette disposition d’esprit qu’on doit aborder un ouvrage qui a fait du bruit en Angleterre depuis un ou deux ans, sous ce titre significatif : Examen des Limites de la pensée religieuse. Sur ces mots seuls, on se doute qu’on a affaire à un ouvrage de philosophie.

L’auteur, M. Mansel, a débuté, je crois, par des Prolégomènes de Logique qui lui ont mérité les éloges de son maître, sir William Hamilton, dont il publie en ce moment avec M. Veitch les leçons inédites. Il est aujourd’hui lecteur de philosophie morale et métaphysique à Magdalen-College, dans l’université d’Oxford. Sa compétence est donc entière pour attaquer par leur côté philosophique les problèmes de la théodicée; mais sa position académique, son titre d’oxonien, sa qualité de membre de l’église établie, ne permettent guère de soupçonner en lui un théologien téméraire, faible ou complaisant sur l’orthodoxie. En effet, il ne l’est pas, et son livre atteste une véritable sévérité dans la foi, et même une certaine ardeur chrétienne qui n’affecte pas l’impartialité. Cependant il est bien de cette école écossaise, devenue plus difficile et plus stricte en dialectique par son commerce avec l’école de Kant, et telle que l’a faite et laissée sir William Hamilton. L’œuvre de cet éminent penseur est surtout en effet d’avoir plus étroitement combiné l’observation et la critique, d’avoir cherché à corriger, par une plus grande recherche de subtile exactitude, ce laisser-aller, cette sorte de crédulité systématique que l’on reprochait à ses prédécesseurs, sans compter le secours de vaste et minutieuse érudition philosophique qu’il est venu apporter à l’ignorance un peu volontaire de Reid et de ses contemporains. A-t-il par là réussi à changer la fonte en acier, à donner plus de force, plus de trempe, plus de pointe, à la doctrine qu’il a ainsi reforgée? Est-il parvenu à en chasser le dernier grain de scepticisme qu’elle contient? C’est une question; mais il est certain que dans le parti-pris avec lequel Thomas Reid proscrit presque toutes les conclusions de la métaphysique ancienne et moderne, dans cette continuelle inscription de faux contre presque toutes les théories de la science, ne respire pas une grande confiance dans la raison, mère de la métaphysique et de la science. Lorsque, de son côté, Kant est venu attaquer l’une et l’autre, et contester leurs droits et leurs dires, il poursuivait une œuvre plus analogue qu’on ne le croirait d’abord à celle du professeur de Glasgow. Le rationalisme critique de l’un est sur la même voie que l’appel au sens commun de l’autre, et pour l’honneur de la philosophie spéculative, c’est presque la même chose que de soutenir qu’il faut s’en rapporter à certaines croyances instinctives, parce qu’elles sont des faits, ou que, pour être des faits, elles n’en courent pas moins le risque d’être des illusions. En toute chose, le fait séparé du droit est d’une médiocre valeur. Si donc, formé et aguerri par l’étude de la philosophie grecque et de la philosophie germanique, Hamilton a porté plus de rigueur dans l’enseignement des Écossais, il n’est pas sûr qu’il ait affermi les bases de leur doctrine. Et lorsqu’il a insisté sur ce point, mis par lui dans un jour nouveau, que, la détermination étant à la fois la forme et l’essence de la connaissance, rien ne pouvait être connu que limité conditionnellement, il a éliminé de la science l’absolu et l’infini, il a encore rapproché. exhaussé les barrières de l’esprit humain, et mis en interdit une bonne partie de la métaphysique et presque toute la théologie reçue. Je le remarque, parce que M. Mansel s’est montré son fidèle disciple, et qu’à tomber dans les mains d’un philosophe, la théologie n’a rien gagné comme science, si même elle n’y a compromis jusqu’à ce titre modeste de servante de la foi que lui avait conservé la scolastique.

