Éditions Jules Tallandier (p. 205-218).

CHAPITRE VI


Après la défaite. — Mobilisation. — État de siège. — Le temps, c’est la vengeance. — Nouveaux massacres. — Patriarchistes et exarchistes. — Poursuites acharnées. — La voie douloureuse. — Récent passage des fugitifs. — Fusillade au loin.

Marko a compris que toute lutte est impossible. Il n’essaye même pas de rallier ses troupes en débandade. Un sous-lieutenant a, par miracle, échappé. Il lui donne l’ordre de rassembler gendarmes, artilleurs et sopadjis, et d’attendre sur place, à la gare.

Le train qui a transporté les canons est toujours là, vide avec la machine en pression et le mécanicien à son poste.

Marko va le trouver et lui dit :

« Combien te faut-il de temps pour aller à Prichtina ?

— En temps ordinaire, trois heures, Excellence.

— Je veux que tu m’y conduises en une heure.

— Mais, Excellence…

— Il est sept heures… 500 piastres pour toi si à huit heures nous sommes à Prichtina… une balle dans la tête s’il est huit heures cinq ! Pas un mot, et en avant ! »

Trente secondes après, la locomotive siffle, souffle, renâcle et s’en va, roulant d’un train d’enfer. Marko s’est installé près du mécanicien. Crispé, les dents serrées, il regarde défiler les poteaux télégraphiques, tournoyer les champs et se dérouler cette fantasmagorie aperçue d’un train filant à toute vapeur.

Sa colère est terrible ! Une de ces colères froides qui ne désarment pas, s’exaspèrent de haine, s’alimentent d’orgueil déçu, de projets sanguinaires. Il n’a d’ailleurs aucune illusion ! Malgré les horreurs du massacre, il a éprouvé un échec complet.

Si la terreur plane sur la région entière, si les chrétiens s’enfuient éperdus, Joannès a échappé. Joannès, l’âme de cette révolte que Marko sent gronder, comme un torrent mal endigué, toujours prêt à rompre ses barrières.

De temps en temps, il tressaille, sort de sa torpeur, et s’écrie d’une voix rauque :

« Nous gagnons ?…

— Oui, Excellence !… Nous gagnons… nous arriverons ! »

Le train vide et trop léger saute, oscille et menace de jaillir hors des rails. Marko se cramponne, s’incruste à la plate-forme et voit grandir peu à peu un groupe de maisons. Les formes se précisent, les monuments apparaissent, les mosquées étincellent. C’est Prichtina. Il y a juste cinquante minutes que le train a quitté Koumanova.

« C’est bien ! dit Marko au mécanicien.

« Je double ta récompense… attends ici, sous vapeur… et prépare-toi à repartir… »

Puis, sans prévenir personne, tout poudreux, noir de fumée, il s’en va, courant, vers son palais. Il pénètre en tempête dans la salle où se tiennent, en permanence, les aides de camp. Parmi eux est Ali, son âme damnée, qui a remplacé son ancien lieutenant, Mathisévo, tué par les patriotes à Salco.

Glorieux, épanoui, l’ancien porte-bannière se présente sous l’aspect d’un colonel récemment promu, mais doré et chamarré sur toutes les coutures.

C’est à peine s’il reconnaît, sous l’enduit de fumée, son bey, dont les yeux infiltrés de bile et striés de sang ont un regard atroce. Il se lève, salue militairement et attend.

« Ali ! s’écrie Marko, il me faut, sur l’heure, trois cents hommes d’élite… des fantassins… plus cinquante cavaliers… tu entends, sur l’heure !

— Oui, Excellence !

— Prends le commandement… pars pour Lopat… un nid de rebelles qu’on m’a signalé… fouille toutes les maisons… interroge tous les habitants… grands et petits… cherche partout, au près et au loin… je veux savoir ce qu’est devenu Joannès !… Oui, ce maudit, et ceux qui l’ont arraché de Koumanova… »

Sa voix, qui vibrait tout à l’heure encore en éclats de cymbales, a maintenant des inflexions étranges que l’Albanais ne connaît pas. C’est comme un ricanement d’hyène… de fauve buveur de sang qu’enfièvre la curée prochaine.

