DE
LA TEUTOMANIE.

Deux motifs m’ont depuis long-temps dispensé de parler de l’Allemagne littéraire dans cette Revue, la nullité des œuvres du présent, la susceptibilité à l’égard du passé. Si l’on excepte les labeurs d’érudition et de théologie, la veine littéraire de ce pays semble profondément épuisée, et il serait impossible de citer dans les œuvres d’imagination, tant en prose qu’en vers, un seul écrivain de nouvelle date, dont le nom vaille la peine d’être transporté de ce côté du Rhin. Décidément, M. Heine est le dernier des Romains. L’approbation populaire ne s’est attachée, depuis dix ans, à aucune composition ; tout au plus, çà et là, quelques éloges mercenaires vous préparent une déception certaine, si, sur la foi de ces jugemens, vous remontez à l’œuvre qui en est l’objet. Ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’aussi long-temps que le génie national se produisait par des œuvres vraiment sérieuses, il était plein d’humanité, de sympathie, de modestie ; voyez les lettres des hommes de ce temps-là ! Quel esprit d’association, de fraternité ! Comme ils étaient d’intelligence avec les peuples étrangers ! Au contraire, depuis que ce génie est tari, une admirable infatuation a pris la place de la poésie, du talent, de l’originalité ; je ne sais quel mélange de gloriole débonnaire, et, par dessus tout, de bile envieuse, est devenu la couleur générale de ce nouveau style tudesque. Que penserait la Staël (die Stael), comme ils disent dans leur aimable langage, si elle entendait ce concert cynique contre lequel la Gazette d’Augsbourg vient si justement de réclamer ? J’espère qu’elle prendrait le parti d’en rire. Au milieu de ce hourra, nos poètes, nos critiques, nos publicistes, continuent de chanter, sur différens tons, l’éloge de la sentimentalité, de la blonde bonhomie, de la prude humilité de leurs confrères d’outre-Rhin. Ceux-ci, étonnés, indignés, de crier dans le désert, se hérissent de nouveau ; ils redoublent de fureur, ils déterrent, ils brandissent, par souscription, contre l’Occident, l’épée d’Arminius ; les rois de Prusse et de Bavière marchent contre nous, lance haute, à leur secours ; le premier fait de la cathédrale de Cologne un blokhaus contre les Gaulois. Post Franco-Gallorum invasionen, c’est l’inscription de guerre qu’il vient d’enfouir sous le porche. Le second ordonnance, dit-on, contre l’étude de la langue française, comme mère d’hérésie, bien à tort, selon moi, au moment où nous nous croisons avec lui pour abattre et extirper, sur la place de Strasbourg, la figure de ce Luther que nos yeux ne sauraient voir, en pays luthérien, et que ce pieux roi efface de son côté avec non moins de discernement dans le panthéon de l’Allemagne. Pour en tenir la place, il exhume les reliques d’Alaric, de Genseric, d’Odoacre, de Totila, tous bons chrétiens, excellens catholiques, vrais prêcheurs d’aumônes, parfaits teutomanes, qu’il canonise dans son Walhalla, à notre éternelle épouvante. Innocent badinage ! imagination d’enfant ! doux amour des ancêtres ! qui se sentirait le courage de troubler cette réunion de famille ?

