VII

SUR LA PLACE DE L’ÉGLISE


Les cloches sonnaient la fin de la grand’messe. L’enfant de chœur répondait : Deo gratias. Comme aux jours de sa jeunesse, comme aux dernières années du XIIe siècle, où elle fut bâtie au sommet de l’îlot de Sallertaine, la petite église, toute jaunie à présent par les lichens et les giroflées de muraille, voyait la foule de ses fidèles, vêtus de la même façon qu’autrefois, s’écouler dans le même ordre, franchir les mêmes portes, former sur la place les mêmes groupes homogènes.

— Il va sortir ! disait la grande Aimée Massonneau, la fille du Glorieux, de la Terre Aymont. L’avez-vous vu, ce pauvre Mathurin Lumineau ? Il a voulu venir à la messe : Dieu l’en dispense pourtant !

— Oui, répondit la petite rousse de Malabrit. Voilà six ans qu’il n’a pas paru dans Sallertaine.

— Six ans, vous croyez ?

— Je me souviens : c’était l’année où ma sœur s’est mariée.

— Et pourquoi pensez-vous qu’il soit venu ? demanda Victoire Guérineau, de la Pinçonnière, une méchante langue et une jolie fille, qui avait la peau rose comme une églantine. Car il a dû prendre sur lui, pour venir !

— C’est par honneur pour le père, dit une voix. Le vieux est si triste depuis qu’Éléonore et François sont partis !

— C’est pour se montrer avec son frère André, dit une autre. Un beau gars, André Lumineau ! et s’il voulait de moi…

Victoire Guérineau se mit à rire avec les autres, et reprit :

— Vous n’y êtes pas : il vient pour Félicité Gauvrit !

— Oh ! oh ! dirent toutes celles des premiers rangs… vous êtes méchante… Si elle vous entendait !

Et plusieurs se détournèrent vers le perron des Michelonne, près duquel se trouvait, au milieu d’un petit rassemblement, l’ancienne fiancée de Mathurin Lumineau. Mais presque aussitôt une rumeur courut :

— Le voilà ! Le pauvre ! comme il a du mal à se porter !

En effet, sous l’ogive badigeonnée, dans l’encadrement de la porte basse ouverte à un seul battant, un être difforme s’agitait. Serré entre le mur et le montant de bois, il luttait, pour se couler par ce chemin trop étroit. Une de ses mains, soulevant une béquille, s’accrochait à une des colonnettes de la façade, et tâchait d’attirer le corps. Une épaule seule passait, avec la tête rejetée un peu en arrière, la tête souffrante qui disait la violence de l’effort et la puissance d’une volonté qui ne cédait jamais. Mathurin Lumineau paraissait étouffer. Il ne regardait personne dans cette multitude dont il était le point de mire. Son regard, un peu au-dessus des filles de Sallertaine, là-bas, fixait le clair du ciel avec une expression d’angoisse qui agissait sur la foule. Les conversations s’interrompaient. Des voix commençaient à murmurer :

— Secourez-le donc ! il étouffe !

Quelques hommes firent un mouvement pour se rapprocher de l’infirme et l’aider. En ce moment même, dans l’ombre de l’église, invisible, le vieux père demandait :

— Veux-tu que je t’emporte, Mathurin ? Ça ne passe pas : veux-tu ?

Et l’autre répondait tout bas, avec un accent d’énergie terrible que personne dehors ne pouvait saisir :

— Ne me touchez pas ! Boudre ! ne me touchez pas ! Je sortirai seul !

Enfin, le buste énorme se dégagea, et fut projeté en avant. L’homme eut de la peine à éviter une chute et à reprendre son aplomb. Quand il put s’arrêter, il caressa sa barbe fauve, et remit son chapeau que la secousse avait déplacé. Puis, tenant serrées ses béquilles, s’appuyant le plus qu’il pouvait sur ses jambes, Mathurin Lumineau regarda droit en face de lui, et s’avança sur les groupes d’hommes qui s’ouvrirent silencieusement. Personne n’osait l’aborder. On avait perdu l’habitude de le voir. On ne savait pas ce qu’il allait faire. Mais toute l’attention s’était concentrée sur lui, et nul ne remarqua le métayer, André, Marie-Rose, qui sortaient derrière lui et cherchaient à le rejoindre.

