Éditions Jules Tallandier (p. 325-336).

CHAPITRE IV


Attaque de nuit. — Une idée de Joannès. — Le fil de fer. — Encore les bombes. — Insultes. — Riposte. — Face à face. — La trêve. — Le duel. — Latte et cimeterre. — Deux escrimes. — De taille et d’estoc. — La retraite de corps. — Marko entrevoit la défaite. — Tumulte. — Aux armes !

Les hommes de Marko ont rejoint leur chef et se ruent, sur la même ligne. Il leur semble apercevoir un mince filet clair, tranchant sur le fond brun du sol. C’est le ruisseau que plusieurs connaissent.

Rien ne les arrête ! Ils vont… ils vont, gagnés par cette frénésie de carnage qui affole l’ennemi de Joannès. Tout à coup, le premier rang s’empêtre dans un obstacle invisible, au ras de terre. Probablement un fil de fer enlevé à la ligne télégraphique et solidement maintenu par des pieux.

Lancés à fond de train, les hommes du premier rang culbutent, jaillissent et s’abattent, comme fauchés en pleine course. Puis le second et le troisième rang viennent s’étaler sur les camarades écroulés et se tortillent dans des postures qui seraient d’un haut comique en toute autre circonstance.

En même temps, une effroyable série de détonations retentit. Puis il y a, sur toute la ligne, une envolée de flammes courtes, drues, verdâtres, enveloppées d’un nuage de fumée blanche. Des clameurs éperdues, des hurlements de douleur, des râles d’agonie succèdent à cette formidable salve.

L’explosion s’est produite au beau milieu de tous ces corps jetés à bas par un invisible obstacle, et ses résultats sont terrifiants.

Il est impossible d’apprécier dans les ténèbres combien de morts et de mutilés. Mais le nombre en est grand.

« Les bombes !… les bombes !… s’écrient les survivants en proie à une terreur qu’ils ignoraient jusqu’alors.

— Ah ! les bombes ! vocifère Marko toujours invulnérable ; tenez bon, camarades ! »

Les bombes ! oui, c’est bien cela, et il y en a bien une centaine qui viennent d’éclater.

Chose plus étrange que tout le reste, la lueur intense qui a violemment éclairé le voisinage n’a pas laissé apercevoir un seul patriote. Les bombes n’ont pas été lancées à la main. Et ce désastre qu’elles viennent d’infliger aux Albanais s’est accompli sans danger pour les soldats de l’insurrection.

C’est encore une idée de Joannès. Une idée simple et géniale. La voici en deux mots.

À peine arrivé au bord de la rivière, sa première pensée fut de couper les fils télégraphiques et d’abattre quelques poteaux. Cela, pour isoler l’endroit où il voulait établir sa batterie de pétards à la dynamite.

Puis, craignant une attaque de front, il avait fait tendre, à vingt centimètres de terre, un de ces fils, en avant de la tranchée naturelle formée par le lit de la rivière.

Le fil de fer, pour la défense de nuit, est une chose excellente, et la guerre moderne l’utilise fructueusement.

Puis le jeune homme, dont l’esprit fertile en expédients est toujours en éveil, se dit :

« Une tranchée se défend aussi avec de l’artillerie… j’ai bien les projectiles, mais pas de canons.

« Ah ! si je pouvais rendre mes bombes automatiques… si je pouvais les faire partir toutes seules, au moindre effort ! »

Et l’idée qui germe à peine grandit, mûrit, sous l’influence du péril. Joannès prend une bombe, la soupèse d’une main, et de l’autre, tirant sur le fil de fer, le lâche brusquement, comme la corde d’un arc.

Alors il s’écrie, joyeux :

« C’est bien cela ! j’ai trouvé… Ah ! Marko, tu ne te doutes pas de la surprise, si par hasard tu échappes à la mine ! »

Certain du succès, il attache simplement la bombe au fil de fer par la ficelle qui actionne l’amorce au moment où l’homme lance à la main le projectile. Cela fait, il laisse doucement reposer la bombe sur le sol, et dit à ceux qui le regardent, intrigués.

« Faites comme moi ! attachez chacun une bombe de dix en dix mètres… prenez de grandes précautions…

« Là !… c’est parfait !… À présent, supposez que des gens accourent pendant la nuit et s’empêtrent dans le fil… qu’arrivera-t-il ?

— Ah ! bravo ! les amorces seront arrachés brusquement par la secousse donnée au fil et les bombes partiront d’un seul coup.

Et c’est positivement ce qui arrive, en mutilant trois cents hommes à Marko et en jetant parmi sa troupe un désarroi fou.