La vanité allemande ne ressemble en rien à l’orgueil des Anglais ou des Castillans. Chez ces derniers, le sentiment de sa propre valeur est arrivé à une sécurité profonde ; il ne craint pas d’être dépossédé, et ce calme dans l’infatuation est accompagné d’une grandeur naturelle ; chez les Allemands, la vanité, de fraîche date, n’a aucune de ces jouissances. Toujours inquiète, toujours irritée, elle n’est pas sûre d’un seul moment ; tout lui fait ombrage ; elle n’ose ni se condamner ni se montrer ouvertement ; elle porte avec elle les inquiétudes du parvenu, au lieu du contentement d’un homme assis depuis longtemps dans la prospérité et la puissance. Pendant que les siècles ont déjà passé sur la gloire littéraire des autres peuples, que les époques d’Élisabeth, de Léon X, de Louis XIV, de Charles-Quint, sont consacrées, l’Allemagne sent, au contraire, que son âge de poésie est d’hier, qu’elle est la dernière entrée dans ce domaine de l’art et du style, que le jugement de la postérité n’est pas encore fermé sur ses œuvres, que la critique aura beaucoup à revoir sur ses admirations, que beaucoup de noms courent risque de ne pas survivre à cet examen suprême, et de ne jamais entrer dans la mémoire du génie humain. De là cette irritabilité, cette susceptibilité fiévreuse, toutes les fois que l’on prononce le nom de l’un de ces écrivains encore en litige, l’impossibilité absolue de la rassasier d’éloges, de la calmer, de la tranquilliser sur l’avenir ; ces hommes, dès qu’on ne les admire pas les yeux fermés, sont tout prêts à croire que vous cédez à une conspiration ourdie contre eux ; de là aussi ce ton de haine corrosive et ce chant de vautour, pour peu que vous mettiez de réserve dans votre enthousiasme. Le moindre feuilleton met toute l’Allemagne en fièvre. Qu’importe à l’Angleterre, à l’Espagne, à l’Italie, une opinion aventurée sur Shakspeare, Dante ou Cervantes ? Si elle est ridicule, on en sourit ; le plus souvent on l’ignore. De l’autre côté du Rhin, il n’en va pas ainsi : l’opinion la plus futile, exprimée, en France, sur un écrivain tudesque, est aussitôt déterrée, traduite, colportée solennellement dans tout le pays ; cette observation, souvent sans nulle importance, est soudain terrassée, foulée aux pieds, écrasée par toutes les massues réunies de la critique germanique ; après quoi l’on s’assied triomphalement en se chantant à soi-même un Te Deum.

J’ai déjà remarqué que le même peuple qui a une si parfaite connaissance des Babyloniens, des Mèdes, et, pour tout dire, de la littérature anté-diluvienne, a été fort en peine d’écrire une page mesurée sur la littérature française. Combien n’eût-il pas été intéressant de voir un génie aussi différent du nôtre juger avec maturité, avec finesse, l’époque de Louis XIV et le XVIIIe siècle ? Que d’idées nouvelles eussent pu sortir de ce nouveau point de vue ! Mais il faut renoncer à cette espérance. Quand les Allemands de nos jours ont essayé de toucher ce sujet, ils l’ont fait le plus souvent avec une si extrême violence, une aversion si déclarée, qu’ils sont arrivés à manquer de sens ; et véritablement cette prétendue critique tient plus de l’hydrophobie que du sentiment littéraire proprement dit. Outre la difficulté réelle de comprendre et de saisir une originalité si différente de la leur, il y a encore la vague rancune contre un joug qui les a dominés. La vérité est que l’Allemagne parle si haut, parce qu’elle a peur de deux choses : elle se rappelle le joug spirituel de la France pendant le XVIIIe siècle, le joug matériel au commencement du XIXe ; entre ces deux rancunes, tantôt livrée à l’une, tantôt à l’autre, son jugement est embarrassé par trop d’appréhensions. Jamais on ne parviendra a lui persuader sérieusement que nous nous résignons aux conditions des traités de 1815 : notre humilité à cet égard n’a pas trouvé de croyans ; et s’il fallait choisir entre la Russie et la France, je connais plus d’un homme qui se déciderait pour la première sur cette considération secrète, qu’à tout prendre, l’Allemagne russe pourrait se consoler en faisant des cours de philosophie aux Cosaques, ressource qui certainement manquerait à l’Allemagne française, avec des victorieux qui, après l’avoir abattue, auraient encore la prétention de la mener à l’école.

