La Terre qui meurt/X
X
LA VEILLÉE DE LA SEULIÈRE
La porte s’ouvrit avec fracas, et sur le seuil, illuminé par la vive lueur des lampes, Mathurin Lumineau apparut. L’entrée d’un revenant n’aurait pas produit plus d’effet. Le bruit cessa tout à coup. Les filles, effarées, s’écartèrent et se groupèrent le long des murs. D’étonnement, plusieurs gars ôtèrent leur chapeau, qu’ils avaient gardé pour danser ; des métayères se levèrent, à demi, des chaises où elles étaient assises. On hésitait à reconnaître le nouvel arrivant, à pareille heure, et dans ce lieu. Lui, brusquement frappé par l’air chaud, las et rouge, mais fier de la stupéfaction qu’il provoquait, droit sur ses béquilles, riant dans sa barbe rousse, il dit d’une voix éclatante :
— Salut à tous !
Puis s’adressant aux femmes groupées, qui se penchaient au fond de la salle, et caquetaient déjà :
— Qui veut danser une ronde avec moi, mes galantes ?… Qu’avez-vous à me regarder comme ça ? Je ne reviens pas. J’amène mon frère, le beau Driot, pour faire vis-à-vis.
On le vit s’avancer, et derrière lui le dernier fils de la Fromentière, mince et haut, la main au front, saluant militairement. Alors, dans toute la salle, ce furent des éclats de rire, des questions, des bonjours. Les danseuses se précipitèrent vers eux aussi vite qu’elles s’étaient écartées. Des mains d’hommes se tendirent de toutes parts. Les éclats sonores de la voix du vieux Gauvrit dominèrent le tumulte. Du fond de la seconde chambre, il criait, déjà un peu pris de vin :
— La plus belle fille pour danser avec Mathurin ! La plus belle ! Qu’elle se montre !
Ce ne fut pas pour obéir à son père que Félicité Gauvrit s’avança. Mais, un instant décontenancée par cette brusque entrée, observée par les femmes et par les hommes, elle comprit qu’elle devait payer d’audace, et, s’approchant de Mathurin Lumineau, ses yeux noirs dans les yeux de l’infirme, elle lui jeta les bras autour du cou, et l’embrassa.
— Je l’embrasse, dit-elle, parce qu’il a plus de courage que la moitié des gars de la paroisse. C’est moi qui l’avais invité !
Étourdi, enivré par tous les souvenirs qui s’éveillaient en lui, Mathurin se déroba une fois de plus. On le vit pâlir, et, tournant sur ses béquilles, fendre le groupe d’hommes qui se trouvait à sa gauche, en disant :
— Place, place, mes gars, je veux m’asseoir !
Il s’assit, dans la seconde chambre, à côté de plusieurs anciens, dont le vieux Gauvrit, qui s’écartèrent, et, pour première marque de bienvenue, lui versèrent un plein verre de vin blanc de Sallertaine. Selon l’usage et la formule consacrée, il leva le verre, et dit, tout pâle encore :
— À vous tous, je bois de cœur et d’amour !
Bientôt, il parut oublié, et les danses reprirent.
La métairie où l’on veillait, une des plus neuves du Marais, était divisée en deux pièces inégales. Dans la plus petite, quelques hommes, retirés des plaisirs bruyants de la danse, buvaient et jouaient des parties de luette avec le maître de la maison. Dans l’autre, par où les Lumineau venaient d’entrer, on dansait. Les tables avaient été rangées le long des murs, entre les lits : les rideaux de ceux-ci, relevés de peur des accrocs, s’étalaient sur les courtes-pointes. Une demi-douzaine de matrones, qui avaient accompagné leurs filles, se tenaient autour de la cheminée, devant un feu de bouses sèches, — le bois de ce pays sans arbres, — et sur la plaque du foyer, chacune avait sa tasse, où elle buvait, à petits coups, du café mélangé d’eau-de-vie. En arrière, des lampes à pétrole posées un peu partout éclairaient les groupes des danseurs. Ils étaient à l’étroit. Une atmosphère fumeuse, une odeur de sueur et de vin remplissait la maison. L’air glacé du dehors soufflait par le bas de la porte et, parfois, faisait frissonner les Maraîchines sous leur lourde robe de laine. Mais peu importait. Dans la salle, c’était un débordement de rires, de paroles et de mouvement. Jeunes gens, jeunes filles, ils venaient des fermes isolées, bloquées par l’inondation périodique ; ils étaient las de repos et de rêve. Une fièvre agitait ces reclus, pour peu de temps échappés et rendus à la vie commune. Tout à l’heure, sur l’immense nappe tremblante et muette, toute cette joie se disperserait. Ils le savaient. Ils profitaient de l’heure brève.