Ah ! si les patriotes étaient plus nombreux ! S’ils avaient un abri moins précaire que cette berge nue qui les protège à peine !… Oh ! alors, pas un des brigands ne reverrait les villages désolés de cette Macédoine dont ils sont le fléau ! Joannès est forcé de battre en retraite pour ne pas perdre les fruits de cette victoire dont les conséquences morales vont être incalculables.

Cependant Marko ne veut pas convenir de sa défaite. Debout au milieu des survivants, il invective Joannès toujours invisible, mais qu’il sent là, tout près, derrière quelque accident de terrain.

« Lâche !… tu te sauves… assassin !… coupe-jarret… tu n’oses pas m’affronter… tu frappes de loin… sans danger… à couvert… en sournois… Oui, chrétien… pourceau de chrétien…, tu es le dernier des lâches… des lâches… des lâches… et tu as peur de moi ! »

Maintenant, les wagons amoncelés sur la voie ont pris feu. La flamme dévore les peintures, les vernis, et attaque les planches. Un brasier énorme projette au loin sa lueur crue et forme un décor tragique à cette scène de carnage.

La taille gigantesque de Marko habillé de drap rouge se détache en vigueur sur ce fond éclatant, et rappelle un de ces héros fabuleux des légendes anciennes. Fou de rage, exaspéré, terrible et malgré tout superbe de témérité, il brandit son sabre, montre le poing et crache son mépris, face à l’ennemi, la poitrine découverte, défiant les hommes et les choses, défiant les balles, défiant tout !

« Mais réponds-moi donc, mais montre-toi donc, paysan abject… poltron, qui joues au soldat… et que je crosserai de ma botte…

« Non ! tu n’es pas un soldat… un révolté… un patriote… tu n’es qu’un lâche ! »

— Tu en as menti ! » riposte une voix jeune, sonore, bien timbrée, qui vibre d’indignation.

Et soudain une forme agile bondit de l’autre côté de la rivière.

Elle émerge des ténèbres, s’avance dans la portion éclairée, se précise et s’affirme.

Un jeune homme coiffé du bonnet bulgare, vêtu de gris, les jambes entourées des courroies de ses chaussures en forme de cothurnes, apparaît aux yeux des brigands albanais.

Il porte en bandoulière un mousqueton à canon bronzé, et un sabre à garde et à fourreau d’acier est accroché à son ceinturon de cuir verni.

Avec une aisance tranquille, il s’avance vers Marko qui le reconnaît et s’écrie :

« Joannès !

— Oui, Marko, c’est moi !

« Tu m’as provoqué, me voici ! »

À le voir ainsi, complètement seul, à découvert, les Albanais, bons juges en matière de bravoure, l’admirent sincèrement, surtout au moment d’affronter ce terrible adversaire jusqu’alors invincible, Marko le Brigand, bey de Kossovo ! Les moustaches, hérissées, l’œil en feu, Marko le regarde venir et, ne pouvant croire à une pareille témérité, ajoute :

« Toi ! paysan… toi le pouilleux, fils d’un bandit, tu oserais me tenir tête ! »

Joannès hausse les épaules et riposte froidement :

« Cesse d’aboyer… trêve d’injures et à nous deux !

— Mais je ne demande que cela… face à face… à longueur de sabre… viens donc…

— Je vais faire la moitié du chemin… oseras-tu faire l’autre ?

— Oui ! si tu me jures qu’il n’y aura pas de traîtrise chez les tiens.

— Mes frères les patriotes sont hommes d’honneur… tu as ma parole ! »

Puis, se tournant vers sa troupe invisible, il crie d’une voix forte :

« Camarades ! il y a trêve… je vous prie, au besoin je vous ordonne de ne pas intervenir avant, pendant et après mon duel contre Marko le Brigand !

« Car c’est un duel, n’est-ce pas, Marko ?

— Oui, un duel à mort !

« À mon tour, je te promets que mes soldats resteront neutres pendant que nous allons ferrailler !

« Camarades ! l’arme au pied… que nul ne touche à mon adversaire… je veux qu’on respecte la trêve ! »

À ces mots, il arrache de sa ceinture ses revolvers et son kandjar, les laisse tomber, et s’avance en brandissant son cimeterre.

Joannès dépose à terre son mousqueton, enlève son ceinturon et se débarrasse du fourreau, pour avoir tous ses mouvements libres.

Puis, armé de son sabre, il marche de son pas tranquille à la rencontre du géant

Effrayant, convulsé, faisant des moulinets terribles, Marko rejoint Joannès et gronde, avec une haine indicible :

« Enfin !… je te tiens donc… Oh !… je ne croyais pas qu’on pût tant haïr… et qu’on éprouvât tant de joie à verser le sang !… »

Toutes ces rodomontades ne troublent guère Joannès. Il conserve son merveilleux sang-froid et riposte, avec ce haussement d’épaules qui lui semble familier :

« Pour la première fois nous sommes du même avis, Marko !