Qui a pu changer ainsi le tempérament de l’esprit allemand ? Comment le peuple qui passait pour le plus sérieux est-il celui qui se nourrit aujourd’hui, plus que tout autre, de clinquans et de médisances recueillies de tous les coins du globe ? Comment le grave docteur s’est-il changé en un dandy léger, gambadant, gracieux Teuton qui veut à tout prix achever sa pirouette devant l’Europe assemblée ? Les éloges sans réserve et la complaisance publique pour ces nouveau-venus ont commencé la métamorphose. Un encens imprévu a obscurci le front du penseur ; l’ivresse a commencé. À cette première disposition s’est ajouté un fait puissant, réel, je veux dire l’union des douanes. Depuis que cet événement, grand en effet, est consommé, les Allemands sont convaincus qu’ils sont le peuple pratique par excellence, et qu’il ne leur reste plus qu’à saisir la couronne universelle. Il y a quelques jours que, voyageant sur le Rhin avec un Allemand fort distingué, écrivain, comme ils le sont tous, homme d’ailleurs plein de modération, je me hasardai à lui demander quel était, selon lui et ses amis, le but politique vers lequel tendait l’Allemagne ; à quoi il me répondit du plus grand sang froid du monde : « Nous voulons revenir au traité de Verdun entre les fils de Louis-le-Débonnaire. » Assurément cette exaltation du sentiment national serait en soi très digne d’éloge, même dans ses triomphes fantastiques, si elle se joignait à quelque noble initiative dans la liberté et les intérêts du reste de l’Europe. Par malheur, après cette première fièvre d’orgueil, on s’est envisagé de plus près ; on a vu que l’on était enfermé sur terre par la Russie et par la France, sur mer par l’Angleterre, sans débouchés du côté de l’Orient ; on a cherché quelle grande pensée on portait en soi pour renouveler le monde ; on a trouvé la teutomanie ; de ce moment, au lieu de songer à s’associer, on n’a plus pensé qu’à s’enceindre d’une muraille de la Chine ; et cette nationalité soudainement retrouvée, et inspirée des conseils de la Prusse, semble, jusqu’à ce jour, ne devoir s’exprimer que par un redoublement de mauvaise humeur et de fiel dans lequel la France a naturellement la plus glande part.

Ce que l’on aurait peine à croire, c’est combien cette bile amère est descendue avant dans les œuvres qui semblent le plus étrangères aux passions quotidiennes, et combien les monumens les plus sincères touchent au ridicule par cette barbarie maniérée. Je ne dirai rien du Walhalla du roi de Bavière ; je ne me permettrai pas de sourire à la vue de Mozart flanqué de ces deux grands artistes, Genséric et Alaric, de mélodieuse mémoire ; nous avons été depuis long-temps accoutumés à ces ingénieuses rencontres et à cette solide raison dans les œuvres inviolables du poète royal de Bavière. Mais Overbeck le peintre, un homme sérieux, qui toujours comptera avec la critique, de quel droit, si doux, si naïf, si respectable, a-t-il couru au-devant du ridicule dans son tableau des Arts sous l’invocation de la Vierge ? Dans ce tableau fait pour représenter avec solennité, dans les salles de Francfort, les tendances de l’imagination nouvelle, nous avons vu, il y a quelques semaines, les artistes de tous les temps, de tous les lieux, depuis le roi David et les patriarches jusqu’aux modernes. Italiens, Flamands, Espagnols, Hébreux, Grecs, Allemands, tout ce qui a touché le pinceau ou le ciseau se presse là au pied de la mère de Dieu ; chacun reçoit la récompense de son génie ; ils sont là de tous les pays, de toutes les langues. Mais un Poussin ! un Lesueur ! un Jean Goujon ! un artiste français ! fi donc ! ces gens-là s’étaler sur la toile immaculée de l’art tudesque ! Qu’ils soient anathème ! qu’ils se gardent de paraître dans l’antre saint du teutonisme ! Il est vrai que, par compensation, l’honnête artiste a aventuré sa propre figure dans le coin du tableau, et l’œil peut s’arrêter sur cette impartiale page sans craindre d’être profané par la figure d’un seul de ces damnables compatriotes de Voltaire ; par leur absence, qu’ils portent la peine éternelle de leur trop de bon sens ! On pense bien qu’un si pur exemple, donné de si haut, ne pouvait manquer d’être imité, et cette proscription de notre race est devenue, il semble, une règle générale. Lecteur, si tu te sens le cœur assez fort pour affronter un terrible spectacle, viens et suis-moi dans la salle de philosophie de l’université de Bonn. Le gouvernement prussien a ordonné que toutes les écoles imaginables de philosophie fussent représentées sur la muraille ; l’artiste a obéi. Regarde ! voici de nouveau les patriarches, les docteurs de tous les siècles, de toutes les religions, de tous les peuples ; dans cette assemblée de métaphysiciens qui commence par Salomon et qui finit par le dernier privato-docent de Bonn, tu cherches des yeux tes compatriotes, Abeilard, Descartes, Malebranche, Pascal peut-être ! Malheureux, ils n’y sont pas, ni eux ni aucun de ton peuple. Courbe ton front, humilie-toi, et pleure sur l’anéantissement de ta race !