« Je ferai pour le mieux, répond Ali, c’est-à-dire l’impossible.

« Mais si les gens ne parlent pas ?

— Tu as tous les moyens pour leur ouvrir la bouche !

« S’ils s’entêtent… zzztt ! »

Et d’un geste coupant, il accentue ce sifflement sinistre bien compris du nouveau colonel.

« Entendu, Excellence !

— Il y a un train en gare… fais ajouter ce qu’il faut de voitures et roule, sans arrêt… à toute vapeur… va ! »

Ali sort en faisant sonner ses éperons, pendant que Marko, s’adressant aux autres officiers, ajoute :

« À vous, maintenant !

« Il me faut quatre mille hommes sac au dos… ou le pied à l’étrier, dans une heure !

— La mobilisation, n’est-ce pas, Excellence ? dit un officier.

— … Avec l’état de siège !

« Partez de ce pas alarmer la garnison… un coup de canon !

« Faites convoquer ici, à la minute, les chefs de corps… Allez ! »

Quelques moments après, le coup de canon retentit. Brusquement, une rumeur éclate et se répand à travers la ville comme une rafale. Cavaliers, fantassins, artilleurs courent de tous côtés, rejoignent leurs casernes, s’arment, s’équipent, reçoivent des vivres, se groupent… les voilà prêts.

Pendant ce temps, les chefs de corps sont arrivés au palais. Heureux de cet événement qui promet de larges randonnées, la vie facile du soldat en campagne, un supplément de solde et le pillage, ils attendent. Marko donne ses ordres, avec ce mauvais rire qui rappelle ce rictus familier à son léopard. Et ces ordres font frissonner ces hommes peu susceptibles d’émotion pourtant.

« Tous les villages occupés militairement… des troupes à pied et à cheval… de là, rayonner partout… des patrouilles mobiles pour visiter chaque maison… caves, greniers, étables, granges… tout…

« En outre, la loi martiale appliquée aux suspects… la fusillade sommaire pour tous, jeunes, vieux, petits ou grands… hommes et femmes !…

« Chaque jour des rapports détaillés… d’autres instructions suivront, c’est compris ! Oui ! Parfait. Rejoignez vos troupes respectives… et en route ! »

Colonels et commandants s’élancent vers leurs casernes et se mettent à la tête de leurs contingents. Les trompettes et les clairons vibrent, les tambours battent…

« En avant !… Marche !… »

Une heure s’est écoulée depuis le retour du vali.

Régiments, escadrons et compagnies quittent la ville, et bientôt se divisent. Des fractions s’en vont au chemin de fer, d’autres prennent les routes, d’autres prennent les sentiers. Tout disparaît dans un hérissement de baïonnettes, dans un roulement cadencé de sabots, et Marko, enfin déridé, se frotte les mains en grondant :

« Ah ! la revanche !… la revanche ! »

Il y a à peine deux heures qu’il fuyait humilié, bafoué, de Koumanova, et déjà il a mis sur pied une véritable armée !

Pour un Oriental, Marko ne s’endort pas. Mais, aussi, pour lui le temps est plus que de l’argent. C’est la vengeance ! Aussi, comme il voudrait accompagner chaque détachement, se dépenser en activité, alimenter sa haine dans la répression sauvage, et, en vrai bandit, se vautrer dans le sang !

Il songe :

« Ali doit être bientôt à Lopat… il va chercher… fouiller partout… fusiller… massacrer…

« Il fera de bonne besogne… c’est un homme sûr… et pourtant, ce n’est pas moi… Oh ! si j’étais là !… Ce Joannès est fin comme un renard… un adversaire digne de moi…

« Ah ! oui… si j’étais là !

« Et pourquoi pas ? je veux aller là-bas… j’y cours… il le faut… c’est plus fort que ma volonté… oui, quelque chose d’irrésistible me pousse !…

Il descend du palais et commande :

« Un cheval pour moi !… quatre hommes d’escorte. »

Marko part ventre à terre avec un peloton de zaptiés. Il arrive au chemin de fer. Il court au dépôt des locomotives.

