Édition parisienne (p. 3-75).

I

— Voyons, ne pleure pas, Marguerite. Ça me fait mal au cœur de te voir comme cela. J’en suis toute bouleversée.

Pour toute réponse, Marguerite, une grande, une belle blonde, de seize ans à peine, et qui, déjà, aux prises avec les amertumes de l’existence, exhalait son chagrin, Marguerite redoublait de larmes, gémissait.

— Ah ! mon Dieu, je voudrais être morte.

— Voyons !…

— Je te dis qu’ils sont heureux, ceux qui sont couchés là.

Elle désignait du doigt les grands arbres qui, au-dessus des murailles du Père-Lachaise, étalaient leurs feuillages touffus, durcis par l’été. Une paix profonde s’exhalait de l’asile des morts, tandis que le Boulevard Ménilmontant retentissait des éclats d’une vie intense, cors des tramways, jurements des charretiers, va et vient des passants, brusques irruptions des voyageurs du Métro qui sortaient des cavités souterraines. Car c’était l’heure de la sortie des ateliers, le grand mouvement dans Paris, le mouvement de transport et d’échange entre le cœur de la capitale et ses faubourgs, les jolies midinettes qui, de leurs doigts de fées, font éclore le luxe parisien et qui retournent, des quartiers riches où tout contribue à flatter les sens, où l’élégance règne en maîtresse, vers les taudis excentriques où grouille la sordide misère.

Ernestine continuait sa besogne charitable.

Elle avait pris son mouchoir et tamponnait les yeux de Marguerite.

— Voyons ! C’est tout ! Ne pleure pas, je te dis. Tu verras, on se console de tout. On s’y fait à la longue. Va, nous ne sommes pas les plus à plaindre.

Mais Marguerite ne voulait pas être consolée. Elle pleurait amèrement avec une plainte infiniment triste qui serrait le cœur de la charitable Ernestine.

Il y eut un intervalle de silence et Ernestine s’efforça encore de calmer ce gros chagrin qui navrait son amie avec tant d’insistance.

— Écoute, ma chérie, tu n’es vraiment pas raisonnable. Et puis… tu sais… c’est un reproche que tu me fais.

— Comment ! fit Marguerite si étonnée qu’elle dut surseoir à sa plainte, pour s’enquérir de la raison d’une affirmation aussi hardie.

— Parfaitement ?

— Oh ! tu le prends sur un ton. Mais explique-toi donc, à la fin.

— Tu fais semblant de ne pas comprendre.

— Mais c’est que je ne comprends pas du tout.

— Eh bien, dis-moi alors qui est-ce qui t’a fait entrer chez Mme Klotz-Kopf ?

— C’est toi.

— Tu vois bien.

— Qu’est-ce que je vois. Je ne saisis pas du tout le rapport… Ah ! oui. Je vois où tu veux en venir. Tu veux dire que je te rends responsable de tout ce qui m’arrive dans cette boîte.

— Dame !

— Tu es injuste, ma chérie. Non, n’ajoute pas cette peine à tout ce que je souffre. J’en ai déjà ma part, et largement.

Tout en causant, Marguerite était arrivée, toujours accompagnée de son amie, devant la maison paternelle. Une sordide maison lépreuse, dans une rue sinistre. Là, au quatrième étage, cinq êtres humains s’entassaient dans une misérable chambre où régnait l’odeur du renfermé, de la sueur humaine et des légumes aigris. C’était dans cette atmosphère empuantie qu’avait librement poussé la fleur parisienne, la jolie Marguerite, à la séduction affinée et coquette.

C’était à ne pas le croire et c’était ainsi. Paris est plein de ces contrastes. Et puis, est-ce que les plus belles roses ne poussent pas sur le fumier ?

Ernestine, une brunette vive et pétillante, aux grand yeux bleus pleins de feu et de bonté, disait :

— Veux-tu que je monte avec toi expliquer la chose ?

— Non ! tu sais bien que la dernière fois ça n’a pas peu contribué à envenimer les choses.

— Tu sais, ce que je t’en dis c’est pour toi. Et c’est tout.

— Je le sais. Tu es un cœur d’or. Mais je ne veux pas qu’on te flanque encore à la porte, comme samedi dernier.

— Alors, bon courage.

— J’en aurai.

Déjà elle était dans le corridor, quand Ernestine la rejoignait encore.

— Eh bien ! tu ne m’embrasses pas ?

— Ma chérie !

Marguerite lui tendait ses lèvres. Ernestine y cueillait un long, un fervent baiser. Dents contre dents, les jeunes filles avaient fermé les yeux, savourant leur joie.

Enfin elles mirent fin à cet ardent baiser, le vrai « soul Kiss » des Anglais, le baiser qui préside à l’échange de deux âmes.

Ernestine disait encore :

— Tu finiras par te faire une raison.

— Jamais !

— Petite sotte ! Puisque je ne suis pas jalouse. Est-ce que je ne sais pas ce qu’ils valent, les hommes.

— Ils me dégoûtent.

— Possible ! Mais ce sont eux qui ont le pognon, et, sans argent, la vie de ce monde est bien triste.

Ernestine hochait la tête, avec tristesse, et, le ton plein d’amertume, elle disait :

— D’ailleurs, il n’y a que le premier pas qui coûte. Et celui-là, il faudra bien que tu le franchisses.

Marguerite lui prenait les mains, les serrait avec force et gémissait :

— Oh ! non ! Oh ! non ! Je t’en prie, je t’en supplie, ne parle pas de cela.

— Puisque c’est inévitable !

— Tiens ! Vois-tu ? pour un rien, je retourne, je ne rentre pas…

— Où donc irais-tu ? Te faire ramasser pas les flics et les juges t’enfermeraient jusqu’à vingt-un ans. Ou bien tu tomberais entre les pattes d’un barbeau qui te ferait travailler à son profit. Et ce serait encore la même chose. Tu vois.

— Où j’irais ?

— Eh bien oui ! où irais-tu ?

— Droit au quai… Et plouff !… Ils n’ont qu’à me repêcher dans la Seine. Ils pourront me faire ce qu’ils voudront, je n’en saurais plus rien.

— Folle ! Folle ! Ma pauvre chérie.

Les deux jeunes filles tombaient dans les bras l’une de l’autre. Enlacées, le tendre baiser se prolongea encore. Mais des ouvriers, des ouvrières qui rentraient du travail s’égayèrent :

— Mince de caresses ! Bécotez-vous, ça va bien… Et vas-y donc, ce n’est pas ton père.

Mais d’autres se fâchaient.

— Ne vous gênez pas, Mesdemoiselles ! Le corridor n’est pas encore assez étroit, par où donc qu’il faut passer ?

Ceux qui connaissaient Marguerite s’indignaient :

— En voilà du propre ! Faudrait voir à le dire à son père, qu’il y mette la main.

La jeune fille, honteuse, se reculait avec un gros soupir, les deux jeunes filles échangeaient encore une poignée de mains.

Enfin Marguerite se décidait à monter l’escalier obscur et puant, aux marches grasses. De tous les paliers, sourdaient, sous les portes, les odeurs des cuisines douteuses et, la fétidité des ménages étriqués. Mais la jeune fille ne semblait pas s’en apercevoir. D’ailleurs, à mesure qu’elle s’approchait de ce quatrième étage où elle habitait, une hésitation grandissante ralentissait son pas. On eut dit qu’elle aurait voulu mettre des siècles à accomplir le trajet.

Tout de même elle arrivait. Sans doute elle


était attendue, car la porte était ouverte. Elle la fermait en entrant et d’une voix timide :

— Bonsoir, maman ! Bonsoir, petit père.

Une femme, vieillie avant l’âge mais qui avait dû être belle, à la ressemblance de Marguerite, leva la tête avec timidité, murmura faiblement :

— Bonsoir, ma chérie !

Et elle se remit à son fricot, aux soins de la cuisine, car la table était dressée, la nappe mise pour cinq couverts.

Marguerite embrassait sa mère.

L’homme, qui n’avait pas répondu au salut de la jeune fille, un mâle vigoureux, dans toute la force de l’âge, un gaillard de trente-cinq ans, râblé et vigoureux, devait être d’une violence extrême ; un impulsif toujours prêt à obéir aux bas instincts. Cela se voyait au froncement des sourcils épais et touffus, à la mobilité de ses narines, à son crâne tout droit, sans aucune saillie sur la nuque forte et musclée. Il eut une voix rogue.

