La Terre ancestrale/Texte entier

Les Éditions Marquette (p. -171).


LA TERRE ANCESTRALE














I

Le vieux suit l’aïeul


— Oui mon garçon, regarde ces champs ; jette un coup d’œil sur ce blé qui mûrit : c’est de l’or cela, et plus agréable à la vue que l’autre. Ce que ta mère en fera du bon pain de ce blé-là ! Ah la terre ! la bonne terre du vieux père, ton grand père, et de l’autre et de l’autre encore ! Sens-tu l’odeur qui monte jusqu’ici ? Quand je pense aux freluquets qui achètent du parfum en bouteille ; pouah ! j’aime mieux emplir mes poches du terreau de mes champs : il ne brûle pas les narines, mais nous cause un tressaillement par tout le corps. Tiens, mon garçon : tous les gars qui ont laissé la paroisse pour aller se galvauder à la ville, eh bien, je te dis moi, que si un bon jour on leur mettait sous le nez une poignée du sol de chez eux, ils reviendraient comme des abeilles sur une flaque de sirop ; ou bien, le diable a les pinces solides. Ohé Tom ! envoie en haut, on arrive. Ton plat d’avoine, tu vas l’avoir et avec un comble. C’est une belle et bonne bête ça, mon garçon ; examine ces reins solides, ces oreilles fines, et les coups de jarret qu’elle donne. Éloi vante ses chevaux ; qu’il vienne donc les colleter avec Tom sur une charge ! C’est vrai que Fanne a toujours donné des poulains hors du commun.

C’était Jean Rioux qui s’adressait ainsi à son fils, en montant de la grève sa dernière charge de foin salé.

Ce solide vieillard à la voix tonnante, était un peu loquace, mais rude au travail, dur pour lui-même et bon pour les autres. Têtu comme un Normand et autoritaire comme un roi, il fallait devant lui, ou casser ou plier. On le surnommait « Bouche d’Or », car il n’avait jamais manqué à sa parole. Intelligent, plus instruit que le commun des cultivateurs, il possédait aussi un fond de poésie rustique, dont il ne se rendait pas compte, et qui lui faisait admirer la nature. Il n’avait jamais quitté le sol ouvert à la culture par ses ancêtres depuis plus de deux siècles. La terre était sa grande charmeuse, sa maîtresse, sa passion ; pour elle, il ressentait presque autant d’amour que pour ses enfants. C’est qu’aussi elle était digne d’affection, à cause de sa fécondité toujours entretenue par les bons soins, et de sa magnifique situation au bout du village de Trois-Pistoles. Elle surplombait le fleuve Saint-Laurent, ce majestueux cours d’eau, si large, qu’on dirait un océan et que là-bas on appelle : « la mer ». Du sommet de son coteau, un des plus splendides panoramas du pays se déroulait devant les regards charmés : Vers l’ouest, un cap revêtu d’épinettes centenaires. À sa base, sur les rochers, tout près de l’eau, se dessine un égrenage de chalets multicolores. Dans le havre, formé par l’estuaire de la rivière Renouf et protégé par un brise-lames, se balancent yachts, chaloupes et canots. De là, une longue laisse s’étend vers l’orient jusqu’au cap Damours, énorme rocher avec une touffe d’arbres pour aigrette. La vue se reportant plus loin, à l’ouest, distingue l’Isle aux Pommes, basse, nue, presque invisible. En deçà, l’Isle aux Basques pareille à un gigantesque caïman endormi sur les flots. Tout près, en face, l’Islet Drapeau, grand rocher plat, encadré de broussailles et recouvert d’une mince couche de terre arable. Un étroit canal le sépare de l’Islet Damours semblable, avec sa couverture de résineux, à une énorme émeraude sur une plaque de cristal. Plus loin, vers l’est, la Petite Razade surmontée d’une grande croix : et tout à l’orient, la Grande Razade, solitaire et mystérieuse. Au nord, par delà le fleuve, les Laurentides, long ruban bleu, ferment l’horizon.

Il embrassait ce tableau d’un seul coup d’œil, Jean Rioux, en montant de la grève vers le chemin public. Dans son rêve, des autres visions voltigeaient aussi. Il songeait à ce sol, jadis forêt vierge, défriché par un homme de son nom et de son sang, agrandi, amélioré de père en fils pendant plusieurs générations, pour parvenir en ligne directe jusqu’à lui. Aussi, il se sentait bien le maître de sa terre, le maître par droit de descendance et d’héritage incontesté. Elle faisait corps avec lui ; dans son esprit elle prenait figure d’être animé ; intérieurement il lui parlait, pendant que ses yeux lui manifestaient son idolâtrie. On eut autant surpris cet homme en lui demandant de vendre son bien, qu’en lui ordonnant de décrocher une étoile. Que ce patrimoine ne dût jamais sortir de sa famille, c’était une vérité aussi incontestable que la marche régulière des années. Les siens, ses ancêtres, autre objet de sa vénération, lignée à l’honneur sans tache, étaient tous restés fidèles à leur domaine comme le fleuve à son cours.

Bientôt il atteignit le sommet de la côte. Le soleil, se rapprochant des montagnes, paraissait accélérer sa course. L’astre, bas sur l’horizon, étendait, sur toute la largeur du fleuve, une bande lumineuse et aveuglante. Malgré la mer calme, l’eau, sous ces reflets flamboyants, semblait bouillonner ; on eût dit une traînée d’or en ébullition.

Le vieil agriculteur put alors contempler une plus vaste étendue de ses champs ; puis ses bâtisses, toutes propres, dénotant l’aisance du maître. Aussitôt il entendit la voix de son épouse ; elle appelait les vaches pour la traite. Une vraie femme, celle-là, une femme qui, en acceptant son homme, avait épousé aussi son amour pour l’héritage des vieux. Il vit en même temps son Adèle, son enfant préférée, qui éparpillait du grain aux volailles tout près de la maison. Oh Adèle ! la véritable fille de sa race, celle qui partageait ses idées, sa ferveur pour la grande enchanteresse, celle qui eût tout donné : son bonheur, sa vie, pour le domaine des aïeux. Malgré la forte instruction qu’elle avait reçue, elle s’acquittait de toutes les rudes besognes comme une rustique terrienne. Dans la tenue de la maison, elle conciliait les nouvelles méthodes avec les anciennes. Elle étudiait même, avec son père, les plus récents procédés de culture. Malgré tout cela, elle trouvait encore du temps pour la lecture et l’étude. « Oui, se disait l’heureux père, quel joli et solide brin de fille que mon Adèle ! »

Puis sa pensée se porta vers ses autres enfants : Louis, l’aîné, bien établi au deuxième rang de la paroisse ; Élise, sa première fille, mariée à un brave et riche cultivateur ; à côté de lui, Hubert son cadet, solide et actif gaillard.

Jean Rioux, dans sa rêverie, se sentait heureux. Mais il éprouva encore plus de contentement quand il vit Jeanne Michaud saluer gaiement son fils. Le bonjour lui appartenait aussi, mais le vieux matois savait bien à qui s’adressait le sourire. Il estimait bien la fille de Pierre Michaud, son voisin. « Une fille de chez nous, celle-là, se disait-il : après Adèle, il n’y a pas mieux. Quelle charmante femme pour Hubert ! »

Continuant son rêve, il voyait déjà le jeune couple à la direction de la ferme. Lui, plus vieux, moins acharné au travail, n’aiderait plus guère alors que de ses conseils.

Enfin, le vieux avec ses songes, Hubert avec ses illusions de jeunesse, le cheval avec sa charge, tout arriva bientôt à la grange. Les femmes avaient déjà commencé la traite. Assises sur de petits bancs, contre le pis des vaches, la chaudière entre les genoux, elles travaillaient en fredonnant un refrain du terroir. Les filets blancs giclaient au fond des vases. Leur bruit, d’abord métallique, s’amortissait, décroissait de plus en plus avec la montée du liquide dans les vaisseaux. Les vaches, paisibles, indolentes, d’un coup de langue se bavant sur la croupe, attendaient chacune leur tour, avec la patience d’une brute qui ne pense pas. Peut-être aussi voyaient-elles encore les grands prés, avec l’herbe succulente dont elles étaient saoules. L’astre de lumière, effleurant les Laurentides, éclairait encore cette scène, mais d’une clarté plus, diffuse, plus discrète, plus douce pour les yeux.

L’ouvrage du jour terminé, le repas pris, Hubert fit un brin de toilette.

— Tu sors, mon garçon ? questionna la mère ; tu as fourni une grosse journée de travail, tu ferais peut-être mieux de te reposer.

— Bah ! je ne suis pas fatigué. Une marche au faubourg. c’est plutôt un délassement. Et puis, on rencontre toujours quelqu’un avec qui jaser.

Le père ne dit mot, mais il eut préféré garder son fils à la maison. Ce n’est pas que d’ordinaire il l’empêchât de sortir, mais depuis quelque temps Hubert lui donnait de vagues inquiétudes. Il fréquentait Delphis Morin, un jeune homme en promenade dans la place. Or, Jean Rioux détestait ce garçon qui avait déserté la paroisse pour la ville. Il craignait que son fils ne fût ébloui par les vantardises de l’autre. Hubert n’aimait pas assez la terre, au gré du vieux. Ah, s’il avait possédé la trempe de sa fille ! Avec elle, rien à craindre.

À la maison, la soirée s’annonçait douce et paisible : la veillée de l’homme des champs qui se repose de ses rudes labeurs. Les deux femmes, assises sur le seuil de la porte, causaient tout en tricotant. Le père, par besoin d’activité, vaquait à quelques menus travaux, échangeait un bon mot avec les promeneurs : puis, la pipe aux dents, venait s’asseoir près des siennes.

Avec la tombée du jour, l’atmosphère éprouvait une grande accalmie. L’astre étincelant, disparu de l’autre côté de l’eau, ne laissait plus déviner l’endroit de sa chute que par un nuage empourpré. Petit à petit, cet amas de vapeurs perdit ses vives nuances : le rouge devint plus pâle, puis bleu, et enfin gris, pour ensuite se confondre avec le reste de l’obscurité. Au sud, une à une les étoiles commençaient à briller. Comme à l’appel des astres nocturnes, les senteurs montaient de la terre. La rosée, humectant la verdure, paraissait vouloir combattre la chaleur du jour. Les lucioles sillonnaient les ténèbres de leur étincelle bleue. Pendant que les bruits du jour se taisaient avec le départ de l’astre vivifiant, ceux de la nuit, plus discrets, semblaient naître de la noirceur. L’écho moins timide, répétait plus clairement les sons. Les grenouilles même se faisaient complices : « tut, tut, » tout près ; « tut, tut, tut » plus loin ; et toutes en chœur : « ut, ut, ut, ut. »

Comme elles sont reposantes ces paisibles soirées à la campagne, comme elles sont propres surtout à élever l’âme vers son Créateur. Si le soir nous porte au recueillement, nous force à penser à Dieu, la nuit de son côté, favorise les menées de Satan. Autant le soleil sort des nuages dans tout le triomphe de sa splendeur, autant les ombres de la nuit sont timides, rampantes en s’allongeant de l’obscurité. À leur exemple, le chef des ténèbres ne montre pas brusquement sa face, mais sournoisement, la recouvre d’une enveloppe à l’air inoffensif.

C’est ainsi que sous l’apparence de Delphis Morin, le démon, ce soir-là, disait à Hubert :

— Oui mon vieux ! ce que nous en avons du plaisir à la ville ! Ainsi, ce soir, au lieu de niaiser sur la rue, je serais au théâtre. C’est une chose que tu ne connais pas, toi, et tu ignores ce que tu perds. Je te dis qu’un gars qui a passé une semaine par là ne voudrait plus vivre à la campagne, même pour une fortune. Ici on s’embête toujours ; c’est le sommeil ; tiens, c’est la mort, ni plus ni moins. Oui, car vivre ici tous les jours de l’année, ce n’est pas mieux que la tombe. À la campagne, si tu fais un pas de travers, tous le savent et tous te critiquent ; à la ville, tu roules, tu tournes sans jamais recevoir de reproches. Surtout, on n’est pas embarrassé par les vieux : c’est ce qui est commode.

— Oui, mais écoute Delphis : si on se conduit comme un honnête homme, que ce soit dans une place ou dans l’autre, personne n’a rien à dire. À part cela, moi, en restant à la maison, j’ai ma vie toute gagnée. Ce ne doit pas être une petite affaire que de se trouver de l’ouvrage quand on ne connaît que la culture, qu’on n’a ni métier, ni recommandations.

