La Terre qui meurt/XV
XV
LE COMMANDEMENT DU PÈRE
Le soir était venu, le soir de février qui appesantit son ombre de si bonne heure. La baie de la grange ne laissait plus entrer qu’une lueur douteuse, comme une cendre grise qui effaçait les formes. Toussaint Lumineau avait ramené les bras le long de son corps. Assis sur le madrier, le visage levé dans les demi-ténèbres, il attendit que le valet eût traversé la cour. Lorsqu’il eut vu se fermer, en face, la porte de la salle éclairée où Mathurin veillait, il abaissa les yeux vers sa fille.
— Rousille, dit-il, as-tu toujours ton idée pour Jean Nesmy ?
La petite, agenouillée sur le sol, silhouette toute menue, haussa lentement la tête. Elle se pencha en avant, pour mieux voir celui qui lui parlait d’une manière si nouvelle. Mais elle n’avait rien à cacher ; elle n’était pas de celles qui ont peur ; elle retint seulement son cœur, qui aurait voulu tout crier à la fois, et dit, avec un calme apparent :
— Toujours. Je lui ai donné mes amitiés, et je ne les retirerai point. Maintenant qu’André est parti, je comprends bien que je ne peux plus m’en aller, habiter le Bocage. Mais je ne me marierai pas. Je resterai fille, et je vous servirai.
— Tu ne m’abandonneras donc pas, comme eux ?
— Non, mon père, jamais.
Le père lui posa la main sur l’épaule, et elle se sentit enveloppée d’une tendresse inconnue. Un remerciement allait d’une âme à l’autre. Autour d’eux, le vent faisait rage et courait dans la pluie.
— Rousille, reprit le métayer, je n’ai plus de fils. André m’a trahi le dernier. François n’a pas voulu revenir. Il faut pourtant que la Fromentière continue d’être à nous ?
La voix douce et ferme répondit :
— Il le faut.
— Alors, ma petite, dit Lumineau, c’est tes noces qui vont sonner.
Rousille n’osait pas comprendre. Elle s’avança un peu, sur les genoux, jusqu’à toucher le père. Elle aurait voulu que le jour revînt pour éclairer les yeux qui la regardaient. Mais on ne voyait plus.
— J’avais toujours espéré, continua le métayer, qu’il y aurait un homme de mon nom pour commander après moi. Dieu me l’a refusé. Toi, Rousille, j’aurais aimé te marier avec un Maraîchin comme nous, quelqu’un de notre condition et de notre pays. C’était peut-être de l’orgueil. Les choses n’ont pas tourné selon mon goût. Crois-tu que Jean Nesmy reviendrait bien à la Fromentière ?
— J’en suis sûre ! J’en réponds pour lui : il reviendra !
— La mère ne nous fera pas d’affront, au moins ?
— Non, non ; elle aime trop son fils ; elle sait tout… mais Mathurin !…
Elle étendit le bras en arrière, vers la maison cachée dans l’ombre.
— Mathurin ne voudra pas, lui ! Il nous déteste ! Il nous rendra la vie si dure que nous ne pourrons pas rester ici.
— Mais moi, je vis encore, ma petite, et je veux vous ramasser tous trois autour de moi !
Rousille avait-elle bien entendu ? Le père avait-il prononcé ces mots de fiançailles ? Oui, car il s’était dressé tout debout, et, en se relevant, il avait relevé son enfant. Il la retenait près de lui : il l’enveloppait de ses bras ; il pleurait ; il ne pouvait plus parler.
Cependant, pour avoir serré contre son cœur cette jeunesse heureuse, il reprit vite courage.
— Ne crains pas Mathurin, dit-il ; je le raisonnerai et il faudra qu’il obéisse. J’avais renvoyé Jean Nesmy. C’est ma volonté à présent qu’il revienne, pour être mon fils et mon aide, et le maître quand je n’y serai plus.
Dans l’ombre, la jeune fille écoutait.
— Je veux qu’il revienne le plus tôt possible, parce que les meilleurs valets ne font pas prospérer les maisons. J’ai pensé à tout pour toi, Rousille. Tu vas sortir d’ici, et aller droit chez les Michelonne.