Eh bien ! Et petit père, on ne l’embrasse pas.

Il avait posé un index sur sa joue qu’il tendait au baiser.

La jeune fille, avec une répugnance visible, y allait. Et comme elle appliquait ses lèvre purpurines et fraîches sur la joue râpeuse, couturée des points noirs de la barbe rasée de frais, l’homme glissa la tête vivement et, empoignant Marguerite par les oreilles, il lui appliquait sur la bouche un baiser compliqué d’une morsure.

La jeune fille criait et l’homme avec un gros rire la laissait aller. Puis, la voix grave subitement, il disait :

— Alors, aujourd’hui, c’est la paie. Qu’est-ce que tu rapportes ?

La jeune fille secoua la tête tristement.

— Ah ! bien, fit l’homme. Alors, c’est toujours la même chose.

Il se mit à crier :

— Tu crois que ça va se passer encore en douceur ! Je n’ai rien dit, la dernière fois. Mais aujourd’hui tu peux t’attendre à quelque chose de fameux. Non, mais ce que tu vas prendre pour ton rhume. Fainéante ! Propre à rien ! Tu vas voir ça. Attends un peu. Et puis empoche toujours ça. C’est un à compte.

Il avait forcé son diapason peu à peu, attisant sa colère en l’exhalant. Et il avait envoyé à Marguerite une gifle à toute volée qui la faisait reculer jusqu’au mur où elle tombait assise sur une chaise. Elle se mit à pleurer, gémissant doucement.

La mère s’était retournée en une velléité de courage et elle disait :

— Tu sais que je n’aime pas que tu la battes. Parce que tu es mon mari, ce n’est pas une raison. Après tout elle n’est pas ta fille.

L’homme ricanait et, les poings fermés, il s’avançait sur la femme qui reculait, déjà craintive et domptée, et il lui hurlait dans la figure.

— Tu n’aimes pas ça ? Répète un peu. Répète un peu pour voir… Non, mais des fois ! Je ne te conseille pas, ma vieille, de le prendre sur ce ton là.

La femme se taisait. La tête basse, elle semblait attendre les coups. Mais l’homme se contentait de grommeler :

— Qui est-ce qui commande ici ?

Comme les femmes se taisaient, il frappa du poing sur la table. Les verres tintèrent et il hurlait :

— Nom de Dieu ! Ne parlez pas toutes à la fois. Alors quoi, je ne suis plus qu’un chien. On ne me répond même pas. J’ai demandé : Qui est-ce qui commande ici ?

La jeune fille se hasarda. Elle murmurait avec timidité :

— C’est toi, petit père, qui commandes ici. Tu le sais bien et nous le savons aussi. Mais je vais t’expliquer.

— Je n’ai pas besoin d’explications. C’est de l’argent qu’il me faut.

À ce moment la porte s’ouvrit ; deux fillettes de douze ans à treize ans entrèrent :

— Bonjour, maman ! Bonjour, petit père !

— C’est bon ! C’est bon ! assez de giries comme cela. Qu’on se mette à table.

— Qu’est-ce que tu as donc, petit père, tu es comme un crin.

Mais le colosse se mit à hurler qu’il ne voulait pas être embêté. Les deux fillettes comprirent que ce n’était pas le moment de plaisanter. Pourtant elles n’avaient rien de la timidité de Marguerite. C’est qu’elles étaient les véritables filles de Jean Trichard, ce colosse qui venait de malmener leur demi-sœur. Et cette pauvre femme si soumise devant lui n’était pas leur mère.

Puis des vagissements partirent d’un berceau. Et la mère y courait, prit un bébé dans ses bras, lui présenta une tétasse flasque. Ce bébé, c’était le lien, il était fils de cet homme et de cette femme.

La femme tenait dans ses bras l’enfant qui tétait goulûment. Ce qui n’empêcha pas Mme Trichard d’aller du poêle où elle piqua dans la casserole, à la table où elle donnait à chaque convive l’assiette chargée.

Marguerite mangeait à peine, mâchait, les dents longues, tandis que Rose et Berthe, les deux filles de Trichard, faisaient luire leurs quenottes blanches, se hâtaient de dépêcher les morceaux. Quant à Trichard, il mangeait d’un bel appétit, car il lui fallait beaucoup pour rassasier sa puissante animalité.

Sur un petit morceau de fromage, distribué parcimonieusement à chacun par la ménagère qui, toujours le marmot suspendu à son sein, s’était décidée à s’asseoir aussi à table, à prendre sa part du repas, ce dîner prit fin.

Trichard, dans le demi-verre de café qui lui avait été servi, avait versé une bonne mesure d’eau-de-vie de marc. Il lampa le mélange et il remplit encore le grand verre tant qu’il put avec l’eau-de-vie qui restait dans le carafon.

Mme Trichard le regardait avec inquiétude. Si bien que, impatienté, il disait :

— Eh bien ! Quand tu auras fini de me reluquer comme ça.

— J’ai peur que tu te fasses du mal.

— Ne t’occupe pas…

— C’est que tu sais bien ?…

— Quoi ?

— Rien ?

— Ah ! bon ! Je croyais que tu allais encore me raser avec tes bêtises.

Il s’occupait maintenant, tout en sirotant à petits coups, à regarder Marguerite avec persistance. Ses yeux s’allumaient d’un feu lugubre, ses lèvres se retroussaient sur des dents très blanches, en un rictus cruel, et ses joues, peu à peu, rougissaient, envahies par la congestion de la table et de la boisson et de l’ardeur de son désir

La jeune fille pâlissait. Elle tenait avec obstination ses yeux baissés et, pour se donner une contenance, elle jouait avec la nappe qu’elle avait prise entre ses doigts.

Trichard, visiblement, la convoitait. Mais une autre passion l’agitait aussi, peut-être, connexe à son désir. Une colère l’envahissait, la même colère terrible que tout à l’heure il avait su réfréner. Cela se voyait à sa contenance, à ses épais sourcils qui se fronçaient, tandis que le rictus cruel qui se jouait sur ses lèvres s’accentuait encore.

Il disait à Marguerite :

— Alors tu n’apportes pas d’argent ?

— Écoute, petit père…

— Je n’écoute rien.

La mère intervenait encore, la voix tremblante :

— Non, mais tout de même tu pourrais bien la laisser s’expliquer.

Il frappa encore du poing sur la table. Les verres, les assiettes tressautèrent, la mère et Marguerite eurent un sursaut de frayeur, tandis que les deux fillettes souriaient, énormément intéressées. Et Trichard gueulait :

— Nom de Dieu ! Je t’ai dit de te taire. Tu interviens toujours et c’est pour ça qu’il n’y a rien à faire avec cette fille qui devrait nous couvrir tous d’or, nous entretenir à nous la couler douce. Mais tout a une fin. Voilà trop longtemps que ça dure. J’ai été bon jusqu’ici, car les petites taloches que j’ai données ne comptent pas. Mais puisque je vois que ma bonté ne sert à rien qu’à l’enraciner dans son obstination, nous allons voir si les grands moyens ne réussiront pas mieux.

Mais l’amour maternel insufflait à Mme Trichard un courage qui lui était peu habituel. Sentant l’irrémédiable approcher, elle voulut encore conjurer le sort fatal qu’elle appréhendait. Avec des larmes dans la voix tremblante, les mains jointes elle suppliait :

— Je t’en conjure, mon Jean ? Il faut être juste, voyons ! Écoute-la d’abord, puisqu’elle te dit qu’elle veut s’expliquer. Tu ne sais pas ce qu’elle veut te dire et tu t’emportes… Sois raisonnable. Il n’y a donc pas moyen de te parler ?

Il avait écouté sans interrompre. Mais son sourcil se fronçait de plus en plus, le rictus s’accentuait et il ricanait d’une manière sauvage. Il pétrissait dans sa large main le dossier d’une chaise. Quand sa femme eut fini de parler, il lui disait :

— Voilà que tu recommences ! Tu es donc incorrigible ? Je t’ai dit de ne pas te mêler de cela. Et, nom de Dieu ! ne me force plus à le répéter. Ou sinon, gare à toi… Je ne te dis que ça ! Mais c’est pour la toute dernière fois et tout de bon.

