Édition parisienne (p. 157-230).

III

Ce soir-là, en sortant de l’atelier, Ernestine, avec un sourire perfide, déclarait à Marguerite éberluée :

— C’est fini entre nous.

— Comment ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

— C’est bien simple. Je veux dire ce que je dis. Je ne remets plus les pieds chez Mme Klotz et je ne peux plus te revoir, ma chérie.

— Mais pourquoi ? Dis-le donc. Tu ne vois pas que tu me fais mourir à petit feu.

— Grande sotte ! Tu ne devines rien ? Voilà !

Elle avançait le menton ; le regard de Marguerite suivant cette direction tomba sur un jeune homme, assez joli garçon, qui, habillé comme il l’était, pouvait passer pour un ouvrier ou pour un apache.

— Ah ! fit Marguerite simplement.

— Oui ! Je me mets en ménage et tu devrais bien en faire autant.

Marguerite, le cœur serré, se sentit horriblement triste. C’était un chagrin mélancolique, une oppression si morne que les larmes ne coulèrent pas. Comme elle allait être seule ! Plus personne à qui faire ses confidences. Aucune âme-sœur pour compatir et consoler.

Elle hocha la tête, disait :

— Adieu !

Ce fut au tour d’Ernestine d’être dépitée. Elle avait redouté et espéré une grande explosion de chagrin. Elle se sentait comme frustrée par le calme de son amie, ne pénétrant pas sa douleur muette. Par un esprit de vengeance elle eut recours à la rosserie :

— Veux-tu que je te présente ?

— Ah ! non. Ce n’est pas la peine. Adieu.

Ernestine, par un dépit, ressentit soudain une grande désolation. Elle éclatait en larmes et sanglotait :

— Ah ! si tu prends cela à la légère.

Mais déjà Marguerite partait et sans se retourner.

Elle rapportait maintenant tous les samedis une forte paie. Trichard avait pour principe de ne jamais montrer sa satisfaction. Pourtant il avouait être assez content. Depuis le viol, il n’avait plus pris Marguerite. Son caprice était passé et il préférait l’argent. La jeune fille obéissait passivement aux caprices des clients de Mme Klotz. Elle les trouvait tous ignobles et dégoûtants, elle se prêtait à leurs désirs avec une grande rancœur, mais sans cesse elle avait présente à l’esprit la terrible fouettée qui l’attendait, si elle arrivait les mains vides.

Puis, c’était en été, en un moment où Paris est vide de beau monde, le hasard voulut que, durant toute une semaine, pas un client ne se présentât chez Mme Klotz. Avec fièvre, tous les jours, Marguerite avait épié l’occasion et elle ne venait pas. Le jeudi soir, à table, le cœur sursautant, elle avait dit la dureté des temps. Trichard avait ricané.

— Ça tombe mal ! Car justement mon morlingue est vide. Nib de braise. Il me faut de l’auber. Si tu ne rapportes pas d’argent demain soir, je te tords le cou. Arrange-toi comme tu pourras.

Marguerite avait compris ce que cela voulait dire. Pourtant Trichard crut devoir encore insister :

— Quand les clients ne viennent pas, on va les chercher. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Il faut de l’argent ou, nom de Dieu, sinon, gare à tes fesses !

Il avait forcé la voix, roulé des yeux terribles et Marguerite, toute recroquevillée, en avait eu froid dans le dos.

Au fait, qu’est-ce qu’elle risquait ?

De beauté saine et vigoureuse, elle ne passait pas inaperçue et elle n’avait qu’à faire un signe de tête pour marquer qu’elle consentait quand un monsieur se retournait sur elle dans la rue. Il y avait bien des histoires qu’elle avait entendues et qui la faisaient frémir par rapport à l’intolérance de la police. Mais elle savait aussi que, n’étant pas majeure, elle n’avait qu’à raconter son histoire pour qu’on la plaçât dans un asile. Certes, ce n’était pas gai. Oh ! non. Rien qu’en y pensant, les larmes lui venaient aux yeux et, machinalement, s’exhalait de ses lèvres le cri de détresse de toutes les jeunes filles : Maman ! Maman ! Mais cela valait encore mieux que de vivre abrutie, si cela pouvait s’appeler vivre, que de trembler constamment sous la terreur du fouet. Évidemment, si elle disait à un magistrat tout ce qu’elle savait, ça ferait de sales histoires à Mme Klotz ! Mais de cela, Marguerite s’en fichait un peu. Au contraire, elle eut un rire de contentement en pensant au tour qu’elle pouvait jouer à cette sale maquerelle, la cause première de tous ses maux.

Puis elle eut peur que, malgré toute la protection dont elle serait entourée, son beau-père ne la raterait pas. On le condamnerait sans doute à la prison, mais quand il en sortirait, ce qu’il serait furieux ! Rien, alors, ne pourrait l’empêcher d’arriver jusqu’à elle. Et elle se mit à crier de peur en pensant que ce couteau dont il l’avait légèrement piquée aux fesses, il le lui enfoncerait jusqu’à la poignée dans le cœur.

Non ! Décidément, même si la police la ramassait, elle saurait se taire.

Et le vendredi soir, comme elle revenait de l’atelier, sans que ce jour-là un seul client se fût présenté, un jeune homme dans la rue lui glissa familièrement son bras sous le sien. Elle le regarda, interloquée. C’était un assez joli garçon, habillé avec recherche, et il faisait tournoyer sa canne d’une manière aisée et conquérante. Il lui disait quelques compliments, et elle, la tête pleine de ce qui lui tenait au cœur, répondait :

— Qu’est-ce que vous me donnerez ?

Il se mit à rire :

— Tiens ! Tiens ! Tu es donc dans le « business » ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ! fit-elle avec naïveté.

— Fais donc pas ta Sophie ! Tu sais bien ce que c’est. Ça signifie que tu fais le truc, que tu raccroches des hommes.

— Je vous jure que non, Monsieur, et si vous ne m’aviez pas abordée je ne vous aurais rien dit. Ah ! si vous saviez…

Dans l’excès de sa douleur et par le manquement de la volage Ernestine elle allait se laisser aller aux confidences.

L’homme insista :

— Si je savais quoi ? Tu peux parler. Je suis un homme comme il faut et discret.

— Non ! Rien ! Ça ne regarde que moi.

— À ton aise ! Alors tu viens !

Elle allait encore lui demander combien il lui donnerait et elle n’osait. Elle fit :

— Où ?

— Et bien là ! fit-il en pointant avec sa canne dans une vague direction.

— Où ça ? disait-elle encore.

— Ne t’occupe pas. Viens toujours.

Elle hésita. Il y avait des exemples d’hommes à passion qui avaient entraîné de pauvres filles dans des coupe-gorge. Elle reprit :

— Pourquoi vous ne m’amenez pas à cet hôtel, là, en face ?

— Parce que je suis brouillé avec le patron. Mais, sois tranquille, nous serons tout à fait bien. Encore quelques pas.

Mais sa méfiance augmentait.

— C’est bien dans un hôtel que nous allons.

— Ah ! ma pauvre gosse, ce que tu en as une couche !

Elle ne sut plus que dire. Cependant elle pensait qu’il avait un singulier langage pour un homme comme il faut, qu’il prétendait être. Ils marchèrent encore près de dix minutes. Décidément, elle allait renoncer à l’aubaine quand il lui disait :

— Nous sommes arrivés.

Elle regarda la maison qui lui parut sinistre. C’était un hôtel cependant. D’ailleurs, il l’entraînait et, devant l’escalier, il s’effaça et la poussa. Elle gravissait les marches avec la vague idée de se retourner de s’enfuir et de crier : Au secours ! s’il allait l’empêcher de passer. Toutefois, elle montait et elle trouva drôle que, sans rien dire, il eut pris une clef au tableau, en passant devant le bureau. C’était donc ici qu’il demeurait. Un Monsieur si chic !

La montée continuait. On était déjà au troisième étage. Elle s’impatienta :

— C’est pas encore ici ?

— Monte toujours ! C’est au cinquième.

Sa voix autoritaire, son geste bref en imposaient à Marguerite. Elle ne savait pourquoi, mais il commençait à lui faire peur, tout comme Trichard.

Sur le palier, il prenait la jeune fille par le bras, comme s’il eût deviné sa pensée et, ayant ouvert la porte, il la poussait dans un vrai taudis, d’une pauvreté sordide.

— Te voilà chez moi ! fit-il avec complaisance.

Elle eut une révolte et fit effrontément :

— Eh ben ! vrai. Ça ne paie pas de mine, tu as donc toute ta fortune sur le dos.

— Tu l’as dit ! Et je compte sur toi pour me mettre dans mes bois dans un immeuble plus cossu.

Elle ouvrit de grands yeux :

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là !

— Que nous n’allons plus nous quitter.

— Pensez-vous ?