« Vite !… une machine en pression… un fourgon pour les bêtes… une voiture pour les hommes. »

On arrose le charbon avec du pétrole. Bientôt, sous l’ardente flamme, la vapeur jaillit dans les conduits, siffle, fuse en blancs panaches. On part, et soudain recommence la course frénétique sur les rails.

Voici Usküb. C’est à peine si l’on ralentit sur les voies enchevêtrées ! En avant !… en avant !… voici bientôt à droite Koumanova, et à gauche, presque en face, Lopat.

Des colonnes de fumée s’élèvent dans les airs. Des gerbes de flammes surgissent. Le vali fait débarquer les chevaux !

« En selle et au galop ! »

Des cris de rage, des hurlements de douleur se mêlent. Des gens effarés, sanglants, cherchent à s’enfuir. On tue partout, au milieu des maisons qui brûlent. Des sopadjis amenés de Koumanova cognent à tour de bras avec leurs massues… Des gendarmes s’escriment du sabre et de la baïonnette… c’est l’ancienne troupe des massacreurs ralliée par le sous-lieutenant d’artillerie. Les brigands rabattent les malheureux paysans sur les hommes d’Ali qui fouillent méthodiquement les demeures et les incendient.

Marko aperçoit Ali, dépoitraillé, le sabre nu, rouge de la pointe à la garde, se ruant au milieu des victimes, bousculant, vociférant, interrogeant. « Brave Ali ! » murmure-t-il avec un hideux sourire.

Ali empoigne aux cheveux une femme et hurle de sa voix rauque de montagnard :

« Joannès !… où est Joannès ?…

— Je ne sais pas !… je ne le connais pas ! » gémit l’infortunée.

Un effroyable coup de sabre, un seul, lui fait voler la tête.

Il en saisit une autre qui tient serrée contre sa poitrine un enfant.

« Joannès ! où est Joannès ?…

— Je ne le connais pas ! »

L’Albanais lève son sabre et rugit :

« Toujours la même réponse… oh ! chiens de chrétiens-… menteurs !… menteurs !… »

La femme supplie et lève au bout de ses bras l’enfant :

« Je ne le connais pas !… je le jure… oh ! je le jure sur la vie de ce petit être… issu de mon sang ! »

Ali rit d’un rire de démon et la terrible lame retombe avec un bruit de couperet. Les deux bras sont tranchés net à la saignée.

L’enfant roule sur des charbons ardents, pendant que la mère exhale une clameur déchirante, en agitant ses deux moignons rouges !

De tous côtés retentit le cri hurlé par les sopadjis, les zaptiés et les sacripants du colonel Ali :

« Joannès !… où est Joannès ?… »

Ce nom du chef aimé, ce nom libérateur est devenu symbole d’égorgement, formule de massacre, de mutilation et d’incendie.

Méthodique, implacable, furieuse, la tuerie continue.

À son tour le colonel reconnaît le pacha. Il s’avance vers lui et, le sabre pendu à la dragonne, lève les bras en criant :

« Rien ! maître… toujours rien !… ce maudit est introuvable !

— Continue toujours, Ali !… et vous, mes braves, pas de merci.

« Qu’il ne reste pas un mur debout ! »

L’ordre abominable n’est que trop bien exécuté. Bientôt le village n’est plus qu’un monceau de décombres, un charnier humain.

Marko, perplexe, réfléchit et se demande ce qu’il va faire. Cette sauvage répression ne peut satisfaire son aveugle férocité. Une humble bourgade !… cinq cents habitants !… qu’est-ce que cela ?… une goutte de sang, au lieu du fleuve rouge au milieu duquel il aimerait à se vautrer.

Il faut en ravager vingt-cinq… cinquante… et plus ! mettre tout à feu et à sang !… anéantir, avec le dernier chrétien, l’ultime ferment de révolte.

À ce moment des cris furieux retentissent. Des gendarmes amènent un homme en lambeaux qui hurle, se débat et veut parler au chef.

« Le chef, c’est moi ! dit brusquement Marko.

« Sais-tu où est Joannès ?…

— Non, mais j’ai un renseignement à te fournir… en échange de ma vie… je ne veux pas mourir…

— Parle ! tu auras la vie sauve…

— Eh bien, j’arrive de. Koumanova… j’ai vu des gens armés s’enfuir sur la route…

— Qui, ces gens ?

