La Terre qui meurt/V
V
L’APPEL AU MAÎTRE
La séparation était accomplie. Au moment où le métayer partait, dans l’espoir de ressaisir encore ses enfants, Éléonore avait rapidement quitté l’abri de la grange où elle s’était cachée, et, malgré les supplications de Marie-Rose et de Mathurin lui-même, elle avait assemblé, courant de chambre en chambre, les quelques vêtements et le peu de linge et d’objets qui lui appartenaient. A toutes les prières de Rousille qui la suivait et la suppliait de rester, à des questions beaucoup moins émues de Mathurin, elle répondait :
— C’est François qui l’a voulu, mes amis ! Je ne sais pas si je serai heureuse, mais il est trop tard maintenant, j’ai promis.
Et elle avait une si grande crainte de voir revenir le père, qu’elle était comme folle de hâte. En peu de temps elle avait achevé son paquet, abandonné la Fromentière, gagné le chemin creux où elle attendrait, blottie derrière les haies, le passage du tramway à vapeur qui vient de Fromentine et conduit à Challans. Là, elle devait retrouver François.
Il y avait de cela plusieurs heures.
Dans l’intervalle, le père était rentré, au galop de la Rousse.
— Éléonore ? avait-il crié.
— Partie ! avait répondu Mathurin.
Alors, à demi-fou de chagrin, jetant les guides sur le dos de la bête en sueur, le métayer, sans rien expliquer, s’était dirigé à grands pas vers Sallertaine. Avait-il une dernière espérance, une idée ? Ou bien sa maison déserte lui faisait-elle peur ?
Il n’avait pas encore reparu. La nuit tombait. Une brume moite, enveloppante et douce comme la mort, couvrait les terres, et fouillait jusqu’aux fentes du sol. Dans la salle de la Fromentière, devant le feu que personne n’attisait, devant la marmite qui bouillait à peine avec un bruit de plainte, les deux seuls enfants que possédât la ferme veillaient, mais combien différents ! Rousille, nerveuse, brûlée de fièvre, ne pouvait tenir en place, et tantôt se levait de sa chaise, joignait les mains et murmurait : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » tantôt allait jusqu’à la porte ouverte sur la nuit. Là, frissonnante, elle se penchait dans l’air trouble et mêlé d’ombre.
— Écoute ! disait-elle.
L’infirme écoutait, et disait :
— C’est le biquier de Malabrit qui ramène son troupeau.
— Écoute encore !
Des abois légers, lointains, portés dans le grand silence, venaient mourir contre les murs.
— Je ne reconnais pas la voix de Bas-Rouge, reprenait Mathurin.
Et, de quart d’heure en quart d’heure, un pas, un cri, un roulement de voiture les mettait en alerte. Qu’attendaient-ils ? Le père qui ne rentrait pas. Mais, Rousille, plus jeune, plus croyante à la vie, attendait aussi les autres, l’apparition de François ou d’Éléonore, pas des deux, de l’un seulement, — était-ce trop ? — qui se repentait et qui revenait. Que ce serait bon ! Quelle ivresse d’en revoir un ! Il semblait que l’autre aurait eu le droit de partir, si l’un des deux reprenait sa place à la maison. La petite se sentait soulevée au-dessus d’elle-même, par le devoir obscur, seule femme, seule agissante, dans l’abandon de la Fromentière.
Mathurin, assis près du feu, les pieds enveloppés dans une couverture, demeurait courbé, et la flamme rougissait sa barbe que le menton écrasait contre sa poitrine. Depuis des heures, il ne bougeait pas, il parlait le moins possible. Des larmes coulaient, par moments, le long de ses joues. D’autres fois, Rousille, en le regardant, s’étonnait de voir, dans cette physionomie absorbée par le rêve, passer une espèce de sourire qu’elle ne comprenait pas.
L’horloge sonna neuf heures.
— Mathurin, dit la jeune fille, j’ai peur qu’il ne soit arrivé malheur à notre père !
— Il raisonne de son chagrin avec le curé, peut-être, ou avec le maire.
— Je me dis ça, mais tout de même j’ai peur.
— C’est que tu n’as pas comme moi l’habitude d’attendre. Que voudrais-tu faire ?
— Aller au-devant de lui, sur la route de Sallertaine.
— Va, si tu veux.