L’infirme atteignit bientôt l’endroit où les jeunes filles étaient rassemblées. Elles s’écartèrent comme les hommes, plus rapidement même, parce qu’elles avaient compris ce qu’il voulait. Un chemin se fit parmi elles, et s’allongea jusqu’aux maisons.

Alors, au fond de cette avenue vivante, bordée de robes noires et de coiffes blanches, on vit, contre le mur des Michelonne, toute seule, debout, Félicité Gauvrit. Elle était le but. Elle le savait. Elle avait prévu son triomphe. Dès qu’elle avait aperçu Mathurin dans le banc des Lumineau, elle s’était dit : « Il vient pour moi. Je me cacherai au fond de la place, et il me poursuivra. » Car elle était fière de montrer qu’on l’aimait encore, cette grande et superbe fille que personne ne voulait épouser.

Les femmes qui causaient avec elle s’étaient prudemment éloignées. La Maraîchine restait seule, sous la fenêtre des Michelonne. Droite, habillée d’étoffes raides et lourdes comme une poupée de musée, ses bandeaux bruns luisants sous la coiffe très petite, le teint d’une blancheur insolente, le cou dégagé, les bras tombant le long de son tablier de moire, elle regardait venir à elle, entre deux haies de curieux, son fiancé de jadis. Tant de visages haussés ou penchés vers elle ne l’intimidaient pas. Peut-être reconnaissait-elle, sur le dos de Mathurin, la même veste qu’il portait le soir du malheur ; à son cou la même cravate qu’il avait tirée de l’armoire. Elle demeurait calme et hardie. Elle souriait même un peu. Lui, il arrivait, suspendu entre ses béquilles, les yeux fixés, non pas sur sa route, mais sur Félicité Gauvrit. Ce qu’il voulait, le pauvre gars, c’était la revoir et c’était aussi lui faire entendre que la santé renaissait en lui, qu’une espérance se levait sur sa misère, et que le cœur de Mathurin Lumineau n’avait pas varié. Ses yeux sombres disaient tout cela, tandis qu’il s’approchait. Ils offraient en prière lamentable les longues souffrances de son corps et de son esprit, à celle qui les avait causées : mais ses forces le trahirent. Il devint d’une pâleur extrême, quand la belle fille, devant tout ce monde, lui dit la première :

— Bonjour, Mathurin !

Il ne put répondre. D’avoir vu sourire les lèvres pourpres de la Maraîchine, et d’être si près d’elle, et de l’entendre parler du même ton que s’ils s’étaient quittés la veille, il défaillait.

Il renversa un peu sa tête rousse, entre ses béquilles, vers Driot qui se trouvait en arrière. Le regard suppliait : « Emmène-moi ! » Le cadet comprit, et passa le bras sous le bras de son frère. Puis il répondit tout haut, pour donner le change, et distraire l’attention de la foule :

— Bonjour à vous-même, Félicité ! Voilà des temps que je ne vous ai vue : ça ne vous change pas.

— Ni vous ! dit-elle.

On entendit quelques rires, mais il y eut, dans le nombre de ceux qui étaient là, des âmes qui pleurèrent secrètement ou qui s’attendrirent. Quelques-unes des plus jeunes, parmi les filles de Sallertaine, s’émurent de pitié pour le malheureux qui s’en allait confus, épuisé, soutenu par le bras d’un autre ; elles plaignirent l’infirme qui n’obtiendrait jamais un amour comme celui que chacune d’elles, en son cœur, préparait et promettait au fiancé inconnu. L’une murmura :

— Il n’est pas malade seulement des jambes ; ça lui tient tout l’esprit !