— Écoute, ma petite. Il y a déjà pas mal de temps que je te guette. Tu es un morceau de roi. Mais qu’est-ce qu’elle est donc devenue, ton amie qui était toujours avec toi ?

— Elle m’a plaquée.

— Je te consolerai. Il faut un mâle à une femelle. Tu verras, il n’y a que ça.

— Non, mais ! Vous n’êtes pas gêné. Vous ne me demandez seulement pas si ça me convient. Je veux bien rester ici une heure. Mais je veux que vous me payiez d’avance.

— Tu veux ! Tu veux ! Tu n’as que ce mot-là à la bouche. Tu voudras ce que je veux. C’est très simple.

— Ah ! mais non. Je m’en vais. Bonsoir !

Il avait déjà fermé la porte à clef et mis la clef dans sa poche et il regardait Marguerite d’un air goguenard. Elle se mit à trépigner.

— Ouvrez ! Ouvrez de suite ou je me mets à crier, à ameuter toute la maison.

— Crie, ma poulette ! Crie à ton aise et, pour te montrer que ça ne me fait pas peur, tiens, voilà pour te donner de la voix.

Il lui lançait une gifle à toute volée, une gifle comme elle n’en avait jamais reçu la pareille et qui l’envoya rouler sur le lit. Elle y resta la tête dans les coussins, pleurant avec de petits sanglots.

— Eh bien, quoi ? fit-il. Ça ne te suffit pas. Tu ne cries pas encore ? Attends, tout à l’heure j’emploierai les grands moyens. Causons d’abord. Tu n’as pas d’homme, ça je le sais. Il y a ton beau-père, peut-être ? Ça ne m’étonnerait pas, car c’est une fière crapule. Alors, dis, c’est lui qui te fait ça ? Réponds donc.

— Une fois il m’a prise.

— Et il ne te fait pas turbiner. Il ne te force pas à aller sur le rade, à lever les hommes.

— Non ! Ça se passe dans l’atelier.

— Ah oui ! Et ben, vrai ! Je m’en étais toujours douté. C’est bon à savoir, ça !

Elle était déjà domptée. Cette gifle qui lui brûlait la joue avait fait éclore la terreur. Elle ressentait cette terrible angoisse qui lui faisait serrer les fesses quand elle pensait au fouet. Vaguement elle évoquait la délivrance prochaine. Dès qu’elle se trouverait dans la rue, ce serait fini. Un appel aux passants, s’il le faut, ou bien des cris de détresse dès qu’elle verrait l’uniforme d’un agent de police et elle serait débarrassée de cet homme. Mais, en attendant, il fallait lui obéir. Elle ne s’y sentait que trop disposée.

Mais il semblait perdu dans une méditation, son cerveau devait faire éclore un projet encore imprécis, car les lèvres serrées, les sourcils froncés, il semblait en proie à une grande contention. Il avait sans doute trouvé le joint. Car il eut un sourire de triomphe et il disait avec une brusquerie bon enfant :

— Comment t’appelles-tu ?

— Marguerite Trichard.

— Moi, c’est Georges le Frisé qu’on m’appelle. Tu n’as qu’à pas l’oublier.

Elle garda le silence. Il reprit :

— T’es pas causeuse. J’aime ça… Tu n’en turbineras que mieux. As-tu de l’argent ?

— Pas un rond.

— Bah ! Ça s’arrangera.

Il ouvrit la porte en la masquant et cria dans l’escalier. Le patron montait. Georges lui montra Marguerite.

— Elle est gentille, hein ? C’est ma femme.

Le patron la regardait en connaisseur.

— Elle fera de l’argent. C’est tout jeune et frais. Sain comme l’œil. Elle a déjà commencé ?

— Non ! c’est par rapport à ça. Vous allez nous envoyer à dîner, n’est-ce pas !

— Du moment qu’il y a de l’apparence que je sois payé, je veux bien.

Le garçon ne tarda pas à apporter le dîner pour deux personnes. Georges disait :

— Viens te mettre à table.

Mais sa douceur avait apaisé l’effroi de Marguerite. Elle répondait :

— Merci. Je n’ai pas faim.

— Comme tu voudras. Je mangerai bien ta part. Les portions sont petites.

Il mangea de bon appétit. Il ne s’était pas vanté, bientôt il ne resta plus rien… Il alluma tranquillement une cigarette et, après avoir rincé son verre où il restait du vin, il y versait du café. Il tenait la cafetière au-dessus du verre laissé intact par Marguerite et il disait :

— Tu prendras bien un peu de café ?

Mais devant cette honnêteté le souvenir de la gifle s’en allait. La jeune fille reprenait son assurance. Ce fut d’un ton sec et revêche qu’elle répondit :

— Non !

Il la regarda en souriant :

— Non… mon chien ?

Mais sa plaisanterie n’eut aucun succès. Marguerite restait muette et haussait les épaules. Il ne voulut pas le voir et disait :

— Moi j’ai un très bon caractère. Je suis ce qu’on appelle philosophe. Nous pourrons nous entendre. Tu n’as pas voulu dîner. Tu as eu tort, mais tu souperas, voilà tout. Car ce soir, nous irons faire un tour du côté de la gare Saint-Lazare. Il y a des hommes chic qui adorent ça, une jeune ouvrière. À onze heures, tu auras gagné au moins un louis. Tant pis si, jusque-là, tu auras l’estomac dans les talons, c’est bien de ta faute.

Elle eut, dans les yeux, un éclair de triomphe. Du moment qu’il allait la faire sortir, elle comptait bien ne pas rester longtemps avec lui. Ce fut comme s’il avait lu dans sa pensée. Car il se leva d’un bond, repoussa sa chaise d’un coup de pied et d’une voix inexorable qui glaça le sang de la malheureuse, il disait :

— Oui, je suis bon garçon, quoique je le dise moi-même, mais je n’aime pas qu’on se paie ma tête. On ne sortira pas ce soir et, peut-être, même pas demain. Puisque tu n’as pas voulu manger ta côtelette, je vais te faire dîner autrement.

Il y avait au mur, rangées en panoplie, trois cannes. Il prit l’une d’elles, et, dévissant le manche, il en sortit une matraque, un boudin en caoutchouc gros comme le doigt et qui avait un pied de longueur. Il sifflotait, ayant repris son aspect de bonne humeur, et il expliquait.

— Ça n’a l’air de rien et c’est un bon instrument, quand un pante reçoit ça sur la gueule il se contente d’éternuer et il ne dit plus rien, il est mouché comme une chandelle. On peut lui faire ses poches.

Marguerite, les yeux arrondis, la bouche sèche, avait joint les mains. Il éclata de rire :

— Tu n’es pas bête. Tu as compris que c’est pour toi. Parfaitement, la belle ! Je vais t’arranger le derrière. Je ne frapperai pas trop fort, car tu en aurais pour un mois à rester couchée sur le ventre. C’est pas une affaire avec laquelle il faut badiner. Tiens, vois si ça pique.

Il lui en allongeait un coup sur la main. Elle eut la sensation d’avoir les doigts brisés et se mit à crier.

— Au secours ! À l’assassin !

Il riait jusqu’aux larmes.

— Ça va bien ! Ne te gêne pas. Plus tu gueuleras, plus ça me fera plaisir. La maison est pleine de poteaux. Ce sont tous des aminches, des marlous comme moi. Tiens, tu entends ? On te répond.

En effet, des cris stridents, des appels désespérés emplirent la maison.

— Tu vois ! C’est la femme à Jules Son Pied. Il n’y a que la grosse Lucienne pour chiâler comme ça. Jules aura entendu que je tape sur toi et il fait la partie dans le concert. Je vais lui donner la réplique. Ne te gêne pas. Égosille-toi tant que tu pourras. Ça me fera honneur.

Toute l’épouvante revenue, Marguerite, tombée sur ses genoux, implorait :

— Oh ! Monsieur ! ne me faites pas de mal. Je ferai ce que vous voudrez.

— Bien sûr ?

— Oh ! oui… Je travaillerai pour vous. J’irai où vous me direz d’aller.

Il secouait la tête d’un air de doute :

— Tu dis ça, maintenant, parce que tu as peur. Quand je t’aurai bien épousseté le derrière avec ça, tu le diras avec plus de conviction. Allons, assez causé. Tu entends comme elle gueule, la grosse Lucienne. Bon, voilà la Rouquine qui hurle parce que Charlot lui tanne le cuir. Allons, il est temps que je fasse ma partie de l’orchestre. Tu vas voir si j’ai du doigté. Je vais te jouer un air sur les fesses qui fera fureur dans la maison. Tu n’as jamais été flagellée avec une matraque. Tu vas pouvoir faire la comparaison.

Tout en parlant, il s’emparait d’elle et, la couchant en travers sur ses genoux, il releva les jupes, écarta la fente du pantalon, la fit tressaillir en portant la main sur sa chair et, toujours gouailleur, il fit :

— Ne bougeons plus. Je commence.