— Il y en avait d’ici… d’abord le pope Athanase… puis d’autres des bourgs voisins… puis d’autres que je ne connais pas, avec deux femmes et un enfant !

« Peut-être ce Joannès que tu réclames se trouve-t-il avec eux…

— Une de ces femmes n’est-elle pas grande, blonde, très belle, avec des yeux bleus ?

— Oui ! j’ai même cru entendre son nom… Nikéa, je crois !

— Tonnerre du ciel !… c’est eux…

« Quelle direction suivaient-ils ?

— Celle du levant… ils couraient vers la frontière bulgare.

— Quelle avance ont-ils ?

— Au moins quatre heures.

— Ils sont à pied ?

— Oui ! tous à pied.

— Bien !… nous les rattraperons.

— Et j’aurai la vie sauve ?

— Tu auras la vie sauve et une récompense.

« Mais je te garde jusqu’à preuve !

— Oh ! ne crains pas que je te trahisse ! Ils sont tous des brigands d’exarchistes, et moi, je suis patriarchiste… je sers Dieu et ma religion en les dénonçant. »

Marko hausse les épaules, fait attacher le drôle et s’écrie :

— À cheval et au galop sur la route de Kostendil !

« Les fantassins suivront à marche forcée. »

Marko rayonne ! Sa férocité a échoué devant la constance admirable des martyrs. Mais quelle revanche lui ménage ce concours inattendu d’un sectaire fanatique !

Une parenthèse, très brève. Une fraction de chrétiens de Macédoine obéit au patriarche grec. Une autre fraction, plus nombreuse, reconnaît la seule autorité de l’exarque bulgare. Simple question de personne, qui n’influe pas sur le fond ni même sur la forme de la croyance. Eh bien ! ces gens qui appartiennent à une même confession, comme les luthériens et les calvinistes, ces fidèles de l’Église grecque éprouvent les uns pour les autres une haine féroce.

Il faut remonter jusqu’aux époques lointaines et tragiques des guerres de religion, pour concevoir l’intensité d’une pareille aversion.

Et cette mutuelle horreur produit, surtout en temps de révolte, des représailles effroyables.

… Les troupes de Marko forment l’élite du corps d’armée, cavaliers robustes, intrépides, et dévoués à leur chef jusqu’à la mort. Chevaux kourdes infatigables et merveilleusement entraînés. Fantassins choisis parmi les montagnards albanais, coureurs d’une endurance inouïe et capables de suivre la cavalerie.

Marko fait hisser le traître sur le garrot d’un cheval et dit :

« Comment t’appelles-tu ?

— Simon, Excellence ! répond le misérable tremblant de tous ses membres.

— Tu es un fieffé coquin, digne du plus profond mépris.

« Mais les hommes de ta sorte sont utiles en temps de guerre.

« Ne crains rien ! tu seras récompensé… le bey de Kossovo n’a qu’une parole. »

L’escadron part au galop, suivi des fantassins qui prennent le pas gymnastique.

De Lopat, on compte environ soixante-cinq kilomètres jusqu’à Gavesevo, situé en territoire bulgare, juste à la frontière.

Marko se dit, en songeant aux fugitifs :

« Des gens qui se battent depuis trente-six heures ne pourront jamais fournir une pareille étape, surtout avec deux femmes et en pays de montagne.

« Il leur faudra bien se reposer, s’arrêter, souffler, ne fût-ce qu’un moment ! »

La troupe atteint le village de Makrès. Aussitôt, les habitants épouvantés se barricadent dans leurs demeures.

D’un coup de pied, Marko fracasse une porte.

« Avez-vous vu passer des gens armés, avec deux femmes et un enfant ?

— Je ne sais pas !… je ne sais pas !… non… non… personne… répondent des voix gémissantes.

— C’est bon !… je connais ça !

« Allons, camarades, flambez-moi toutes ces bicoques. Vous avez cinq minutes… cela vous reposera. »

En un clin d’œil les fantassins se ruent dans le village qui, d’un seul coup, s’embrase. Les malheureux à demi asphyxiés, près d’être grillés vifs, sortent en criant :

« Grâce !… Excellence… Pitié… Seigneur ! »

Ils forment un groupe compact, sur la place, devant l’église déjà en flammes.