« Oui ! cette haine atroce, je l’éprouve… oui… je goûte cette ivresse monstrueuse du sang qui va couler…

— Le tien !

— Qui sait ?

— Je vais te tuer !… je le sens à ce frémissement qui m’agite et qui ne m’a jamais trompé… Et, en te tuant, il me semble que j’anéantirai ces chrétiens maudits… ces rebelles… ces ennemis jurés de notre maître, le sultan, de notre Dieu, Allah !

— Et moi aussi, je veux te tuer… débarrasser ma patrie de Marko le Brigand… le monstre qui incarne en lui ces musulmans fanatiques et féroces… les bourreaux de notre race et de notre foi !

— Eh bien ! en garde et défends-toi !

— Je suis prêt ! »

Rompu dès l’enfance à la redoutable escrime du sabre, Marko attaque avec fureur. Plein de mépris pour ce chétif adversaire qui ne lui arrive pas à l’épaule, il néglige même les précautions les plus élémentaires.

Du reste, la victoire lui semble absolument certaine. Il n’a qu’à frapper avec cette lame indestructible qui voltige au bout d’un bras d’athlète.

Joannès, au contraire, s’est un peu ramassé sur lui-même, la main haute, en prime. Ce n’est pas la garde du sabre, ce n’est pas non plus tout à fait la garde de l’épée. La pointe est beaucoup plus relevée.

C’est une sorte de garde mixte qui lui permet de parer les coups de taille et d’attaquer ou de riposter par la pointe. Mais elle exige un poignet de fer, une agilité sans égale et une science approfondie des deux escrimes.

Son sabre est complètement droit. À la fois souple et résistant, bien équilibré, solide et léger, piquant comme une aiguille et coupant comme un rasoir, il est pourvu de la garde à sept branches qui enveloppe si bien la main. Pour tout dire, c’est l’arme admirable à laquelle a donné son nom le colonel Derué, le magnifique escrimeur français.

Sabreur de haute fantaisie, Marko aime à faire sauter une tête. Son habileté légendaire fait l’envie des bourreaux de profession. On ne compte plus les gens qu’il a décapités, d’un seul coup, avec sa virtuosité abominable.

Il met une sorte de coquetterie à opérer avec une vitesse foudroyante, et il possède un coup infaillible pour faire, comme il le dit cyniquement : deux morceaux d’un homme en vie ! On n’a pas oublié comment, à cheval, sur le front des troupes, il enleva et fit jaillir à dix pas la tête d’un général qui se défendait avec l’énergie du désespoir !

Un éclair d’acier enveloppe Joannès. La lame du cimeterre, qui siffle et flamboie, s’abat au ras de ses épaules.

« Ah !… tiens donc ! » fait Marko avec une joie sauvage.

Un coup terrible, que la force du géant rend toujours mortel ! Joannès le voit arriver, comme la foudre. Sans broncher, bien d’aplomb, ferme comme un roc, il baisse en biais sa lame et relève un peu son poignet.

D’un mouvement net, sec, précis, il coupe cet éclair. Il y a un froissement de métal, un choc violent d’acier contre acier, une gerbe d’étincelles…

L’arme de Marko, détournée, glisse sur celle de Joannès, rebondit jusqu’à la poignée et passe inoffensive au-dessus de sa tête.

« Mille démons d’enfer ! » gronde Marko furieux et tout ébranlé de ce coup porté à vide.

Prompt comme la pensée, Joannès fait un pas en avant, et allonge le bras. Il voit un jour, sous l’aisselle de Marko, et pousse à fond. Parer un coup droit avec une épée est chose facile. Il y a, pour cela, le contre et l’opposition. Mais avec la lame recourbée d’un cimeterre, cela devient difficile, presque impossible.

Du reste, Marko n’a pas le temps d’essayer. Il ne peut rencontrer le fer, tant la pointe de Joannès lui arrive au corps avec la vitesse et la précision d’une balle. D’instinct, il rompt. D’un bond, il se jette en arrière devant cette pointe redoutable qui va trouer sa chair, l’atteindre aux sources de la vie !

Il sent un choc… une douleur cuisante… et une imprécation furieuse lui échappe.

Marko l’invincible, Marko le roi du sabre vient d’être atteint par cet adversaire qu’il méprise.

« Misérable avorton !

— N’insulte pas, Marko ! riposte Joannès d’une voix basse et sifflante. N’insulte pas, ou je te cloue la langue au fond de la gorge !

— Mille tonnerres !… nous verrons bien !