La dure et souple matraque, avec un bruit mat, s’abattait sur les fesses. Une douleur sans nom fit crier Marguerite : Quelle horrible sensation ! Oh ! oui, c’était plus terrible, plus angoissant que les verges. Déjà un deuxième coup l’atteignait. Elle hurlait, se démenait, ses jambes battant l’air follement et elle donnait de grands coups de nuque dans le fol espoir de dégager sa tête que l’autre, sous son aisselle, maintenait entre son bras et son buste, comme dans un étau. Tout en gémissant et en criant elle s’évertuait encore à l’attendrir.

— Oh !… Je vous en supplie… Assez ! Assez !… Oh ! finissez… Monsieur ! Monsieur !… C’est tout… Je ferai ce que vous voulez !… Oh ! vous me tuez !… Laissez-moi.

— Te laisser ? Oh ! non ! Tu n’as encore reçu que trois coups et j’ai fixé la ration à douze. Mais je le vois, je ne frappe pas assez fort. Tu ne gueules pas comme je le voudrais. Attends, je vais forcer le diapason.

Il ne menaçait pas en vain. Il frappa avec plus de violence, comptant les coups d’une voix lente, égale. Il espaçait les coups et la secousse que Marguerite en éprouvait jusqu’au fond de son cerveau était littéralement affolante. Elle ne parvenait plus à prononcer un mot. Les sanglots l’étouffaient, laissant place, seulement, à des cris désespérés, des cris qui n’avaient plus rien d’humain et semblaient plutôt provenir d’un chien qu’on égorge.

Lui, toujours de bonne humeur, disait :

— Ça va bien. Je n’aime pas les choses faites à moitié. Du moment qu’une femme gueule, il faut qu’elle donne toute sa voix. Hein ! Qu’est-ce que tu en penses ?

— Oh ! Oh !… C’est… C’est affreux !… Je… Je meurs !… Pitié !

— Tu n’as encore reçu que huit coups. Huit et quatre ça fait douze. Encore quatre… Non, plus que trois.

Elle avait poussé un appel de frénésie, un cri rauque et strident. Il reprit :

— Oui, tu commençais à t’y habituer. Alors j’ai frappé encore un peu plus fort. C’est épatant ce qu’on peut faire avec le caoutchouc. Le tout est de savoir s’en servir. On trappe, juste avec la force que l’on veut, et il n’en faut pas beaucoup pour faire du mal. Sais-tu que si je voulais je t’enlèverais la viande du derrière jusqu’à l’os… Ah ! il est dans un bel état ton derrière. Va, tu es jolie maintenant, Je te ferai voir ça tout à l’heure. Tu me diras si je sais travailler. N’oublie pas que j’aime la franchise.

Mais la misérable créature était trop envahie


par la douleur pour comprendre son discours. Elle remuait avec désespoir ses pauvres fesses si maltraitées et battait d’un mouvement frénétique l’air de ses jambes démenées en une danse folle.

Jamais elle n’avait soupçonné cette sensation si douloureuse. Les verges l’avaient affolée et, plus encore, le couteau dont Trichard lui avait piqué les fesses. Mais c’était plus encore l’angoisse que la douleur même, quoique celle-ci eût été si considérable. Tandis qu’avec ce boudin de caoutchouc, c’était, chaque fois, comme une maison qui lui tombait sur les fesses. Cela donnait l’illusion d’être excessivement lourd et le choc se répercutait dans tout son être, provoquait dans sa tête d’insupportables élancements. À vrai dire, c’était chaque fois, à chaque coup, la sensation d’une chute dans l’abîme. L’abîme insondable de la souffrance, absorbant toute faculté, noyant tout espoir et il lui semblait que c’était une éternité. Jamais plus cela ne cesserait. Elle avait essayé de compter avec lui, qui, à haute voix, continuait à citer le chiffre des coups administrés, mais cette opération d’arithmétique, pour élémentaire et simple qu’elle fût, ne pouvait se faire jour dans sa cervelle déprimée par l’épouvante. Elle avait l’assurance que cela ne finirait jamais, que jamais cet homme ne cesserait de la battre et que cette horrible douleur ne finirait plus.

Elle avait encore à peine la force de crier, sa voix de plus en plus rauque virait au râle. Elle étouffait littéralement et tout son corps était secoué d’un tremblement nerveux qu’elle appréciait sans pouvoir le noter. Sûrement, elle allait rester dans cet affreux supplice. L’image de la mort lui apparut nettement et elle souhaitait, à la fois, de périr pour échapper à l’intolérable souffrance et ressentait la peur de la mort.

Quand il cessa et la remit debout, il lui disait, toujours avec son air bon enfant :

— Eh bien ! Comment as-tu trouvé cela ?

Elle, toute secouée par les sanglots, la vue brouillée par les larmes qui, intarissablement, coulaient de ses yeux sur ses joues, restait comme écrasée devant lui. Elle était positivement folle en ce moment, toutes ses facultés étaient absentes, excepté la notion de sa peine, et c’était comme s’il avait continué à frapper, elle sentait toujours à ses fesses la terrible commotion, l’écrasement de sa chair sous la tige flexible et lourde. Il reprenait :

— Ton silence est flatteur. C’est le plus beau compliment que tu puisses me faire. Mais ce n’est que pour te mettre en goût. Une autre fois, je ferai beaucoup mieux. Et tiens, pour te montrer que je ne blague pas, je vais te donner encore un coup.

Cette terrifiante menace la réveilla de sa gémissante torpeur. Avec un cri strident elle s’élançait. Mais il la coucha, la tête sur le lit et, relevant ses jupes, il lui lançait, en travers de son malheureux fessier si rudement éprouvé, un coup d’une violence terrible sous lequel elle se recroquevillait comme une feuille sèche, si tremblante que ses dents s’entrechoquaient, et elle n’eut qu’un faible cri, mais empreint d’une tristesse infinie.

Il lui disait :

— Tu vois, si je t’avais donné douze coups comme celui-là, il ne resterait pas grand’chose de tes fesses. Viens ici que je te montre ton derrière, tu y reconnaîtras aisément la trace de ce dernier coup, parmi les autres.

Il déployait une triple glace, un meuble de luxe que l’on devait être tout étonné de voir dans une pareille chambre et il éclaira de haut avec la lampe. Marguerite, secouée de sanglots nerveux, dut relever ses jupes et regarder son derrière reflété tout entier dans le jeu des trois miroirs.

C’était épouvantable !

Pas de sang. Mais des sillons profonds, des bourrelets épais. Les fesses pitoyables en étaient ravinées et c’était, sur cette peau soumise à si rude épreuve, un reflet irisé, comme les nuances de l’arc-en-ciel autour des stries d’un rose cuivré, hideux à voir.

Les pleurs, les cris de la malheureuse en devinrent furieux. Elle était toute secouée en une crise de nerfs colère et chagrine. Elle trépignait, hurlait :

— Oh ! Je veux partir ! Oh ! laissez-moi ! Je vous en prie, laissez-moi m’en aller.

Il eut un rire moqueur, puis, l’air terrible, la voix rude, il demandait :

— Veux-tu que je recommence ? Tu n’as qu’à le dire et je frapperai plus fort ?

Claquant des dents, le sang glacé par la fièvre de la peur, Marguerite, la tête dans les coussins du lit, pleura longtemps. Il la laissa exhaler librement son chagrin, puis il lui disait :

— Viens m’embrasser.

Elle continuait à sangloter et ne lui fit aucune réponse. Il reprit :

— Viens m’embrasser, et il allait au mur y décrocher la cravache, une grande et lourde houssine de cavalier à l’ancienne mode dont le manche jaune se terminait par une pomme plombée. Il fit siffler l’air sous la cravache. En un sursaut, Marguerite rentra la tête dans les épaules. Puis, criant et gémissant, elle lui entourait le cou de ses bras, lui donnait un long, un fervent baiser tout éperdu et sanglotait :

— Méchant ! Méchant ! Comme tu m’as fait du mal.

— C’est ta faute ! fit-il. Tu n’avais qu’à manger, puisque ça ne te coûtait rien. Maintenant au dodo. Si tu as faim il reste encore un peu de pain et du fromage.

Mais elle n’avait faim que d’amour.

Cette flagellation que ce joli garçon lui avait administrée si rudement avait allumé l’ardeur de ses sens. Tout en se déshabillant, elle se serrait contre lui, câlinement, le frôlait comme une chatte et s’interrompait pour coller sa bouche à ses lèvres. Si bien qu’il se remit à rire, disant :

— Ça colle ! Pour ce soir on va faire les amoureux, quoique tu ne l’aies guère mérité. Mais demain ce sera le turbin. Tu iras sur le rade et tu feras tes deux sigues au moins. Oui, moins de deux louis, je ne serai pas content. Puis on achètera des frusques, quand tu seras bien nippée tu iras aux courses, dans les grands bars et au café-concert et tu lèveras des michés sérieux. Tu as une tête à faire marcher les vieux, ceux qui ont le sac et casquent sans compter et ce sera toujours comme ça, tant qu’on sera ensemble, tant que ça durera, de deux jours l’un, tu feras le business et l’autre ce sera pour nous bécoter jusqu’à plus soif.