Les danses recommencèrent donc, tantôt la maraîchine, sauterie à quatre, espèce de bourrée ancienne, que les assistants soutenaient d’un bourdonnement rythmé ; tantôt des rondes chantées par une voix d’homme ou de femme, reprises en chœur et accompagnées par un accordéon que manœuvrait un gamin de douze ans, bossu et souffreteux ; tantôt des danses modernes, quadrilles ou polkas, pour lesquelles il n’y avait qu’un seul air dont la mesure seule variait. La plupart des jeunes filles dansaient bien, quelques unes avec un sentiment vif du rythme et de l’attitude. Autour de leur ceinture, les plus soigneuses et les mieux habillées avaient noué un mouchoir blanc, pour que le danseur ne gâtât pas l’étoffe de la robe quand, après chaque refrain, il enlevait sa danseuse à bout de bras et la faisait sauter le plus haut possible, afin de montrer la légèreté des Maraîchines et la force des Maraîchins. On se retrouvait, gens de la même paroisse et du même coin, on poursuivait les intrigues de l’hiver précédent, on se parlait d’amour pour la première fois, on se donnait rendez-vous au marché de Challans ou à quelque veillée prochaine dans une autre ferme, on se montrait les nouveaux venus. Parmi ces derniers, André Lumineau était le plus recherché, le plus gai, le moins embarrassé pour inventer des choses drôles et les dire.
Les heures passaient. Deux fois, le père Gauvrit avait traversé les deux chambres, ouvert la porte, et prononcé :
— La lune monte et on la verra bientôt, le vent s’élève et il gèle dur.
Puis, il était revenu prendre sa place autour de la table où les joueurs de luette l’attendaient, entre deux armoires. Mathurin Lumineau avait consenti à jouer. Mais il jouait distraitement, et regardait moins ses cartes qu’il ne guettait le passage, les mots, les gestes de Félicité Gauvrit. Déjà, à plusieurs reprises, l’habile et superbe fille s’était arrêtée avec son danseur dans la seconde pièce, pour échanger quelques paroles avec Mathurin. Elle rayonnait d’orgueil. Sur sa figure hardie, régulière, qui dominait la plupart des bonnets de tulle, elle portait la joie de son triomphe, car après six ans, la folie d’amour qu’elle avait inspirée durait encore, et lui ramenait les fils de la Fromentière.
Il était dix heures. Une petite Maraîchine, au visage rousselé comme le plumage d’une grive, lança les premières notes d’une ronde :
Quand j’étais chez mon père,
Petite à la maison,
M’en fus à la fontaine,
Pour cueillir du cresson.
Vingt voix de jeunes gars, et autant de voix de femmes reprirent en chœur :
Les canes, canes, les canetons,
Les canes de mon père, dans les marais s’en vont !
Et la ronde tourna dans les deux chambres. À ce moment, Félicité Gauvrit, qui avait refusé de prendre place dans la chaîne des danseurs, s’approcha de la table où était Mathurin, et celui-ci, aussitôt, jeta les cartes à un de ses voisins, et se leva entre ses béquilles.
— Restez, Mathurin, dit-elle. Ne vous gênez pas pour moi : je viens les voir danser.
Mais elle avançait une chaise, dans le coin de la pièce, et aidait Mathurin à s’y asseoir, et elle-même s’asseyait près de lui. Ils étaient dans la demi-ombre que projetait l’armoire. L’infirme ne regardait point Félicité Gauvrit, et elle ne le regardait pas davantage. Ils se trouvaient côte à côte, devant l’armoire de cerisier, et leurs yeux semblaient s’intéresser à ces danseurs qui passaient et repassaient dans la chambre. Mais, ce qu’ils voyaient, c’était tout autre chose : l’un le passé, les rendez-vous d’amour, les serments échangés, le retour de Challans dans la charrette, l’affreuse souffrance prolongée pendant des années, l’abandon, qui prenait fin en cette minute même ; l’autre apercevait l’avenir possible et peut-être prochain, les salles de la Fromentière où elle commanderait, le banc d’église où elle trônerait le dimanche, les saluts qu’elle recevrait des filles les plus fières du pays, et le mari qu’elle aurait, ce cadet des Lumineau, André, qui menait là-bas la ronde avec une enfant de quinze ans, celle qui chantait les couplets.