Il s’avançait sur elle et, la chaise levée, il la brandissait au-dessus de la tête de la pauvre femme épouvantée qui se mit à crier à tue-tête.

— Prends garde à ce que tu fais. Tu pourrais tuer ton enfant.

Il commanda sur un ton, sans réplique possible ;

— Va remettre le mioche dans le berceau.

La pauvre Mme Trichard, sanglotant, ne comprenant que trop ce que cela voulait dire, obéissait. Par un stratagème fort naturel et futile, car il ne pouvait servir qu’à mettre son mari plus en colère, elle s’attardait à recoucher l’enfant. Elle n’en finissait pas de ramener les couvertures sur l’innocent qui, maintenant qu’il était gavé de lait, s’était endormi. Et elle restait encore à l’embrasser, quand son farouche mari s’écriait d’une voix de stentor :

— Est-ce que ce sera pour aujourd’hui ? Ou bien pour demain ?

Soupirant avec force, la consternation peinte sur ses traits, la misérable femme allait à Trichard qui se mit à la gifler à tour de bras, disant à chaque soufflet.


— Tiens ! Faudra-il encore te redire ce que j’ai déjà dit !… Tiens ! Voilà pour te rafraîchir la mémoire !… Tiens ! Voilà pour que tu n’oublies plus… Tiens !… Tiens !… Et tiens !

C’étaient de terribles soufflets, lancés d’une main sûre et lourde. La pauvre femme vacillait à chaque coup. Si elle ne se fut retenue des deux mains à la table, elle serait tombée. Marguerite, les yeux fous, la bouche entr’ouverte, horriblement pâle, contemplait avec désespoir cette scène coutumière, mais les deux petites filles riaient franchement, trouvant cette scène de douloureux martyre le plus joyeux des divertissements.

Après cette demi-douzaine de fortes gifles, si brutalement administrées, l’athlétique Trichard se reculait et, fermant le poing, il le lança avec force en pleine figure à la misérable femme, dont le nez brisé cracha aussitôt un flot de sang. Elle tombait avec un grand cri de détresse et Trichard, avec son hideux ricanement, déclarait :

— Voilà ! Et ce sera chaque fois comme cela. Dorénavant, je ne viserai plus qu’au portrait. Il n’y a que ça qui compte avec les femmes. C’est pas que tu sois encore bien ragoutante. Mais les plus laides n’aiment pas qu’on leur casse la figure.

Marguerite, par un mouvement instinctif, s’était élancée vers sa mère. Pauvre fille, que pouvait-elle tenter pour la secourir ? En quoi ses faibles bras pouvaient-ils s’opposer à l’énergie de cet homme brutal, si puissamment musclé ? Tout de même, ce fut par un effort où sa volonté n’était pour rien, qu’elle prit sa mère dans ses bras, l’asseyait sur une chaise et, avec une serviette sur laquelle elle avait fait couler l’eau de la carafe, elle essuyait le sang qui, jailli du nez, séchait déjà aux commissure des lèvres.

Trichard avait encore son répugnant ricanement. Il déclarait :

— C’est bien ça ! Tu me préviens. Car justement j’allais m’occuper de toi. À nous deux, ma petite. Et pour te montrer que je suis bon prince, que je vaux mieux que ta garce de mère ne le prétend, car c’est une sale langue qui trouve toujours à redire sur mon compte, je veux bien t’écouter. Tu vois ?

— Oui, petit père ! Je vais…

— Minute ! Je veux bien t’écouter. Mais tu ne parleras que quand je t’interrogerai. Et tu répondras sans détour et uniquement à mes questions. Sinon je pourrais me fâcher. Tu as compris ?

— Oui, petit père.

— Ça va bien ! Nous allons voir.

Tandis que la pauvre Marguerite, frissonnant de tous ses membres, restait déconcertée, il reprenait sa chaise, s’y asseyait tranquillement et, bourrant avec soin et sans se presser une courte pipe en bois, il lui disait :

— Viens me l’allumer.

Elle fit flamber une allumette et, l’approchant de la pipe que Trichard tenait entre ses dents, elle se mettait en devoir d’obéir. Mais le tremblement nerveux qui l’agitait faisait vaciller l’allumette qu’elle serrait entre ses doigts, et la flamme menaçait d’enflammer les grosses moustaches de Trichard qui, reculant vivement la tête, hurlait :

— Eh bien ! espèce de sotte, qu’est-ce qui te prend ?

Plus morte que vive, elle murmurait dans un souffle :

— Pardon, petit père.

Il lui prenait l’allumette des doigts, alluma posément, avec un soin de vrai fumeur, et, tirant coup sur coup de grosses bouffées, il disait sur un ton hypocritement doucereux :

— Tu as donc bien peur ?

— Oh ! oui, petit père.

— Pourquoi ?

— Mais tu es si vif, petit père. Tu te mets si vite en colère et alors tu ne te connais plus.

— Ça, c’est vrai, que je suis vif. Mais ça n’empêche pas les sentiments.

— Vois, comme tu as frappé ma pauvre maman ; disait Marguerite espérant amener une diversion au sujet brûlant qu’elle connaissait prêt à être abordé.

— Ne t’occupe pas de ta maman… C’est à nous deux, maintenant. Chaque chose vient à son heure.

Si tu voulais, on pourrait très bien s’entendre.

Elle se reculait, le dégoût peint sur sa belle figure, disait avec fermeté :

— Ça ! jamais.

— Oh ! jamais ?

— Non, je te dis. Tu me tuerais plutôt, je te le répète. Jamais ! Jamais.

Toute trace de frayeur avait disparu. Elle tenait la tête haute et ses yeux fulguraient. Très droite, son pied mignon, son pied étroit de Parisienne un peu avancé, elle était superbe dans sa pose de bravade et de généreuse indignation qui colorait ses joues d’une rougeur ardente. L’homme avec un gros rire :

— Ça va bien ! Tu dis « non », et je dis « oui ». Alors j’ai idée que ça va finir par des beignes. Je te vas coller quelques pains sur la figure et, quand tu auras la gueule de travers, on verra si tu diras encore non. Tu vois, ma fille, quand mézig a quelque chose dans le ciboulot, c’est pas encore toi qui le fera sortir.

Déjà la jeune fille pâlissait à ces menaces terribles sous leur goguenardise. Elle avait joint les mains et soupirait.

— Oh ! petit père…

Mais l’homme, tirant toujours de grosses bouffées de sa pipe, était resté assis, gardant un calme qu’il s’imposait. Le doigt tendu, il indiquait le sol devant lui d’un geste énergique et bref et il disait ;

— C’est pas tout ça. Nous en recauserons tout à l’heure. Pour le moment, je t’ai promis de t’écouter, je t’écouterai. Tu vas te mettre ici, à genoux, devant moi, en pénitence, et tu vas répondre à ce que je te demanderai. Compris ?

— Oui, petit père.

Elle s’agenouilla à même le carreau. Son cœur battait à grands coups, oppressé d’une transe mortelle et sa bouche sèche, elle mâchait à vide, avec une sensation d’amertume. C’était le goût de la fièvre et de l’angoisse, car elle prévoyait bien que ce qu’elle redoutait depuis longtemps allait advenir ce soir. La fatalité le voulait.

Ah ! pourquoi n’avait-elle pas réalisé cette menace faite devant Ernestine ? Pourquoi n’avait-elle pas couru se jeter dans la Seine ? Elle frissonna en pensant à l’eau sombre et froide, l’eau perfide à l’horreur attractive. Et elle se reprocha sa lâcheté. Puis elle se tordit les mains, songeant qu’elle avait seize ans à peine, qu’elle était jolie et qu’avec un peu de chance elle aurait pu avoir tant de bonheur. Puis elle pensa à son amie, à cette Ernestine qui était tout pour elle et qu’elle aimait d’amour mieux qu’elle n’aurait su aimer un homme.

Trichard la regardait de haut, tirant coup sur coup ses fortes bouffées dont la fumée bleue montait vers la lampe en volutes capricieuses.