— Je n’en avais pas de métier moi ; trouves-tu que j’ai l’air d’un vagabond ? Il n’y a pas un homme de la paroisse aussi bien vêtu que moi. De l’ouvrage Hubert, il y en a pour tout le monde. Tu peux conduire les chevaux, travailler aux abattoirs, même apprendre un métier ; et, avec un peu de chance, peut-être conduire les « petits chars ». À part cela, ton instruction n’est pas mauvaise : c’est un gros atout. Ce qu’il y a de beau : quand ta journée d’ouvrage est finie, elle est bien finie. Tu t’habilles proprement pour sortir et tu parais aussi bien qu’un avocat.

— Je te crois ; cependant lorsqu’on doit payer pour tout : la pension, le logement, les habits, il en faut de l’argent. Ici, je n’ai rien à débourser.

— Oui c’est vrai : il en faut, mais on en gagne aussi. Tous les samedis tu reçois ton salaire et tu t’amuses avec tes « poches » pleines. Inutile de serrer la poigne, la semaine suivante tu en recevras tout autant.

— Ici non plus je n’en manque pas ; le père m’en donne à mon gré.

— Bon ! la voilà la bonne affaire : quémander le vieux pour chaque trente sous dont tu as besoin. Après tout, quand tu en aurais à la charge de l’argent, qu’en ferais-tu, comment la dépenser dans les champs de foin ?

— Pour ça c’est vrai, il n’y a pas d’amusements. Ah, je ne détesterais pas la ville, tu sais ; mais c’est de me trouver de l’ouvrage qui m’assomme.

— Es-tu bête ! N’en ai-je pas trouvé de l’ouvrage, moi ? Sois donc sans inquiétude sous ce rapport ; je t’en procurerai quand tu en voudras.

— Il y a un autre empêchement : tu sais que la terre de chez nous doit me revenir ; c’est un héritage appréciable. Toi, tu n’avais rien à attendre de tes parents, donc rien à risquer.

— Ta terre ! parles donc de ce qu’elle te vaut : elle te fait patauger dans la glaise détrempée et vivre comme un rat dans son trou.

— N’empêche que je laisserais là un gros morceau.

— Il faudra bien qu’un jour elle aille à quelqu’un : ton père ne la donnera pas aux étrangers, je suppose. Alors, tu n’auras qu’à la vendre. Tant mieux si elle vaut beaucoup. Si j’avais possédé, moi, quelques mille piastres quand j’ai quitté la maison, je vivrais aujourd’hui de mes rentes.

— Me vois-tu parler au père de vendre ? Il aimerait autant changer de religion.

— Imbécile ! il ne faut pas lui en souffler mot : tu risquerais d’être déshérité. Mais après sa mort, tu seras libre d’agir comme bon te semblera.

— Tout cela c’est bel et bon, mais il n’y aura jamais moyen de décider le père à me laisser partir.

— On les envoie promener les vieux. Tu es majeur, je pense. S’imaginent-ils que nous allons lécher leurs talons pendant toute notre existence ? Ils ont organisé leur vie à leur guise, nous avons bien le droit d’agir comme eux. Après tout, le père, s’il veut s’entêter, tu n’as qu’à le planter là et à partir en cachette. Ah mon pauvre garçon ! Si tu avais vécu à la ville comme moi, le bonhomme ne te dérangerait pas beaucoup.

— Ce n’est pas encore la principale raison, Delphis ; mais je sais que mon départ leur causerait une grande peine, à la maison.

— Ils feront comme tout le monde, ils se consoleront. Seras-tu esclave toute ta vie à cause de leur entêtement et de leurs caprices ? Qu’ont-ils à dire contre la ville ? Ils ne la connaissent pas, ils n’y ont jamais été, ils ne sont jamais sortis de leur coquille. Je suis certain que quand tu leur écriras pour leur vanter ses attraits, ils iront te rejoindre.

— Ah pour ça : non. Tiens, vois-tu ce gros érable ? Peux-tu le déraciner ?

— Non.

— Eh bien ! mon ami, c’est encore plus facile que d’arracher mon père de ses champs.

II

Le doute et l’hésitation


Le Nord-Est mollissait Le Nord-Est, ce large vent du golfe qui, avec chaque grande marée, charroie sur le Bas Saint-Laurent, dans son puissant souffle, un incroyable amas de brume et de pluie. Toujours, il s’annonce par un brouillard si épais qu’il borne la vue à trente pas. Le lendemain, des orages torrentiels alternent avec des échappées de ciel bleu ; puis, pendant deux jours, une pluie fine et froide vous glace jusqu’aux os. Et sans arrêt, pendant quatre jours, l’ouragan s’engouffre dans l’entonnoir du golfe et suit le couloir du fleuve en débordant sur ses rives. C’est le vent si redouté des navigateurs ; c’est lui qui rend nos automnes pluvieux et retarde nos printemps.

Ce jour là, Hubert descendait à la grève. Il allait récolter des algues marines pour la fumure des prés. Pendant la tempête, les vagues les avaient déversées par rouleaux tout le long du rivage. Il suivait l’escarpement de la rivière Chassé quand, sur le sommet de la côte et commençant la descente, il s’arrêta surpris.

— Bonjour Jeanne ! que fais-tu donc ici ? salua-t-il.

La jeune fille, cachée par une touffe d’arbrisseaux, était appuyée à la clôture et contemplait l’immensité.

— Tiens ! Hubert ! Comme tu m’as surprise ! je ne t’ai pas entendu venir.

— Tu devais avoir la pensée ailleurs, car je ne marchais pas à patte de velours.

— C’est vrai, j’étais absorbée. Comme le vent avait séché l’herbe, je me rendais cueillir des églantines, quand je me suis arrêtée ici pour jouir du spectacle : ne le trouves-tu pas grandiose ?

Le panorama méritait vraiment d’être regardé. Le fleuve, d’un bleu presque noir, était, dans toute son étendue, pailleté de bouillons blancs qui apparaissaient soudain pour s’évanouir aussitôt. Les pointes des îles étaient couvertes d’écume : la vague qui les frappait, blanchie par le choc, jaillissait haut dans l’air ; aussitôt retombée, une autre la remplaçait, tantôt faible, tantôt s’élevant encore toute blanche d’embrun. On eût dit que les houles, béliers liquides, s’acharnaient sur les rochers, manquaient leur élan, puis recommençaient l’assaut avec plus de vigueur. Toute la plaine mouvante, une lame poussant l’autre, paraissait rouler vers la plage. De tout ce désordre, un sourd grondement s’élevait sans discontinuer. Les flots qui, sur la rive, s’écrasaient en s’aplatissant, pouvaient seuls dominer ce mugissement continuel.

Hubert porta les regards vers cette mer exaspérée, puis, se tournant vers la jeune fille :

— Oui, c’est beau, mais moins que toi.

— Va donc, moqueur !

Elle s’était légèrement colorée, pressentant un début d’aveu. Mais le jeune homme confus déjà, n’osait continuer. Il en est presque toujours ainsi dans les campagnes québécoises : une certaine pudeur, une grande timidité, empêchent les jeunes gens de s’exprimer leur amour par des paroles ; ils ne sont pas habiles à ce jeu. Aussi, le regard, l’expression du visage, parlent chez eux plus que les lèvres. On pressent, on devine, on comprend ce langage muet ; enfin, on est certain de l’amour partagé. Hubert était ainsi : il ne savait pas épancher son cœur. Pour cacher son trouble, il s’empressa d’émettre la première idée qui lui frappa le cerveau.

— Tu trouves cela beau la campagne, Jeanne ? Moi aussi ; mais tout de même, c’est monotone de voir toujours les mêmes choses.

— Les mêmes choses ! Moi je trouve du nouveau à chaque jour. Regarde : aujourd’hui il vente et la mer gronde ; demain le temps sera calme, le ciel pur et le fleuve aussi clair qu’une glace. Un autre jour, c’est la pluie qui lave tout. Au printemps, les arbres et les prés reverdissent ; plus tard les fleurs colorent les jardins et les champs ; ensuite les foins embaument l’atmosphère. Avec la saison qui s’avance, les grains mûrissent, les feuilles tombent après avoir charmé la vue par leurs nuances variées. Enfin c’est la neige qui recouvre la campagne ; tout est blanc ; la terre, les arbres, les toits et même la mer.

— Je ne dis pas que tout soit laid, mais tu avoueras qu’il n’y a rien pour récréer dans tout ce que tu vois. C’est à la ville, dit-on, qu’il y en a des amusements de toutes sortes ; là, jamais d’ennui.

— La ville ! Es-tu sérieux ? La ville où il n’y a que des maisons et des rues pleines de monde, où l’on ne voit pas de champs, pas de mer comme ici, rarement la lune et presque pas le ciel. La ville ! mais Hubert ! la ville ce n’est pas chez nous !

Ils ne purent continuer longtemps sur ce thème, car tout à coup, un bruit de branches, et Delphis Morin déboucha sur eux.

— Ah ! bonjour mademoiselle ; tiens ! bonjour Hubert. Excusez-moi de vous avoir dérangés, je ne vous savais pas ici.

— Il n’y a pas de faute, répondit Hubert ; nous sommes ensemble par pur hasard ; nous nous sommes rencontrés sans l’avoir voulu.

— Oui, oui, tais-toi donc tricheur ; je connais ça. Surtout, je te trouve bien bête de te défendre : quand on fréquente une jolie fille comme mademoiselle Jeanne, on a tort de s’excuser.

— Monsieur Morin, je pense que vous voulez rire un peu de moi, répliqua la jeune fille.

— Moi rire de vous ! Je ne suis pas scrupuleux, mais je ne voudrais pas commettre ce péché là ! Voulez vous que je vous parle franchement ? Eh bien, si vous étiez à la ville, toutes les filles seraient jalouses de vous.

— Elles sont donc toutes laides par là ?

— Non pas ; mais à vous les comparer, je puis dire qu’elles ne sont pas belles.

— Je ne vous crois pas au point de me gonfler de vos compliments.

La jeune fille, seule dans les champs, avec deux hommes, se sentait mal à l’aise ; aussi, oubliant sa cueillette de fleurs, elle voulut les quitter pour revenir à la maison.

— Voulez-vous que je fasse un bout de chemin avec vous ? demanda Delphis.

Comment s’en tirer ! Accepter : c’était presque humilier son ami ; refuser ; il fallait des raisons.

— Je croyais que vous descendiez à la grève ; moi je n’ai que deux pas à faire, répondit-elle.

Ne voyant pas dans cette réponse un refus formel, le citadin, rempli d’audace, quitta Hubert pour rejoindre Jeanne Michaud.

Pauvre Hubert ! il se sentait bien petit, bien malheureux, pendant qu’à grandes enjambées, il descendait la côte. Tandis que Morin tournait de beaux compliments, lui, n’avait pas trouvé l’adresse de placer un mot ; il se laissait même sottement damer le pion par l’autre. Ah, cette indomptable timidité devant celle qu’il aimait ! Ainsi pensait le jeune homme ; puis laissant trotter son amère imagination ; « C’est curieux tout de même cette arrivée de Delphis, à travers le bois et juste sur nous. Avaient-ils donc un rendez-vous ? Ah non, ma Jeanne est trop bonne et trop franche pour agir ainsi ; c’est sans doute une pure coïncidence. Pourtant ces églantines, elle ne les a pas cueillies. Ce que c’est que de savoir bien parler ! J’apprendrai moi aussi ; oui, et je sais où aller pour me dégourdir ». Le dépit, le doute, la jalousie, mordaient au cœur le pauvre garçon, pendant que de sa fourche, avec colère, il poussait le goémon hors de l’atteinte des vagues.

Ce fut Jean Rioux qui en improvisa une grimace lorsque, levant les yeux, il aperçut ensemble Jeanne Michaud et Delphis Morin.

— Tonnerre de gringalet ! s’exclama-t-il ; ce que j’en écraserais avec plaisir des poignées de ces crapauds-là. Heureusement que la Jeanne est de bon bois d’érable.

À peu de temps de là, Delphis retournant à Québec, le vieux terrien se trouva débarrassé de son cauchemar. Avant de quitter Hubert, le citadin lui avait dit :

— Je t’écrirai, mon vieux, et te renseignerai. Quand tu voudras venir, envoie-moi un mot et je te trouverai de l’ouvrage.

L’automne vint, jaunissant la campagne. La nature préparait peu à peu le repos du sol.