Mathurin parlait à voix basse, par petits mots que l’émotion coupait de silences ; et il était pâle, et il avait peur que cette minute de bonheur ne fût déjà finie. La fille de la Seulière, les mains à plat sur son tablier, grave, réservée, répondait sans se hâter, des phrases que personne n’entendait. Bien des yeux se tournaient vers le couple étrange que formaient les fiancés d’autrefois. La ronde tournait. Le refrain faisait sonner les murs.
La voix claire et rieuse de la petite Maraîchine chantait :
La fontaine est profonde,
Coulée y suis au fond.
Par le chemin z’il passe
Trois cavaliers barons.
« Que donnerez-vous, belle ?
Et nous vous tirerons ?
— Retirez-moi, dit-elle,
Après ça nous verrons. »
Quand la belle fut tirée,
S’en fut à la maison,
Se mit à la fenêtre,
Chantit une chanson.
« Ce n’est point ça, la belle,
Que nous vous demandions :
Ce sont vos amitiés,
Si nous les méritons. »
La danse s’animait de plus en plus. Les grands gars maraîchins prenaient les jeunes filles par la taille, et les faisaient sauter si haut que les coiffes de mousseline touchaient le plafond. Les commères buvaient une dernière tasse de café. Les joueurs de luette regardaient la sarabande se démener dans la poussière, dans la lumière inégale des lampes qui fumaient. Mathurin et Félicité, plus rapprochés, causaient toujours. Mais la fille de la Seulière avait abandonné une de ses mains entre celles de l’infirme, et c’étaient les mains velues et démesurées qui tremblaient, et c’était la petite main blanche qui semblait ne pas comprendre ou ne pas vouloir répondre.
La ronde finissait :
« Mes amitiés, dit-elle,
Sont point pour des barons ;
Ell’sont pour le gars Pierre,
Le valet de la maison. »
Félicité, pour la première fois, regarda Mathurin, et dit en riant, d’un ton de confidence :
— C’est l’histoire de Rousille, cette chanson-là !
— Vous ne savez pas ce qu’elle voulait ? repartit vivement Mathurin : se marier avec notre valet, devenir la maîtresse de la Fromentière. Mais, moi, je veillais ! J’ai fait chasser le Jean Nesmy. Et je vous jure qu’il ne reparaîtra pas de sitôt à la maison. À présent…
Il baissa la voix, il se pencha, le bout de ses cheveux fauves toucha la pointe du bonnet blanc qui ne recula pas :
— À présent, si tu veux encore de moi, Félicité, c’est toi qui seras la maîtresse de la Fromentière !
Elle n’eut pas le temps de préparer une réponse. Elle se trouva debout. Le dernier refrain de la ronde avait fini dans un murmure d’étonnement. Un homme était entré, et s’était avancé dans la première chambre jusqu’au milieu. Il dépassait les groupes de toute sa tête blanche, coiffée du chapeau qu’il n’avait pas même touché du doigt en entrant. Ses vêtements étaient couverts de gelée. Sur le bras gauche, il portait un vieux manteau, une loque brune, qui pendait. Et, sévère de visage, les yeux demi-fermés à cause de l’éclat des lumières, il cherchait quelqu’un. Tous s’écartèrent devant le métayer de la Fromentière.
— Mes gars sont ici ? demanda-t-il.
— Oui donc, répondit une voix derrière lui. Me voici, père !
— Bien, Driot, fit l’ancien, sans se retourner. Je n’ai pas peur pour toi, quoique ça ne soit pas ici la place de mes enfants. Mais, en vérité, il gèle à croire que tout le Marais sera pris avant le soleil levant. Et Mathurin pourrait en mourir, blessé comme il est ! Pourquoi l’as-tu amené ?
Dans le silence de tous, le métayer parcourut du regard la grande salle. Un mouvement de quelques-uns des assistants lui désigna Mathurin au fond de la salle voisine. Le père aperçut l’infirme et, près de lui, celle qui avait été cause de tant de souffrances et de larmes.