— Oui, père.
— Ça me donnera le temps de parler avec ton frère. Tu iras donc chez les Michelonne, et tu leur diras : « Mon père ne peut pas quitter la Fromentière, et laisser Mathurin, qui n’est pas bien, ces jours. Il vous demande de partir pour le pays de Bocage, et de prier la mère de Jean Nesmy, afin qu’elle nous renvoie son gars qui sera mon mari. Plus tôt vous partirez, et mieux vous ferez. »
Rousille pleurait à son tour. Toussaint Lumineau reprit :
— Va, ma Rousille… Salue bien les Michelonne… Dis-leur que c’est pour sauver la Fromentière.
Un souffle de voix répondit :
— Oui.
Rousille éleva les mains le long du cou de son père ; elle attira le vieux métayer, et l’embrassa. Puis elle s’écarta un peu, et, à travers l’ombre où ils ne pouvaient se voir, elle dit :
— Je suis heureuse, père. Je m’en vas chez les Michelonne… Mais que ça serait meilleur, si j’avais pu avoir tout notre monde à mes noces !
Et elle s’échappa dans la nuit, tandis que le père demeurait un moment, tout content et tout fier. Elle avait dit « notre monde », cette petite Rousille ; elle parlait comme les anciennes de sa race, qui avaient charge de la Fromentière ; elle ressemblait aux aïeules qu’elle n’avait pas connues, ménagères vigilantes, que l’on voyait ainsi, dès le jour de leurs fiançailles, heureuses et doucement inquiètes, emportant avec elles, comme un livre où l’on ne cesse plus de lire, la pensée de toute une famille et le souci de toute une ferme.
Rousille courait dans le chemin, et elle ne buttait pas contre les pierres. Il pleuvait, et elle ne sentait pas la pluie. Elle mettait quelquefois la main sur son cœur pour le calmer. Elle songeait : « Je suis heureuse » et cela la faisait pleurer.
Toutes les maisons de Sallertaine avaient leurs lampes allumées derrière les vitres, quand Rousille entra dans la longue rue. Mais les Michelonne craintives avaient déjà poussé le volet et mis le verrou.
— Oh ! dit-elle en frappant du poing, ouvrez donc vite, tantes Michelonne !
Véronique eut bientôt fait de tirer le verrou, d’ouvrir la porte et de la refermer aussitôt.
— Comme te voilà trempée, Rousille, s’exclama-t-elle, et sans cape ni mouchoir de tête par un temps pareil ! Sept heures viennent de sonner : qu’as-tu à courir les routes ?
L’aînée des sœurs prit la chandelle, l’approcha du visage de Rousille, et, voyant des traces de larmes :
— C’est donc encore du triste, ma petite ?
— Non, mes tantes : du bonheur !
— Alors asseyons-nous, et dis promptement !
Les Michelonne s’assirent sur le coffre, et firent asseoir Rousille sur une chaise, tout près, bien en face, pour mieux juger la joie qui allait parler. Chacune s’empara d’une main de la nièce. Chacune devint attentive. Les trois visages se rapprochèrent. La chandelle éclairait assez pour qu’on pût voir le sourire des lèvres ou des yeux.
— Il y a, dit Rousille, que mon père, n’ayant plus de fils, veut faire revenir Jean Nesmy.
— Comment, Rousille, ton bon ami ?
— Tante Michelonne, c’est pour sauver la Fromentière.
— Alors, tu te maries, mignonne ? Tu te maries ? dit Adélaïde, enthousiaste, à moitié soulevée, tandis que sa sœur se courbait, au contraire, pour cacher son émotion.
— Oui, le père l’a dit : si vous voulez m’aider.
— Si je veux ! mais tu le sais bien ; tu es ma fille ; tu peux demander : que te faut-il ? mais dis donc ? de l’argent ?
— Non, ma tante…
— Un trousseau qu’on coudrait toutes deux ?
— C’est bien plus difficile, dit Rousille : il faut faire un voyage, un grand.
— Moi, un voyage ?
— Vous ou ma tante Véronique. Il faut aller jusqu’en pays de Bocage. Notre père ne peut quitter la maison. Vous iriez parler pour lui à la mère de Jean Nesmy, et la décider à se priver de son fils. Voulez-vous bien ?