Hubert, aiguillonné par l’orgueil et un peu par la jalousie, se montrait moins timide avec la fille de son voisin. Il se risquait même aux aveux, mais bien discrètement. La jeune fille souriait, approuvait. Bref, tout marcha si bien, qu’à la Noël, le mariage était presque décidé.

La Noël, la Minuit, les Fêtes ! époque tant désirée des petits et des grands : époque des réjouissances, des joyeuses réunions de famille auxquelles on se rend de fort loin. Ce soir de Minuit, la paroisse entière était en liesse. Toutes les maisons, d’ordinaire vite closes, gardaient leurs plus brillantes lumières. L’église, comme pour donner le branle à l’allégresse, resplendissait par toutes ses fenêtres. Chez Jean Rioux, on attendait Louis et Élise avec leur famille. La cuisine embaumait de la cuisson des beignets, pâtés, poulets, lièvres et autres mets canadiens. Chacun, à tout instant, allait regarder à la fenêtre, mettre l’oreille à la porte. Aussi, combien de fausses alertes !

— Tu ne les vois pas venir ; tu n’entends rien ?

— Non, tiens oui, une voiture ; ah non, ce n’est pas cela, elle passe.

— Comme ils retardent ! J’espère qu’ils n’ont pas eu d’accident et que personne n’est malade.

— Voyons ma pauvre femme, donne leur le temps ; on sait ce que c’est que de préparer les jeunes et de tout mettre à l’ordre avant de partir.

— Bon, cette fois ce sont eux.

Deux voitures, chargées d’enfants, arrivaient à fond de train pour s’arrêter juste devant la porte. Jean Rioux et son fils sortirent aussitôt pour aider ; les femmes attendirent sur le seuil. On s’interpellait, on se saluait à grands cris. Les jeunes mères, avec leurs enfants, se dépêtraient à grand’peine de l’amas de fourrures. Puis les hommes se rendirent à l’étable pour y dételer les chevaux. Ils s’y attardèrent à examiner les bêtes, à critiquer leurs mérites et à causer d’élevage. Pendant ce temps, Adèle et sa mère recevaient les petits à pleins bras. Tout en les débarrassant de leurs chauds habits, elles ne cessaient de les admirer ; l’un était plus gras, l’autre avait grandi ; celui-ci parlait mieux ; enfin, tous étaient pour elles un sujet d’émerveillement. Et à travers un continuel babil, c’était des caresses, des taquineries, de joyeuses exclamations. Les hommes rentrés, le tumulte des voix augmenta. Parmi les fines ripostes, les francs éclats de rire, on ne pouvait garder une conversation suivie.

— Dis donc Louis, questionna railleusement Hubert, as-tu commencé à faire charroyer ton poulain ?

— Doucement mon garçon, tu ne riras peut-être pas le printemps prochain.

— C’est celui que tu as apporté dans une poche ? demanda Arthur Gagnon, le mari d’Élise.

— Je crois vraiment qu’il y aurait tenu. Le pauvre petit, ayant perdu sa mère, allait mourir de faim. À le voir diminuer de jour en jour, on aurait cru qu’il retournait vers la naissance. Je l’ai acheté pour moins que la valeur de sa peau ; je l’ai soigné comme un enfant, je l’ai même nourri au biberon.

— Pour ça, répondit le cadet, on sait que tu lui as servi de mère ; tu peux même te vanter d’être le protecteur des orphelins.

— Oui, et mieux, d’être père nourricier, car lorsque je l’ai pris, il paraissait vivre sans manger.

— Il aurait peut-être surpassé le veau de Pascal Larouche, remarqua le père. Je vais vous en raconter l’histoire : Vous savez que Pascal, pour le « génie », n’était pas un Papineau. Un jour il entreprit d’élever un veau et de le rendre vache laitière, sans le nourrir. Selon lui, manger n’était qu’une habitude. Après dix jours, le veau mourut. « C’est grand dommage que cet accident lui soit arrivé, se lamentait Pascal, il était déjà passablement bien habitué ».

La veillée s’écoulait ainsi dans de gais propos, lorsque Louis annonça :

— Allons, il est bien temps de partir pour la Minuit, la marche est assez longue.

— Comment la marche ? demanda le père : nos chevaux n’ont pas l’habitude d’aller au pas sur la voiture légère, je pense.

— Allons nous prendre la peine d’atteler, c’est si près.

— Ne me parles pas de me rendre à pieds à une Minuit : il faut y aller au grand trot de nos chevaux et au son des clochettes. Holà les femmes ! préparez-vous pendant que les hommes vont atteler.

— C’est moi qui reste pour soigner les petits et préparer le réveillon, déclara la mère.

Elle se promettait la jouissance de pouvoir, sans témoins, surveiller ses petits-fils, les dorloter, les couvrir de caresses, satisfaire leurs plus capricieuses fantaisies. Devant ses filles, elle n’osait pas trop, car on lui reprochait de gâter le caractère de ses petits-enfants. Ils dormaient, mais ce serait bien de la sorcellerie s’il ne s’en éveillait pas une couple. Alors, tout à son aise, elle contenterait son besoin d’affection. Bien vite, les attelages aux chevaux fringants se rangèrent devant la porte. Malgré le bruit des grelots, les femmes, jamais tout à fait prêtes, ne sortirent qu’aux appels de Louis qui entra les morigéner en badinant.

Alors commença la réjouissante course vers l’église, qui, par toutes ses ouvertures, brillait dans l’obscurité comme un phare aux cents feux. De gros flocons d’une neige douce tombaient mollement ; tous les habits prenaient vite la même couleur blanche. Les « carrioles », à toute allure, arrivaient du sud, de l’est, de l’ouest, dans une sonnaille de clochettes et de grelots. « Drin drin », tremblotaient les menues sonnettes agitées par les petits chevaux au trottinement nerveux ; « gloum, gloum », les clochettes carillon balancées sur la sellette des grands chevaux de carrosse ambiant en cadence ; « gueling, gueling », la clarine pendue au collier des lourdes poulinières à la marche paresseuse. Et du haut du clocher, l’airain sonore, à toute volée, lançait dans l’espace, aux quatre coins de la paroisse, le joyeux carillon de l’Alleluia. Les fidèles, recueillis, entrèrent dans le saint lieu. En même temps, le vieux chantre, de sa plus belle voix, entonnait le « Minuit Chrétiens ». L’autel, ruisselant de lumière, était paré de ses plus beaux décors ; les harmonies de l’orgue flottaient au-dessus de cette foule en prière ; et la pieuse cérémonie se déroula au chant des cantiques. À la sortie de l’église, contre l’habitude, les bavardages ne durèrent pas, car dans la plupart des foyers, mijotait un succulent réveillon.

Au retour, Hubert, qui conduisait, rejoignit et voulut dépasser la voiture de Pierre Michaud ; mais le vieux, d’un coup de fouet, enleva son cheval. Les deux bêtes, allègrement trottèrent côte à côte. Le jeune homme, par délicatesse, n’osait pas trop presser la sienne, car il savait Jeanne dans l’autre « carriole », mais le père ne souffrait pas du même scrupule :

— Donne-moi les guides ; à ton âge tu ne sais pas encore conduire un cheval. Tom !

L’animal, sentant la pression des rênes, s’allongea, et à travers les éclats de rire, distança l’autre en ouragan.

— Bonjour, Hubert ! cria une voix, de l’autre voiture.

— Qui donc me salue ?

— C’est le garçon de Charles Morin, répondit Louis ; il est revenu de la ville depuis quelques jours. Il ne s’en vante pas, mais il paraît qu’il y a du chômage ; et ça m’a tout l’air qu’il vient hiverner chez ses parents.

— Comment se fait-il qu’il soit dans la voiture de Pierre ? questionna Jean Rioux.

— Parce qu’il s’est offert, leur apprit Adèle ; je l’ai entendu à la porte de l’église qui s’invitait à réveillonner chez eux : c’était difficile de le mettre à la porte.

— Tonnerre ! s’exclama le vieux Rioux, ça gaspille tout ce que ça gagne ; puis, quand arrive la morte saison, ça vient manger le pain de son vieux père. C’est plutôt lui qui devrait nourrir le vieux. Au moins, s’il aidait aux travaux, mais je serais bien surpris qu’il s’occupât même à soigner les bêtes. Tonnerre ! il a le toupet d’arriver ici comme un prince ; il se croit maître partout. Il est chanceux que Michaud ne soit pas Jean Rioux ; il apprendrait où un fils doit aller réveillonner à la Minuit.

Hubert n’avait rien dit, mais son joyeux entrain l’avait quitté. Personne, à part peut-être Adèle n’en devinait la cause. Loin de blâmer, lui, l’audace de Morin, il aurait voulu la posséder. « Ah, pensait le garçon, comme la ville vous enlève bien la timidité ». Il ne voyait pas qu’à Morin, c’est l’effronterie qu’elle donnait. Il se disait aussi que Delphis ne devait pas manquer d’ouvrage, qu’il avait un but en passant les fêtes à la campagne. « Oui. songeait-il injustement, je suis ici toute l’année ; lui n’a qu’à y paraître deux jours pour être mieux reçu que moi. C’est ainsi qu’il en est quand on reste toujours dans son trou ; on ne peut pas s’exprimer, on n’a pas de manières. Mais prenons patience, je connais où est située Québec ».

Avec le jour de l’an, s’évanouirent les sottes appréhensions de l’amoureux. Ce matin là le soleil n’était pas haut, quand Hubert se présenta chez son voisin :

— Bonne année à tout le monde ! s’écria-t-il.

Le chef de la famille lui tendit la main :

— Bon, Hubert ! Bonjour mon garçon ! tu es le premier à nous la souhaiter. Qu’elle te soit propice comme toutes les autres. Viens prendre un verre ; le jour de l’an, c’est bien permis.

Les embrassades aussi sont permises ce jour-là, dans nos campagnes. Aussi il faut voir comme garçons et filles ne se font pas faute d’en profiter. Le jeune homme venait bien un peu dans cette intention, mais avec Jeanne, ce n’était pas comme avec une autre. Le père se détourna pour verser le vin, la mère s’activa à son poêle, et Jeanne se montra docile.

— À votre santé !

— À la tienne !

Puis quand les verres furent posés :

— Papa vous attend à la maison, monsieur Michaud ; venez avant qu’il vous arrive de la visite.

— Je chausse mes bottes et je te suis dans cinq minutes.

— Bonjour donc !

— Bonjour !

L’heureux jouvenceau arriva chez lui trop tard à son gré. Il eut aimé à jouir de l’embarras d’Adèle et de son fiancé ; car il faut vous dire que cette jeune fille possédait un cœur comme une autre et aussi un fiancé. C’était Paul Lavoie, un jeune marchand du village. Ce n’est pas le taquin de frère qui, par obligeance, se fût tourné le dos. Il se trouva donc déconfit en apercevant son futur beau-frère déjà rendu :

— Comment ! Paul ! tu es bien matinal aujourd’hui ; as-tu couché sur le perron ?

— Et toi donc ! tes visites sont déjà faites ; as-tu commencé hier au soir ?

— Dites-donc, vous deux, avez-vous fait votre jour de l’an ?

— As-tu fait le tien, toi ? rétorqua Adèle.

— Réponds-moi d’abord, curieuse !

— Indiscret toi-même ! occupe-toi donc de tes petites affaires ; c’est déjà trop pour tes forces, conseilla la sœur.

— Hein ? Vas-y voir avant de juger.

— Mademoiselle Rioux ! il ne l’a pas fait son jour de l’an ; non, je vous l’assure. Voyez, il se trahit ; il a le rouge au visage, non, il n’a pas osé.

— J’en suis certaine ; il est trop poule mouillée pour cela.

— Allez vous faire pendre. Souhaitons-nous la bonne année, Paul ».

III

La trahison

Le temps des fêtes passé, Delphis Morin était reparti. Il s’était quelquefois rencontré avec Hubert. Le jeune villageois n’aimait pas trop ses attentions auprès de Jeanne ; cependant il avait besoin de lui pour préparer son établissement à la ville, car il était maintenant à peu près décidé au départ. Mais, redoutant une scène terrible, il craignait toujours d’en parler à son père. Un soir, Jean Rioux entra chez lui de fort mauvaise humeur ; il revenait du village.

— Croiriez-vous, dit-il, qu’on vient de m’offrir de vendre ma terre ?

— La vendre ! s’exclama la mère, de quoi voudraient-ils donc que nous vivions ? Qui a pu te faire cette offre ?