Il existe à Oxford une fondation de John Bampton, chanoine de Salisbury. C’est un legs destiné à rémunérer chaque année l’auteur de huit lectures pour la défense des principes essentiels du christianisme. Comme l’enseignement religieux ne fait pas faute à l’université, l’usage s’est introduit de consacrer ces leçons à l’examen de quelques questions nouvelles ou à l’exposition de quelques nouvelles vues qui intéressent la philosophie de l’orthodoxie. Elles offrent par là même un attrait particulier de curiosité, et sont comme un cours supérieur de théologie transcendante. C’est par les Bampton Lectures que, dans le temps, le docteur Hampden produisit une nouvelle critique de l’interprétation du dogme qui parut une censure des trente-neuf articles de l’église, et qui l’aurait exposé à être déclaré schismatique, si, au lieu de cela, il n’était devenu évêque. C’est par les Bampton Lectures que le révérend Henri Mansel introduit une doctrine qui ne lui vaudra pas les mêmes attaques qu’au docteur Hampden, mais qui, suivie dans toutes ses applications, pourrait bien atteindre plus gravement les formulaires et les confessions de foi libellées en termes d’école, car au fond M. Mansel a consacré son court passage dans une chaire de théologie à démontrer qu’il n’y a pas de théologie.

Il ne le dit pas aussi crûment, et surtout il ne cherche pas à dégager ainsi la religion de la science pour la désarmer : il pense au contraire assurer son empire en le limitant, et la délivrer d’une ennemie en la délivrant d’une infidèle alliée. Pour bien faire connaître son livre, écrit avec beaucoup de talent, où partout se montrent une foi vive, une conviction sincère, la sagacité et la lucidité d’un esprit vraiment philosophique, il faudrait disposer de plus d’espace que nous n’osons en prendre ici. Qu’il nous suffise de dire qu’aux premières pages la défiance de l’auteur se déclare contre le dogmatisme et le rationalisme. Sans être nécessairement hostiles au christianisme, tous deux, même à pieuse intention, peuvent l’altérer ou l’affaiblir, l’un en ajoutant, l’autre en retranchant à l’Écriture ; l’un en traduisant sous forme de dogmes scientifiquement déduits les croyances évangéliques, l’autre en les réduisant à des abstractions dont elles ne seraient plus que les figures symboliques. Dans l’une et l’autre tentative se trahit la prétention d’obtenir une connaissance de Dieu plus égale à lui, plus divine, parce qu’elle serait moins humaine. On se figure qu’elle le sera moins en effet, quand on l’aura épurée de certaines images qu’on accuse d’anthropomorphisme, comme si c’était agrandir la notion de Dieu que de la simplifier, comme si les qualifications abstraites que nous lui donnons pour attributs étaient moins des idées humaines que les traits sous lesquels notre imagination le personnifie. La notion de Dieu poursuivie par la science suppose une philosophie de l’infini, c’est-à-dire une philosophie impossible. Cette critique, dont l’origine est fort reconnaissable, conclut à la nécessité de porter l’examen non sur l’objet, mais sur le sujet de la religion, non sur la théologie naturelle ou révélée, mais sur l’esprit humain dans ses rapports avec ce dont elle traite. Au lieu de prétendre en vain à une idée didactique de Dieu qui serve ensuite à contrôler les dogmes particuliers, on doit étudier la pensée religieuse en elle-même, c’est-à-dire l’intelligence ou la raison relativement à Dieu, et l’on trouvera que la connaissance, astreinte comme elle est à la forme de la conscience, suppose dans son objet la limitation, la relation, le temps, toutes choses que l’on exclut a priori de la Divinité; on trouvera, en d’autres termes, que, le fini ne pouvant concevoir l’infini, le personnel ne pouvant concevoir l’absolu, il y a contradiction entre le sujet et l’objet. Or, comme la contradiction ne peut être une qualité des choses, elle est dans la manière de penser; elle est ici dans une prétendue science des choses divines, et trouver Dieu par la raison est impossible. Cependant l’idée de Dieu, la croyance en Dieu est dans l’humanité. C’est qu’elle n’y est pas de par la raison pure. En fait, elle vit sous la forme concrète d’un sentiment profond de dépendance envers un maître souverain et d’obligation morale envers un législateur. Ces croyances mêmes ne sont pas dans notre esprit sous cette expression aride et générale ; elles ont plus de couleur, plus de relief, plus de corps, et elles n’en exercent que plus d’empire, elles n’en satisfont que mieux tous les besoins de notre nature. C’est qu’elles n’ont pas pour but la perfection de la connaissance, mais la perfection morale; c’est qu’elles sont plutôt régulatives qu’instructives, et par conséquent il ne faut pas en demander la démonstration scientifique. Il suffit qu’elles soient appuyées d’un concours de raisons probables, et qu’adressées pour ainsi dire à toutes les parties de nous-mêmes, sans contenter exclusivement la raison spéculative, elles s’emparent de l’homme tout entier. Les conséquences de cette théorie générale en faveur de la révélation se présentent d’elles-mêmes, et l’on sent que M. Mansel a pu trouver là le point d’appui d’une nouvelle apologie du christianisme.