On comprend facilement quelle fut ma confusion le jour où je fis cette fatale découverte. Quoi ! tous nos penseurs effacés, abolis, d’un trait de pinceau, comme s’ils n’eussent jamais existé ! Je faillis succomber sous ce nouvel arrêt de proscription. Pourtant, après avoir médité quelque peu, je cherchai à me remettre. Ces artistes, me dis-je, ont la tête chaude ; ils se laissent facilement aller aujourd’hui à des impressions qu’ils condamneront demain. Voyons les philosophes ! Ces esprits graves ne sauraient tomber dans de pareils excès. Ce jour-là était précisément celui où venait de paraître le dernier volume de l’incomparable Manuel de l’Histoire universelle, par le très célèbre docteur et professeur Léo. C’est précisément ce qu’il me faut, ajoutai-je en moi-même : ce docteur Léo est un auteur grave ; sa réputation est universelle comme son sujet ; de plus, il est fameux pour sa piété. La religion l’aura sans doute adouci et disposé à l’indulgence. D’ailleurs, avant d’arriver à peindre l’histoire de la France et de la révolution, il s’est préparé à l’impartialité par la contemplation de tous les siècles, laquelle n’a pas rempli moins de quatre volumes d’introduction ! Une si lente préparation est un gage certain de calme et de sang-froid. Je vais goûter enfin le fruit le plus mûr de la philosophie. Dans cette disposition, j’entamai le volume, et j’avoue que bientôt les considérations générales sur la race celtique ne me présagèrent rien de très favorable. « La race celtique, dit cet admirable auteur, page 196, telle qu’elle s’est montrée en Irlande et en France, est mue toujours par un instinct bestial (thierischen triebes), pendant que nous, en Allemagne, nous n’agissons jamais que sous l’impulsion d’une pensée sainte et sacrée (heiligen verhaeltniss, heiligen gedanken). Comme un homme adonné à la boisson (wie dem trunk ergeben) profite de toutes les occasions pour amener les gens raisonnables à boire dans sa compagnie, tout de même nos voisins gaulois cherchent à entraîner les autres dans leur propre mouvement, pour donner un masque honnête à leur inquiétude ; mais sous ce masque perce toujours la pétulance unie à la vanité et à l’arrogance. » Lorsque j’eus achevé cette période, qui, dans l’original, est incomparablement plus belle, j’admirai docilement, comme je le devais, ce style noble et soutenu, cette merveilleuse comparaison du pot de bière appliquée à la philosophie de l’histoire, et je m’avouai avec tristesse que nos écrivains sont loin de ce génie souple, de cet aimable naturel ; cependant je vis bien qu’un orage allait éclater, et je m’y préparai de mon mieux. Mais, après avoir étudié un nombre considérable de pages semblables à celle-là, que devins-je, lorsque, le cercle se rétrécissant toujours, de la race celtique passant à la France, et de la France à Paris, j’arrivai à cette formidable conclusion, à cette dernière formule de la philosophie de l’histoire, qui me sembla gravée en caractères de feu : Le peuple français est un peuple de singes ! Que l’on se peigne, si l’on peut, mon désespoir à la vue de cette découverte d’histoire naturelle, que la science achevée de mes maîtres ne me permettait pas de révoquer en doute un seul moment. Funeste curiosité de l’esprit humain ! ce problème insondable que poursuivait si sérieusement la méthaphysique depuis Kant, ce problème qui tenait en suspens tant de puissantes intelligences, le voilà donc résolu ! ce secret de l’abîme, il est révélé ! Pourquoi la nature se l’est-elle laissé ravir ? Ce mystère formidable qui était au fond de