— Un étranger. Vendre la terre ! Nous prend-il donc pour des sans cœur par ici ? La terre de Jean Rioux appartenir à un autre ! je voudrais bien voir cela. J’ai d’abord commencé à rire, croyant qu’il voulait badiner ; mais quand j’ai vu qu’il était sérieux, j’ai failli lui envoyer mon poing dans la figure. Je lui ai répondu que s’il voulait un bien, il n’avait qu’à s’en défricher un, ou à s’adresser à d’autres qu’à moi ; que mon sol pouvait encore nourrir son maître. Je lui ai demandé s’il me croyait plein de dettes et obligé de vendre. Il m’a répondu qu’il ne voulait pas m’insulter, mais que désirant établir un de ses garçons et trouvant ma terre bien belle, il voulait me la payer gros prix et comptant. Je lui ai rétorqué que si elle était belle pour lui, elle l’était encore plus pour moi ; et lui ai conseillé d’aller voir Charles Morin qui n’a pas pu garder un garçon avec lui.

— Combien t’offrait-il ? demanda la mère.

— Je n’ai pas pris la peine de le lui demander.

— Il aurait été utile de le savoir, reprit le fils, peut-être vous eut-il offert plus qu’elle ne vaut.

— Plus qu’elle ne vaut ! crois-tu donc que de l’argent puisse valoir notre patrimoine ?

— Cela dépend du goût qu’on a pour lui. Vous commencez à vieillir, et moi, j’aime autant vous le dire pendant qu’on en parle, je ne me sens pas d’attraits pour la culture ; ce qu’il me faut, c’est un bon métier à la ville ; là on peut se remuer et faire de l’argent.

Enfin, le gros mot était lâché. Surpris de sa propre hardiesse, le jeune homme se sentait tout de même soulagé par son aveu. Le père, d’abord interdit, le visage crispé, la bouche ouverte, mais sans paroles, éclata soudain :

— Hein ! Quoi ! Comment ! Vendre la terre ! Aller vivre à la ville ! Mais perds-tu la tête ? Deviens-tu fou ? Voyons, mais tu veux plaisanter.

— Il y a longtemps que je voulais vous avertir de mon départ ; la culture, je ne puis plus la sentir.

— Comment, tonnerre et déshonneur ! c’est sérieux ; et c’est Hubert qui parle ainsi, un de mes fils, un garçon que j’ai élevé, le cadet des enfants de Jean Rioux, celui qui doit me succéder comme moi au vieux père ! Et j’ai vécu pour voir cela, moi ; pour voir le déshonneur attaché à mon nom. Va-t-il falloir que sur mes vieux jours, j’aie honte de passer sur le chemin ! Et dire que j’ai amélioré la terre pour toi, pour te la rendre plus attrayante, plus productive. Avais-je bien besoin de tant trimer ? J’en avais bien assez pour mes vieux jours. J’ai cependant continué le dur travail afin d’augmenter ton bien ; je me suis cassé la tête et les bras pour appliquer à la culture les méthodes modernes. J’ai voulu te doter de la plus belle terre de la paroisse et j’y ai réussi. Regarde-le donc ton héritage, malheureux ! avant de devenir ingrat ; regarde les bâtisses ; peux-tu trouver plus de propreté et de confort ? regarde les chevaux, les troupeaux ; toutes des bêtes racées ; regarde les champs ; y vois-tu une clôture croche ou branlante, y découvres-tu des mauvaises herbes, des cailloux épars ? C’est partout un délice pour les yeux. Malgré tout cela, toi, tu n’aimes pas la terre, tu n’aimes pas le bien de ta famille. Eh bien, tu n’as pas de cœur !

Le fils, buté, se taisait, sachant que toute réplique ne servirait qu’à augmenter le courroux de son père. Après un silence, le vieux continua :

— Ah malheur ! c’est bien dommage que ta sœur ne soit pas un homme et toi une femme ! nous n’aurions pas toute cette misère. N’est-ce pas Adèle ! tu ne la laisserais pas la terre toi ?

La jeune fille n’osait répondre ; elle approuvait son père, mais ne voulait pas accabler Hubert. Les deux femmes qui, seules avec le jeune homme, l’auraient imploré, se taisaient devant la colère du maître. Celui-ci, toujours écouté, espérant que cette fois encore la remontrance avait eu raison de son fils, lui parla doucement :

— Allons, mon garçon, rien n’est décidé, ce n’est qu’une chimère qui t’est passée par la tête ? Tu vas rester ici comme tous les tiens, et que cette histoire soit finie.

— Ma vocation est d’apprendre un métier, pour gagner ma vie dans la ville.

— Ah, c’est comme cela ; eh bien, je suis ton père et je t’ordonne de rester.

— Je ne suis plus un enfant, je suis majeur.

— Tonnerre ! pars donc malheureux, sans cœur ; mais ce ne sera pas avec mon consentement, je te le jure. Non, l’absolution pour ce crime, tu ne l’auras jamais de ton père. Pars, va-t-en ; mais tu n’apporteras pas ma bénédiction, je t’en réponds. Pars, mais avant, je te…

— Père, père ! Jean, Jean ! crièrent ensemble les deux femmes en se jetant devant lui.

Le vieillard s’arrêta, regarda avec tendresse tour à tour sa femme et sa fille ; son regard paraissait dire que par amour pour elles seulement il ne continuait pas. Puis, pour montrer que celles-là au moins étaient siennes par le cœur, avec un geste caressant, il leur mit à toutes deux une main sur l’épaule et les contempla longuement. Sans ajouter un mot, il bourra nerveusement sa pipe, l’alluma et, d’un pas que pour la première fois il sentait lourd et tremblant, s’achemina vers les étables.

Avec son âme simple de paysan, il lui semblait que ses bêtes comprenaient et partageaient sa douleur. Allant de l’une à l’autre, avec des caresses, il les appelait par leur nom, leur parlait comme à des êtres humains. Elles faisaient partie de son patrimoine, comme tout ce qui l’entourait ; elles étaient l’héritage des aïeux. En s’apitoyant avec ses troupeaux, c’est à la terre, sa grande aimée, sa fidèle compagne, qu’il déversait son immense douleur.

À la maison, les femmes, retirées dans leur chambre, sanglotaient. Hubert était parti pour le village. Dans cette demeure hier encore si joyeuse, où, depuis près de trois siècles, les seules ombres n’avaient été que le départ de fervents chrétiens pour le ciel, le premier véritable deuil était apparu : le deuil de toute une race, la fin d’une lignée de maîtres du même sol.

Pendant les quelques jours qui suivirent, le père ne parla pas de départ à son cadet. Il le savait digne fils de lui-même par son entêtement. Aussi il ne désirait pas recommencer une discussion inutile et au cours de laquelle il craignait que sa colère ne l’emportât trop loin. Il ne voulait pas non plus risquer ses dernières chances, car il conservait encore un espoir, il comptait sur un suprême appui : son curé. Le curé, l’homme écouté plus que tout autre dans nos paroisses canadiennes ; celui que l’on consulte dans toutes les circonstances difficiles, qui apporte un remède à tous les maux, ne fut-ce que la consolation. En secret, Jean Rioux avait consulté son pasteur qui lui avait répondu :

— Ne lui dis rien et amène-le moi ; je ferai mon possible pour t’assister. En attendant, prions Dieu et fais prier les femmes ; je crois qu’elles sont mieux écoutées que nous.

— Je pense, monsieur le curé, qu’il n’est pas nécessaire de le leur recommander : elles invoquent Dieu depuis longtemps, j’en suis certain. J’ai aussi fait écrire à mon cousin Jérôme, missionnaire dans le Yukon. Cependant, j’ai bien peur qu’Hubert ne soit parti avant l’arrivée de ma lettre. Adèle, de son côté, a demandé les prières de sa cousine la religieuse.

Le lendemain, le grand vieillard dit à son fils :

— Habille-toi proprement, et viens avec moi au « faubourg ».

Le jeune homme, sans demander ni recevoir plus d’explications, partit avec son père. Hubert, depuis surtout la pénible scène, obéissait sans murmurer. Il croyait, en agissant ainsi, obtenir le pardon sans se repentir. Cependant, il devinait le but de cette promenade. Aussi, fut-elle gênée, presque silencieuse ; de brèves remarques sur des sujets indifférents et le silence retombait. C’est ainsi qu’ils parvinrent au presbytère.

— Bonjour, monsieur le curé ! dit Jean Rioux, d’une voix forte.

— Bonjour monsieur le curé, balbutia Hubert.

— Tiens, bonjour, bonjour mes amis ! Venez vous asseoir. Voici un garçon qui, à part de venir à l’église, ne rend pas souvent visite à son curé. Viendrais-tu faire publier, mon jeune tourtereau ? Sais-tu qu’il commence à être temps pour toi de te marier ? Un gars robuste comme tu l’es et moins mal bâti qu’un péché mortel devrait faire loucher bien des jolies filles. À part cela, avec la terre que tu as sous les pieds, tu dois être capable de faire vivre une femme. Sont-ils chanceux, Jean, ces jeunesses-là, de recevoir en naissant, le morceau tout cuit dans la bouche ! Moi, à cet âge, pour gagner une partie de mes études, je travaillais aux scieries durant mes vacances ; mon curé m’aidait pour le reste. Et toi, Jean, tu n’as pas toujours été aussi à l’aise que maintenant.

— Non, dans mon jeune temps, j’allais au chantier en hiver, et les gages n’étaient pas hauts. C’est là que la vache enragée, nous la mangions maigre. Même en été, quand les gros travaux relâchaient un peu, je travaillais pour les autres, et tout l’argent revenait à la maison. C’est de cette façon que le vieux père a réussi à nous établir tous. Je me rappelle même qu’un été, comme les bras ne manquaient pas sur la terre et que Firmin, l’ainé, voulait s’établir, j’étais monté travailler à Québec. J’avais fait le voyage en goélette. Je me serais embauché facilement, car je payais de taille, mais je traînais en remorque un petit cousin, si chétif, si maigre, si souffreteux qu’on l’eût pris pour un hareng de printemps. Il fallait nous accepter l’un et l’autre ou nous refuser tous deux. Après plusieurs jours, nous trouvâmes de l’ouvrage sur la construction du chemin de fer dans Lorette et Saint Augustin. Le salaire était de vingt-cinq sous par jour. Tout l’été, nous ne mangeâmes que du pain et de la cassonade. Nous couchions dans les granges ; il fallait s’y rendre à la nuit, en cachette, comme des voleurs. Souvent, nous étions découverts et chassés comme des vagabonds malfaisants. À l’automne, l’entrepreneur leva le pied avec sa caisse. Je dus alors me louer pour deux piastres et la nourriture, chez un nommé Jobin, à condition de défricher un morceau de terre en broussailles. Puis, le capitaine Caron nous descendit, par charité, à bord de sa goélette, jusqu’à la Rivière du Loup. Nous n’avions à payer que notre mangeaille. De là, après avoir perdu mon chapeau, je dus me rendre à Trois-Pistoles, en pleine nuit, à pieds, par un temps de déluge. J’arrivai à la maison comme la famille se levait. Après avoir narré mon aventure, je déclarai : « À l’avenir, nous vivrons tous ici, ou nous crèverons ensemble ; les voyages, pour moi, c’est fini. » Et sur la terre, dans ce temps-là, nous n’étions pas outillés comme aujourd’hui ; tout se faisait à bras. Oui, vous pouvez le dire qu’Hubert est chanceux ; une terre entièrement défrichée, libre de dettes, pourvue de tous les instruments et de troupeaux de première classe. Eh bien, vous ne me croirez peut-être pas, monsieur le curé, mais malgré tous ces avantages, Hubert veut s’en aller demeurer à la ville ; il veut abandonner la terre sur laquelle j’ai tant travaillé, la terre qui bientôt ne pourra posséder d’autre maître que lui.

— Comment ! toi, Hubert, mon cher enfant ! toi quitter la paroisse, toi, délaisser la terre avec le bel avenir qu’elle te promet ! Mais ta vie est toute tracée ici, mon garçon. Que veux-tu faire à la ville ? travailler à te faire mourir ?

— J’ai une bonne santé et ne crains pas l’ouvrage.

— Si ce n’est que par amour du travail, l’ouvrage ne te manquera pas ici : ton bien est assez grand pour t’employer et au-delà.

— Oui, c’est vrai qu’il y a du travail, mais il n’y a que ça, jamais rien pour se récréer.