Ce que nous ne pouvons qu’indiquer ici, c’est le parti qu’a su tirer de cette théologie critique un esprit vigoureux formé aux exercices d’une école vraiment philosophique; nous pouvons garantir à tous ceux qui s’attachent à l’étude sacrée ou profane de la théodicée qu’ils trouveront dans l’ouvrage de M. Mansel sur toutes les questions et toutes les solutions tantôt des vues, tantôt des discussions qu’on fera bien désormais d’avoir présentes, quand on voudra s’en mêler. Je ne conseillerais pas plus à un esprit ferme de s’embarquer dans ces recherches sans connaître les huit leçons de M. Mansel que sans avoir approfondi la critique kantienne contre les antinomies de la raison; mais, après cet éloge, grand sans doute, il faudra que l’habile dialecticien nous permette de lui dire ce que le lecteur aura déjà pensé : c’est que l’idée de transporter l’examen de l’objet de la religion au sujet qui la conçoit, et de convaincre de contradiction la raison aux prises avec l’infini, est le procédé de Kant doublé d’une argumentation de Hamilton; c’est que le recours, en désespoir de métaphysique, aux croyances positives non raisonnées, mais puissantes sur la conscience pratique, pour remplacer ou confondre les conceptions de la raison spéculative, n’est que l’application à la religion de la méthode des Écossais en philosophie combinée avec une imitation à fin chrétienne du subterfuge respectable par lequel Kant, pour sauver la religion, l’a réduite à la morale. Seulement le philosophe par là sécularisait la religion; c’est la morale que M. Mansel sanctifie. Dans les deux cas, je crains bien que, si l’on plonge au fond de la doctrine, on ne rapporte, au lieu de la vérité, le scepticisme. Ceci exige quelques développemens.