Aussitôt Véronique se redressa.
— Va dans le Bocage, Adélaïde : tu es plus allante que moi !
— Est-ce une raison ? Un si grand plaisir, rendre service à Rousille, pourquoi ne l’aurais-tu pas ?
— Ma sœur, tu es l’aînée : tu remplaces la mère.
— En effet, dit simplement Adélaïde.
Elle se tut un peu de temps, tout émue de la nouvelle et de la décision. Ses joues roses avaient pâli. Elle ajouta :
— C’est que, depuis quarante ans, je n’ai jamais dépassé la ville de Challans… Je ne comptais plus voyager… Où est-il, le pays de Jean Nesmy ?
Le visage épanoui, à cause des souvenirs qui lui venaient, Rousille toucha trois fois, du bout du doigt, la robe noire de la Michelonne.
— Ici, dit-elle, la ferme de Nouzillac, où il travaille ; là une paroisse qui a nom la Flocellière, et là les Châtelliers, où il y a le Château, la maison de chez lui.
— Je ne connais pas ces noms-là, mignonne ?
— Des collines, il y en a partout, des petites, des grandes, et beaucoup d’arbres. Quand le vent souffle de Saint-Michel, il pleut sans jamais manquer. Pouzauges n’est pas très loin.
— J’ai entendu parler de Saint-Michel et de Pouzauges, dans ma petite enfance, par des Boquins qui venaient chez nous chercher de la cendre. Et quand faut-il partir ?
Rousille répondit, en baissant ses yeux doux :
— Mon père est bien pressé : il a dit que le plus tôt serait le mieux.
— Seigneur Dieu ! je ne peux pourtant pas ce soir ? Regarde tout de même l’horloge, Véronique, toi qui vois clair.
La cadette se leva, trottina jusqu’au pied de la haute boîte qui se dressait entre les lits, et, déchiffrant péniblement l’heure, sur le cadran de cuivre :
— Trop tard, ma sœur ; le dernier tramway pour Challans vient de passer.
— Alors, dit Adélaïde, je me mettrai en route demain matin… J’ai de bonnes jambes pour aller jusqu’aux Quatre-Moulins, et une bonne langue pour demander ensuite mon chemin aux employés de Challans… J’irai… Tout le temps du voyage je penserai à toi, Rousille, et quand je verrai la mère Nesmy, — tu vas me trouver orgueilleuse, — je ne serai guère embarrassée… Je lui parlerai de toi… Ah ! oui, j’en dirai long… Pourquoi te lèves-tu, petite ?
— Pour rentrer, tante Michelonne !
Les vieilles Michelonne se mirent à rire, et répliquèrent en se hâtant, l’une après l’autre, chacune jetant sa phrase :
— Non, par exemple ! Tu n’as rien raconté ! Comment ton père s’est-il expliqué avec toi ? Et de François, que sais-tu ? Et Mathurin, que pense-t-il ? Reste, ma belle ; dis-nous tout ça, et ce qu’il faut dire à Jean Nesmy !
Comme des perdrix blotties dans un sillon, plume contre plume, quand la nuit tombe sur les champs, les trois femmes se groupèrent de nouveau, étroitement pressées, au fond de la boutique. Les mots, les regards, les sourires, le geste de la main, les larmes quelquefois, tout ce qui montre une âme allait de l’une à l’autre, et trouvait deux échos. Un murmure joyeux flottait dans la chambre des vieilles filles. Un peu de fièvre agitait Adélaïde. Véronique, sans vouloir le dire, s’inquiétait déjà de rester seule. L’heure passait. Des voisins, en éteignant leur lampe, disaient : « Comme elles veillent tard, mesdemoiselles Michelonne ! Le travail donne, dans leur métier ! »
Le bourg était tout silencieux, tout noir sous la pluie devenue glaciale, quand Rousille, sur le perron d’angle, se sépara de ses tantes. Des deux côtés, la même parole servit d’adieu. Adélaïde la dit d’abord. Rousille la répéta. Et c’était une promesse. Et c’était un remerciement.
— Demain matin !
— Demain matin ! »