Marguerite avait le regard perdu dans son rêve. Trichard n’existait pas en ce moment. Pas plus que toute autre réalité. Cela avait duré quelques secondes à peine et elle avait ressenti la joie d’une extase délicieuse, tout le souvenir des caresses exquises d’Ernestine se déterminait. Ce n’était plus de l’amertume qui emplissait la bouche mais la saveur ineffable des baisers reçus et donnés. La voix rude de Jean Trichard l’arrachait à son rêve si charmant.

— À quoi penses-tu ?

— À rien, petit père…

— Ah ! Tu avais tout de même un drôle de regard. Comme si tu avais déjà vu le loup et que tu penserais à lui. Il y a du mic-mac là-dessous. Mais après tout je m’en moque. Tout à l’heure j’aurai soin que tes yeux prennent la même expression. Pour le moment tu es bien libre de garder tes affaires pour toi. Excepté celles qui m’intéressent. Aussi tu vas me dire pourquoi tu n’as pas rapporté d’argent ce soir. C’est pourtant samedi, jour de paie. Dis voir, pourquoi tu ne rapportes rien.

— Petit père…

Déjà ses larmes avaient jailli. Son cœur tressautait dans les transes et bien qu’elle sut combien cet homme était farouche, inaccessible à la pitié, elle avait eu le geste qui désarme, le geste de la femme timide et faible qui implore l’homme robuste et hardi. Elle avait tenté de lui prendre la main pour y coller ses lèvres. Mais il la retirait avec brusquerie, s’écriait :

— Ah ! mais non ! Pas de grimaces, n’est-ce pas. Tu chialeras tout à l’heure. Tu pourras pleurer à ton aise, toutes les larmes de ton corps. Et je te promets que je te fournirai des motifs pour cela. Mais maintenant tu vas répondre tout uniment à ce que je te demande, sans faire de manières. Tu entends.

— Oui, petit père…

— J’écoute.

— Je vais te dire, petit père…

Mais la parole expirait encore sur ses lèvres. L’oppression de la crainte la rendait palpitante. Elle cachait sa figure dans ses deux mains et, éclatant en sanglots, elle pleura. L’homme eut un geste d’impatience qu’il réprima aussitôt et, quoique la fureur parut dans le ton durci de sa voix, il se forçait à articuler les mots posément, à parler avec lenteur.

— Je t’ai dit que tu pourrais pleurer tout à l’heure, quand je t’enlèverai la peau du derrière. Maintenant il faut répondre à ce que je t’ai demandé.

Une plainte de gémissements et de cris légers ce fut tout ce que Marguerite put fournir comme réponse. Elle exhalait des sanglots déchirants qui faisaient comme un hoquet où pointaient des lambeaux de phrase, des mots si mal articulés, qu’il n’était pas possible de les comprendre.

C’était un spectacle hautement attendrissant. Mais la pitié ne pouvait entrer dans le cœur de Trichard. Cet homme d’ailleurs, sollicité en ce moment, par les mouvements de la passion virile, savourait la terreur qu’il faisait naître. Le plaisir qu’il éprouvait de voir Marguerite trembler et pleurer devant lui ne laissait aucune place à l’attendrissement et le fortifiait simplement dans la pensée qu’il aurait cette vierge coûte que coûte, car il ne doutait pas qu’elle fût encore pucelle, Et si, tout à l’heure, le spectacle d’un regard de volupté l’avait frappé, il était à cent lieues de se douter de ce qui se passait entre Marguerite et son amie Ernestine.

S’efforçant encore de parler posément, avec une irritation de plus en plus évidente dans sa voix, il reprit :

— Pourquoi ne rapportes-tu pas d’argent ce soir ? C’est pourtant un bon métier que je te fais apprendre, ce métier de fleuriste, et on gagne de suite.

— Pas dans la maison où je suis maintenant… Je t’en prie, petit père, laisse-moi chercher autre part. Je ne veux pas rester chez Mme Klotz.

— Tu ne veux pas. Tu as dit que tu ne veux pas ? Répète un peu ! Non, mais répète un peu pour voir.

Il avait fermé ses gros poings menaçants, et, la pipe aux dents, il avançait la tête.

Marguerite, toujours à genoux, avait rejeté son buste en arrière et elle gémissait après avoir poussé un grand cri.

Mais déjà, Trichard, après avoir haussé les épaules, revenait, têtu, à sa question.

— C’est pas tout ça ! Je t’ai demandé pourquoi tu n’avais pas rapporté d’argent, ce soir. Tu vas me faire le plaisir de répondre à ma question et sans ambages, encore.

— Voilà, petit père. C’est que j’ai été mise à l’amende ?

— Pourquoi ?

Mme Klotz reçoit beaucoup de monde…

Elle s’interrompit, éclata en sanglots furieux et elle criait :

— Mais je t’ai déjà dit cela. C’est la même chose que la semaine passée.

Toujours avec son calme impressionnant, qui voilait mal son irritation, il reprit :

— Ça ne fait rien, dis tout de même.

— Eh bien ! Voilà ! Alors il vient beaucoup de vieux Messieurs.

— Tous ensemble.

— Non ! Ils viennent comme ça, l’un après l’autre, et elle les conduit dans l’atelier où nous sommes toutes des jeunes filles, car les arpettes, les deux apprenties, elles ont l’une treize et l’autre quatorze ans. Et puis il y a les ouvrières. Moi, avec mes seize ans je ne suis pas l’aînée, car il y a Charlotte et Ernestine qui en ont dix-huit, puis il y a la grosse Ida qui en a quinze et elle semble être l’aînée de nous toutes.

— C’est pas la peine de perdre ta salive dans des bavardages. Au fait, ma petite, au fait. Qu’est-ce qu’ils viennent faire ces vieux Messieurs ?

— Eh bien, ils se mettent à faire les beaux, à dire des choses pour nous faire rire. Mais ça m’est égal, les mots ce n’est que des mots. Je ris si je veux. Mais quand ces vieux dégoûtants se mettent à polissonner, ça ne me plaît plus. Alors je me rebiffe et Mme Klotz dit que je suis une insolente et elle me met à l’amende.

— Elle a raison, Mme Klotz.

— Oh ! petit père…

— Je te dis que tu es une sotte. Voyons ! Ces vieux ont de l’argent, tu n’as pas le sou. Les pauvres n’ont pas le droit de faire les dégoûtés, ils doivent être contents de ce que les riches veulent bien leur donner. Les occasions de bénéfice ne sont pas déjà si fréquentes. C’est pas malin de cracher dessus. Alors parce qu’un vieux Monsieur fait comme ça, parce qu’il veut un peu tâter tes nichons, voir si ce n’est pas du faux, tu fais ta Sophie.

Il avançait la main et, rudement, il avait empoigné le sein de Marguerite. Elle, se reculant, implorait.

— Oh ! petit père ! Lâche-moi.

Mais il tenait ferme et, ricanant, il lui faisait mal, froissait le sein sans pitié. Elle pleurait et gémissait. Mais sans en tenir aucun compte, il disait :

— Et puis ?

— Et puis qu’est-ce que tu veux que je dise ! répondait Marguerite dans ses larmes et ses gémissements.

— Je veux que tu me dises tout.

— Il y en a qui nous regardent et nous tripotent comme de la viande à l’étalage d’un boucher.

— Est-ce qu’ils ne demandent pas à voir vos jambes ?

— Certes oui !

— Alors qu’est-ce que tu fais ?

— Je les envoie au bain.

— Ah ! oui ! C’est ça que tu fais ! Salope ! propre à rien ! Fainéante qui nous laisserait tous crever de faim, alors qu’avec un peu de complaisance tu devrais nous rapporter de l’argent à plein tablier. Ah oui, c’est comme ça que tu es malhonnête avec les gens du monde. Car, je parie, moi, qu’ils sont très chic ces vieux Messieurs. Et tu les envoies au bain ! Tiens ! voilà un savon pour toi… Et puis un autre… Et encore… Tu sauras ce que c’est d’aller au bain quand c’est mézig qui le prépare. Tiens !… Tiens !… Tiens !… Empoche ça et puis ça, salope.

Il la giflait à tour de bras. Sa large main s’étalait sur les joues pleines en claques retentissantes, avec une répartition égale et équitable sur la joue droite et sur la joue gauche de l’infortunée Marguerite dont la tête vacillait comme le balancier de la pendule. Elle hurlait de son mieux, mais sans espoir d’une délivrance, sans possibilité d’une quelconque intervention.