— Si tu savais, mon cher enfant ! comme on est vite ennuyé de ces plaisirs de la ville, qui souvent ne sont que des occasions de pécher. Oui, et en plus, il faut de l’argent pour se les procurer : pas un geste sans être obligé de donner le sou. Qu’y a-t-il de si réjouissant dans la ville ? Les théâtres ? Des lieux l’on risque de se fausser le jugement et de se troubler les sens, des endroits où l’on ne nous expose qu’une vie fictive qui nous fait détester la nôtre. En outre, mon jeune ami, laisser la terre de chez vous ! Mais y as-tu bien pensé ? La terre possédée par tes ancêtres et tous ceux de ta famille depuis l’abatage du premier arbre. As-tu bien songé à toutes les misères endurées par ces hommes pour fonder un patrimoine à leurs descendants ? Toi, laisser l’héritage des aïeux tomber en d’autres mains ; mais tu serais comme un prince abandonnant le royaume de son père à des peuples étrangers. C’est un devoir pour toi que de continuer la suite des maîtres de même sol ; et tu dois surtout garder cet héritage à tes descendants. Tu n’as pas le droit de te dépouiller de cette noblesse terrienne que trois siècles ont établie ; il t’est défendu de jeter cette sève vigoureuse dans le tourbillon des villes. N’oublie pas que sa plus sûre garantie de vigueur réside dans son contact quotidien avec le sol natal. La campagne est la plus grande pourvoyeuse des villes : elle les alimente de matériel humain. Malheureusement, la ville est un gouffre : les pousses les plus vigoureuses s’y étiolent après la deuxième génération ; et combien d’infortunés y sombrent peu après y avoir été transplantés. La campagne, la grande, l’inépuisable productrice de la nation, remplit toujours les vides, mais à son détriment. Laissons à ceux qui s’y croient obligés, ou pensent ne pouvoir vivre dans leur paroisse, laissons à ceux-là le soin d’aller révivifier la population des villes. Mais toi qui n’a aucune raison d’y aller, toi dont le devoir est tout écrit, reste sur le coin de terre qui t’a vu naître, demeure parmi les tiens, à l’ombre du clocher qui, si joyeusement, proclama ton arrivé dans un monde chrétien.

Et puis, tes vieux parents, il me semble que tu leur dois pourtant quelque chose. Tu ne vois donc pas l’atroce douleur que tu leur causes ; tu ne prévois pas que ton départ peut les tuer ? C’est aussi un vrai crime envers tes descendants que tu veux commettre. À cause d’eux surtout, tu dois rester. Au lieu d’enfants moralement et physiquement sains, tu te prépares à fonder une famille élevée entre quatre murs, et qui se défonceront la poitrine dans des manufactures empestées. Au lieu d’en faire des rois sur leur propriété, tu veux en former des serviteurs, presque des esclaves d’un maître qui, ne les connaissant souvent pas, n’en est que plus inexorable. Eux ne seront pas comme toi libres de choisir, car nés dans la ville, ils y vivront sans jamais concevoir la belle vie qui se mène en dehors de ses murs, et sans même y rêver. Tes petits-fils déjà, ignoreront que dans Trois-Pistoles existe un domaine digne d’un seigneur ; ils ne sauront pas que pendant trois siècles, la même famille, de père en fils, le posséda, contribua à l’embellir pour le leur livrer. Par ta faute, ce domaine ne leur appartiendra pas ; par ta faute ils crèveront dans les usines, au lieu de vivre heureux dans l’air pur, au lieu d’être les maîtres du sol sur lequel ils auraient dû pousser. Par ta faute encore leur conscience sera peut-être viciée au lieu de s’épurer toujours devant la belle nature créée par Dieu et dont la vue nous rapproche de lui.

Toi-même, tu sentiras, j’en suis positif, l’erreur que tu auras commise, mais alors, tu ne pourras peut-être plus la réparer. Après t’être abreuvé des plaisirs réservés à la jeunesse, tu traîneras une triste vie avec, devant les yeux, la laideur, et en toi-même, la resplendissante vision de ta vieille paroisse. Tu la regretteras la vie paisible jadis dédaignée. Avant même de vieillir, tu verras le contraste, et ton boulet en sera d’autant plus lourd à traîner.

— Monsieur le curé, je trouve que vous me faites un tableau un peu sombre. Après tout, il y a de la religion à Québec où je veux aller ; il y a des églises, la population est presque toute canadienne-française. Vous avez toujours vécu à la campagne, vous, monsieur le curé ; vous vous figurez, j’en suis certain, pire qu’elle ne l’est en réalité, la vie que l’on mène par là.

— Oui, mon fils, Québec est peut-être la ville du monde où la morale est la meilleure, et justement, parce qu’elle est peuplée par des gens sortis depuis peu de nos bonnes paroisses rurales. Malgré cela, que de vies intactes elle a corrompues. Non, je n’ai jamais demeuré dans la ville, mais à mon âge, et dans la position où je suis, j’ai vu bien des choses. Regarde toi-même : Tout jeune que tu sois, je suis certain que tu pourrais m’en nommer des jeunes filles qui sont allées là pour s’y perdre. Plusieurs en sont revenues, mais comment désabusées, avec quelles égratignures à la morale, et quelle santé. Quelques unes, heureusement, ont pu se refaire une conscience nouvelle au contact du sol natal. D’autres sont réapparues ici, mais de passage seulement, Dieu merci ! Celles-là sont perdues à jamais. Quelquefois, les parents sont la cause première de ces malheurs. Pour leur faire gagner leur vie, sans savoir si elles ne perdront pas leur âme, on les laisse aller en service à la ville. Y vivent-elles plus richement qu’ici ? Non, mais elles y souffrent plus. Elles ne gagnent pas assez pour satisfaire leur goût de toilettes. Ah les toilettes ! Aujourd’hui, le pauvre veut être vêtu comme le riche.

— Mais, monsieur le curé, je ne suis pas une fille.

— Crois-tu donc le danger moins grand pour les jeunes gens ? penses-tu qu’ils réussissent mieux ? Les ignorants croupissent dans la misère. Les garçons instruits qui, à la campagne, ne peuvent gagner leur vie par leur savoir, ont plus de raisons pour s’expatrier. Un petit nombre de ceux-là, sérieux et travailleurs, peuvent s’y créer un bel avenir. Mais combien d’autres, sous une fictive aisance, végètent toute leur vie. À la fin de chaque semaine, ils attendent leur salaire ; c’est leur seule fortune. Je serais curieux de connaître, au bout de quelques années, les épargnes des nôtres et celles de ceux qui nous ont quittés. Ici, tout le monde est propriétaire, au moins de sa demeure. Là-bas, on n’a souvent que ses meubles.

Allons mon cher fils, pour toi, pour tes vieux parents, pour la terre des tiens, pour les enfants que tu auras, il n’est pas possible que tu nous quittes. Eh bien !…… C’est dit ?

— J’étais pourtant bien décidé à un départ définitif. Mais enfin ! si j’allais voir ; il y a toujours moyen de revenir : Québec n’est pas au bout du monde.

— Réfléchis bien à ce que je t’ai dit, mon cher garçon. Si tu succombes à la tentation, je prierai Dieu qu’il te conserve et te ramène.

Le père, les yeux humides, le fils songeur et indécis, quittèrent leur vieux pasteur.

— Hubert, n’oublie pas d’arrêter au bureau de poste avant de retourner à la maison, dit le père ; moi, il faut que j’aille chez Damours : je voudrais savoir s’il ne m’achèterait pas un bouvillon, la semaine prochaine.

— C’est bien, je vais aller chercher le journal.

Ils se quittèrent sans rien ajouter. Au guichet de la poste, le jeune homme reçut une lettre de Québec ; elle venait de Delphis Morin et disait ceci :

« Mon cher Hubert.

Si tu as toujours l’intention de monter, je puis t’avoir une bonne position : tu tiendras le temps des hommes dans un gros chantier de construction. J’y travaille moi-même, et comme je suis l’ami d’un contremaître, il m’a promis cela pour toi. Avec l’instruction que tu possèdes, c’est justement l’ouvrage qu’il te faut. Le salaire est bon et le travail facile. Plusieurs ont été renvoyés parce qu’ils volaient du temps, de connivence avec les ouvriers. Le patron te prendrait à coup sûr, car il croit plus à l’honnêteté des gars de la campagne.

Moi, je fais actuellement une belle vie. Je suis entré dans un club de hockey et je m’y fais de l’argent. C’est un club d’amateurs, qui ne doivent jouer que pour le plaisir, mais les gens n’ont pas besoin de savoir que nous retirons un salaire en cachette. Si tu lis la page sportive dans les journaux, tu y trouveras mon nom et peut-être ma photographie avant la fin de la saison. Les théâtres offrent de bien belles représentations de ce temps-ci. Il y a encore beaucoup d’autres amusements. Nous allons avoir, paraît-il, un carnaval comme nous n’en avons encore jamais vu. Les raquetteurs de tout l’est de l’Amérique vont s’y rendre avec costumes et drapeaux. Tu peux te figurer le joli coup d’œil que ce spectacle va présenter. Comme par les années passées, nous allons avoir de grandes courses de chiens. C’est ça qui en attirée du monde : il en vient de tous les coins des États. Si je fais un bon hiver, comme je m’y attends, vous allez me voir arriver en auto l’été prochain.

Avant de partir, envoie-moi un mot et j’irai te rencontrer à la gare. Si je n’y étais pas, prends une voiture et fais-toi conduire à ma pension. Tu ne pourrais me trouver autrement, car tu seras bien engourdi en arrivant ; il va te falloir quelques jours pour te déniaiser.

Je ne t’en écris pas plus long, car deux jolies filles m’attendent pour aller glisser sur la terrasse du Château.

Ton ami,
Delphis Morin.

Après la lecture de cette lettre, Hubert, comme fasciné à distance par la ville, oublia le sermon du curé, le chagrin de son père, la douleur des siens. « J’irai, oui j’irai, murmura-t-il. On a beau dire et faire, je ne veux pas être enterré vivant dans ce trou. »

Près de chez lui, il rencontra sa promise.

— Bonjour, Jeanne ! j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer.

— Quoi donc ? tu parais tout joyeux.

— J’ai une bonne position à Québec, et je pars dans quelques jours.

— C’était donc vrai, ce qu’on entendait répéter depuis quelque temps ; pourquoi ne m’en parlais-tu pas à moi, Hubert ?

— Je ne voulais pas te le dire avant d’avoir pris une décision.

— Est-ce bien décidé ? tu nous quittes ?

— Sois sans crainte, je ne veux pas te quitter, toi ; avant longtemps, je viendrai te chercher et nous pourrons enfin vivre comme du monde.

— Nous sommes pourtant bien heureux ici.

— Je ne vois rien de drôle dans la vie que nous menons : c’est toujours la même chose. Le soir après l’ouvrage, au lieu de nous enfermer, nous irons voir de beaux spectacles. Tu verras, ma Jeanne, la belle vie que nous ferons.

— Moi, Hubert, ça ne me va pas : je ne trouve rien de mieux que notre paroisse.

— C’est parce que tu n’en es jamais sortie.

— Dieu fasse que je n’en sorte jamais.

— Que veux-tu donc dire ?

— Nous aurions été si heureux ici, Hubert, au milieu de tout ce que nous connaissons depuis notre enfance, près de tous les nôtres.

— Mais là-bas aussi, nous nous ferons des amis.

— Ce ne sera jamais comme les anciens.

— Tu verras, ma Jeanne ; tu parles ainsi parce que tu ne connais pas la ville.

— Je ne désire pas la connaître non plus.

— Veux-tu dire que si je pars je ne pourrai plus compter sur tes amitiés ?

— Non, ce n’est pas ce que je veux dire, Mais d’un autre côté, je veux être franche avec toi : si tu pars pour ne plus revenir, je ne puis rien te promettre. Non, malgré toute ma volonté, je me sens incapable de te faire des promesses, car je craindrais d’y manquer. Je ne sais pas si un jour je changerai d’idée, mais actuellement, je suis incapable de quitter la paroisse. Reste donc, Hubert !

— Il faut que je parte, Jeanne : c’est ma vocation.

— Je crois plutôt qu’elle est de demeurer parmi nous tous.

— Oui, pour vivre dans la boue, la saleté et l’ennui. Tu aimes cela toi ?

— Je ne vois rien de ce que tu nommes : tout est propre, beau et grand.

— Alors, je ne puis compter sur ta parole ?