— Et tu ne me battras plus, dis ?

— Ça dépend de toi.

— Tu es mon petit homme, je ferai tout ce que tu voudras.

— Alors on pourra s’entendre.

— Mais tu me promets de jeter cette vilaine matraque ? Dis, mon chéri.

— Je ne te promets rien du tout et si je ne trouve plus la matraque à sa place, je saurai qui l’a cachée. Il y en a d’autres, l’article ne manque pas sur la place de Paris et s’il faut que j’en achète une, je te promets qu’elle te raclera la peau autrement que je n’ai fait ce soir.

— Oh ! Non ! Non !

Il haussait les épaules et, se déshabillant, il se mettait au lit. Il palpait ses bras fermes et ronds et disait :

— Mâtin ! Avec toi on n’est pas volé. Je m’en doutais quand j’ai vu tout à l’heure tes jambes et tes fesses. Si tu n’es pas trop bête, tu feras mieux que chez Mme Klotz qui a dû garder pour elle les trois quarts de ce que tu lui gagnais. J’irai la voir et il faudra qu’elle crache un peu de ce qu’elle a gardé.

Mais, toute en émoi, elle se serrait contre lui.

— Oh ! non, mon chéri, je ne veux pas.

— Tu vois, tu n’en as pas eu assez de la matraque.

— N’y vas pas !

— Pourquoi que je n’irais pas ? Espèce de dinde, vas-tu le dire ?

— J’ai trop peur. Tu ne la connais pas, elle te ferait arrêter et Trichard saurait où venir me reprendre.

— As pas peur ! Trichard ? J’en sais long sur son compte, et s’il n’est pas content, je n’ai pas froid aux yeux, je lui montrerai ce que vaut un costaud de la Beaubourg. Il aura le foie blanc. Veux-tu parier qu’il canera ?

Elle ne disait plus rien, l’enlaçait dans ses bras, multipliait ses baisers et elle fut toute surprise des douceurs de l’amour. Le souvenir d’Ernestine en fut aboli à jamais. Georges le Frisé, qui l’avait prise comme un fauve s’empare de sa proie, devint son petit homme d’élection. Il aurait pu la battre, la tuer à moitié, elle ne l’aurait pas trahi. Ça, c’étaient des affaires entre lui et elle et qui ne regardaient plus personne. Autant elle avait ressenti de dégoût pour Trichard et les clients de Mme Klotz, autant celui-ci lui plaisait et si l’épouvante de la matraque avait fait naître ce sentiment, à présent c’était la confiance, l’abandon de la femme serrée contre le mâle qu’elle aime et qu’elle sait fort et protecteur.

Comme Georges le Frisé l’avait dit, le lendemain Marguerite s’en allait à la gare Saint-Lazare. Elle s’y asseyait sur un banc, dans la salle des Pas Perdus, et, tout en prenant son air le plus détaché, le plus indifférent, elle guignait du coin de l’œil les hommes dont l’air cossu indiquait les moyens d’être généreux. Georges, à l’écart, surveillait. Il avait sa canne à matraque. Précaution inutile en ce qui concernait Marguerite, car elle était conquise.

Puis, Georges mit à exécution le projet qu’il avait conçu. Il allait chez Mme Klotz où il demandait Marguerite, ce qui eut à l’instant, pour résultat, d’éveiller la méfiance de la rusée patronne. Car si Marguerite se leurrait, trouvant à son amant de la distinction et l’apparence d’un homme riche, Mme Klotz, plus avisée, classa immédiatement son visiteur dans le rang de la société qu’il occupait. Elle sut manœuvrer, si bien, par ses interrogations adroites que, bientôt, Georges dut avouer que Marguerite était avec lui et il s’écria :

— C’est bon, je ne suis pas venu ici pour jouer au plus fin avec vous. Eh bien ! oui, Marguerite est avec moi. Et après ?

— Après ? Moi je ne me mêle jamais de ce qui ne me regarde pas. Ce n’est pas mon habitude. Mais c’est une fille mineure, elle a seize ans tout juste, et son beau-père, son tuteur naturel, M. Trichard, est très inquiet sur son sort. Il vient à tout instant me demander si elle n’est pas revenue. Je le répète, je ne me mêle que de ce qui me regarde. Mais avouez que mon devoir serait d’envoyer chercher un agent pour que la police puisse vous reprendre Marguerite et la rendre à ses parents.

— As-tu fini ?

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je dis ce que je veux dire. Je demande si vous avez fini de vous payer ma tête. Ne vous gênez donc pas pour appeler la police. Marguerite n’aurait qu’à raconter ce que son coquin de beau-père lui faisait pour qu’elle vous rapporte de l’argent. Au fait, je vais toujours droit au but, je n’y vais pas par quatre chemins. C’est cent francs que je vous demande.

— Cent francs ! Pourquoi ?

— Parce que vous lui devez de l’argent à Marguerite.

— Pas un sou !

— Ne dites pas de bêtises ! Vous lui devez beaucoup plus que ce que je vous demande.

— Et si je vous donne cent francs, c’est fini.

— Nous verrons ça !

— Au moins vous êtes franc, vous… Eh bien, je n’ai pas cent francs ici, les affaires ne vont pas du tout. Venez demain à la même heure et je vous donnerai ce que vous demandez.

— Toi ! Ma vieille ! Tu veux me faire piger. Ça ne prend pas avec moi.

Mme Klotz, pour toute réponse, haussait les épaules. Il reprit :

— C’est bon. Procurez-vous les cent francs et, si je ne viens pas demain, tenez-les prêts pour un autre jour, car je ne vous en ferai pas cadeau et pas de blague ou je mange le morceau.

Comme de juste, à peine était-il parti que la dame envoyait prévenir Trichard. Il entrait en fureur :

— Vous ne pouviez pas le faire filer ? Où le trouver ? Ah ! si je le connaissais. Si je savais où il demeure. J’ai couru tout Paris pour retrouver cette garce. Rien !

— Et si vous saviez où il demeure, qu’est-ce vous feriez ?

— Oh ! son compte serait bon.

— Vous le remettriez aux mains de la police.

— Pensez-vous ? Je ne mange pas de ce pain-là. On n’est jamais mieux servi que par soi-même. Je vous donne mon billet que s’il tombe entre mes pattes, il n’en sortira pas sauf.

Elle eut un sourire de contentement ; puis, méfiante :

— Oui, vous lui tireriez un coup de revolver, à l’improviste.

— Pas si bête ! Ça fait trop de bruit et ça fait accourir le monde. Le couteau, mon eustache, je ne connais que ça.

— Et les suites ? Un cadavre, ça fait faire des recherches.

— Un type comme celui-là ? La police est toujours contente qu’on l’en débarrasse.

— Alors il y a un moyen très simple. Il reviendra sûrement. Ne bougez plus d’ici. Il y a à boire et à manger et il y a mes ouvrières. Vous ne vous embêterez pas. Ça vous va-t-il.

— Ça me va !

Et cela se passa le plus simplement du monde, le beau Georges revint le surlendemain. Mme Klotz l’accueillit par cette phrase ironique :

— Ah ! Ah ! Il paraît que vous êtes pressé tout de même.

— Avez-vous les cent francs ?

— Les voici.

— Merci !

Il achevait à peine le mot qu’il tombait sans un cri, avec le couteau de Trichard dans la nuque.

Le colosse, froidement, nettoyait la lame après avoir pris soin de boucher la plaie, pour éviter toute effusion de sang !

Mme Klotz s’écriait :

— Il n’y a pas à dire. Ça c’est bien travaillé.

Cependant elle était plus inquiète qu’elle ne voulait le paraître par rapport au cadavre qu’elle trouvait déjà encombrant, se demandant comment il allait disparaître. Pourvu qu’il sortît de chez elle sans être remarqué, c’était tout ce qu’elle souhaitait.

Dans la chambre à côté, les ouvrières travaillaient et ne se doutaient de rien. Trichard prit le corps dans ses bras et l’apportait dans la cuisine. Mme Klotz donna un tour de clef afin que son complice, sûr de ne pas être dérangé, pût s’adonner en toute liberté au travail qu’il allait entreprendre. Puis elle retournait à l’atelier afin de ne faire naître aucun soupçon par une absence trop prolongée.