« Feu ! » hurle Marko…

Une terrible décharge retentit, couchant sur le sol une centaine de malheureux.

« Feu !… feu à volonté ! » hurle de nouveau le pacha implacable.

Les détonations roulent en saccades. Les cadavres s’amoncellent.

« En avant !… »

Les cavaliers sont déjà repartis. Les fantassins voudraient bien s’attarder un peu. Il y a encore des maisons à piller… des gens à massacrer.

« En avant !… en avant !… ce n’est pas fini, et vous en aurez bien d’autres ! »

Oui, c’est vrai. Dix kilomètres plus loin, c’est Strachim, qui possède 600 habitants.

Simon, le fervent patriarchiste, commence à s’apprivoiser.

Il dit à Marko, qui l’interroge du regard :

« Ceux-là ne parleront pas davantage… ce sont des chiens d’exarchistes !

— C’est bon ! s’écrie le pacha… le feu en passant !… Allons, camarades, flambez !… flambez tout cela… c’est pour votre halte-repas. »

Les soldats rient, jurent, s’épongent la face, et ravis à la perspective d’une nouvelle dévastation, demandent :

« On peut tuer, Excellence ?

— Tout !… et toujours !… mais faites vite ! »

De nouveau la tempête de flammes se déchaîne dans les airs ; de nouveau s’élèvent, dans le tonnerre des feux de peloton, les clameurs funèbres des gens égorgés.

Quelques moments encore, et déjà les bandits sont passés, courant à d’autres exterminations ;

Ils ont déjà parcouru plus de quarante kilomètres, et cependant nulle trace de fatigue n’apparaît chez eux. La route, un vrai casse-cou, monte, monte sans relâche, entre des escarpements redoutables qui emprisonnent le lit du Kriva, un torrent qui roule avec fracas.

Des renseignements précis sont fournis dans une ferme isolée en avant de Mousdivitje. Les fugitifs n’ont pas deux heures d’avance. La plupart semblent exténués. Ils ont bu et mangé. Incapables d’avancer, les femmes sont traînées dans une charrette.

« Ils n’atteindront jamais Egri-Palanka ! » s’écrie Marko avec une joie féroce.

On arrive à Mousdivitje. Pour reposer les hommes et faire souffler les chevaux, Marko ordonne l’incendie du village et le massacre des habitants. On a, au préalable, razzié les provisions. Les bandits entassent à la hâte quelques larges bouchées, les chevaux mangent une ration d’avoine saturée de vin, et l’on repart.

Les heures s’écoulent. Le jour va bientôt baisser. Voici enfin Egri-Palanka. La frontière n’est plus qu’a deux lieues et demie. Cinquante-cinq kilomètres ont été parcourus d’une allure fantastique.

Il y a là des coreligionnaires du patriarchiste Simon, ce dernier les connaît. Avec une joie sauvage, ils signalent le passage tout récent des fugitifs.

« On les a vus il y a une demi-heure… ils n’en pouvaient plus !

— Victoire ! crie Marko : ah ! cette fois, nous les tenons. »

Il envoie en éclaireurs les cavaliers dont les chevaux sont susceptibles d’un dernier effort, et leur crie :

« Cinq cents piastres au premier qui apercevra ces paysans maudits !… Crevez, s’il le faut, vos bêtes ! »

Ils rassemblent les rênes, piquent de l’éperon les flancs houleux saturés de sueur et partent ventre à terre. Le gros de la troupe suit en hâte, sur un terrible chemin de casse-cou dont l’altitude atteint près de 800 mètres.

Le torrent côtoie maintenant la route qui fait un coude très brusque à cinq kilomètres de la frontière. Les chevaux trottent. Les fantassins prennent le pas de charge. Bêtes et gens vont d’un train d’enfer. Marko s’étonne de ne pas voir revenir un des éclaireurs.

La frontière se rapproche. On voit distinctement se découper la haute arête montagneuse qui sépare le versant macédonien du versant bulgare. Brusquement, une fusillade éclate et Marko, dont la colère laisse percer une vague inquiétude, s’écrie :

« Est-ce que ces croquants auraient l’audace de nous attaquer ? »