— Quand je te l’ai donnée, tu devais vivre ici. Maintenant, je ne puis te dire ni oui, ni non. J’aime mieux ne te revoir que quand tu reviendras ici pour toujours.

— C’est bon Jeanne ! Quand je reviendrai ici riche et en bourgeois ; quand alors je te demanderai de me suivre, peut-être seras-tu heureuse de dire « Oui ».

— Ne pars pas Hubert ! Ne pars pas !

— Jeanne, place ta confiance en moi : je viendrai te chercher pour te rendre heureuse.

— Bonsoir, Hubert !

— Au revoir, Jeanne !

La jeune fille entra chez elle, le cœur gros de chagrin ; elle dut vaquer quand même aux apprêts du souper. Ce ne fut qu’à la nuit, seule dans sa chambre, qu’elle pût sangloter tout bas. Tous ses rêves de jeune fille s’échappaient et sans espoir de retour.

Quelques jours plus tard, Hubert partait pour Québec. Jean Rioux, tenu par sa femme au courant des projets de son fils, s’était, ce matin-là levé bien tôt ; avant même que les autres membres de la famille ne fussent debout, il était parti pour la forêt. Adèle devait conduire son frère à la station. Le jeune homme attela lui-même le cheval. Au moment du départ, sa mère, toute en larmes, l’embrassa tendrement et lui dit : « Tâche au moins de ne pas oublier ta religion et de bien te conduire. Ton père t’a dit qu’il ne voulait plus te revoir si tu partais ; mais quand tu voudras revenir, ne pense pas à ses paroles. Tu sais, ton père, quand il est fâché, il dit bien des choses qu’il n’a pas dans le cœur. Écris-nous souvent ».

Il faisait un matin gris, humide et froid, une température qui respirait l’adieu. Sur la route, le frère et la sœur n’avaient rien à se dire. Hubert, avec la mine et le sentiment d’un coupable, devinait des reproches tout autour de lui : dans chaque objet familier, dans chaque bruit qu’il entendait. Aussi, il avait hâte d’être sur le convoi, pour échapper à cette obsession. Les passants, intrigués, se retournaient pour les mieux voir. Les femmes qui, au son des grelots couraient aux fenêtres, se disaient : « Tiens Hubert et Adèle Rioux qui passent avec une malle ! Où vont-ils, qui part donc des deux ? ». Les commentaires allaient alors leur train, et de déduction en déduction, les braves commères finissaient par découvrir ce qu’elles croyaient être la vraie solution. Aussitôt arrivée à la station, Adèle s’en retourna ; le froid était trop vif pour qu’elle laissât le cheval dehors. Dans la salle d’attente, les habitués étaient rendus : vieux rentiers, fainéants, simples désœuvrés, une dizaine de ces gens assistaient régulièrement au passage de tous les convois. La station était leur cercle. Si l’un était en retard, vous le voyiez arriver au pas de course comme à un important rendez-vous. Sitôt le train éloigné, tous disparaissaient. Parmi cette bande de bavards, l’arrivée du jeune Rioux causa une véritable commotion.

— Tiens, le garçon de Jean Rioux qui prend les chars.

— Il en a bien l’air ; où va-t-il donc ? Aux États ?

— Non, il paraît qu’il monte travailler à Québec.

— Quoi travailler à Québec ! Bien voilà du comique : un gros cultivateur comme Jean Rioux laisser partir son garçon pour gagner en dehors l’hiver. Il a pourtant bien assez trimé dans sa vie, pour garder son aide ; il devrait profiter de la morte-saison pour se reposer. C’est bien inutile d’être à l’aise, hein ?

— Si vous croyez que le vieux le laisse partir de bon cœur, vous vous trompez. Il paraît qu’il part pour tout de bon et que le père en fait une vraie maladie.

— Il est bien bête de laisser un si beau bien,

— Jean Rioux est plus fou que moi de se casser la tête à ce propos : qu’il vende et se mette à sa rente.

— Tu ne connais pas le père Jean : il n’y a que la mort pour l’arracher de sa terre. Ce monde-là, c’est trop travailleur pour arrêter.

IV

Triste début

À la gare de Lévis, Hubert chercha vainement Delphis Morin. Plusieurs fois, il tenta de s’en informer, mais aussitôt, par timidité, il s’en abstenait : le public s’occupait si peu de lui. Un peu désorienté, il se décida à suivre la foule. Il observait de tous ses yeux, afin d’imiter les autres voyageurs ; il craignait tant de paraître nigaud. De cette façon, il parvint à l’embarcadère du bateau, paya son billet et, sans attirer l’attention, se trouva sur le traversier. Durant tout le trajet, il se tint sur le pont, parmi les voitures, s’émerveillant des évolutions du vapeur à travers les banquises, et de sa puissance à fendre d’énormes glaçons. Du fleuve, la ville de Québec lui parut énorme, imposante, juchée dans les cieux. Elle lui représentait l’inconnu, le mystère ; la seule pensée de s’y aventurer lui donnait le frisson.

Là où il se sentit bien hébété, ce fut quand il aborda sur la rive nord. Tout un rang de cochers gesticulaient en criant ; « Voiture, messieurs ; » « carriole, madame. » De l’œil, du bras, même du doigt, s’adressant à tel ou tel voyageur en particulier, ils employaient tous les accents de la voix humaine : ici, le ton interrogeait ; là, c’était une imploration ; d’autres fois il insinuait paraissant dire : « Oui, vous me choisirez, il n’y a pas de doute. » Au moindre signe, un des hommes se croyant appelé ou feignant de l’être, bondissait des rangs et se précipitait vers un des passagers, empoignait ses bagages. Un policier, bâton au poing, en les gourmandant, les retenait à grand’peine.

Hubert, pris de force, ne se résigna pas du premier coup.

— Pouvez-vous me dire où se trouve située la pension de Delphis Morin ?

— Delphis Morin ?… connais pas de Delphis Morin qui tienne une pension.

— Non, il n’en tient pas une, mais il pensionne là.

Le cocher, voyant qu’il parlait à un campagnard, prit un air important :

— C’est une grande ville ici ; on connaît bien du monde, mais pas tous. Savez-vous la rue ?

Le jeune homme, sortant alors une lettre de sa poche, le cocher s’en empara comme si son client n’avait pas su lire.

— Montrez-moi ça… ; ah, rue St-Paul. C’est un bon bout de chemin, mais je vais vous conduire quand même. Embarquez. Avez-vous une malle ?… Quand vous voudrez l’avoir, vous n’aurez qu’à me le dire. Je me tiens toujours ici. Tiens, voici mon nom sur cette carte, gardez-là.

Comme le conducteur allait l’envelopper de fourrures, le villageois, peu habitué aux petits soins, refusa :

— Bah ! ce n’est pas nécessaire de mettre la « peau de carriole ».

Peu après, se ravisant, il s’en couvrit lui-même. La randonnée commença, interminable : une longue montée, des courbes à droite, à gauche, de petites rues désertes, de grandes artères commerciales. La voiture coupait le passage à une autre, passait devant un tramway ; à chaque instant notre voyageur pensait se faire écraser. Avec cela, seul dans le fond de cette large voiture : il se sentait mal à l’aise, se croyait observé par tous les promeneurs. Au passage, son guide lui faisait remarquer les endroits qui l’intéressaient lui-même ; il les lui désignait dans l’espoir d’en retirer son propre profit.

— Tiens, voici une taverne ici. Quand on a soif, c’est une bonne place.

Un peu plus loin :

— Nous voici justement devant une des meilleures tavernes de la ville. Oui, là, droit ici, regardez.

Comme le cheval paraissait s’être arrêté de lui-même, mais en réalité sous la pression des guides, et l’invitation ne venant pas :

— Marche donc, animal de cheval ! tu ne dois pas avoir soif, toi.

Un peu plus loin, le voiturier se retournant sur son siège, et avec un sourire complaisant et entendu, renouvelant ses invitations à peine déguisées, s’informait un peu bas :

— Aimez-vous bien les belles filles, vous, mon ami ? J’en connais qui ne sont pas piquées des vers. Il n’y a pas de gêne à y avoir vous savez : on entre là comme chez nous. Marche donc.

Enfin, on arriva à l’adresse donnée.

— C’est ici votre pension : c’est loin, malgré que j’aie pris bien des raccourcissements. Une piastre et demie : vous avez l’air d’un bon type, on va vous faire du bon. Comme ça, vous n’avez plus besoin d’autre chose ?…

Le jeune homme sonna faiblement. Une forte voix de mégère lui répondit du haut de l’escalier :

— Ouvrez.

Puis quand il fut entré :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je voudrais voir Delphis Morin, madame.

— Delphis Morin ? Il n’est pas ici.

— Ah !… il m’avait dit qu’il pensionnait dans cette maison, et demandé de venir l’y rejoindre.

— Il est à l’ouvrage et ne reviendra pas avant six heures. Vous pouvez monter l’attendre. Asseyez-vous là.

Il s’assit à la fenêtre et regarda la rue. Cette contemplation le faisait réfléchir. « Comme c’est immense la ville. Dire que j’ai marché pendant plus d’une heure pour me rendre à cette pension ! » Il ne savait pas qu’il aurait pu s’y rendre dans dix minutes. Il ignorait que le cocher s’était fait payer le pourboire habituel des naïfs. « Jamais, pensait le jeune homme je ne me débrouillerai dans un pareil dédale ». Il admirait comme des phénomènes ces gens qui, si facilement, se dirigeaient dans ce fouillis de maisons.

Un gros goujat, bouffi de bière, vint s’asseoir près de lui et le questionna :

— Vous êtes venu faire un tour à Québec ?

— Non, je suis venu pour y travailler.

— Où travaillez-vous donc ?

— Je ne travaille pas encore, je viens d’arriver, je cherche de l’ouvrage.

— De l’ouvrage ! je vous souhaite bonne chance. Il y a tant de monde à ne rien faire que la Saint-Vincent ne peut fournir. Vous auriez mieux fait de rester chez vous ou d’aller dans le bois.

Puis, s’adressant à un autre individu qui entrait :

— En voilà encore un exemple de la manière que c’est conduit : il y a dans la ville des ouvriers qui payent leurs taxes et ne peuvent se placer. Dans le même temps, les gens des campagnes viennent travailler ici sans rien payer. C’est ainsi qu’il en est avec le conseil municipal actuel. Si j’étais à leur place moi, je les flanquerais dedans à leur arrivée dans la ville. Allons prendre un coup, Ti-Phonse.

Décidément, personne, depuis l’arrivée du pauvre garçon, ne l’avait encore reçu à bras ouverts. Lui, qui, dans sa paroisse, faisait autorité, se trouvait bien petit en ce moment. Mais il se consolait en songeant à l’avenir : il se disait que lui aussi, un jour, deviendrait débrouillard comme tous ceux qu’il rencontrait. Toujours contemplatif à sa fenêtre, il avait bien hâte d’apercevoir une figure amie. Il n’aimait pas bien fortement Delphis, car il lui faisait un peu figure de rival près de Jeanne, mais il l’admirait. Et puis, rien n’est aussi réconfortant à l’étranger, que la rencontre d’un co-paroissien. Il surveillait donc attentivement la rue, cherchant à distinguer, à la lueur des réverbères, dans la foule des passants, la silhouette de son ami. Enfin, un peu après six heures, sans qu’il l’eût distingué sur le trottoir, Delphis se présenta devant lui :

— Te voilà Hubert ! Y a-t-il longtemps que tu es arrivé ?

— Bonjour, Delphis ! je suis bien content de te voir ; je t’attends depuis deux heures au moins.

— J’aurais bien été te rejoindre à Lévis, mais perdre une journée d’ouvrage, c’est autant de sous de moins ; tu sais qu’on en a jamais trop. Tu as trouvé l’endroit facilement, j’espère ?

— Oui, j’ai pris une voiture. Sais-tu que la route est longue ?

— Longue ! Mais il n’y a pas dix minutes de marche. L’animal t’a fait faire le tour de la ville, je suppose ; ils sont tous voleurs ces diables-là. Je t’assure qu’ils n’ont pas si beau jeu avec moi. As-tu soupé ?

— Non, je n’éprouvais pas la faim et ne savais pas où aller.

— Suis-moi. Ensuite, tu feras les arrangements avec la vieille pour ta chambre et ta pension. Ne la laisse pas faire, car elle surcharge tous les nouveaux ; c’est une vieille crasse. Écoute : c’est huit piastres pour une chambre seule, et sept piastres à deux.