M. Mansel n’échappe pas au sort trop commun des philosophes, il triomphe dans la critique. La vérité nous force à en convenir, les généralités des meilleures théologies offrent des difficultés insolubles et prêtent à des objections accablantes. Il n’est nullement certain qu’objections et difficultés résultent toutes nécessairement et de la nature du sujet et de celle de l’esprit humain. Sans doute l’essence divine est insondable, notre intelligence sans doute et faillible et bornée ne doit jamais mieux sentir sa faiblesse qu’en présence de la suprême intelligence ; mais, avant de supprimer tout rapport purement intellectuel entre notre esprit et Dieu, il faudrait avoir la certitude que plusieurs des obscurités qui les séparent ne sont pas le résultat naturel, mais accidentel, de certaines erreurs nullement inévitables de la raison. Je suis prêt à concéder que la théodicée, même dans l’église, a empiété par-delà la raison et la foi, et que, grâce à quelques affirmations téméraires et malheureuses, elle s’est créé de grands embarras et a donné quelques facilités à l’athéisme. Quant à moi, je n’hésite pas, et j’en accuse principalement Aristote. Il n’a pas eu moins que la prétention de connaître intimement la nature de l’être; c’est là qu’il a voulu trouver Dieu. Il le définit pour ainsi dire tout entier. Pendant tout le moyen âge, de pieux docteurs ne se sont pas fait le moindre scrupule de suivre cet exemple, comme si l’Écriture ne les avait pas dans vingt passages mis en garde contre une semblable témérité. Il serait aisé de montrer combien d’attributions contradictoires sont restées de la philosophie scolastique dans la théodicée moderne et ont particulièrement servi à la fortune du panthéisme; mais de certains excès de doctrine, de certaines imprudences de la spéculation conclure à un fonds de contradiction incurable dans toute science théologique, c’est reproduire le plan d’attaque de tous les ennemis de la philosophie contre elle, c’est suivre la marche de tous ceux qui ont voulu forcer la raison au scepticisme. Me répondrez-vous : Qu’importe, si le procédé est légitime et si l’attaque porte coup? Ici je n’apprendrai rien à M. Mansel en disant que tout scepticisme lance lui-même le trait qui revient le frapper. La contradiction qu’il impute, il y tombe. M. Mansel a pris pour épigraphe ces mots de Hamilton : « Aucune difficulté ne s’élève en théologie qui ne se soit préalablement élevée en philosophie. » De cette proposition, qui d’ailleurs voudrait être expliquée, qu’entend-il inférer? Que les difficultés sont surmontables ou qu’elles ne le sont pas? Solubles, il faut les résoudre en théologie comme en philosophie. Insolubles, fermons nos livres et taisons-nous. M. Mansel est pour les difficultés insolubles. Il en trouve autant dans l’hypothèse de l’incrédulité que dans celle de la foi. Tant mieux; mais ce n’est pas la question. Il en trouve autant dans la théologie naturelle, autant dans la théologie dogmatique, quand il ne s’agit même que de l’idée de Dieu. Ainsi la foi, dès qu’elle est science à un certain degré, est contradictoire et tombe sous les coups de la dialectique. Pour elle donc point de salut, si elle ne devient étrangère à toute dialectique, si elle ne demeure la foi sans la science. Dans cet état, elle peut défier les objections; le raisonnement, parfaitement valable quand on l’emploie contre l’une, n’est plus de mise avec l’autre. Pour quel motif ? On ne le dit pas. Pourquoi? Je le comprends, si c’est l’inquisition qui l’interdit. Je le comprends encore, si le raisonnement est sans puissance effective. Mais nous parlons en liberté, et il n’est que trop vrai que la foi la moins raisonnée ne résiste pas toujours à des argumentations qu’on prétend tirer du sens commun; or ce n’est pas l’en défendre que de lui conseiller de ne rien écouter. La discussion est ouverte, et puisqu’on discute, il faut raisonner. Ce serait prendre un singulier moyen de se tirer de péril que de s’abstenir, sur ce fondement que le raisonnement est pliable en tout sens, que les philosophies les plus religieuses, les théologies les plus orthodoxes recèlent des contradictions, et qu’en d’autres termes on ne peut rien savoir de Dieu. Au fond, c’est à cette conséquence que pourrait être poussé M. Mansel. S’il dirige des critiques contre les notions théologiques, c’est apparemment parce qu’il croit ces critiques bonnes, et il les croit bonnes, parce qu’elles sont communes à la théologie et à la philosophie. C’est dire que la raison n’édifie rien qu’elle ne puisse détruire. Le procès intenté à la théodicée est fait à la raison même. Il est donc impossible de disculper M. Mansel, malgré tout son esprit, d’être atteint du mal que Platon appelait misologie. La chose est grave pour un philosophe, et s’il était fidèle en philosophie à la méthode qu’il nous a fait connaître, son cours devrait être un cours de scepticisme.