Car, chose triste à dire, dans ces quartiers pauvres de l’immense Paris, l’égoïsme est parfait et l’ouvrier comprend très bien son confrère qui, parce que la soupe n’est pas prête, quand il rentre de l’atelier, administre à la ménagère quelques torgnoles bien senties. Est-ce qu’il ne ferait pas de même à sa place ? Et puis, n’arrive-t-il pas aussi que la femme tatillonne et, méchante, exaspère son mari jusqu’à ce qu’il lui impose la supériorité de ses muscles ? Et l’alcoolisme ? Combien d’ivrognesses qui narguent le pauvre diable laborieux, quand, après une journée de pénible travail, tout recru de fatigue, il réintègre le domicile conjugal, avec le vague espoir d’y trouver ces aises qu’il a si bien méritées, ce pauvre confortable résultant des soins attentifs du ménage. Et combien de femmes aussi qui aiment ça, qui raffolent des coups et ne sont tranquilles et contentes que lorsqu’elles en ont reçu une ample ration.

Ce sont là les considérations dont il faut tenir compte pour expliquer l’inertie des habitants de ces vastes immeubles dans les quartiers ouvriers, où tant de ménages sont parqués, quand, dans un de ces humbles logis, une dispute éclate, bientôt suivie du heurt des coups, de cris stridents et de sauvages appels au secours. Le vacarme traverse les murs minces, les murs bâtis économiquement. Ce vacarme emplit la maison. Et les femmes se mettent à rire, les hommes haussent les épaules. Personne n’intervient.

Voilà ce qu’il fallait expliquer au lecteur pour l’intelligence de ce véridique récit, où rien n’a été inventé, où l’auteur s’est borné tout simplement à classer les documents qu’il a recueillis, après une affaire qui a fini en cour d’assises par une cause retentissante, un procès qui a passionné l’Europe entière.

Marguerite, secouée du frisson de l’épouvante, ses beaux yeux débordants de larmes, ses joues tuméfiées sous les lourdes mains de Trichard, était restée à genoux. À présent, le buste incliné en avant, elle tordait ses mains, gémissait tristement. Mais son bourreau ne voulut pas permettre à cette manifestation de chagrin de se poursuivre librement. Il disait :

— Lève-toi !

Elle obéissait, se tenait devant lui, qui secouait sa pipe, la bourrait de nouveau, la rallumait encore, sans se presser. Et il disait à Marguerite :

— Alors quand ces Messieurs qui viennent causer avec vous, chez Mme Klotz, te demandent de leur montrer tes jambes, tu refuses ?

Il s’arrêtait de parler, dans l’attente d’une réponse qui ne venait pas. Un redoublement de sanglots, ce fut tout. Il ne s’en contenta point, hurla en grinçant des dents, avec férocité :

— Je te cause !

— Oui, petit père…

— Vas-tu répondre !

— Mais oui, c’est plus fort que moi, je ne peux pas leur montrer mes jambes.

Il eut un regard narquois, autour de la misérable chambre où il y avait à peine de la place pour se remuer, malgré l’indigence et la rareté des meubles, Car outre la table et six chaises, il n’y avait que le placard dans la muraille pour contenir les ustensiles de cuisine et les provisions et le poêle pour les faire cuire. Par contre, la salle exiguë était encombrée par le berceau pour le bébé et par deux lits, l’un où couchait Trichard avec sa femme, l’autre pour les trois jeunes filles, Marguerite et ses deux demi-sœurs.

L’homme, après ce regard significatif, eut un haussement d’épaules.

— Et moi ? Est-ce que je ne vois pas tes jambes tous les jours ? Et plus que ça encore ! Je te dis que je vois tout, le matin, quand tu croises tes jambes l’une sur l’autre, pour enfiler tes bas ! Quand tu es là en chemise, penses-tu que je ne vais pas me rincer l’œil à regarder ce qui me plaît ?

Elle le regardait effarée, la bouche entr’ouverte, si honteuse qu’elle en ressentait une peine sans nom.

Avec son sempiternel ricanement, il reprenait :

— Quand tu m’auras regardé ? En as-tu un air godiche ! Non, mais… Est il possible, pour une Parigote, d’être si bête que ça !… Mais j’en reviens à mes moutons. Alors tu refuses de montrer tes jambes à ces Messieurs qui te demandent ça poliment, sans doute. Est-ce qu’ils te le demandent poliment ?

— Oui, petit père !

— C’est bien, ça. Ils sont trop polis. S’ils l’étaient moins, c’est toi qui le serais davantage. Voyons si j’ai plus de succès. Et moi, si je te priais de me montrer ta jambe, tu ferais aussi des manières, tu me refuserais ?

— Oh ! petit père…

Elle se reculait toute effarée. Lui partait d’un gros rire plein de balourde grossièreté et il ricana :

— Voilà, je vois tes jambes tous les jours et toutes nues encore et maintenant que je te demande de lever tes jupes, tu ne veux pas. Je sais pourquoi. C’est parce que je t’ai demandé ça poliment. Ce n’est pas comme ça qu’il faut parler aux filles. Avec la politesse on n’arrive à rien. Ce n’est pas le langage qu’elles comprennent. Heureusement que je sais comment il faut s’y prendre avec ces femelles du diable. Mon éducation est faite depuis longtemps. Nous allons voir si tu comprends mieux la pantomime, je vais te chanter une romance, sans paroles, dont tu me diras des nouvelles.

Il levait sa forte, son épaisse main en geste de menace, la paume tournée vers Marguerite qui se mit à gémir tristement, l’implorant :

— Petit père, je t’en prie…

— Alors veux-tu lever tes jupes…

— Petit père, écoute-moi…

Mais il ne voulait rien écouter, rien savoir. Il avait pris la jeune fille par la nuque et il la couchait en travers sur ses genoux. Il lui assurait la tête contre son aisselle sous son bras gauche et il serra fortement. Elle battait des jambes avec désespoir. Mais il lui levait les jupes sans se presser et disait :

— Ils ont raison de vouloir voir tes jambes. Elles en valent la peine. J’ai idée que la semaine qui vient ne se passera pas sans que tu aies appris à t’en servir autrement que pour courir. Tu marcheras ! Je te le promets. Tu marcheras dans les grands prix et tu rapporteras de l’argent le samedi soir. Et Mme Klotz ne t’aura pas mise à l’amende.

Tout en parlant, il rabattait les jupes haut et les fourrait avec la tête qu’il continuait à presser sous son aisselle contre son gros biceps, dur comme le bois de chêne, puis il palpa les mollets de la jeune fille dont le cœur se fondait dans la honte et l’angoisse.

— Elles sont épatantes, tes jambes, pour une fille de seize ans. Il y en a de la bidoche et c’est ferme. Je comprends que les vieux casqueraient. Imbécile, va. Si je ne m’en mêlais pas…

Il écartait la fente du pantalon, refoulait le pan de la chemise d’une main insistante et fureteuse qui fit tressaillir l’infortunée Marguerite de honte et de dégoût. Et il ricanait.

— Mâtin ! Quel derrière ! C’est frais, c’est blanc, c’est appétissant comme un cœur à la crème. Attends, tu vas voir ça, je vais t’en donner pour deux sous. Ma parole il est si blanc qu’on dirait de la poudre de riz. Je vais y mettre du fard, moi. Je le faire rougir, ton fessier mignon. Et ce ne sera pas de honte. Non, ça sera du bobo que je vais t’y faire. Je t’ai dit tout à l’heure que je te donnerai des motifs pour pleurer et crier raisonnablement. Ah ! Ah ! comment trouves-tu ça ?

Son bras solide se levait haut, retombait avec force. Sa large main étalée couvrait les fesses de Marguerite de claques retentissantes. La pauvre fille poussait des cris déchirants, agitait follement ses jambes et suppliait :

— Oh ! pardon, petit père… Tout, je ferai tout ce que tu voudras…

— Tiens ! Tiens ! Voilà que tu te mets à parler raisonnablement, fit-il sans cesser de frapper. Je savais bien que tu y viendrais.

— Oh ! petit père : Oh ! Oh ! Tu fais si mal. Oh ! là ! Oh ! là ! là ! Oh ! je t’en prie.