Là-dessus on se mit à table.

— Du bœuf ou des fèves au lard ? demanda une servante à Hubert.

Le bœuf était la viande qu’il aimait le moins ; de plus, les assiettées qu’il en voyait devant lui n’étaient guère alléchantes.

— Des fèves au lard, si ça ne vous fait pas de différence, répondit-il.

On apporta les fèves ; l’assiette était bien remplie, mais surtout de sauce claire.

— Qu’est-ce que vous allez boire ?

— Je vais prendre du lait.

Quelques instants plus tard, il entendit la mégère hurler de sa cuisine :

— Est-il malade, celui-là ? En voilà une menette ! Croit-il que le lait se ramasse sous les gouttières pour en avaler comme un veau ? il a besoin de changer de régime s’il veut que je le pensionne.

Tout de même, le précieux breuvage fut apporté. Le pauvre garçon constata qu’en effet, il y avait du produit de gouttières dans son bol. Chez ses parents, les porcs le mangeaient plus gras.

— Du pouding au pain ou du sirop d’érable ?

Notre affamé se sentait l’estomac vide. Il aurait de grand cœur, accepté une nouvelle portion des détestables fèves, mais puisqu’on ne lui en offrait pas, il fallait s’en passer. Il regrettait bien assez son malheureux lait. « Du pouding ou du sirop ? ». Les deux auraient fait, à son idée, de charmants compagnons ; cependant, il fallait, paraît-il, laisser l’un et prendre l’autre. Or ce dessert, à cause des croûtes qu’il voyait éparses sur la table, lui inspirait une médiocre fringale. Il choisit donc le sirop d’érable, un mets de chez lui et dont il se promettait des délices.

Hélas ! le produit qu’on apporta ne ressemblait à l’original que par la couleur… et encore… Comme on ne lui offrait plus rien, il se leva de table plus affamé qu’en s’y plaçant.

— Heureusement, se dit-il, qu’on ne travaille pas fort ici. S’il me fallait tenir les mancherons de la charrue, toute une journée, avec ce lest dans le corps, j’aurais l’estomac joliment dégonflé vers le soir ; je devrais m’attacher les jambes pour avoir la force de les tenir au tronc.

En sortant de la salle à manger, il rencontra deux pensionnaires qui arrivaient complètement saouls. L’un d’eux, en titubant, le heurta et faillit le renverser.

— Excusez-moi, dit Hubert, je ne vous avais pas vu.

— Pas vu ! on regarde où on met les pieds et on n’assomme pas le monde.

Il fuma une couple de pipes avec son ami, laissa à la maîtresse le temps de se dépêtrer dans sa boutique, puis, s’y dirigea et frappa :

— Pas besoin de « cogner », vous n’arrivez pas de dehors, cria la mégère.

— Je viens pour faire des arrangements au sujet de la pension.

— Quoi ? des amendements ? L’amendement qu’il y a à faire, c’est de prendre la porte si vous n’êtes pas content. Vous m’avez l’air bien regardant. Personne ici ne s’est jamais plaint de la nourriture. Vous vous lamentez peut-être parce qu’on vous nourrit au lait tandis que les autres boivent du thé ?

— Je ne viens pas me plaindre, je viens vous demander si vous pouvez me loger, me nourrir et quel prix vous me chargez.

— Êtes-vous pour longtemps ?

— Je le pense.

— Je charge moins cher aux gens qui pensionnent à l’année. Dans le moment, il me reste une chambre double ; c’est un nommé Tapageau qui l’habite, un bon garçon qui ne se plaint jamais.

— J’aurais préféré une chambre à moi seul, mais puisque vous n’en avez pas.

— Oui, mais vous n’auriez pas une telle chambre pour le même prix. À deux, je ne charge que huit piastres.

— Ah ! je pensais que c’était là le prix d’une chambre simple.

— J’ai remonté mes prix, c’est tout : il le faut bien, puisque tout remonte. À part cela, je suis la maîtresse ici, moi. Allez-vous venir me montrer ce que j’ai à faire ? Est-ce vous ou moi qui tiens cette maison. Ce n’est pas mon habitude de me faire mener, surtout par des arrivants.

— C’est bien : je vais prendre la chambre à huit piastres.

— Je me fais toujours payer d’avance par les nouveaux : moins de risques de se faire voler. Si vous partez avant la fin de la semaine, je n’ai rien à vous remettre : cela compte pour le dérangement.

L’hôtesse et son pensionnaire conclurent le marché sur cette base.

Ce soir-là, Morin se rendait à une partie de hockey. Son ami, brisé par les aventures de son arrivée, décida de se coucher de bonne heure. On le conduisit à sa chambre. Tapageau était absent, Hubert ferma la porte, content de se sentir enfin seul dans un chez lui. Comme il n’y avait pas de chaise, il s’étendit tout habillé sur la couche. Mais croyant la fenêtre ouverte, il se leva aussitôt pour la fermer. Tout était bien clos. Il dut donc constater que la maison n’était pas chaude. Après avoir entrebâillé la porte pour laisser pénétrer la chaleur d’en bas, il se recoucha en étendant son paletot sur lui. Se trouvant dans une position avantageuse pour inspecter la pièce, il en commença l’examen : D’abord le lit, une couchette de fer émaillé ; seulement, il ne restait d’émail que juste pour prouver sa présence antérieure. Le drap était gris, les couvertures grises et les oreillers de coutil bleu. C’était la première fois qu’il voyait des oreillers d’une autre couleur que le blanc. Aux murs de crépi, pendaient quelques lambeaux de papier-tenture. Le plâtre du plafond, fumé ici, détaché ailleurs, laissait en partie voir le lattage à nu. À la fenêtre : rien ; non, le givre adhérant aux vitres. Près de cette ouverture, une petite table sans couleur, supportait un bassin de tôle. Dans deux coins, des bouteilles vides, couchées et debout. Pendant son inspection, il entendit sous sa couche, un bruit qui le fit sursauter. Croyant à une niche de quelque farceur caché là-dessous, il se leva d’un bond. Il aperçut alors deux énormes rats qui se disputaient une savate et détalèrent à sa vue. Il les avait d’abord pris pour des chats.

« Si je puis commencer à gagner, songea-t-il, je ne moisirai pas dans cette maison. Au prix que je paie, il doit y avoir moyen de se loger plus proprement. Comment se fait-il que Delphis, dans la ville depuis si longtemps, ne soit pas mieux installé. Cette chambre est peut-être pour les arrivants ; les bonnes sont sans doute réservées aux anciens ».

Il se retourna alors vers un endroit qu’il n’avait pas encore observé. À sa surprise, il découvrit une boîte d’une bonne grosseur, presque pleine de carottes ; à côté, un sac de pommes de terre.

« Pourtant je ne suis pas à la cave, puisque j’ai gravi plusieurs escaliers. Drôle de maison ; c’est au grenier que l’on emmagasine les légumes. Goûtons les carottes ; ce sera quelque chose dans le ventre. »

Les légumes, tous mous, se mâchaient à peu près comme des éponges.

Vers dix heures s’amena, un peu gris, son compagnon de chambre. Comme il regardait Hubert sans le saluer, sans rien dire mais sans méchanceté ce dernier lui demanda :

— C’est vous monsieur Tapageau, je suppose ?

— Oui.

— Il paraît que nous allons chambrer ensemble ; ça ne vous dérange pas trop ?

— Cela m’est égal, car je ne viens ici que pour me coucher. Le lit est assez grand pour deux. Moi, vous savez, je suis fait ainsi : je suis toujours content de tout.

— Fait-il toujours froid de même ici ?

— En hiver, c’est souvent plus froid, mais jamais plus chaud.

— Ça ne doit pas être facile de dormir ?

— On n’a qu’à se coucher saoul, on ne s’aperçoit pas de la température. Moi, j’aime mieux coucher ici en hiver qu’en été : au moins les punaises sont gelées.

— Comment ! il y a des punaises ?

— Plein les murs. Mais ça ne fait rien ; on s’habitue et puis, on se couche presque toujours gonflé de bière.

Ça les chasse ça ?

— Non, mais on ne les sent pas.

— J’ai vu tantôt un rat qui voulait emporter une bottine.

— « Cré gieux » ! j’ai encore oublié de suspendre mes chaussures au plafond. On dirait que ces bêtes crèvent de faim ; elles m’ont déjà massacré deux paires de bottes.

— Pourquoi ne les détruit-on pas ?

— C’est inutile d’essayer, il y en a trop.

— Le diable doit être dans la cuisine avec de pareils animaux.

— Bah ! quand c’est cuit on ne s’en aperçoit pas.

— Hein ? quoi ? vous ne dites pas qu’on les fait cuire ?

— Je ne pourrais pas assurer ; je veux seulement parler de ce qu’ils peuvent faire dans les armoires.

Tout en poursuivant cette intéressante conversation, les deux nouveaux copains s’étaient dévêtus et mis au lit.

***

À quelques jours de là, par un dimanche avant-midi, Hubert et Delphis causaient en fumant, dans la chambre de ce dernier.

— Qu’as-tu envie de faire aujourd’hui, Hubert ?

— Je ne sais pas. Il ne faut pas songer à visiter des amis, je ne connais même pas mes voisins. Toi, où vas-tu ?

— Il fait un temps de chien : il n’y a rien de mieux à faire que de s’enfermer dans un hôtel et de boire toute la journée.

— Je ne suis pas assez « argenté » pour cela.

— Tu peux aller au théâtre.

— Je vais d’abord penser à diner ; je n’ai pas encore mangé à mon appétit depuis que j’habite la ville. J’espère que nous aurons un repas de dimanche.

— À propos du diner : on va t’offrir des fraises pour dessert, mais…

— Comment, des fraises ! Dis-tu bien des fraises ? de vraies fraises, pas des imitations ? Il nous font donc crever la semaine pour nous faire mieux apprécier les douceurs du dimanche.

— Laisse-moi donc achever : je veux te conseiller de ne pas choisir les fraises, mais plutôt les biscuits au gingembre.

— Veux-tu rire de moi ?

— Non, on va t’offrir des fraises, mais on n’en apporte qu’une.

— Une ! et piquée sur une épingle, je suppose ?

— Ce ne sont pas de petites fraises sauvages, mais de grosses fraises de jardin ; elles en valent plusieurs autres. On en sert une dans beaucoup de jus.

— Dis donc Delphis : il doit y avoir d’autres pensions à Québec.

— Oui, mais on paie plus cher. Plusieurs paraissent plus propres et la nourriture y est meilleure, mais on n’y gagne pas, les assiettes sont plus vides.

— Si elles sont plus vides qu’ici, on ne doit les mettre sur la table que pour servir de miroir.

— Et puis, continua Delphis, ce ne serait pas commode pour nous : il nous faudrait faire une grande toilette à chaque repas.

— Ici, ce n’est pas nécessaire : on ne mange qu’en rêve.

— Chacun son idée, Hubert : mais je préfère en avoir un peu moins dans le ventre et plus sur le dos et dans mes « poches » pour mes plaisirs.

— Je ne sais pas comment on peut avoir la force de s’amuser quand les deux parois du ventre se frottent l’une contre l’autre, rétorqua Hubert.

— Laisse donc faire. On s’habitue, tu verras.

— Oui, s’habituer à vivre d’air. Seulement, dans cette maison, l’air est trop froid pour nourrir.

— Veux-tu fumer une cigarette ? offrit Delphis.

— Non, merci ; tu ne fumes pas la pipe ?

— Non, affirma Morin.

— Crois-tu la cigarette plus nutritive ?

— Je ne le sais pas.

— Mâcher de la gomme, qu’en penses-tu ? questionna Rioux.

— La digestion se fait plus vite.

— Connais-tu un moyen de la retarder ?

— Se coucher la tête en bas ou se pendre par les pieds, répliqua Morin.

— La mort par strangulation doit être moins triste que celle par inanition.

— Alors, tu n’as rien décidé pour après-midi ? demanda Delphis.

— On dit qu’à ne rien faire, on ne perd pas de force, expliqua Hubert ; alors on peut vivre plus longtemps sans manger. Ainsi, je suis tenté de dormir toute la journée. Par malheur, je n’ai que des songes de famine. Il me vient une idée : si je buvais de l’eau ; il y a quelque nourriture là-dedans. Un gallon à la fois, par exemple : je me sentirais au moins le creux de l’estomac bouché. Je vais commencer, même au risque de mourir noyé ; on dit que c’est la mort la plus silencieuse. Dans une maison où chacun se fâche quand on l’éveille pendant qu’il cuve son vin, une telle mort a son utilité.