la science, je viens de l’apprendre pour mon éternelle confusion ! Le peuple français est un peuple de singes (Affenvolk). J’analysai, je retraduisis sous mille formes cette conclusion écrasante ; je me levai, je voulus parler ; ma langue balbutia, s’embarrassa ; il me sembla que mes membres se distendaient, et je me vis avec horreur descendu au rang d’un affreux quadrumane, assis dans le coin de la bibliothèque d’un penseur allemand. Quelles idées affreuses m’assaillirent ! les langues humaines ne sont pas faites pour le dire. Après plusieurs courses dans les forêts de l’Abyssinie à la poursuite de pommes merveilleuses, il me sembla que je finissais par grimper de branche en branche sur l’arbre de la science du bien et du mal, au sommet duquel je finis par m’endormir sur le bord d’un horrible chaos. Mais quel réveil ! Le livre révélateur était toujours là. Je continuai. Ce que j’avais vu n’était rien auprès de ce qui m’attendait ! En effet, lecteur, au détour d’une page, je vis, je l’assure, de mes yeux ; oui, je vis, en caractères plus flamboyans que les précédens, cette dernière et suprême conclusion, page 290 : La ville de Paris est la vieille maison de Satan. Pour le coup, je cherchai humblement mon dictionnaire ; j’épelai chaque lettre l’une après l’autre, jusqu’à ce que j’eusse formé ces paroles, mille fois plus terribles dans le pur tudesque, Paris das alte Haus de satans. Un voile de plomb s’étendit sur mes yeux, et je n’aperçus plus que quelques propositions solennelles sur la révolution française, telles que celles-ci qui ressortaient sur le fond : « La prise de la Bastille est une comédie (komoedie) ; le livre de M. Mignet, un mensonge depuis le commencement jusqu’à la fin (eine lüge von anfang bis zu ende) ; Mme Roland, une caricature (die carricatur) ; M. Necker, un idiot ; Louis XVI est mort justement supplicié par Dieu (die gerechligkeit gottes), pour n’avoir pas mitraillé tout d’abord l’assemblée constituante, etc., etc. » Eh ! que m’importent, m’écriai-je enfin avec indignation contre moi-même, les personnes et les choses ? il s’agit bien des individus, quand c’est mon essence même qui est mise en question. Quoi ! il ne suffisait pas de m’enlever la forme humaine ; il ne suffisait pas de me recouvrir de cette odieuse fourrure que la nature a départie aux créatures qu’elle raille avec un rire sardonique ! Tout cela n’était rien qu’une précaution charitable du docteur pour m’amener à descendre au-dessous du quadrumane, dans la région des démons ! — Incapable de respirer plus long-temps, j’ouvris ma fenêtre, d’où je dominais la ville ; et, soit effet de la vision, soit plutôt la profonde réalité, j’aperçus, dans toutes les directions, à travers les rues, sur le seuil des portes, à pied, à cheval, en voiture, une multitude innombrable de diables bleus, blancs, rouges, parmi lesquels il me fut impossible de ne pas reconnaître mes compatriotes. Les infortunés ! ils riaient, conversaient entre eux, sans avoir l’air de se douter de leur effroyable transformation. Les blancs marchaient à reculons, les bleus étaient assis sur des bornes, avec lesquelles ils se confondaient ; les rouges couraient en avant, au risque de se rompre la tête ; tous parlaient, gesticulaient ; j’aperçus même quelques-uns de mes amis, qui s’en allaient, la conscience tranquille, le grapin à la main, comme s’ils eussent tenu un blanc lis. Je n’eus pas le courage de les avertir du changement qu’ils ignoraient, et je rentrai seul, le cœur déchiré, dans cette bibliothèque où je faisais de si étranges découvertes.