Rousille courut aussitôt dans sa chambre, et, à cause du brouillard, prit sa cape de laine noire. Quand elle revint, pareille à une petite religieuse, elle trouva Mathurin debout. Il avait rejeté la couverture. Les béquilles étaient couchées à terre, et, par un effort de volonté, il se tenait presque droit, appuyé d’une main sur la table et de l’autre sur le dossier de la chaise. Il regarda sa sœur avec un air d’orgueil et de souffrance domptée. La sueur perlait sur son front.
— Rousille, dit-il, qu’est-ce que tu ferais, toi, si le père ne revenait pas ?
— Oh ! ne dis pas ces choses-là ! fit-elle, en se cachant les yeux avec la main. Et ne reste pas comme ça sur tes jambes, tu me fais mal !
— Eh bien ! moi, dit Mathurin gravement, je prendrais le commandement ici. Je me sens de la force. Je sens que je guérirai…
— Assieds-toi ! Assieds-toi, je t’en prie : tu vas tomber !
Mais il demeura debout tandis qu’elle gagnait la porte. A peine avait-elle franchi le seuil, qu’elle entendit cette masse humaine qui s’affaissait avec un gémissement. Elle se détourna. Elle vit que l’infirme s’était rassis sur la chaise et qu’il se serrait à deux mains la poitrine, où le cœur, sans doute, battait trop vite. Alors, sans bruit, peureuse comme une chevrette qui se lève des fougères, elle s’élança dans la cour, puis dans le chemin.
La lune naissante avait pâli la brume et l’avait diminuée. On voyait loin déjà. Dans une heure, la nuit serait claire. Marie-Rose, évitant les haies, suivait le milieu de la virette qui conduisait au verger clos, puis au bord des prés. Elle courait presque. Elle avait peur. Elle ne ralentit la marche qu’à la lisière du Marais, là où le chemin, subitement élargi comme un petit fleuve côtier, mêlait son herbe à l’herbe indéfinie. Alors, rassurée de se sentir isolée dans la lumière, elle écouta. Où était le père ? Elle espérait entendre un pas de voyageur sur la route, ou bien l’aboi du chien Bas-Rouge. Mais non : dans le paysage de brouillard et de rêve qui se formait et se déformait incessamment devant elle, parmi les clartés molles en mouvement, un seul bruit passait, le roulement lointain de la mer contre les dunes de Vendée.
Rousille avait pénétré, par la brèche, dans un champ de chaume, et de là dans une étroite bande de taillis. En mettant le pied sur le sable d’une allée, elle s’arrêta, prise de peur dans cette solitude, ressaisie également par le respect instinctif du domaine seigneurial, où les Lumineau, même aujourd’hui, n’entraient que bien rarement, de crainte de déplaire au marquis. C’était la lisière du parc. De toutes parts, devant Rousille, des pelouses montaient, éclairées par la lune, paisibles, et où dormait, en îles rondes et décroissantes, l’ombre bleue des futaies. L’avenue tournait au milieu d’elles. Tantôt dans la lumière et tantôt dans les bois, Rousille se mit à la suivre, l’œil aux aguets, le cœur battant. Elle cherchait des traces de pas sur le sable, elle essayait de voir dans l’épaisseur des fourrés. Était-ce le père, là-bas, cette forme sombre, le long des gaulis ? Non, ce n’était qu’un pieu de clôture vêtu de ronces. Partout des épines, des racines, des branches mortes, des touffes d’herbe dans les allées. Comme l’abandon avait grandi avec les années ! Plus de maîtres, plus de vie, plus rien. Rousille sentait, en avançant, s’aviver en elle la peine de la fuite d’Éléonore et de François. Eux aussi, sans doute, ils ne reviendraient pas au pays. Elle avait moins de peur et plus de chagrin… Tout à coup, au détour d’un massif de cèdres, le château surgit avec son haut corps de logis, ses tourelles d’angle, ses toits aigus, dont les girouettes, immobilisées par la rouille, marquaient le vent d’autrefois. Des chouettes en chasse enveloppaient les pignons de leur vol muet. Les fenêtres étaient closes. Sur les volets du rez-de-chaussée, on avait même cloué des voliges en croix.
Si anxieuse qu’elle fût, la jeune fille ne put se défendre de considérer un moment cette façade morne, rayée par les pluies d’hiver, grise déjà comme une ruine. Et, tandis qu’elle se tenait là, devant le perron, sur le large espace découvert où tournaient jadis les voitures, elle entendit un murmure lointain de paroles. Elle n’hésita pas : « C’est le père ! » pensa-t-elle.