— Alors, si je te lâchais maintenant, si je te remettais sur tes pattes, tu me montrerais tes jambes et tout ce que je voudrais ?…

— Oui ! Oui ! Certes ! Tout ! Oh ! laisse-moi.

Mais il ne se hâtait pas de la laisser. Sa main frappait dru et ferme, martelait ces belles chairs comme le fer sur l’enclume. Et il disait encore :

— Et si des Messieurs, vieux ou jeunes, chez Mme Klotz, demandent à voir tes jambes et puis tout ce qu’ils voudraient, tu refuserais, peut-être ?

— Oh ! petit père !

— Ah ! voilà ! Voilà comment tu me réponds. Parce que j’ai cessé un moment la conversation de ton derrière avec ma main. Mais voilà que ça recommence. Tu vois que je ne suis pas à bout d’arguments.

— Oh ! Oh ! Laisse moi… Ça fait trop mal… Je sens… Oui je sens que je vais… je vais devenir folle.

— Oui, ou non, montreras-tu aux clients de Mme Klotz tout ce qu’ils te demanderont de leur faire voir ?

— Oui ! Oui ! Tout… Tout, te dis-je… Tout ce que tu voudras. Je ferai tout… Tout ce que tu commanderas, petit père chéri. Laisse-moi, oh ! laisse-moi. Je t’en supplie…

Sa voix rauque, entrecoupée de sanglots, de sanglots fiévreux, emplissait la chambre de ses éclats.

La douleur devait être effroyable, la souffrance affolante, car elle battait l’air de ses jambes d’une manière spasmodique… Et ses mains, fortement collées l’une contre l’autre se tordaient en une frénésie de supplication.

Mme Trichard, l’œil sombre, à l’écart, regardait cet angoissant spectacle. Deux grosses larmes coulaient lentement le long de ses joues. Visiblement elle n’osait intervenir, sachant que cela ne servirait de rien, sinon à exaspérer son mari qui alors, dans sa rage, aurait pu faire un mauvais coup, traiter sa fille plus inhumainement encore et décharger encore son regain de colère sur sa femme.

Quant aux deux petites filles, elles semblaient s’amuser énormément, elles se poussaient du coude, éclataient de rire, et imitaient, en se moquant, les mines de désespoir et de douleur de l’infortunée Marguerite qui hurlait et se démenait sous les mille aiguillons de l’effroyable fessée, tortillant ses reins souples, son derrière si éprouvé, battant l’air de ses jambes aux fins contours arrondis.

Enfin, après une formidable claque qui pétait, sèche comme une détonation, et arrachait à la pitoyable victime un rauque hurlement, Trichard daigna surseoir et il interrogeait encore :

— Alors si je te laisse aller…

— Oh ! oui, petit père… Laisse-moi.

— Tais-toi !

— Oui, petit père.

— Alors si je cesse de te fesser, tu vas te tenir là devant moi, comme tout à l’heure, lever tes jupes aussi haut que je voudrais et faire tout ce que tu pourras pour me séduire, comme si j’étais un vieux Monsieur au sac, un de ces clients de la mère Klotz qui ne regardent pas au pognon et pour qui rien n’est trop chaud, ni trop froid, pourvu que la gonzesse leur porte à la peau. Tu as compris ?

— Oui, petit père.

Il lui donna encore une forte claque qui la fit sursauter et crier de douleur et de surprise et il disait :

— Et tu le feras ? Tu m’obéiras ?

En parlant, il avait étalé sa large main sur les pauvres fesses rouges et brûlantes, tout endolories


de la cruelle fessée. La jeune fille, pantelante, murmurait en un souffle :

— Tout ! Petit père ! Je ferai tout pour vous contenter.

— Ça va bien !

Il la mit debout, rudement. Elle se tenait devant lui, gauchement, ne sachant quelle contenance tenir. Et les larmes ruisselaient sur ses belles joues, ses yeux étaient rougis et dilatés par l’épouvante, les fines ailes de son nez palpitaient. Il commandait :

— Eh bien ?

Timidement elle se troussait. Mais à peine si elle montrait sa cheville. Elle se troussait plus haut que cela, dans la rue, quand il pleuvait. Mais à cette idée que c’était pour plaire à un homme, lui révéler les trésors de sa beauté et que cet homme c’était son beau-père, le mari de sa mère, une invincible honte paralysait ses mouvements. Il eut son féroce rictus, avec son insupportable ricanement et il disait :

— Alors quoi ? Tu n’en as pas eu assez. Tu n’as qu’à le dire. On recommencera.

Sa main se levait, prête à accompagner la menace par l’action. Mais la parole avait suffi. La jeune fille, éclatant en une crise de sanglots, levait à deux mains ses jupes plus haut que la jarretière.

— Non ! Plus haut encore.

Ses coudes écartés, ses bras faisant comme deux anses à son buste, elle levait les jupes à mi-cuisse.

— Encore ! fit l’irascible Trichard.

En un geste d’une indécence adorable, parce que la peur le commandait, elle soulevait les jupes au-dessus de la tête, se montrant jusqu’à la ceinture. Et elle apparut ravissante ainsi avec ses jambes élancées, admirablement galbées, et ses cuisses fermes, si juvéniles, que l’étoffe tendue du pantalon moulait à souhait pour le plaisir des yeux.

Trichard lui commandait encore :

— C’est bien, reste ainsi et viens ici, près de moi.

Il la saisissait et il la fit rougir de honte et de dégoût sous ses attouchements et il ordonnait encore :

— Embrasse-moi.

Elle lui tendit ses lèvres et, sous l’odieux baiser qu’elle dut subir, elle frémissait, sa bouche emplie d’amertume. Elle fermait les yeux, tâchait d’évoquer l’image d’Ernestine, mais les grosses moustaches raides de Trichard lui piquaient le nez et rendaient l’illusion impossible. Il reprenait :

— Embrasse-moi mieux que cela.

Sa voix était rude et sévère et, pour l’appuyer, il avait allongé à Marguerite, interdite et tremblante, un grand soufflet. Elle l’embrassa de son mieux, comme elle aimait à embrasser son amie Ernestine.

Il parut content et disait :

— Ça va bien. Maintenant tu vas te mettre en chemise et tu iras te coucher.

Mais comprenant que l’instant fatal était proche, que l’heure maudite, redoutée depuis longtemps, allait sonner, l’infortunée jeune fille s’écroulait sur une chaise, et, la tête dans ses mains, le buste en avant sur la table, elle pleura amèrement, gémissant d’une manière lugubre.

Il la secouait par l’épaule rudement et s’écriait d’une voix tonnante :

— Alors quoi ? C’est sérieux ! Tu en veux encore ?

— Oh ! petit père… Si tu savais…

— Je ne veux rien savoir…

— Oh ! que je suis malheureuse.

— Tu vas l’être encore bien plus, si tu n’obéis à l’instant.

Il grinça des dents, ses yeux s’injectèrent et il criait d’une voix qui résonna comme les éclats de la foudre aux oreilles de Marguerite épouvantée :

— Et que ça ne traîne pas ! Je te donne deux minutes pour être au pieu. Est-ce que tu te figures par hasard que tu vas pouvoir te payer ma poire ? Tu n’es pas assez riche pour cela.

Elle se dressa, comme galvanisée par une secousse électrique. Elle marchait raide, tout d’une pièce, comme si elle eut agi automatiquement. De fait, l’épouvante l’hypnotisait. Elle se sentait si veule, si irrémédiablement soumise à la volonté de cet homme qui lui semblait odieux dans sa cruauté, mais qui lui paraissait grand par le prestige de la force. Elle obéissait, la mort dans l’âme.

Bientôt elle fut en chemise et, sans regarder derrière elle, elle se dirigeait vers son lit, avec la vague notion qu’il allait y entrer en même temps qu’elle et la prendre.

Mais il lui criait :

— Ce n’est pas la peine d’être si pressée après avoir été si lambine. Tout à l’heure tu ne voulais pas et maintenant tu te dépêches ? Nous avons le temps. Viens ici.

Le cœur gonflé de peine et de rancune, elle pensait ne tenir aucun compte de ce qu’il disait et déjà un pied dans le lit, elle allait se hisser sur ses poignets, lorsqu’il lui criait encore.