Il ne serait pas le premier qui aurait enseigné le scepticisme sans être sceptique, et voulu affermir les croyances en décriant les idées. Tel est assurément l’espoir de M. Mansel, lorsqu’il réduit presque toutes nos connaissances théologiques au sentiment de la dépendance et de l’obligation; mais en alléguant ces deux sentimens ou ces deux croyances comme des faits, il néglige d’en assigner l’origine et de nous dire comment il fonde leur autorité. S’il entend que c’est ainsi et sous cette forme que l’idée de Dieu pénètre pour la première fois dans les esprits, le fait aurait besoin d’être établi, et je crois qu’en réalité la simple notion d’un Créateur précède souvent l’idée plus développée d’une relation de dépendance et de devoir. S’il veut dire que cette relation est intuitivement reconnue dès l’origine des sociétés, il faudrait refaire l’histoire, qui nous montre trop souvent, chez les peuples naissans, pour toute religion la crainte de quelques puissances malfaisantes qui seront tout ce qu’on voudra, excepté Dieu lui-même. Le culte d’un roi législateur au lieu d’un tyran capricieux n’est dans sa pureté la croyance populaire que chez des nations éclairées par des lumières surnaturelles ou formées par les progrès de la civilisation à la réflexion et a la raison. Si ce sont en effet les lumières surnaturelles que M. Mansel invoque, s’il veut dire que les croyances qu’il recommande sont le fond du christianisme, que c’est par elles qu’il faut commencer et qu’on peut finir, le conseil peut être bon, la leçon utile. Cependant, outre que c’est s’adresser, non pas à la pensée religieuse de l’humanité, mais à la seule pensée chrétienne, c’est dire qu’on a la foi quand on a la foi, et qu’à ceux qui ne l’ont pas, ce n’est pas la peine d’en parler. Il n’importe guère qu’ils sachent s’il y a un Dieu. Que diriez-vous en effet, si la connaissance de Dieu est pour le cœur, et non pour la raison, à celui qui ne ressent pas cette pieuse crainte? Et s’il manque du sentiment, comment lui donnerez-vous l’idée? Il s’en passera. Les idées religieuses sont essentiellement pratiques, et qui ne s’en sert pas n’a pas besoin d’en avoir. Cette conséquence serait dure, et quoique l’auteur ne l’ait pas tirée de ses principes, il conviendra que considérer les idées religieuses comme sentimens, non comme vérités, c’est ne leur accorder d’autre prix que le bien qu’elles font. Je ne veux pas rappeler que cette manière de raisonner peut être et souvent a été employée à la défense de l’erreur, et qu’elle profiterait même à des religions fausses ; bornons-nous à dire que c’est l’opposé de l’enseignement religieux dans tous les pays chrétiens. La réponse à la question : Qu’est-ce que Dieu ? contient dans tous les catéchismes catholiques une définition ou du moins renonciation d’une série d’attributs qui ne peut être comprise que par un acte de la raison pure, et le dogme de la Trinité y est ensuite expliqué en termes abstraits qui sont éminemment scientifiques. Avant de nous enseigner tous nos devoirs, on tient à nous apprendre envers qui ils nous lient. Je n’ai point sous les yeux les livres d’instruction chrétienne destinés à la jeunesse en Angleterre ; mais dans le Symbole d’Athanase, prescrit à l’église anglicane, je lis des passages, et dans les articles de foi qu’elle professe des articles, comme le premier et le second, qui expriment certainement de la métaphysique sacrée, et qui ne sont pas en eux-mêmes des préceptes de morale ou des appels au sentiment. Ce serait donc mutiler l’enseignement chrétien et diviser la foi que d’inférer de ce que l’un et l’autre doivent aboutir à la pratique et régler l’âme et la vie que l’instruction n’est pas en même temps leur but. Ce serait tendre à mettre les œuvres au-dessus de la foi, et faire pour le christianisme ce que Kant a fait pour la religion naturelle, ne lui décerner d’autorité qu’en vertu de la morale. Cet excès vaudrait mieux, je l’accorde, que l’excès contraire, et le pasteur ferait plus de bien à son troupeau en l’intimidant par la puissance d’un maître qu’en l’appelant à méditer les perfections de l’auteur de tout bien ; mais ce serait une nouveauté dans toutes les églises, et je ne crois pas qu’à la longue la religion gagnât beaucoup à cet aveu sans cesse répété, que, les notions les plus hautes et les plus générales sur lesquelles elle s’appuie étant toutes sujettes à l’accusation d’être contradictoires, elle n’a pour elle que des probabilités, et peut se passer d’autres preuves, parce qu’elle est régulative et non spéculative.