Les journaux venaient de tomber sur ma table, véritables journaux teutoniques, couleur grisâtre et enfumée, par respect pour le ciel d’Alaric. Je ne tardai pas à m’apercevoir que ces gazettes avaient des renseignemens qui changeaient entièrement la face de l’histoire politique et littéraire de mon pays ; j’acquis par ce moyen une multitude de faits nouveaux qui enrichirent singulièrement ma mémoire. C’est là que j’appris, par exemple, que le maréchal Ney avait été assassiné par le peuple français ; c’est là aussi que je trouvai l’énigme de ce nom étrange de George Sand, qui m’avait si longtemps embarrassé ; il me fut démontré que ce maudit auteur l’avait emprunté à l’Allemagne par instinct général pour le meurtre et par sympathie particulière pour l’assassin de Kotzebue. En peu de jours, j’eus refait ainsi mon éducation, car les journaux allemands sont admirablement placés pour atteindre à l’impartialité de l’historien ; bâillonnés, étranglés par la censure en toute autre matière, ils ont liberté absolue de tout dire, inventer, imaginer sur la France. Dans le reste du monde physique ou moral, leur langue est enchaînée. Par compensation, ce point du globe qui s’appelle France est livré, abandonné à leur libre arbitre, pour être traqué et saccagé à outrance ; rudement disciplinés en tout autre lieu, ils ont sur ce point seul droit plénier de sac et de pillage, en quoi je ne me lassai pas d’admirer la charité des gouvernemens du Nord. Ils ont bien senti que leurs publicistes allaient périr étouffés dans la geôle, et, en personnes charitables, ils leur ont octroyé le royaume de France, corps et biens, sous la seule condition de lui courir sus et de le tondre menu. Aussi, figurez-vous la joie et l’émulation ! Tout ce qui pouvait se trouver de bile dans tous les cercles germaniques, du nord au midi, se répand heureusement de notre côté, et notez bien que la presse allemande ne s’arrête pas, comme l’anglaise, à des propos généraux de nation à nation ; elle s’infiltre dans la vie privée. Quiconque, de ce côté du Rhin, a l’apparence d’un nom, lui revient pieds et poings liés, prisonnier de guerre pour sa part de butin. Ne pensez pas rompre la chaîne. Par un don merveilleux, elle vous voit à toute heure ; la nuit, elle est là debout comme votre conscience. Toujours présente, au moment où je vous parle, qui que vous soyez, elle apprend aux bords émerveillés de l’Elbe, du Danube et de la Neva, de quel visage vous lisez ce tableau, de quelle mouche occupé, de quelle couleur vêtu. Environnez comme vous le voudrez votre vie privée, ensevelissez-la encore davantage, élevez autour de vous une triple muraille, ne laissez asseoir à votre table que vos proches ou les amis de vos amis. Vous croyez être seul ? eh bien, non ! Un ange blond, naïf, nouvellement arrivé de l’université, entre timidement ; il s’assied en soupirant à vos côtés ; il est là, les yeux baissés, qui, en caractères mystérieux, innocemment trempés de la bile du poisson de Tobie, trace pour les régions étrangères le tableau saintement envenimé de cet intérieur qui vous semblait inaccessible. Comment cela se fait-il ? Ne me le demandez pas. Il me suffit que le miracle soit. À Dieu ne plaise qu’un ange, quel qu’il soit, trouve jamais en France la porte close !