La première chose que fit Trichard, ce fut de fouiller les poches du mort. Il fit la grimace en ouvrant le porte-monnaie qui ne contenait que quelques sous. Il fut plus content du portefeuille où, enveloppé de papier graisseux, il trouvait un billet de cent francs, preuve que Marguerite avait bien travaillé ; il y trouvait, en outre, des enveloppes de lettres et une carte d’identité. Ainsi il connut les noms et le domicile de Georges Lefèvre, dit le Frisé.

Il maintenait le cadavre, la tête sur l’évier, après avoir eu soin d’ouvrir le robinet et de se déshabiller sans même garder sa chemise. Il avait aussi pris cette précaution pour le mort à qui il sectionna le cou. L’eau du robinet chassait le sang à l’égoût. Il coupa encore les bras et les jambes. Puis il déposa ces macabres lambeaux dans les boîtes à fleurs que Mme Klotz, selon ses indications, avait disposées à sa portée après avoir eu soin de vérifier qu’il n’y restait aucune étiquette, aucune adresse révélatrice.

Trichard se lavait les mains, les bras. Il se rhabilla et, sans se presser, la conscience tranquille, il allait chercher une charrette à bras sur laquelle il chargeait les boîtes et, avec l’apparence, l’allure d’un honnête commis-livreur, attaché à une maison sérieuse, il s’en allait.

Il retourna chez lui et, chassant sa femme, ses deux petites filles, il enjoignait à tout son monde de ne réintégrer le logis familier que le lendemain. Son ton était sans réplique. D’ailleurs, généreusement, il pourvut aux frais. Il était toujours généreux quand son intérêt le commandait.

Il était alors deux heures de l’après-midi. Il cassa une croûte, se disant qu’il l’avait bien mérité.

Et ne doutant pas d’y trouver Marguerite, il se rendit à l’adresse trouvée sur le mort.

M. Georges Lefèvre ?

Le patron, d’un air indifférent, disait

— Cinquième à gauche, chambre 46.

— Est-ce qu’il est chez lui ?

— Je ne sais pas. En tout cas il y a du monde, car sa dame n’est pas sortie.

Tout joyeux, Trichard montait quatre à quatre l’escalier sordide et, à la chambre 46, il frappait un coup léger. La voix de Marguerite se fit entendre.

— C’est toi, Georges ! Attends, je vais ouvrir.

Elle ouvrait tandis qu’elle le disait, et elle restait terrifiée devant Trichard qui, avec son ricanement, disait :

— Alors, voilà comment on se retrouve.

Elle, n’osant le regarder en face, courbait la tête, éclatait en larmes et il reprit sur un ton colère.

— Il est joli, ton accueil.

Il jetait autour de lui un regard inquisitif et déclarait :

— Ça pourrait être plus beau !

Il lui prenait la main et disait :

— Tu vas venir avec moi !

Alors le courage lui revint. Georges ne pouvait plus tarder. Selon ce qu’il avait dit, depuis longtemps il devrait être revenu. Elle cria :

— Je ne peux pas ! Il faut que je reste ici. J’attends quelqu’un

Il eut un sourire entendu.

— Grosse bête ! Tu attends M. Georges Lefèvre. Ce n’est pas la peine. C’est lui qui t’attend chez nous et il m’a envoyé te chercher.

— Bien sûr ?

— Dame ! Comment t’aurais-je trouvée sinon. C’est pas tout ça, car il a sa canne à matraque avec lui et si tu tardes tu pourrais bien faire connaissance avec elle. Viens donc !

— Ah ! fit Marguerite.

Elle ne doutait plus et la terreur de la terrible matraque accéléra son départ.

Trichard, à part soi, pensait : « Non, mais, ce que c’est heureux que je lui ai chipé sa canne ! Mais cet empressement qu’elle témoigne me fait croire qu’elle a déjà fait connaissance avec la matraque, faudra que je le sache ».

Il avait poussé Marguerite dans un sapin et, pendant que la voiture roulait, il disait :

— Tu n’as pas mal choisi. Ça m’a l’air d’être un garçon d’attaque.

— N’est-ce pas ? fit-elle, ravie d’entendre l’éloge de son amant.

— Il n’a pas l’air d’être commode.

— Pour sûr !

— Il a l’air d’aimer sa matraque. Il a dû t’en faire tâter ?

Rougissante, et puis pâle tout à coup, elle baissait la tête. Il sut ce qu’il voulait savoir et ricanait :

— Alors ça fait plus mal que les verges ?

— Oh ! oui !

— Et que le couteau ?

Elle frissonna et, cachant sa tête dans ses mains, elle tremblait de tout son corps, évoquant la douleur et l’épouvante ressenties quand Trichard l’avait piquée de son eustache, en ricanant que c’était seulement pour lui faire connaître la saveur de l’acier et qu’un jour elle en aurait davantage.

Et, comme un rayon de soleil, perçant les nuages de pluie, la pensée se glissait dans sa tristesse qu’elle n’avait plus rien à craindre de son beau-père, puisque Georges était là pour la protéger. Puis elle réfléchit encore sur l’étrangeté de la rencontre. Comment se faisait-il que ces deux hommes étaient de connivence ? Elle se sentit impuissante à percer ce mystère et renonça à l’éclaircir.

La voiture s’arrêtait. On était arrivé. Presque joyeuse, dans la hâte de revoir son beau Georges, elle montait l’escalier en courant. Trichard, derrière elle, ricanait :

— Pas si vite, nom de Dieu ! Tu le bécoteras toujours assez tôt.

Elle, sans l’écouter, précipitait sa course. Cependant, elle dut bien attendre sur le palier que Trichard ouvrit la porte, ce qu’il fit en s’effaçant.

Marguerite jetait un cri terrible devant la vision sanglante, la tête de son Georges aimé, que Trichard, dans son amour du théâtral, de la mise en scène, avait posée sur une assiette, au milieu de la table. Marguerite qui, dans un geste de folie, avait


porté ses mains à ses tempes, se rejetait en arrière et, d’un grand coup de pied au derrière, Trichard la lançait dans la chambre, dont il fermait la porte à double tour disant :

— À nous deux !

Marguerite se laissait tomber sur une chaise et l’œil hagard, comme fascinée, elle regardait cette tête coupée, ne comprenant pas, se disant qu’elle rêvait, que c’était trop horrible pour être vrai. Peut-être, si elle avait eu sa nette compréhension, se serait-elle évanouie. Mais elle se figurait être dans un état de cauchemar, où tout est irréel, et se trouvait dans une torpeur telle que même les larmes ne jaillirent point. C’était la stupéfaction au plus haut degré et Trichard qui l’observait ne comprenait rien à ce qu’il croyait de l’insensibilité.

Aussi se mit-il à ricaner, après quelques secondes de ce silence si imposant que lui-même en avait ressenti la contrainte. Il disait :

— Eh bien ! Tu ne l’embrasses donc pas ton bel amant !

Cette voix haïe et redoutée rompant le charme, Marguerite eut un tressaillement de tout son corps. D’un coup de jarret nerveux elle éloignait sa chaise et, debout d’un bond, sa pâleur transmuée en une rougeur ardente, elle se campait devant Trichard, lui criait sous le nez :

— Assassin ! Assassin ! Tu monteras à la guillotine. On te coupera le cou.

Ce fut au tour de Trichard de pâlir. Il avait reculé d’un pas et il ne pensait plus à ricaner. Il murmura d’un air sombre :

— En tout cas, ce n’est pas toi qui m’y feras monter, car je t’aurais étranglée avant. Mais il suffit que tu m’aies menacé. Tu vas voir ce que je vais te faire. Ah ! il te faisait ça avec la matraque et ça t’a domptée. J’ai mieux que la matraque. Tu vas voir.

Il s’avançait sur elle, l’œil menaçant, l’air terrible et il hurlait :

— Déshabille-toi !

Déjà la terreur l’avait reprise, l’épouvante sans nom qui la possédait devant l’homme qui la menaçait, quel qu’il fût. Elle avait reculé et, joignant les mains, elle murmurait :

— Oh ! petit père…

— Nom de Dieu ! M’as-tu entendu.

— Oui ! Oui ! Oh ! ne me faites pas trop mal.

— Ah ! oui ! Tu tombes bien ! Je vais te faire souffrir plus en une minute que tu as souffert dans toute ta garce de vie, et ton supplice durera une demi-heure, foi de Trichard, pas une seconde de moins. Alors tu me diras ce que tu penses de la matraque. C’est avec mon couteau que je vais te chatouiller les fesses. Il entrera dans ta viande comme dans du beurre. Tiens ! Comme ça !… Comme ça !

Coup sur coup, d’un poing violent, il piquait la lame dans la table où elle entrait d’un bon tiers. Marguerite à chaque coup frissonnait et ses doigts se hâtaient dans la besogne qui lui avait été ordonnée, elle se déshabillait, tout en poussant une plainte éperdue, un mélange de cris, de gémissements et de sanglots.