« Tu m’as surpris… mais attends un peu…

« Ah ! pardieu !… j’aurai une revanche terrible !

— Non ! il n’y a pas de surprise… je t’ai touché loyalement… où je voulais et parce que je voulais…

— Tu mens !

— Je n’ai jamais menti !

« Tu devrais avoir trois pouces de fer dans le poitrail… j’ai percé ta cartouchière et cela t’a sauvé la vie…

« Mais tu en tiens… recommençons !

— Ah ! oui, recommençons !

« Et prends garde à toi !…

— Garde-toi, Marko ! »

Le train dynamité est tout entier la proie des flammes. L’amas de bois peints forme un bûcher immense. L’incendie, qui se déchaîne dans toute son horreur, éclaire de lueurs aveuglantes cette scène tragique.

Les deux ennemis croisent de nouveau le fer. Les yeux flambants de colère, les narines dilatées, les dents serrées à se briser, ils sont la personnification de la haine et de la fureur.

Au moment où les lames se touchent, des bruits violents surgissent dans le lointain. On dirait des roulements de wagons s’accompagnant de clameurs humaines, de coups de feu. Tapis dans l’ombre, les patriotes s’agitent, inquiets, frémissants à ce tumulte de bataille.

Les Albanais, l’arme au pied, regardent, s’interrogent, s’énervent et poussent de sourdes exclamations.

« Silence ! » crie Marko d’une voix tonnante.

De nouveau il attaque avec sa furie coutumière. Au feu du brasier le croissant de sa lame flamboie comme du métal chauffé à blanc. Faisant appel à toute sa vigueur, à toute sa dextérité, Marko songe que le temps des insultes et des fanfaronnades est passé. Et c’est alors un tourbillon de feintes savantes, une envolée de moulinets vertigineux qui enveloppe Joannès d’éblouissantes fulgurations.

Mais ces énormes développements de force, ces larges mouvements viennent se briser net sur ce petit homme immobile et ferme comme un roc ! Partout le large croissant rencontre la mince et rigide lame dont la pointe luit comme un stylet. Pas de gymnastique effrénée. Mais de brèves et sèches oppositions qui garantissent la tête, protègent les épaules et préservent les flancs.

Partout, la furibonde attaque de Marko se trouve coupée par ces mouvements vifs, menus faits de précision, exécutés avec un sang-froid prodigieux.

Les lames grincent, résonnent, se heurtent à se rompre, et Marko interdit, ne comprenant rien à cette puissance, pousse des grondements de bête muselée, attachée devant une proie qu’elle ne peut atteindre.

Cet engagement acharné dure une longue minute. Pour la seconde fois Joannès, voyant un jour, allonge le bras. D’instinct, Marko sent qu’il n’arrivera pas à la parade.

D’un bond, il se jette en arrière et, tout rugissant, exaspéré de reculer, veut recommencer l’attaque. Il n’en a pas le temps. Joannès fait un pas et se fend, son bras se détend et darde le terrible coup droit.

L’attaque de Marko est prévenue. Il n’a même pas le temps de parer cette botte foudroyante. Cette escrime si sobre, si savante et si redoutable le déconcerte et l’effraie… Oui, l’effraye !

Et devant cette pointe qui menace encore sa poitrine d’athlète, il n’a plus qu’un parti, qu’une ressource : la retraite ! Oui, l’humiliante, la déshonorante retraite ! Un nouveau bond en arrière lui fait éviter la mort. Alors une sueur glacée mouille ses tempes et deux larmes de rage brûlent ses yeux. Un hurlement jaillit de sa gorge.

Et Joannès, aussi calme, aussi maître de lui qu’à la salle d’armes, abaisse un peu son épée. Souriant, le regard railleur, il dit d’un ton dégagé, avec une ironie cinglante :

« Eh quoi ! seigneur Marko… bey de Kossovo… prince de la montagne… vous nous quittez !

— Tais-toi !… oh !… tais-toi… nous nous retrouverons !

— Mais, seigneur Marko, le meilleur moyen de se retrouver, c’est de ne pas se quitter.

« Vous plaît-il de continuer, ce petit exercice ?

— Assez ! te dis-je !… ne raille pas… car je te jetterai à la face dix mille têtes de paysans !

— Si je ne te tue pas ! »

Mais un tumulte épouvantable couvre sa voix. Un nouveau train arrive sur les rails. Des portières sortent des fusils qui tiraillent sans relâche. Cramponnés aux marchepieds, les mains crispées à toutes les saillies, des hommes se ruent sur le convoi. Des bombes lancées par eux éventrent les compartiments. De tous côtés retentit le cri : « Aux armes !… aux armes !… »