Le touriste allemand est presque nécessairement un gallophage. Quant à ce nom de gallophage, Franzozenfresser (mangeur de Français), pendant long-temps on a cru qu’il devait être pris dans un sens figuré ; il n’est que trop prouvé, pour moi, que cette signification est toute réelle, qu’il faut l’entendre au pied de la lettre, et qu’il est de ces hommes qui vivent et se nourrissent chaque jour de la substance la plus pure d’un certain nombre de nos compatriotes. Dans mon long séjour au bord du Necker, j’ai moi-même assisté plus d’une fois à ces effroyables festins de chair française. Tenez donc pour certain que la gallophagie est un état réel, une profession, une carrière de laquelle on vit, hélas ! matériellement beaucoup plus que spirituellement. Le gallophage reçoit dès les premières années une éducation particulière, à laquelle j’ai été secrètement initié. Dès l’âge de six mois, il doit grimper au mât, dans une salle de gymnastique, et casser le nez à toutes les poupées parisiennes qu’il rencontre sur son chemin. Vers six ans, il lui est enjoint de boire dans une sorte de verre taillé en forme de crâne romain, et que l’on appelle pour cela rœmer ; si par mégarde il prononce un mot d’origine française, sa carrière est manquée ; il vaudrait mieux pour lui cent fois renier son père. Chaque année, il doit allumer solennellement sur la plus haute montagne un feu de paille, à l’anniversaire de Leipsig, et s’enivrer religieusement le jour de la prise de Paris. Pour compléter cette éducation, il possède une bibliothèque spéciale, en papier gris, laquelle se compose invariablement des célèbres méditations gallophobes du licencié Wolfgang Menzel, des profondes conceptions marcomannes du docteur Iahn, le tout couronné par les inimitables poésies vandales de Louis de Bavière, qu’il doit apprendre par cœur et réciter tête nue, ventre à terre ; ces œuvres lues, s’il n’en meurt pas, le gallophage a achevé son éducation. Il peut partir pour la terre gauloise ; que dis-je ? il est parti. Il a franchi le Rhin ; il approche. Le libraire, fidèle Sancho Pança de ce chercheur d’aventures, a signé le contrat ; il le suit de loin, en trottinant, sur le chemin de Paris, ramassant et ensachant dans son bissac les menues observations et sublimes propos qu’inspire tout d’abord au maître un si notable changement de constellations et de tables d’hôte en passant la frontière. Dès le premier pas, il a jeté un regard sinistre sur les conducteurs de diligences, les estaminets et les institutions du royaume ; l’herbe cesse de croître sous ses pas ; rien ne l’arrête ; sa marche dans le fond d’une rotonde est rapide comme celle de l’invasion ; enfin le voilà ! La faible barrière de Paris s’est ouverte en gémissant devant lui. Désormais la ville lui appartient ; il y règne. Malheur aux vaincus ! La haute vertu qui le distingue, c’est de ne faire aucune acception de personnes, et souvent j’ai vénéré en silence cet héroïsme qui consiste à se repaître d’abord de ceux qui vous ont tendu la main. Le gallophage n’a aucune des faiblesses de la vie ordinaire. Dans ce sac de la cité, vous espérez le désarmer par une hospitalité empressée qu’il accepte. Point de grace ! vous tomberez le premier sous sa massue. Choyé par vous, au même instant il vous lèche en français et vous écorche en allemand. Mais, vous écriez-vous, je suis des vôtres, sublime vainqueur ; j’ai loué la légende, encensé la Teutonie, traduit Goethe, adoré Jean-Paul ! — Point de merci ! Le lendemain du jour où M. de Lamartine chantait la Marseillaise de la paix et célébrait l’Allemagne, n’a-t-il pas été pour ce fait noblement traîné aux gémonies du teutonisme ? Je frappe qui m’assiste, c’est ma devise. Et là-dessus notre héros, jaloux de mériter enfin ce nom de gallophage, ouvre une bouche plus capable que celle de Grand-Gousier, et, sans plus de discussion ni tenir aucun compte des nuances politiques, il déjeune des blancs, dîne des bleus, soupe des rouges, hache les classiques, embroche les romantiques, du tout fait une lippée ; après quoi, la barbe essuyée, le libraire engraissé, il rentre en victorieux dans son pays, et va déposer sa plume triomphante dans le Walhalla, sous la chapelle d’Alaric, de Genseric ou de Totila, ce dernier point restant absolument à son choix.