L’air sombre et satisfait, il disait :

— Vas-tu avoir fini ? Ou faut-il que je m’en mêle ?

Si profonde était la terreur de Marguerite, si abjecte sa soumission, qu’elle ne se disait pas que rien ne pouvait lui arriver de pire que ce qu’il lui promettait et qu’elle avait tout intérêt à lutter contre lui-même avec la certitude du désavantage, qu’en tout cas, elle devait rester vêtue, du moins aussi longtemps que possible. Non, elle ne se disait rien de tout cela. Elle était, en ce moment, incapable de toute réflexion. Dominée par la peur, une indicible épouvante, elle agissait dans la seule pensée d’obéir et se dépêchait, puisqu’il le voulait, d’ôter tout. Elle avait enlevé sa chemise et, à genoux devant Trichard, elle l’implorait d’une voix basse et triste, brisée par la frayeur. Lui, ricanant, disait :

— On dirait que tu as encore embelli ? Depuis ces trois jours, c’est épatant, ce que tu as fortifié. Tu es tout à fait une femme maintenant. Ma parole, voilà mon ancien béguin pour toi qui me reprend.

Elle écoutait sa voix rauque, sa voix de rogomme éraillée par l’absinthe, comme la plus délicieuse des musiques. Du moment qu’elle lui plaisait et qu’elle répondrait à ses caresses, il allait, sans doute, l’épargner. De pudeur, elle n’en avait plus du tout. Depuis le premier soir, voici trois mois, que Trichard l’avait battue et violée, la peur avait chassé toute retenue. Chez Mme Klotz, les clients étaient à la fois ravis et mécontents de sa trop grande docilité, car ils voulaient des petites filles consentantes, mais qui, tout de même, savaient se rebiffer. Tandis que Marguerite, obsédée par la terreur du fouet, s’empressait d’aller au-devant de leur désir. Elle en était venue, en si peu de temps, au degré d’indifférence des vieilles professionnelles de la galanterie, n’attachant plus d’autre importance que celle d’une affaire au don d’amour, à l’abandon de son corps. Sinon que devant Trichard elle vibrait comme elle avait vibré devant Georges et, plus encore maintenant, par l’excès de terreur qui dominait ses nerfs et les prédisposait à la joie atroce et délicieuse.

Elle avançait ses lèvres que Trichard mordait en un baiser et il la prit brutalement, la faisant crier sous ses rudes caresses. Puis il éclata d’un gros rire et disait, en montrant la tête coupée :

— Ça n’est pas ordinaire. Voilà que je te prends devant ton amant et il ne dit rien, le lâche, c’est dégoûtant.

Elle avait pâli, la relique sinistre, lui semblait-il, avait rougi de colère. Puis, pour faire comme Trichard, pour le flatter, elle s’efforçait de rire aussi. Ce qui sonna absolument faux. Mais Trichard, haussant les épaules, s’écriait, la voix tonnante :

— C’est fini de rire ! Maintenant je vais te faire ce que je t’ai promis.

Elle, jetant les bras autour de son cou, avançait encore ses lèvres dans un claquement de baisers et, toute secouée de sanglots convulsifs, s’écriait :

— Oh ! petit père… Après ce que nous venons de faire… Non, tu ne voudrais pas.

— Et pourquoi je ne voudrais pas ? Au contraire, ce que je viens de te faire, ça m’a mis en appétit. Je me sens tout à fait bien disposé. Au lieu d’une demi-heure, ça sera trois heures que je te ferai souffrir. Et comment ! Je finirai par te servir au couteau, je te piquerai le derrière comme une volaille à la broche, je le pèlerai avec mon couteau, comme une poire. Ça c’est couru ! Mais ce sera pour la fin. Je commencerai par autre chose. J’ai une fameuse idée qui me vient. Tu vas voir ça. Ton derrière en sera tout attendri. Il n’en sentira que mieux la pointe de mon eustache.

— Oh ! petit père !

— Viens ici.

— Je t’en prie, laisse-moi te dire…

— Je n’écoute rien.

— Oh ! un mot seulement. Tu m’as trouvée gentille. Écoute… Oh ! écoute-moi…

Il l’avait prise par le poignet et l’avait rudement tirée hors du lit, et elle était vraiment belle, dans sa nudité, bien en chair et svelte à la fois. Mais elle s’accrochait au châlit, de la main restée libre, et elle s’y cramponnait avec une force nerveuse si énergique, qu’il fut étonné de la résistance. Et, la voix tendre et crispée d’angoisse, elle s’entêtait à l’attendrir, à éviter sa cruauté.

— Tous les michés me trouvent gentille… Écoute donc ! Je n’irais plus chez Mme Klotz. Il y a plus de profit à ce que je fasse le truc et si tu me laisses sur mon gain de quoi me requinquer, j’irai aux courses, au pesage, et je lèverai un homme au sac, un homme de la haute. Tu vois bien ! Ne me gâte pas. Si tu fais…

Avec un grand cri, forcée de céder à la traction de l’homme qui lui broyait le poignet, elle lâchait prise. Elle avait parlé tout d’une haleine, avec volubilité, car, haletante, elle sentait peu à peu mollir son bras agrippé avec désespoir à ce morceau de bois qu’elle ne voulait pas quitter, comme si c’eût été un inviolable asile.

Trichard, en sifflotant, lui liait une main avec une corde qu’il attachait au pied du lit. D’un coup de pied au derrière, il la fit tomber à genoux. Elle s’y écroulait avec un hurlement de chien qu’on assomme. Alors il lui liait l’autre poignet croisé sur celui qui était déjà attaché.

Sans s’inquiéter de ses gémissements rauques, interrompus de ci, de là, par un cri strident, un appel au secours, une plainte désespérée, il continuait à siffloter son refrain de bal-musette, une valse sentimentale dont il raffolait et il se dirigea vers les cartons où il avait placé les morceaux du cadavre de Georges. Il y fouillait, les ouvrait l’un après l’autre et, se parlant à lui-même, disait :

— Ça c’est farce. C’est toujours comme cela. Ce qu’on cherche on le trouve toujours le dernier. Il faut les ouvrir tous d’abord.

Il avait trouvé et, brandissant ce qu’il avait pris, il s’approchait de Marguerite qui, les yeux arrondis, fous d’une terreur sans nom, en restait muette. Il ricanait :

— Non ! Mais crois-tu que c’est une riche idée ? Voilà ! Oui, tu as bien vu. C’est parfaitement ce que tu crois que c’est. Le bras droit de ton amant. C’est avec ça que je vais te fouetter. Tu auras l’illusion que c’est lui qui te donne la fessée. Tu vois que je ne suis pas jaloux. Mieux que cela. Je veux que tu embrasses d’abord la main de ton Georges. Tiens, salope !

Il lançait en avant la main aux doigts déjà raidis par la raideur cadavérique. Elle se rejetait de côté, tant que ses liens le lui permettaient.

— Oh ! petit père… Non ! Non ! Oh ! Je deviens folle ! Tout, mais pas ça. Pitié.

Mais il ne voulut rien entendre. Il lui en souffletait les joues de cette main rigide et froide, il lui en frottait les lèvres. Les cris de Marguerite n’avaient plus rien d’humain, sûrement qu’elle était folle de dégoût et d’épouvante par cette scène d’horreur.

Et il se mit à lui fouetter les fesses avec ce tronçon humain. Mais il n’avait guère de prise et la main morte était sans élasticité. Il se rendit compte que cela éveillait dans les chairs de la suppliciée peu de souffrance. Mais si la douleur physique était peu intense, la peine morale était insupportable. Chaque fois que la paume glacée s’appliquait sur les fesses, Marguerite poussait un gémissement sourd qui sifflait entre ses dents serrées à se briser et un grand tressaillement, pareil à l’ondulation d’une vague, secouait tout son corps. Elle en arrivait à heurter le bois de lit de sa tête et restait inconsciente du mal que cela lui faisait, insensible à tout ce qui n’était pas le contact hideux de cette main glaciale, de cette main de cadavre dont Trichard continuait à la fouailler à coups lents et espacés.

Il avait mis sa montre devant lui. Il la consulta, déclarait.

— Voilà une demi-heure que je suis en train. On va te laisser souffler.

Une demi-heure ?

Il semblait à Marguerite que cela durait depuis une éternité. Elle eut un grand soupir de soulagement. Puis elle éclata de rire. Il la regardait, surpris. Elle avait un drôle d’air. Mais il comprenait ça. Du reste, à peine avait-elle ri, qu’elle se mit à pleurer, silencieusement. Il haussa les épaules, bougonna.

— Avec ces bougresses de femmes, est-ce qu’on sait jamais ce qu’elles ont dans le ciboulot.

Puis, à haute voix, il déclarait :

— Ça m’a donné de l’appétit. Je casserais bien une croûte. Je ne t’invite pas. Tu es bien où tu es. Et puis tu ne dois pas avoir faim. N’est-ce pas que tu n’as pas faim ?