Saint Paul dit en termes exprès : « Nous connaissons en partie, en partie nous prophétisons, et quand le parfait sera venu, le partiel disparaîtra. » C’est-à-dire, en langage moderne, nous avons une part de science, une part de révélation, et ce n’est qu’avec Dieu que cessera cette connaissance imparfaite. Ces mots sont la vérité même. Et il ajoute : « À présent nous ne voyons que par le miroir, nous ne savons qu’énigmatiquement ; » ce qui revient à dire qu’à présent notre connaissance est indirecte et remplie d’obscurités. Ces paroles, en nous avertissant de l’imperfection obligée de notre savoir sur la terre, nous autorisent à déterminer, selon nos forces, notre part de gnose et notre part de prophétie, c’est-à-dire à discerner ce qui est science et ce qui est révélation. Là est le fondement de la distinction entre les deux théologies, et l’on ne peut anéantir l’une au profit de l’autre, encore moins dans toutes deux ce qui est savoir pour s’en tenir à l’inspiration, sans nous ôter une des deux parts que nous accorde l’apôtre. L’Écriture comme la philosophie consacre donc les deux sources où les théologiens philosophes cherchent à puiser la vérité, et prémunit les Buchanan et les Thompson contre le découragement où le kantisme mystique de M. Mansel les voudrait plonger.


V.

Le meilleur fruit à retirer de la lecture de son ouvrage comme de tout autre inspiré par la philosophie critique, c’est la résolution de n’adopter sans un sévère examen aucune des vues métaphysiques admises en théodicée ; c’est de ne pas accepter par une confiance excessive dans les traditions de l’école toutes les énonciations sur la Divinité que les hommes ont cherché à jeter, pour le combler, dans le vide de leur ignorance. Aussi rien ne paraît-il plus utile et plus opportun que d’appliquer à cette partie sacrée de la métaphysique les méthodes de vérification qui ont eu de si heureux succès dans d’autres régions de la philosophie, et qui, en limitant peut-être le champ qu’elle parcourt, y ont assuré sa marche et son droit même de propriété. Je ne veux pas avoir tant parlé des autres sans m’exposer moi-même. Pour se permettre autant la critique, il faut savoir l’encourir, et puis, quand il s’agit d’un tel sujet, il y a un air de puérile timidité à parler sans cesse de questions, de problèmes, d’objections, et à se tenir sur la réserve comme si l’on craignait de se commettre en les abordant. Ce n’est pas un de ces points d’extrême théorie qu’on peut laisser à décider à d’autres, en attendant patiemment qu’ils aient pris la peine de le faire pour savoir qu’en penser.

Dieu est une idée, et tant que notre condition ne changera pas, il ne sera qu’une idée, non pas en soi, il est la réalité même, mais pour la raison. Dans les questions philosophiques qui touchent aux existences, nous avons d’ordinaire pour nous instruire la conscience et la perception. Les phénomènes de notre vie intérieure, les opérations et les lois de notre esprit nous sont signifiés par la plus irrésistible des autorités, la conscience, et depuis Descartes il n’est plus guère permis de méconnaître dans la pensée le signe et la preuve de l’existence. La perception, c’est-à-dire ce jugement naturel que nos sensations nous suggèrent touchant leur cause extérieure, nous atteste une réalité indépendante de nous, qu’un pyrrhonisme insensé parvient à contester, non à rendre douteuse. Enfin un rapport constant, un accord au moins suffisant entre les lois des phénomènes et les principes de notre raison nous révèle une harmonie générale entre ce qui est moi et ce qui n’est pas moi. De là une foule de connaissances qui peuvent avoir leurs lacunes, leurs obscurités et leurs incertitudes; mais quelques questions qui s’élèvent sur les existences ainsi connues et garanties, on n’y perd jamais la lumière ni l’appui des connaissances directes. L’expérience trop décriée par certains philosophes, mais j’entends l’expérience interne et externe, celle de la sensibilité et de la raison combinées, est un flambeau que rien ne peut éteindre.