Plusieurs femmes, des mères qui s’en retournaient avec leurs enfants, ralentirent la marche en voyant le groupe qui descendait vers la route de Challans : le vieux Toussaint, André et Mathurin, Marie-Rose en arrière. Elles se souvinrent, avec un frisson de peur, du magnifique adolescent qu’avait été l’infirme, et elles songèrent : « Pourvu qu’il n’en arrive point autant à nos fils qui grandissent ! »

Félicité Gauvrit commençait à s’émouvoir à son tour, mais d’une émotion différente. Après le départ des Lumineau, la curiosité s’était rapidement détournée d’elle. Une partie des hommes entourait le garde-champêtre qui, monté sur une borne, publiait les objets perdus et les fermes à louer ; une partie entrait dans les auberges. Les jeunes filles, par petites bandes, se réunissaient pour le retour. À chaque moment, on voyait cinq ou six coiffes blanches, avec des saluts qui les inclinaient et les relevaient, se séparer des autres, et descendre à droite ou à gauche. Félicité, qui était demeurée seule, plusieurs minutes, sous la fenêtre des Michelonne, rejoignit un de ces groupes qui devait se diriger vers le haut Marais, à l’ouest de Sallertaine. On l’accueillit avec un peu de gêne, comme une fille compromettante, avec qui l’on ne veut pas se brouiller, mais que les mères recommandent de ne pas fréquenter. Des cris partirent à son adresse quand elle passa devant les auberges, des agaceries de jeunes gens rassemblés et buvant. Elle ne répondit rien. Ses compagnes et elles dévalèrent le petit coteau qui porte les maisons du bourg, et s’avancèrent alors en plein Marais, sur la route qui mène au Perrier.

En cette saison, et lorsque les pluies d’automne n’ont pas encore été abondantes, on peut se rendre à pied, sans le secours des yoles, dans beaucoup de métairies. La levée de terre, raboteuse et mal entretenue, flanquée de deux fossés pleins d’eau, filait au milieu des prés. Le vert fané des herbes vêtait l’étendue sans colline, sans mouvement d’aucune sorte, jusqu’à l’extrême horizon où il s’embrumait un peu. Des chevaux qui paissaient, tendaient le cou et regardaient passer le petit groupe noir et blanc dans l’immensité uniforme. Des canards, entendant du bruit, se coulaient dans les joncs qui tremblaient de la pointe. De loin en loin un remblai en dos d’âne, plus étroit, s’embranchait sur la route. Une des jeunes filles se détachait du groupe et gagnait par là quelque maison lointaine, dont on ne devinait la place qu’à une touffe de peupliers montant du sol comme une fumée. Félicité Gauvrit sortait un instant de sa songerie, disait : « Au revoir ! » et se remettait à marcher silencieusement.

Bientôt elle fut seule sur le chemin qui continuait à fuir vers la mer. Alors elle ralentit le pas, et s’absorba toute dans sa méditation sans témoin.

Elle n’était pas heureuse. Le père Gauvrit, à soixante-cinq ans, s’était remarié avec une fille de trente, une coureuse de grèves, qu’il avait été chercher à la Barre-de-Mont, et à qui il avait donné, en « droit de jeunesse », le plus clair de son bien. Cette jeune belle-mère n’était pas tendre pour Félicité. Chacune d’elles reprochait à l’autre, non sans raison d’ailleurs, de trop dépenser et de ruiner la maison. Le frère aîné, douanier aux Sables-d’Olonne, joueur et viveur, menaçait perpétuellement le bonhomme d’un procès en reddition de comptes, l’intimidait et puisait aussi, par ce moyen, dans le capital bien diminué des Gauvrit. La vieille famille, qui avait tenu un rang dans le Marais, déclinait rapidement. Félicité ne s’en apercevait que trop. Les jeunes gens de Sallertaine et des paroisses voisines venaient volontiers aux veillées de la Seulière, dansaient, buvaient, plaisantaient avec elle, mais aucun ne s’offrait à l’épouser. La ruine probable, les divisions de la famille écartaient les prétendants.

Mais une autre raison, plus vraie et plus profondément entrée dans les esprits, empêchait les fils de métayers et jusqu’aux simples valets de ferme de demander la main de Félicité Gauvrit. C’était une sorte de lien d’honneur, une dette de fidélité, rendue plus sacrée par le malheur, et que l’opinion publique s’entêtait à maintenir entre la Seulière et la Fromentière. Dans la pensée de tous, Félicité Gauvrit était demeurée comme une alliée des Lumineau, une fille qui n’avait pas le droit de retirer sa promesse, et qu’on ne devait pas rechercher en mariage tant que Mathurin vivrait. Quelques-uns éprouvaient aussi, peut-être, une crainte superstitieuse. Ils auraient eu peur de se mettre en ménage avec une fille dont le premier amour avait été si malchanceux.