Sans poursuivre davantage, croit-on qu’il ne nous en coûte pas de parler sur ce ton du goût littéraire d’un pays qui nous avait accoutumés à un tout autre langage ? Loin de nous l’idée d’attribuer une pareille monomanie à tout un peuple. Sous cette presse irritée par le bâillon, nous connaissons un peuple sage et laborieux, qui s’étonne presque autant que nous de tout ce qu’on lui fait dire, car ce pays est le seul sur la terre où la pensée soit en même temps, et avec la même force, excitée par la science et refoulée par la censure ; ce qui fait que dans les matières publiques l’opinion se dénature aisément et se tourne en un fiel que l’on n’observe que là : à ce mal il n’est aussi qu’un remède, la liberté. De bonne foi, l’Allemagne voudrait-elle que nous prissions au sérieux tant d’absurdités haineuses, qui, si elle n’y fait attention, tendent de plus en plus à tenir chez elle la place de la raison et du savoir ? Nous avons applaudi plus que personne à son âge de splendeur littéraire et philosophique, tout en nous étonnant un peu qu’il ait pâli si tôt. Quand ce ton frivole, envenimé contre notre pays, a commencé, nous avons pensé que le bon sens public en ferait prompte justice. La fièvre continuant, jetterons-nous le cri de guerre ? appellerons-nous sérieusement la presse française aux armes, pour qu’elle ait à batailler chaque matin, casque en tête, contre Arminius ressuscité ? C’est alors qu’à bon droit l’Allemagne rirait de nous. Les écrivains germains veulent-ils réellement brouiller les deux pays, sans s’inquiéter de penser qu’un seul serrement de main de la France et de la Russie pourrait bien, par hasard, étreindre outre mesure les flancs de Teutonia ? Non, leurs pensées n’ont pas été si graves.

Que l’Allemagne revienne donc au plus tôt à son génie naturel, qu’elle soit telle que nous l’avons connue, et les sympathies de l’étranger ne lui manqueront pas. Qu’elle fasse mieux. Si l’opinion chez nous s’abandonne et s’endort, que l’Allemagne, à son tour, essaie de marcher ; pour faire un pas, qu’elle soulève un moment sa lourde patte posée sur l’Italie ; nous attendons et nous battrons des mains. Surtout, que la patrie de Guttemberg acquière enfin le droit d’écrire ; l’esprit s’exalte dans le soliloque ; il se fausse sous le masque. Déjà, il faut l’avouer, plus d’un signe annonce une réaction salutaire vers le droit sens ; il ne manque pas d’écrivains, dans la presse quotidienne, qui ont su échapper à cette humeur noire et corrompue que l’ennui de la censure entraîne naturellement avec soi. Après s’être assise plus d’une fois au banquet du gallophage, la Gazette d’Augsbourg a été des premières à se dégoûter du ridicule attaché à tant de violences, et il ne sera pas inutile de terminer ces pages en lui empruntant la déclaration suivante qui eût pu leur servir de texte : « L’extension de la langue allemande parmi les Français peut être pour nous une source d’orgueil patriotique ; mais elle nous impose à la fois le devoir de mettre plus de conscience dans nos jugemens sur nos voisins, et celui de ne pas compromettre, par trop de suffisance, l’estime qui s’attache au nom allemand. Révolté du ton qui règne parmi nous contre la presse et les lettres françaises, un étranger pourrait concevoir l’idée d’user de représailles. Au train dont vont les choses depuis quelque temps, la matière ne lui manquerait pas ; plus l’esprit de frivolité, dont nous faisons chaque jour un crime à nos voisins, devient une mode en Allemagne, plus la critique allemande doit en surveiller tous les symptômes. »


E. Quinet.