— Ah ! ça, tu veux donc que je t’enlève la peau du derrière. Ce ne sera plus avec la main que tu auras la fessée. Tu vas voir avec quel joli outil je vais t’épousseter les fesses.

Ses fesses ! Elle y sentait encore les intolérables élancements, la cuisante souffrance de la flagellation qu’elle venait de subir. Elle se retourna vivement et rencontra son regard étincelant, son abominable rictus. Il répétait :

— Viens ici ! Tout de suite.

Elle allait à lui qui, toujours assis sur sa chaise, n’avait pas lâché sa pipe qu’il entretenait par de longues aspirations, d’âcres bouffées qu’il dardait droit devant lui. Il la prenait par la taille, l’asseyait sur ses genoux et il ne cessait de sucer sa pipe que pour lui infliger ses baisers qui sentaient le caporal ordinaire et le trois-six, l’ignoble eau-de-vie de marc du bistro. Il la caressait, la flattait de la main, comme les amants éperdus de tendresse. Elle se cabrait de honte et de dégoût et elle se demandait si ce supplice n’était pas plus intolérable que l’autre, l’atroce, l’épouvantable fessée.

Mais Trichard en prenait à son aise, la pelotait sans un répit. Comme ces attouchements grossiers ressemblaient peu aux effleurements savants et perfides des doigts déliés d’Ernestine !

Enfin, comme une proie, Trichard l’emportait dans ses bras. Il la jetait sur son lit à lui, le lit conjugal où il avait coutume de dormir à côté de la mère, et il posséda Marguerite sans vergogne, en présence de la mère accablée de chagrin et de honte et des deux petites filles qui, avec des remarques d’une effronterie obscène, s’égayèrent fort des cris, des gémissements et des pleurs de la vierge aux abois, imitèrent en une comique parodie sa lamentation et ses appels à la pitié.

Marguerite restait écroulée, comme morte, et Trichard disait à sa femme :

— Laisse-la encore un peu. Puis faudra voir à changer les draps et qu’elle aille coucher dans son lit, avec les gosses, comme à l’habitude.

À ce moment la petite sonnette tinta et quelqu’un à la porte toussa.

— Tiens, une visite ! fit Trichard. Ça n’arrive pas souvent. Qui ça peut être ? Iras-tu voir, fainéante.

Mme Trichard, dans une inexprimable confusion, était restée comme médusée. À la toux, on reconnaissait que c’était une visiteuse, c’était le ton fluet d’une femme qui tousse par contenance, pour avertir qu’elle n’entend pas être indiscrète.

À la brutale injonction de son mari, Mme Trichard allait ouvrir et elle entrebâilla la porte à peine, avançant la tête, avec le vague espoir que la personne qui sonnait devait se tromper et qu’elle s’en irait, sans avoir pénétré dans la chambre de désolation où une scène si atroce venait de se dérouler.

Ce fut encore une déception.

M. Trichard, s’il vous plaît ! fit une voix sèche et pointue, une voix de femme.

— C’est ici, Madame, intervint Trichard. Donnez-vous donc la peine d’entrer.

Et Mme Klotz, que Mme Trichard n’avait vue qu’une fois et qu’elle n’avait pu reconnaître dans l’obscurité qui régnait sur le palier, Mme Klotz fit majestueusement son entrée dans la chambre, tandis que Marguerite, tirée de son demi-évanouissement par cette intrusion sensationnelle, poussait un cri de frayeur et de surprise.

— Bonsoir petite, fit Mme Klotz. C’est bien pour vous que j’ai monté les quatre étages. Bonsoir, messieurs et dames.

— Donnez-vous la peine de vous asseoir, fit Trichard avec obséquiosité. Qu’est-ce qui nous vaut l’avantage de votre visite ?

— Vous êtes M. Trichard, sans doute ?

— Parfaitement. J’ai l’honneur d’être M. Trichard, et vous, Madame ?

La dame avait mis un face-à-main devant ses yeux et lorgnait chacun dans la chambre d’un air plus insolent qu’impertinent.

— C’est juste ! fit-elle. Chère Madame, présentez-moi donc à votre mari.

— Voilà ! c’est Mme Klotz, la patronne de Marguerite, fit Mme Trichard.

— Ah bien ! disait Trichard avec une certaine méfiance. Vous venez sans doute nous dire que la petite ne convient pas ?

— Pas du tout ! fit Mme Klotz étonnée. Elle convient très bien, quoique je ne sois pas très contente d’elle. Et, tenez, j’ai encore dû la mettre à l’amende. Elle devrait vous rapporter beaucoup d’argent.

— Si vous ne lui en donnez pas.

— Ça, c’est bien de sa faute. Mais tenez, fit-elle en jetant sur la table une pièce de dix francs, voilà pour sa semaine. Elle pourrait vous rapporter dix fois autant, si vous saviez vous y prendre.

— Qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Ça ne me regarde pas. Persuadez-lui que l’argent est une bonne chose et qu’on est bien bête de se contenter de rien quand on pourrait avoir beaucoup. Tenez, voilà quelque chose que je vous ai apporté qui vaut mieux que tous les conseils que je pourrais vous donner. Vous ouvrirez ce paquet quand je serai partie. Bonsoir, messieurs et dames.

Au moment où Mme Trichard allait refermer la porte sur elle, sans plus de cérémonie, car à peine si elle était sur le palier, elle se retournait et, passant la tête dans la chambre, elle disait encore :

— Vous savez, ne vous gênez pas. Si Marguerite ne venait pas demain à l’atelier, ni même après demain, je comprendrais ça. Et, probable alors, qu’elle vous rapporterait la forte somme samedi prochain.

Elle s’engouffrait dans l’escalier, disparaissait, telle une gazelle, moins la timidité.

Trichard, étonné, bougonnait entre ses dents.

— Je veux que le loup me croque et me craque, si j’y comprends goutte.

Mme Trichard secouait la tête d’un air triste. Il lui demandait :

— Et toi ? Qu’en penses-tu ?

— Rien de bon !

— Ah oui ! Te voilà encore avec tes sottes préventions. Elle est bien convenable, cette Mme Klotz, et pas fière. Mais un peu ténébreuse dans ce qu’elle dit. Voyons si ce paquet qu’elle m’a dit d’ouvrir m’en apprendra davantage. Il y a peut-être là-dedans la clef de l’énigme.

Mme Trichard haussait les épaules d’un air découragé, Après l’atroce scène du viol de sa pauvre Marguerite, tout lui était égal. Rien de ce qui pourrait survenir ne pourrait la toucher. Elle croyait avoir épuisé jusqu’à la lie la coupe des malheurs.

Trichard, lui, soupesait le paquet long et étroit enveloppé de papier de soie et soigneusement ficelé, laissé par Mme Klotz.

— Si ce n’était si lourd, je croirais que c’est une plume d’autruche.

Ses doigts s’égaraient dans le nœud. Il prit son couteau, un véritable eustache d’apache, un grand couteau à virole et il coupait la ficelle, arracha les couches superposées de papier.

Et il se mit à siffloter, ce qui était toujours, chez lui, le signe d’une profonde admiration.

— Ah ! ah ! fit-il. Elle n’est pas bête, Mme Klotz. Je comprends tout maintenant. En effet, Marguerite n’ira pas à l’atelier demain, ni après-demain. Je me charge de l’empêcher d’y aller.

Il avait extrait une forte et souple verge de l’amoncellement du papier de soie et, brandissant l’outil, il en frappa d’un coup l’air qui siffla d’une manière lugubre.

Marguerite, dans le lit où elle avait été violée, reposait dans une torpeur voisine de l’évanouissement, ce qui n’empêchait pas ses larmes de couler en abondance. Mais c’était silencieusement, sans un soupir, ni un sanglot.

Elle se redressa, les yeux tout ronds, comme des yeux de folle, la bouche ouverte et, avec un grand cri, elle retombait en entendant le sifflement de la verge et l’atroce menace de Trichard.

Outre la prostration dans tous ses membres, le souvenir de sa honte et la plaie du viol, elle éprouvait encore à ses fesses si éprouvées la cuisante douleur suite de la fessée subie. Et voici qu’on parlait encore de la fouetter, et ce n’était pas pour plaisanter.