Assurément, de la conscience et de la perception, des connaissances directes qu’on leur doit, on peut dériver la notion de Dieu; mais Dieu n’est pas pour cela l’objet de la perception ni de la conscience. La notion de Dieu sera toujours l’œuvre pure de la raison: c’est ce que nous entendions en disant que pour l’humanité Dieu est une idée.

Or les notions qui sont pour nous plus qu’une idée, qui tiennent immédiatement de la conscience ou de la perception, ont cette propriété d’être ce que les philosophes appellent représentables. L’imagination peut se représenter nos actes intimes, les phénomènes extérieurs, l’expérience qui les combine et éclaire les choses par la pensée. La connaissance de Dieu obtenue par la raison, qui élève seule les questions d’origine, ne peut pas, ne doit pas être représentée : elle ne peut être que conçue. Il n’en est pas ainsi de toutes les idées qui semblent aussi purement rationnelles. Les vérités géométriques n’ont toute leur nécessité, toute leur exactitude que comme vérités idéales; mais on peut en une certaine mesure se les représenter, soit en concevant des figures imaginaires, soit en les appliquant aux formes réelles des objets de la sensibilité. L’idée de cause, le principe de causalité, comme on dit, est un pur principe de l’intelligence; mais outre qu’à chaque instant l’expérience nous en fournit des applications au moins apparentes, on ne doit plus guère ignorer après Maine de Biran comment nous pouvons nous représenter la cause en acte, comme un fait de conscience que nous reproduisons à volonté.

Cette faculté nous est refusée, quand nous pensons à Dieu; je parle philosophiquement et de l’humanité telle qu’elle est. Pour que la notion de Dieu comportât une certaine représentation, il faudrait être Abraham ou Moïse, ou plutôt un de ces hommes choisis qui virent avec une joie pleine de frayeur et de respect celui qui venait à eux en marchant sur la mer de Galilée. C’est précisément le caractère et le privilège de la révélation que de faire cesser jusqu’à un certain point cette pure idéalité de Dieu, que de satisfaire à un besoin de la nature humaine qui voudrait ne croire aux existences que susceptibles de représentation, que de nous rendre en une certaine mesure Dieu même représentable. Et cependant pour la postérité cette représentation indirecte n’est que transmise par la foi, ce n’est qu’un souvenir emprunté à la tradition. Assurément la notion de Dieu en est plus vive et plus puissante, et ses effets pratiques en sont plus certains, plus étendus, plus faciles; mais il est de l’essence du souvenir, de la tradition, des connaissances fondées sur des événemens historiques, de se prouver autrement que les connaissances qui se dérivent de la nature de l’homme et du monde. Aussi d’un avis unanime, de saint Thomas d’Aquin au révérend Henri Mansel, les deux théologies, celle de la raison pure, celle de la révélation, comportent des preuves différentes, s’adressent différemment aux facultés de notre esprit, et comme l’une suppose l’autre, il faut les admettre toutes deux, et traiter de chacune séparément. Par conséquent il ne faut pas demander à la théodicée philosophique, à celle pour qui Dieu est une pure idée, d’employer et de satisfaire nos facultés représentatives. Ce serait une faute de méthode; une habitude invétérée peut nous porter à la commettre, mais cette faute a engendré bien des idolâtries et des superstitions, et elle est la source de plus d’une erreur moins grossière, mais dangereuse encore, qui altère et obscurcit de très estimables théologies. Cette seule considération suffit pour nous avertir de ne pas souscrire sans restriction à cette pensée de Hamilton qui assimile aux difficultés de la philosophie celles de la théologie. Les faits de la perception et de la conscience ne peuvent donner naissance aux mêmes problèmes que les pures conceptions de la raison.

Néanmoins, si la théologie rationnelle a ses difficultés particulières, elle est possible, puisqu’elle existe. Comment donc la raison, nonobstant toute clameur de scepticisme, s’élève-t-elle irrésistiblement à l’idée de Dieu?