Elle ne répondit pas. Il se rapprocha, menaçant, et il se baissait, lui hurlait sous le nez.

— Nom de Dieu ! Est-ce que tu me prends pour ton chien ? À qui est-ce que je parle ?

Elle le regardait. Ses yeux fixes ne reflétaient que l’étonnement et elle avait les joues ardentes, ses dents s’entrechoquaient, comme dans une fièvre et un mouvement sénile, une espèce de tic, lui faisait secouer la tête, comme si tout le temps elle disait : « Non ». Il voulut bien prendre ce geste pour une réponse, car il commençait à être vaguement inquiet, sans savoir au juste ce qu’il fallait redouter.

Il s’installait à la table où la tête coupée occupait toujours le milieu et, ayant trouvé de la nourriture dans le placard, il mangea tranquillement. Il regardait Marguerite. Son corps frissonnait toujours, tout blanc en contraste avec la figure de plus en plus rouge. Et elle avait toujours ce mouvement saccadé de la tête, ce : Non ! inquiétant. Visiblement cette flagellation avec ce membre d’un mort lui avait fait un terrible effet. Trichard voulant à tout prix la faire parler, s’efforça à rendre sa voix égale et calme et disait, comme avec indifférence :

— Hein ! Ça t’a fait quelque chose de sentir la main de ton Georges ?

La voix basse et profonde, une voix creuse qu’il ne lui connaissait pas, elle répondit lentement :

— Oh ! oui… Oh ! oui, petit père.

Il eut un soupir de soulagement, murmura :

— Ça va bien ! Il y a du bon !

Et il reprit, tout haut.

— Eh bien ! tu vas goûter maintenant de sa matraque. Tu pourras comparer. Tu verras si je m’en sers aussi bien que lui.

Déjà elle était retombée dans son mutisme, avec ce hochement de tête dont elle s’entêtait et ses joues devenaient toujours plus ardentes, plus rouges. Il se parla à lui-même.

— Mais on dirait qu’elle va avoir un coup de sang. Patience ! La saignée que je vais lui faire tout à l’heure la guérira. Mon eustache vaut bien une lancette, que diable !

Il avait fini de manger et il repoussa son assiette. Il prit la canne de Georges et, tirant sur le manche, il en fit sortir la matraque, le boudin de caoutchouc qu’il agita d’un air menaçant, répétant avec son hideux ricanement :

— Nous allons voir ! Nous allons voir !

Il fut encore surpris de voir que Marguerite ne l’implorait pas. Comme il approchait, elle se contenta de geindre doucement, une plainte d’enfant qui a un gros chagrin, et sa tête dodelinait toujours en saccades brèves.

Il lui allongea en travers des fesses un coup vigoureusement asséné. Elle eut une convulsion frénétique, se rejeta en arrière sur les liens qui la maintenaient avec tant de violence qu’elle entraîna le lit et elle hurlait :

— Non ! Non ! Mon Georges chéri. Ne frappe pas. Puisque je t’obéis. Je fais tout ce que tu veux ! Oh ! mon chéri. Ne fais pas de mal à ta petite femme.

Trichard restait le bras en l’air, murmurait, dépité :

— Bon ! En voilà d’une autre maintenant. Elle reconnaît la matraque.

Et il se mit à la frapper avec rage, en hurlant :

— Ce n’est pas Georges ! C’est sa matraque, oui ! Mais c’est moi, c’est moi qui vais t’enlever le derrière avec ça.

Elle geignait :

— Oui !… Oui !… Oh ! petit père… Assez !… Assez !… Oh ! petit père… Grâce.

Il éclatait de rire :

— Ah ! la garce ! Tu reconnais la différence. Hein ! Puisque tu sais à qui tu as affaire, je vais frapper moins vite pour que le plaisir dure plus longtemps. Car il y a encore le couteau. Si je t’enlève tout avec la matraque, qu’est-ce qui resterait pour le couteau ?

Il frappa avec lenteur, à raison d’un coup par minute. Il se guidait sur sa montre, s’imposant la méthode, ayant résolu de lui donner vingt-cinq coups, mais qui, chacun, vaudrait toute une flagellation ordinaire. Et il ne fit pas comme Georges qui avait frappé avec modération ; mais il y alla avec vigueur, de toute la force de son bras solide.

Marguerite se démenait avec des cris horribles qui devenaient de plus en plus rauques, pour faire bientôt place à un râle sifflant, des gémissements fluets et criards, à la fois, comme les vagissements d’un enfant au berceau.

Le derrière ainsi maltraité avait des soubresauts convulsifs. Chaque fois que le caoutchouc élastique et dur, avec un son mat, heurtait les chairs, il semblait que Marguerite eut eu les reins cassés et le même râle sourd, prolongé comme une plainte d’agonie, répondait à chaque coup. Les fesses tuméfiées semblaient se gonfler à vue d’œil. Positivement, le derrière si copieux paraissait avoir grossi du double. C’était, à chaque coup, un sillon profond qui, avant que la minute de répit fût écoulée, s’enflait en bourrelet épais qui saillait à la surface comme quelque monstrueuse excroissance.

Avec un grand soupir, le corps s’abandonna. Le visage de Marguerite tombait en avant, contre le bois du lit. Les cordes la retinrent.

Le bras levé, Trichard murmurait d’un air piteux :

— Bon ! Voilà qu’elle tourne de l’œil à présent et elle n’a encore reçu que dix-huit coups, car ceux du début ne comptent pas, je les ai frappés trop vite. Si je la piquais ? La saignée la ferait revenir… Non ! Je lui ai promis vingt-cinq coups de matraque. Quand ça ne coûte rien, il faut être honnête. Elle aura sa ration entière. Nous avons le temps. Nom de Dieu ! il faudra bien qu’elle se réveille. Il n’y a qu’à attendre.

Il attendit. Cela dura un quart d’heure ou à peu près, et lentement, avec un grand soupir douloureux, Marguerite se redressait. La tête se levait d’abord, le buste suivit et elle pensa se mettre debout, mais les liens s’y opposaient, elle retombait sur ses genoux et elle eut ce rire douloureux qui surprenait Trichard. Car il était trop ignorant pour savoir que c’était le rire hystérique, une manifestation du trouble nerveux qui excluait toute idée de gaieté ou de joie.

Il en jura de colère et disait :

— Alors, ça te met en gaieté, hein ! Tu crois que c’est comme ça qu’il faut prendre les choses ? Tu penses te moquer de moi. Nous allons bien voir. Rira bien qui rira le dernier. Qu’est-ce que tu dis de ça. Ah ! ah ! Ça te fait de l’effet.

Il agitait son couteau pointu devant le jour. La lame lançait des éclairs. Bien que Marguerite ne semblait pas le voir, elle s’était remise à se lamenter, sous la cuisson de ses fesses gonflées par la matraque. Il reprit :

— C’est ça, pleure ! C’est plus naturel que ton rire. Aussi je me disais que ça ne pouvait pas durer. À cette heure, je vais te faire faire une autre musique.

Et les hurlements rauques reprirent de plus belle. Il s’était placé derrière Marguerite, et, de bas en haut, il lui plantait son couteau dans les fesses.

— Ça te rafraîchit les idées, hein ! Ça va te purger le cerveau, car aussi vrai qu’il y a un bon Dieu, si


je ne te faisais cette saignée, tu étais en train d’attraper un coup de sang. Gueule, ma fille ! Ne te gêne pas ! Gueule bien ! Ça ne me gêne pas davantage et tu sais bien que ça fait rigoler les voisins.

Marguerite avait cessé de gueuler, c’était sa plainte douce, infiniment triste, sa plainte d’enfant qu’elle avait reprise. Il déclarait :

— Nous avons le temps. Un coup de couteau toutes les trois minutes, et tu auras dix piqûres. Il te faut ça. Non ! Tu dis : non ? Moi je dis : oui ! Je n’en rabattrai pas un seul.

Il parlait ainsi parce qu’elle avait de nouveau ce hochement de la tête, ce tic nerveux qui semblait dire : Non !

Il le fit comme il le disait. Il la piqua dix fois, le tiers de la lame enfoncé dans les chairs. Toute une flaque de sang s’amassait entre les interstices du carrelage, et Marguerite semblait pleurer sa mort prochaine, tant sa plainte était lente et triste.

Enfin, il la détachait. Elle avait la tête basse, comme si la faiblesse dont elle était envahie lui avait brisé la nuque. Elle était à présent horriblement pâle, toute trace de congestion avait disparu. Il disait :

— Tu vois, ça t’a guéri. Je t’ai servi de médecin. Embrasse-moi pour la peine. Eh ben, quoi ?