Car, d’abord, quand il s’agissait d’une canaillerie, Trichard était là. C’était même la seule chose qu’il faisait sérieusement, avec un zèle qu’il n’avait jamais apporté au travail probe et laborieux.

Il s’en allait au lit, disait à Marguerite, épouvantée :

— Lève-toi !

— Oh ! Petit père…

— Lève-toi, je te dis…

Elle éclatait en sanglots furieux et, la tête sous son bras replié, elle bégayait :

— J’ai si mal… Oh ! tu m’as fait si mal… Si tu savais… Oh ! pitié…

— Lève-toi, je te dis, ou bien je te traîne hors du lit par tes cheveux et la tête en bas. Qu’est-ce que c’est ? Elle a bien fait de m’apporter ça, Mme Klotz. Ça va te faire devenir souple comme un gant. Tu as besoin d’apprendre à obéir.

Gémissante, Marguerite écartait la couverture, puis le drap. Elle y mettait une lenteur extrême, dans le besoin du répit, espérant, peut-être, un miracle, n’importe quoi qui put la sauver. Elle aurait mis le feu à la cambuse, fait brûler toute la tôle, la maison entière si cela lui avait été possible.

Mais Trichard l’empoignait par l’épaule d’une main brutale et, avec un grand cri de terreur, elle glissait la tête en bas, sur le bord du lit, tombait à terre tout de son long, se meurtrissant encore ses pauvres fesses déjà si endolories.

D’un coup de pied, il la mit debout. Elle se tenait devant lui, médusée, pantelante, regardant, avec des yeux d’agonie, ce hideux fouet qu’il agitait tout près de sa figure. Elle en était comme hypnotisée. Lui semblait en proie à une joie furieuse. Il riait et il grinçait des dents, tout à la fois, et il s’écriait d’une voix terrible :

— Ah ! Ah ! Qu’est-ce que tu en penses ? C’est avec ça que je vais proprement t’épousseter le derrière. Je vais t’en racler toute la peau. Il faut que je vois le sang… ton sang… te couler le long des jambes jusque sur les talons. Elle a raison Mme Klotz ; tu en rapporteras de l’auber, de la bonne braise, du bel argent, samedi prochain, le jour de la paie. Tu ne seras plus insolente avec ses clients. Tu ne seras plus insolente avec personne. S’ils demandent à voir tes jambes, tu leur montreras encore ton derrière. Après qu’il sera guéri. Tu leur montreras tout ce qu’ils voudront voir. Quand tu auras envie de refuser, tu n’auras qu’à penser à ce que je vais te faire ce soir et ce que je te ferais chaque fois que ce sera nécessaire pour que tu songes à gagner ta vie convenablement.

Ses yeux luisaient d’une joie féroce. La pauvre Marguerite, suffoquée par les transes, grelottait de peur et ne trouvait pas un mot à prononcer pour implorer une pitié qu’elle connaissait impossible.

Il ne se pressait pas, jouissant de la terreur que son attitude et ses paroles éveillaient dans cette victime qu’il regardait de ses yeux cruels, en ricanant.

Les deux petites filles de Trichard, Rose et Berthe, battaient des mains, donnaient tous les signes d’un plaisir exubérant, tandis que le nourrisson dans son berceau continuait à dormir sagement, souriant aux anges.

Mais Mme Trichard, avec son air las de victime résignée, s’avançait peu à peu et, tout à coup, elle bondissait, se campant devant Trichard :

— Je te défends de la frapper. Après tout, tu n’en as pas le droit. Ce n’est pas ta fille !

Il n’en revenait pas. Voilà que ce mouton devenait enragé. Il en oublia un instant Marguerite et s’écriait :

— Je n’ai pas le droit ? Tu me défends ? Toi… Tu me défendrais quelque chose. Ah ! laissez-moi rire, Messeigneurs.

Il riait, en effet, d’un rire rauque et funèbre, et il secouait sa femme follement. Il l’avait prise par les épaules et laissé tomber la verge. Tout à coup, il ouvrit ses bras et il projetait Mme Trichard contre la muraille où elle s’écrasait avec un heurt mat. Elle resta un moment alourdie, puis, rampant vers lui, elle disait :

— Je t’en prie, ne la bats pas. Tu en as déjà tant fait ce soir. Laisse-là ! N’est-ce pas, ma petite Marguerite, tu feras tout ce que petit père voudra ?

Et Marguerite éclatait en sanglots furieux, criant :

— Comment ? c’est toi, mère, qui me conseille cela !

La misérable Mme Trichard se laissait tomber en avant sur le lit d’où son cruel époux venait de tirer sa fille et, la tête enfouie dans les coussins elle pleurait, ne voulant pas voir ce qui allait suivre et qu’elle était dans l’impuissance d’empêcher.

Trichard ramassait la verge tombée à terre et il disait à Marguerite :

— À nous deux, maintenant :

Berthe s’écriait :

— Oh ! oui, papa, fouette-la bien.

Et Rose, battant des mains, déclarait :

— Comme ça va être amusant.

Mais Trichard ne se pressait toujours pas. Il ramassait la grosse ficelle qui avait servi à nouer le paquet. Puis il prenait une chaise, la plaçait devant lui, de manière à ce que le dossier, de profil, se trouvait devant sa main gauche. Il saisissait la pantelante Marguerite par la nuque et la couchait sur la chaise au barreau de laquelle il attacha ses mains. Elle ne cessait de gémir et de le supplier. Mais tout en vain. Quand il eut expédié ses préparatifs, il saisissait encore Marguerite par la nuque qu’il engagea entre ses fortes cuisses, et il serra, de façon que la tête de la pauvre fille, plus basse que son derrière, se trouva serrée comme dans un étau. Il lui releva la chemise et constata le mal qu’il lui avait fait par sa rude fessée, car les fesses, tout à l’heure d’un rouge ardent, étaient maintenant semées de taches bleues entourées d’un liseré jaunâtre.

Marguerite, au comble de l’épouvante, poussait


des cris stridents et Trichard ne se hâtait toujours point de commencer le supplice.

Les petites filles se poussaient du coude et s’impatientaient. Puis elles se divertissaient à parodier les gémissements de leur demi-sœur, à imiter ses contorsions ; sur le lit, la mère, toujours étendue, poussait une lamentation aiguë et triste.

Enfin Trichard levait le bras et, de toute sa force, il appliquait sur les fesses meurtries un grand coup de la verge longue, touffue et élastique. Un cri sauvage répondait à cette attaque. Marguerite démena ses jambes, en battait l’air follement, dans une frénésie de souffrance. Elle donnait des coups de nuque désespérés. Mais sa tête était engagée comme dans un étau entre les cuisses nerveuses de Trichard. Déjà il frappait un deuxième coup et une contraction spasmodique, un frisson d’angoisse et de détresse courut encore comme une onde de mort sur le corps de la misérable suppliciée.

Entre ses cris, ses hoquets de sanglots, s’élevaient des appels à la pitié.

— Oh ! petit père… Je t’en prie… Non ! Non !… Ne frappe plus… Oh ! tu vas me tuer… Pitié !… Tout… Je te dis tout… Tout ce que tu voudras, je le ferai.

— Menteuse ! Tu dis ça maintenant, parce que tu sens le fouet. J’ai bien vu, tout à l’heure, quand ta mère te disait d’obéir, que tu n’en as pas l’idée. Mais je vais te la faire entrer dans le ciboulot par le derrière. Tiens ! Tiens ! Tiens !

Il frappait avec rage. La verge s’émiettait par la force de ses coups. Les brins de bouleau se cassaient sur les fesses palpitantes de Marguerite, volaient à travers la chambre, jusque sur le lit où la pauvre mère ne cessait de sangloter, se bouchait les oreilles pour ne pas entendre les cris éperdus de sa fille, s’enfonçait la tête dans l’oreiller pour ne rien voir de la scène d’horreur.

Et les petites filles riaient de joie, tandis que la voix rauque de la hurlante Marguerite faiblissait de plus en plus et que du fessier si torturé, le sang suintait en gouttelettes qui, s’agglomérant, ruisselaient en filets, le long des cuisses. Et, sur un coup plus violent, le corps de Marguerite s’abandonnait, ses jambes ne remuèrent plus. Elle était évanouie.

Trichard la laissait, allait à sa femme, la secouait.

— Va soigner ta fille !


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