— La garce ! murmura-t-il. Elle l’aguiche encore !
Et il fendit impérieusement les groupes, ses épaules rejetant les danseurs à droite et à gauche.
— Gauvrit, dit-il en saluant de la tête le bonhomme qui s’était levé et s’avançait en titubant, Gauvrit, ça n’est pas pour te faire un affront. Mais j’emmène mes gars. La mort est dans le Marais, par des temps pareils.
— Je ne pouvais pas empêcher tes fils de venir, balbutia Gauvrit. Je t’assure, Toussaint Lumineau…
Sans l’écouter, le métayer haussa la voix :
— Hors d’ici Mathurin ! dit-il. Et prends la couverte que j’ai apportée pour toi !
Il jeta le vieux manteau ruiné sur les épaules de l’infirme, qui se leva sans mot dire, comme un enfant, et suivit le père. Les assistants, quelques-uns moqueurs, la plupart émus, regardaient cet ancien qui, à travers tout le Marais, venait arracher son fils à la veillée de la Seulière. Des filles disaient entre elles : « Il n’a pas eu seulement une parole pour la Félicité » ; d’autres : « Il devait être beau, quand il était jeune. » Il y eut une voix, celle de la petite qui avait chanté la ronde, qui murmura : « André est tout le portrait de son père ».
Ni Toussaint Lumineau ni ses fils n’entendirent. La porte de la Seulière se refermait derrière eux. Ils tombaient brusquement dans la nuit où courait le vent glacé. Les nuages étaient remontés très haut. Emportés à une allure désordonnée, fondus en larges masses, ils formaient des nappes d’ombre, successives, dont la lune argentait les bords. Le froid pénétrait les vêtements et traversait la chair. La mort passait, pour les faibles. Le métayer qui savait le danger, dégagea au plus vite les deux yoles arrêtées parmi d’autres au port de la Seulière. Il monta dans la première, fit signe à Mathurin de se coucher au fond, et poussa au large. L’infirme obéit encore. Pelotonné sur le plancher du bateau, couvert du manteau de laine, il ressembla bientôt, immobile, à un morceau de goémon. Mais, sans qu’on y prît garde, il s’était étendu, la tête tournée du côté de la Seulière, et, soulevant d’un doigt l’étoffe qui le protégeait, il regardait la ferme. Tant que la distance et les talus des canaux lui permirent de distinguer la raie lumineuse de la porte, il demeura les yeux attachés sur cette lueur pâlissante, qui lui rappelait maintenant un souvenir nouveau. Puis le manteau retomba, couvrant le visage joyeux et en larmes de l’infirme. André suivait, dans la seconde yole.
Par les mêmes fossés, le long des mêmes prés, ils repassaient, luttant contre les rafales de vent qui soufflaient. La tempête se déchaînait et empêchait la glace de s’étendre. Le métayer, qui n’avait plus l’habitude de yoler, n’avançait pas beaucoup. De loin en loin, il disait :
— Tu n’as pas trop froid, Mathurin ?
Et, d’une voix un peu plus haute :
— Es-tu toujours là, André ?
Dans le sillage, une voix jeune répondait :
— Ça va !
La fatigue était grande, mais il s’y mêlait de la joie de ramener les deux fils. Le métayer, sans raison apparente, et bien qu’il fût des semaines sans penser à elle, songeait, en ce moment, à la mère Lumineau. « Elle doit être contente de moi, rêvait-il, parce que j’ai enlevé Mathurin à la Seulière. » Et parfois il croyait voir, au détour des canaux, des yeux bleus pareils à ceux de la vieille mère, qui souriaient, et puis s’inclinaient et se couchaient avec les roseaux, sous la yole. Alors il s’essuyait les paupières avec sa manche, il se secouait pour dissiper l’engourdissement qui le saisissait, et il répétait à l’un de ses enfants :
— Es-tu toujours là ?
Le second fils, lui, ne rêvait pas. Il réfléchissait à ce qu’il venait de voir et d’entendre, à la passion insensée de Mathurin, à la violence de cet homme qui rendrait difficile, quand le père ne serait plus, la vie d’un chef de ferme à la Fromentière. Ce soir-là, dans son esprit inquiet, la tentation des terres nouvelles avait encore grandi.
Les yoles, avec le temps, gagnèrent le pré aux canes.