Il avait mis ses mains sur elle, et d’un bond elle s’était dressée, se campait devant lui. Elle éclatait encore de ce rire vibrant et douloureux, et ses traits, pendant qu’elle riait ainsi, reflétaient la douleur et le désespoir.

Il reculait d’un pas et elle s’élançait, criant à tue-tête :

— Assassin ! Assassin ! La guillotine !

Il serrait son couteau dans sa main :

— Nom de Dieu ! Je vais te crever la paillasse.

Et il le jetait loin de lui, disant :

— Ah ! mais non. Ça ne serait pas à faire. Ce ne serait pas la même chose que pour l’autre. Je serais vite pincé.

Déjà Marguerite avait changé d’attitude. Elle regardait avec tendresse la tête coupée, toujours au milieu de la table. Elle la prit soudain et, la prenant dans ses bras, elle la serrait contre son sein, berçait cette tête hideuse, exsangue, comme on berce un enfant. Trichard s’écriait :

— Me voilà propre !… Elle est folle ! Absolument folle. Si je l’escoffie, on saura que c’est moi, ça ne fait pas un pli. C’est exactement comme si je signais le meurtre. Si je ne la tue pas, elle va bavarder. Que faire, que faire ? Ah ! sang de bon sort, il n’y a pas de bon Dieu !

Tout en parlant, il avait essayé d’arracher la tête aux bras de Marguerite. Mais il se heurtait à des muscles raidis par la folie. Elle tirait ferme et lui opposait une résistance dont il fut d’abord interloqué. Enfin il lui lançait son poing fermé, de haut, sur la tête, comme une massue. Étourdie, elle tombait à la renverse, ses bras s’ouvrirent, la tête roulait sur le carreau.

Trichard s’en emparait, la remettait dans une des boîtes. Puis il murmurait :

— C’est pas tout ça. Il faut songer maintenant à se débarrasser de cette charogne. Et puis ? Et puis, il faudra voir à s’esbigner. La Klotz ne me refusera pas mille francs. Il n’y a pas à dire, il faut ce qu’il faut. Bon gré, mal gré, elle casquera. L’essentiel c’est qu’elle casque. Avec je fous mon camp pour l’Amérique. Avec de l’argent on est un honnête homme partout.

Il déballait les boîtes, en retirait les funèbres fragments et les engouffrait dans un vieux sac qu’il ficela avec soin.

Il chargeait ce sac sur son épaule, et il sortait tandis que Marguerite sortait de son évanouissement. Tandis qu’il fermait la porte il la voyait dressée sur son séant et elle lui tendait le poing, criait, avec son rire funèbre :

— Assassin ! Assassin ! La guillotine !

Il s’en allait, vacillant. Le sac qu’il portait était lourd, certes. Mais en temps ordinaire il n’eut rien pesé aux épaules de cet homme robuste. Maintenant cela lui paraissait un fardeau écrasant.

Dehors, l’air frais le remit un peu d’aplomb et il se moqua de lui-même, de l’émotion qu’il avait eue devant le rire, les imprécations de Marguerite.

La nuit était venue. Il prenait un fiacre, se faisait conduire à la gare de l’Est. Là, les bouchers qui reviennent du marché de la Villette ont l’habitude de déposer à la consigne des morceaux de boucherie. L’employé ne fit aucune difficulté d’accepter ce sac qu’il ne pouvait soupçonner de contenir des débris humains.

Débarrassé de son macabre colis, Trichard se rendait chez Mme Klotz. La marchande gémit, supplia, protesta ses grands dieux que le billet de cent francs donné le matin à Georges, et que Trichard s’était approprié, c’était tout ce qu’elle possédait. Il la laissait dire et répétait :

— Si je n’ai pas mille francs, je ne pars pas. Je me constitue prisonnier, et je dis tout. Oui, je mange le morceau.

— Mais laissez-moi vous dire, mon bon ami.

— Je n’écoute rien. Je vais au poste, ça vaut mieux que d’être arrêté.

— Mais, entêté…

— Vous n’avez pas les mille francs ?

— Puisque je me tue à vous le dire.

— Alors, bonsoir !

— Où allez-vous ?

— Je vais au poste, me constituer prisonnier, et…

— Vous l’avez déjà dit.

— Maintenant je vais le faire.

— Mais il doit y avoir un moyen ?

— Aucun…

— Si nous examinions la chose ensemble.

— Bonsoir. Je m’en vais au poste…

— Zut ! Et zut ! Voici les mille francs.

Il serrait le précieux papier dans sa main fermée et s’élançait dehors, sans avoir seulement dit merci.

Le lendemain, ce fut dans Paris une grosse émotion quand on lut dans les journaux du matin, sous la rubrique alléchante : Crime mystérieux, imprimé en gros caractères, l’entrefilet que voici :

« Hier soir, un inconnu, ayant l’aspect d’un commis-livreur, a déposé un sac à la consigne de la Gare de l’Est. Ce colis ne parut en rien extraordinaire à l’employé chargé de le recevoir et qui donna un reçu en règle. Le sac semblait contenir de la viande et l’employé le rangea parmi d’autres viandes de boucherie que l’on a coutume de lui apporter.

« Peu de temps après, une demi-heure peut-être, un voyageur venait reprendre une valise qu’il avait déposée à la consigne. Ce voyageur était accompagné d’un chien, un superbe caniche à la toison frisée. L’intelligent animal renifla l’air et grogna sourdement. Soudain, d’un bond, il franchissait la barrière et, en arrêt, devant le sac, il aboyait lugubrement, puis avec fureur et insistance. Sur l’assurance du voyageur qui, connaissant les précieuses qualités de son chien, assurait que ce ne pouvait être sans motif, l’employé fit appeler le chef de gare et le commissaire de service. En présence de ces autorités le sac fut ouvert. Il contenait un cadavre proprement disséqué, et, pour que le mystère soit plus inexplicable, le bras droit manque afin que le corps soit complet. On connaît l’identité de la victime. Elle est peu recommandable et appartenait à cette classe, trop nombreuse dans notre beau Paris, qui vit en marge de la société, de la honte des malheureuses filles que ces misérables exploitent quand ils n’assassinent pas pour voler. Pour tout dire, c’était un souteneur, un nommé Georges Lefèvre, dit le Beau Frisé.

« Il a péri, victime sans doute d’un rival pour les beaux yeux d’une hétaïre de trottoir.

« Plusieurs pistes ont été relevées. Nous n’en dirons pas davantage pour ne pas entraver l’action de la police. Des arrestations ont été opérées.

« L’opinion publique réclame un châtiment exemplaire. »

Les journaux du soir portaient en aveuglantes manchettes : Détails complets. — L’assassin arrêté. Grave affaire de mœurs. — Le public s’arrachait les journaux, les lisait à la lueur des réverbères, des devantures des magasins. Les journaux disaient :

« Ce matin, le hasard a fourni la clef du mystère. Une pauvre femme, que son mari hier soir avait mis à la porte avec ses deux petites filles, revenait ce matin au domicile conjugal. Elle n’avait pas la clef et elle avait beau frapper, la porte restait fermée. Soudain, un rire étrange, un rire de fou, plus semblable à un gloussement qu’à tout autre bruit, retentissait et les voisins qui s’étaient arrêtés sur le palier entendirent cette phrase proférée avec colère : Assassin ! Assassin ! La guillotine ! La pauvre femme pleurait à chaudes larmes, disait : « C’est ma fille Marguerite. Qu’est-ce que Trichard a pu lui faire ! » Car Trichard, le mari de cette dame qui l’a épousé en secondes noces, n’est que le beau-père de la Marguerite en question.

« On enfonça la porte et on se trouva en présence d’une jeune fille toute nue, qui avait subi une effroyable flagellation comme en témoignèrent ses chairs horriblement tuméfiées. De plus, elle portait les traces de coups de couteau. On a relevé dix blessures.

« Quand on a fait irruption dans la chambre, la jeune fille s’efforçait de cacher quelque chose qu’elle refoulait sous le lit. On voulut voir ce que c’était. Elle reprit l’objet vivement et voulut s’enfuir. C’était le bras droit qui manquait au cadavre déposé hier soir à la gare de l’Est.

« Dès lors, ce ne fut plus qu’un jeu pour la police, armée de cette indication, de se lancer sur la vraie piste qui en peu d’heures amena l’arrestation du nommé Trichard. Ce misérable a fait des aveux complets.

« Et ces aveux ont amené l’arrestation d’une proxénète, une nommée Klotz qui, dans un des beaux quartiers de Paris, sous couleur de tenir un atelier de fleuriste, contraignait ses jeunes ouvrières à se livrer à la prostitution avec des messieurs qu’elle savait attirer par une réclame adroite.

« Les jeunes ouvrières obéissaient à cette mégère avec servilité, car elle les terrorisait par le fouet.

« Déjà des détails scabreux sont connus et des arrestations qui feront le plus grand bruit sont imminentes. »

FIN
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