Kant a dit du sublime, dans une phrase sublime elle-même, qu’il éclatait dans le ciel étoilé et la conscience du devoir; mais, sublimes tous deux, l’un et l’autre spectacle peuvent aussi manifester Dieu à la pensée. Si l’on daigne se rappeler ce que nous disions en commençant des deux principales preuves de la Divinité, ne les retrouvera-t-on pas dans la contemplation de la voûte céleste et du beau moral, astre de l’âme? Oui, par un acte de la raison qui n’en est pas même le plus difficile effort, par une conception de l’esprit qui n’est ni contradictoire ni hasardée, nous affirmons ces deux propositions : Dieu est l’auteur du monde. Dieu est le bien. J’ai beau regarder, je ne puis apercevoir par quel côté le criticisme pourrait surprendre à ces deux croyances une difficulté logique invincible. Que l’existence du monde, réduit même à l’ordre actuel, suppose et atteste un auteur, que l’idée du bien dans notre esprit suppose et atteste également un type, une origine, une cause, c’est chose plus facile à établir qu’à contester, et telles sont les deux preuves ou les deux conceptions irrésistibles qui s’unissent, se pénètrent l’une l’autre et se combinent en une certaine connaissance de Dieu; car, bien que nous conseillions une grande circonspection dans le développement de ces notions générales et simples, on peut ajouter, par exemple sur la foi de l’ordre visible du monde, que la cause en est intelligente; on peut dire, sur la foi de notre propre pensée, que Dieu est le bien souverain, suprême, parfait, en ce sens qu’ainsi que dit saint Anselme, rien de meilleur ne peut être conçu. Ainsi Dieu est le bien suprême et la cause intelligente du monde ; de là il ne faut pas grand raisonnement, il ne faut que regarder dans la conscience, pour connaître d’une manière générale les rapports et les devoirs qui nous unissent à lui. C’est la nature même qui lie en nous ces notions de la Divinité à des sentimens qui sont le fond de toute piété.

Voilà, je crois, l’essentiel de toute philosophie religieuse. Je ne nie pas que la réflexion ne puisse développer encore ces notions nécessaires; mais il y faut beaucoup de prudence, et c’est ici qu’on doit écouter les conseils critiques de Kant et de M. Mansel. On peut étendre un peu la science de Dieu, en disant ce qu’il n’est pas : encore est-il sage de ne pas trop s’avancer. On ne doit pas, malgré de grands exemples, dans le vain espoir d’approcher d’une définition parfaite de Dieu, lui multiplier des attributs inventés par le raisonnement, et se jeter ainsi dans un abîme d’insolubles. Il semble que quelques écrivains aient pris à tâche, en parlant de Dieu, de le composer de contradictions pour le mettre hors des conditions de tout être et de le rendre impossible pour le rendre plus surnaturel. Des théologiens eux-mêmes n’ont pas plus évité cette faute que les philosophes.

« Il nous suffit, dit Leibnitz, d’un certain ce que c’est ; mais le comment nous passe et ne nous est point nécessaire. » Parce qu’en nous représentant les choses directement connues, nous croyons mieux savoir comment elles sont, nous nous épuisons en efforts pour nous rendre Dieu représentable. Comment en effet, sous quelle forme se représenter la cause du monde ou la perfection? Il ne faut qu’en concevoir l’idée, voilà tout. La difficulté vient de ce que, malgré un penchant naturel à en réaliser l’objet, on ne peut, sans quelque teinture de la dialectique platonicienne, montrer aisément que dans ce cas l’idée même suppose une exigence aussi sûrement que dans les cas ordinaires le font la conscience et la perception. L’existence sur la foi de l’idée est la conception la plus élevée de la raison pure, et elle n’appartient qu’à la philosophie.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Phil. Nat. Princip. math., l. III, Schol. gen. et Optic, l ; III, q. 31.
  2. Zététique, qui cherche, un des noms donnés aux sceptiques.