Toutes les avances qu’elle avait faites avaient échoué.

Elle s’en était irritée et aigrie. Dans son dépit, elle avait été jusqu’à regretter que l’infirme n’eût pas été tué sur le coup. S’il était mort, lui qui vivait à peine, elle eût recouvré sa liberté. Le passé eût été vite oublié, tandis qu’il y avait là, pour le rappeler à tous, dans la paroisse même, un pauvre gars errant sur des béquilles, autour de la ferme qu’il aurait dû gouverner. Elle avait trouvé quelquefois que la mort mettait bien du temps à achever ses victimes. Puis elle s’était ressaisie. En fille avisée, elle avait compris que l’opinion la liait, malgré elle, aux Lumineau, et que par eux seulement elle pouvait réaliser l’ambition qui la possédait : sortir de la Seulière, échapper à la domination de sa belle-mère, gouverner une grande ferme, être plus riche et plus libre qu’elle n’était chez elle. Elle qui n’avait jamais aimé, qui n’était qu’une créature de vanité, comme la campagne en a quelques-unes, elle s’était dit : « J’attendrai. Je ne retournerai pas à la Fromentière afin qu’on m’y regrette toujours plus. Un jour Mathurin viendra à moi ou il m’appellera. Je suis sûre qu’il ne m’a point oubliée. C’est une folie, mais qui me servira. Grâce à lui, je rentrerai chez eux, je les reverrai tous, le vieux qui se défie de moi, mais qui cédera, les jeunes qui m’aimeront, parce que je suis belle. Et j’épouserai François ou André. Je serai métayère, comme je devais l’être, dans la plus belle ferme de la paroisse. »

Or, François (qu’elle avait essayé de séduire), s’était dérobé, mais voici que Mathurin était venu à elle. Au prix de fatigues et de souffrances sans nom, il s’était traîné jusqu’à Sallertaine pour la saluer, publiquement. Et André, devant toutes les filles du bourg, avait dit :

— Voilà des temps que je ne vous ai vue : vous n’avez pas changé.

La belle fille avait cueilli un de ces iris jaunes qui poussent en grand nombre dans les fossés du Marais. A demi-rieuse, elle songeait à ce triomphe de tout à l’heure, la fleur pendante au coin de la lèvre, laissant baller ses bras qui, à chaque pas, frôlaient avec un murmure la moire du tablier. Le sourire s’en allait très loin comme le regard, à la vague limite des prés. Elle songeait qu’André ferait un joli mari, plus élégant que n’était, même autrefois, Mathurin ; qu’il n’avait du reste, qu’un an de moins qu’elle ; qu’il avait eu une manière plaisante, vraiment, et assez hardie de lui dire : « Vous n’avez pas changé. » Elle pensait aussi : « À la première occasion, je les inviterai à veiller chez nous. Je suis sûre qu’André viendra. »

Lentement, elle marchait, sur la levée raboteuse et ardente de soleil. Les grillons chantaient midi. L’odeur âcre des roseaux fanés passait par intervalles. Et, tout entière à son rêve, Félicité Gauvrit ne s’apercevait pas qu’elle était presque rendue chez elle.

Elle eut comme un réveil douloureux, en remarquant tout à coup une blancheur dans les prés, à droite. C’était la Seulière. En même temps, un doute s’éleva dans son esprit, question inquiétante, mauvaise fin de rêve : si André se dérobait, lui aussi ? Ou bien si Mathurin, grisé comme il le serait par le moindre mot de souvenir, et devenu plus pressant et plus jaloux encore, devinait trop tôt ce qu’on méditerait autour de lui ?

Au-dessus du canal, sur le milieu d’un pont en dos d’âne qui reliait les prés à la route, Félicité Gauvrit s’était arrêtée. La grande créature souple étendit les bras au soleil, fronça, dans un moment de colère, ses sourcils bruns, et cracha la fleur d’iris, qui tomba dans l’eau. Puis, l’ayant suivie du regard, elle se mira une seconde, et se redressa souriante.

— Je réussirai, dit-elle.

Et, descendant le talus du pont, elle gagna la Seulière par la traverse.