Il était assis à une centaine de mètres du château, à la moitié de la courbe d’un massif de bouleaux, sur un banc que Rousille connaissait bien, et qu’on appelait, dans le pays, le banc de la marquise. Plié en deux, la tête appuyée sur ses deux poings, il regardait le château et les futaies inégales qui dévalaient la pente vers le Marais. Rousille s’approchait de lui, en longeant le massif, et il ne la voyait pas. Elle s’approchait et elle entendait les sanglots de celui qui pleurait ses deux enfants. Elle commençait à distinguer deux mots qu’il répétait comme un refrain : « Monsieur le marquis ! monsieur le marquis ! »
Et, pendant qu’elle se hâtait, sur l’herbe qui la portait sans bruit, la petite Rousille eut l’affreuse pensée que son père était devenu fou.
Non, il ne l’était pas. La douleur, la fatigue d’errer, la faim qu’il ne sentait pas, avaient seulement exalté son esprit. N’ayant rencontré d’aide et d’appui nulle part, désespéré, il était revenu là, par instinct et par habitude, près de la porte du château où, tant de fois, il avait frappé avec assurance. Le temps avait disparu pour lui. Le métayer se plaignait tout haut au maître qui n’était plus là pour entendre : « Monsieur le marquis ! monsieur le marquis ! »
La jeune fille rejeta en arrière le capuchon qui lui couvrait la tête, et, debout, à deux pas de son père, elle dit très doucement pour ne pas l’effrayer :
— Père, c’est Rousille… Je vous cherche depuis une heure. Père, il est tard, venez !
Il tressaillit, et la regarda avec des yeux qui ne pensaient pas, et qui rêvaient encore.
— Figure-toi, répondit-il, que le marquis n’est pas là, Rousille ! Ma maison s’en va, et il ne vient pas me défendre. Il aurait dû revenir, puisque je suis dans la peine, n’est-ce pas ?
— Sans doute père, mais il ne sait pas, il est loin, à Paris.
— Les autres, Rousille, ceux de Sallertaine, ne peuvent rien pour moi, parce que ce sont des pauvres comme nous, des gens qui n’ont de commandement que sur leur métairie. J’ai été chez le maire, chez Guérineau, de la Pinçonnière, chez le Glorieux, de la Terre Aymont. Ils m’ont renvoyé avec des paroles. Mais le marquis, Rousille, quand il sera revenu ? Quand il apprendra tout ? Ce sera peut-être demain ?
— Peut-être.
— Alors, il ne voudra pas que je sois tout seul dans mon chagrin. Il m’aidera, il me rendra François ; n’est-ce pas, petite, qu’il me rendra François ?
Il parlait haut. Les mots s’en allèrent frapper la façade du château, qui les relança, plus doux, aux avenues, aux pelouses, aux futaies, où ils se perdirent. La nuit, toute pure, les écouta mourir, comme elle écoutait le frôlement des bêtes dans les buissons.
Rousille, voyant le père si troublé, s’assit près de lui, et lui parla un peu de temps, tâchant de trouver une espérance, elle qui n’en avait pas. Et, sans doute, une vertu apaisante, une force consolatrice émanait d’elle. Bientôt il se leva, de lui-même, et prit le bras de l’enfant, quand elle eut dit :
— À la maison, il y a Mathurin, mon père, qui vous attend.
Il considéra longtemps, attentivement, sa jolie petite Rousille, toute pâlie par la fatigue et l’émotion.
— C’est vrai, répondit-il ; il y a Mathurin ; il faut y aller.
Tous deux ils repassèrent devant la façade du château ; ils s’engagèrent dans l’allée qui menait aux communs, et, de là, dans les champs de la ferme. À mesure qu’ils approchaient de la Fromentière, Rousille sentait que le métayer reprenait la pleine possession de lui-même. Quand ils furent dans la cour, elle dit, dans un élan de pitié pour l’infirme :
— Mon père, Mathurin est bien malheureux aussi. Ne lui parlez pas trop de votre peine.
Le métayer, dont le courage et la claire raison étaient ressuscités, essuya ses yeux, et, précédant Rousille, poussant la porte de la salle où l’infirme étendu songeait à côté de la chandelle presque consumée :
— Mathurin, dit-il, mon enfant, ne te fais pas trop de peine… Ils sont partis, mais notre Driot va revenir !