— As-tu des nouvelles de chez vous ? demanda Morin.

— Non, je n’ai pas même écrit. J’ai bien essayé l’autre jour, mais les idées ne me venaient pas ; je ne pensais qu’au porc frais et aux volailles rôties. Quand je me suis aperçu de ma distraction, j’avais mangé la moitié du manche de ma plume.

— J’ai reçu des nouvelles du père, moi.

— Il ne t’a pas envoyé de victuailles avec la lettre ? s’enquit Rioux.

— Non, il dit qu’ils vont tous bien.

— C’est qu’ils ont le corps plein. Quand tu lui écriras, recommande-lui de ne pas jeter aux cochons les bidons de soupe aux pois qu’ils ont de trop ; ça ne serait pas perdu ici.

— Il n’y a rien de bien nouveau par là, continua Delphis.

— Personne de mort de faim, alors.

— Le nouveau est encore plus rare l’hiver que durant l’été.

— Oui, car tu n’y vas que l’été et c’est du nouveau que de manger à ta satisfaction. Tu te fais des forces pour plusieurs mois, prononça ironiquement Rioux.

— Tu m’assommes à la fin avec tes histoires de mangeaille. Pourquoi n’y es-tu pas resté chez vous, pourquoi n’y retournes-tu pas ?

— Écoute, Delphis ! tu ne me feras pas croire qu’il faille nécessairement crever de faim dans la ville. Laisse-moi la connaître, me gagner quelques sous et je trouverai bien le moyen de me loger convenablement.

— Je te plains, mon vieil Hubert ! Avec de telles idées, tu n’auras jamais un maigre sou dans ton gousset pour tes plaisirs. Tu vivras comme un ermite. L’amusement des autres sera ta seule distraction.

— Alors, à ton avis, il n’y a que deux alternatives, constata Hubert : mourir de faim en s’amusant, ou d’ennui le ventre plein. Pourtant, les gens que je rencontre me paraissent vivre ; à moins qu’ils ne soient tous que des revenants. Dans ce cas, Québec ne serait qu’un purgatoire.

— Tu ne me parais pas aimer beaucoup la ville. Si tu désires t’enterrer vivant, c’est bien facile : retourne à la campagne. Cependant, je te conseillerais d’attendre un peu, d’étudier la vie de citadin : quand tu la connaîtras, tu ne voudras jamais l’abandonner.

— J’aime la ville mais non la pension. Pour retourner chez nous, jamais de ma vie. Je souffrirai plusieurs fois de la faim avant de me résigner à une telle humiliation. D’autant plus que, d’après les propres paroles du père, puisque j’ai quitté la maison, elle m’est fermée à tout jamais.

— Il faudra pourtant bien que tu ailles y chercher ta Jeanne, si tu veux l’épouser.

Hubert feignit l’indifférence :

— Elle n’est pas la seule fille au monde. Depuis que je vois celles qui se promènent sur les rues, je constate que celles de chez nous feraient piètre mine auprès d’elles.

Delphis eut peine à cacher un tressaillement de satisfaction. Habitué à la fréquentation de filles légères, il connaissait mieux la valeur d’une femme sérieuse et irréprochable. Croyant Hubert déjà plus faible dans son amour, il profita de ses dispositions :

— Mon vieux, il me vient une superbe idée : Allons veiller chez des gens que je connais : une vraie maison où s’amuser : d’aimables et jolies filles, de la danse, du chant, de la musique. Sans même entamer notre fortune, nous allons rire comme des fous.

— J’en suis, approuva Hubert. Crois-tu que nous pourrons attraper une bouchée ?

***

Hubert continuait son apprentissage de citadin. Malheureusement, le groupe d’amis qu’il s’était donné, ne contribuait pas à sa formation morale. La position promise par Delphis n’avait pas duré. Ne sachant aucun métier, il lui fallait servir comme manœuvre. Il ne s’occupait qu’à de rudes travaux : terrassement, construction de béton, pavage de rues et bien d’autres. Il peinait dix heures par jour sous la conduite d’un contremaître. Ce n’était plus le travail libre des champs, dans l’air pur, sous le beau soleil, sans autre maître que l’entente mutuelle avec son père.

Le soir, malgré sa rude journée, avec sa robuste constitution, il pouvait encore se livrer aux plaisirs dont l’attrait l’avait détaché du sol. Par malheur, ils n’étaient pas tous recommandables. Il fallait bien suivre les amis, ne pas se montrer trop villageois. Aussi, afin de paraître déluré, joyeux compagnon, Rioux s’en donnait-il quelquefois plus qu’il n’eût désiré. Les soirées se passaient au théâtre et plus souvent dans les buvettes. À ce jeu, il attendait toujours son salaire de la semaine. Jamais plus riche, jamais plus heureux. Dix heures de dur travail pour une veillée de plaisir souvent malsain. La même vie triste et inutile, tous les jours de la semaine, toutes les semaines de l’année et peut-être toute la vie. Le salaire de chaque jour à peine suffisant pour vivre ; pas plus d’épargnes d’un mois à l’autre.

Petit à petit, Hubert en vint à faire le coup de poing dans les tavernes et aux coins des rues. Ses compagnons, spéculant sur sa grande force musculaire, attisaient des chicanes, comptant sur lui pour rester maîtres du terrain. Un soir, à la suite d’une de ces rixes, poursuivi par un gardien de la paix, il arriva chez lui à moitié ivre. Une lettre de sa sœur l’attendait.



Mon cher Hubert : —

La fatigue de la journée m’accable, mais pas au point de m’empêcher de t’écrire. Tout est bien silencieux à la maison ce soir. Papa, se levant avec le soleil, ne tarde pas à se mettre au lit. Moi, je n’ai pas sommeil et je voudrais quelqu’un avec qui causer. Te souviens-tu des bonnes veillées que nous passions ensemble autrefois ? Tout nous était sujet à plaisir, car la vie était heureuse alors. Toi, tu imitais à s’y méprendre la voix et les gestes des originaux de la paroisse, tu savais découvrir tous leurs petits ridicules. Moi, je te faisais le potinage. J’avais toujours un tas de nouvelles à t’apprendre. Nous y mettions bien quelquefois un peu de malice, tu te rappelles ? Maintenant, la maison est bien tranquille et les veillées bien longues. Heureusement, j’ai mes travaux à l’aiguille et quelques livres. À propos de livres : tu devrais bien m’en envoyer quelques-uns ; il est si facile de se les procurer chez toi ; je t’enverrai l’argent. Nous ne voyons pas beaucoup de monde et faisons peu de visites ; on dirait que le deuil est sur la maison. Te rappelles-tu les joyeuses veillées de jeunes que nous faisions jadis ? La maison était alors pleine de nos amis ; c’était un plaisir fou. Papa même venait s’en mêler ; il se montrait aussi jeune et gai que nous tous.

Pauvre père ! il n’est pas aussi joyeux maintenant, il se tue à l’ouvrage, malgré les recommandations de maman. Nous avons bien un serviteur qui passe pour laborieux, mais père prétend que ce n’est qu’un cheval de plus à conduire. Il dit qu’il n’est pas intéressé, fait juste sa journée de travail, et que lui, le père, doit tout surveiller. Aussi, ce qu’il en taille de l’ouvrage ! Il travaille comme deux. Plusieurs lui ont conseillé de vendre, mais à chaque fois, il devient rouge de colère. Je trouve qu’il a parfaitement raison, car, de mon côté, j’aimerais autant mourir que de voir des étrangers maîtres chez nous. Ce printemps, il voulait faire les semences seul, disant qu’il n’avait besoin de personne. Ce n’est que sur les instances de maman qu’il a fini par prendre un homme. Je l’aide de mon mieux, je herse même. Certains prétendent que c’est une honte, au temps où nous vivons, de voir une jeune fille se promener dans le labour du matin au soir. À mon avis il n’est pas dégradant de tenir en ordre et de faire pousser ses champs. Tout de même, j’étais bien fatiguée le soir ; quelquefois, je ne me sentais plus les jambes. Avec tout cet ouvrage, il m’a fallu négliger mes chères fleurs ; mais elles m’aiment tant qu’elles poussent quand même. Une couple de fois quand, avec les chevaux, j’étais de retour des champs, papa, tout sérieux, m’a regardée une « secousse », m’a mis la main sur l’épaule et m’a secouée un peu fort ; puis, se détournant, il s’est éloigné à grands pas. Que voulait-il dire ? Me reproche-t-il d’être une fille, ou est-ce sa façon de me remercier ?

Maman m’a dit une fois, qu’à mon départ, le père vieillirait de plusieurs années d’un seul coup. Ensuite, elle a ajouté qu’il fallait suivre le chemin tracé par Dieu, ne pas manquer sa vie à cause des vieillards qui, eux, n’en ont que pour quelques années à vivre. Après un instant de silence, elle a continué : « Tu sais, ma petite fille, ton père serait bien affligé à ton départ, mais encore plus de te savoir melheureuse ». Elle parlait sans me regarder, mais je voyais qu’elle était toute rouge. Je pense qu’elle regrettait ses premières paroles et ne savait plus comment s’en tirer.

Après cela, j’ai réfléchi pendant toute une semaine et j’ai bien prié. Enfin, l’autre jour, j’ai pris une décision, j’ai fait une chose qui m’a bien gonflé le cœur. Tu sais que je devais me marier après les foins. Eh bien, j’ai rencontré Paul ; il m’a parlé du mariage. Alors je lui ai dit que je ne pouvais pas laisser mes parents, que je devais lui rendre sa parole. Il est devenu comme pétrifié. Je me sentais les yeux tout pleins, et j’allais me sauver. Il m’a demandé : « C’est vrai cela, Adèle, C’est pour les vieux seulement, vous avez toujours de l’estime pour moi ? » J’ai répondu : « Oui ». Je n’étais plus capable de parler et je m’éloignais vite, lorsqu’il m’a crié : « Adèle ! je vous attendrai tant qu’il faudra ». Il m’en a fallu du courage pour lui parler ainsi. Je ne craignais pas pour moi, car je puis supporter bien des petites douleurs ; mais ce pauvre Paul ! j’ai bien peur qu’il ne souffre beaucoup. Tu dois trouver mon cher Hubert, que je te raconte un tas de petites choses, mais j’avais besoin de m’épancher et n’avais personne. Il y a bien Jeanne, ma grande amie, mais on dirait qu’elle préfère ne pas me rencontrer. Elle ne m’a jamais parlé de toi ; de mon côté, je n’ose pas lui donner de tes nouvelles.

Je te renseigne sur mes affaires sans m’être encore informée des tiennes. Surveille ta santé et reste bon garçon ; j’espère que tu ne souffres de rien.

Tu sais, si tu voulais revenir, je pourrais peut-être parler à papa.

Bons baisers et bonne chance.
Adèle.

Après cette lecture, le frère fut envahi par une foule de pensées confuses s’entre-choquant au hasard.

« Ce que la petite travaille à cause de moi ! Pourquoi aussi se river de la sorte à une motte de terre ? Pourquoi ne vient-elle pas me rejoindre ? Ce serait tout de même un rude choc pour les vieux. J’ai peut-être mal agi en les quittant. Cependant, la mère l’a dit à ma sœur : « Il faut suivre le chemin qui nous est tracé ». Or, le mien est situé dans la ville. Retourner là-bas ?… non, jamais ! Qu’y aurais-je fait de ma soirée, aujourd’hui ? Dormir comme les vieux, ou m’ennuyer comme Adèle. Au lieu de cela, je me suis fièrement amusé. Le père travaille dur, oui, mais le vieil entêté n’a qu’à vendre. Jeanne est une belle et bonne fille, surtout quand on n’en a pas vu d’autres. Mais quand on a passé quelques mois à Québec, on la trouve engourdie près des citadaines. C’est curieux :… est-ce que je n’aurais plus envie de l’aimer ? Pourtant, je me serais fait tuer pour elle autrefois. On serait bien scandalisé, chez nous, si on connaissait mon genre de vie. Bah ! elle n’est pas si mauvaise après tout : je ne fais de mal à personne. C’est vrai que dans ma paroisse les gens s’épouvantent de peu. Là-bas, je passerais pour un diable ; ici, on me considère comme un bon garçon. Enfin, je suis content de mon sort ; que Dieu les protège à la maison. À chacun de courir sa chance dans le monde. N’empêche que la Jeanne est une charmante fille ».

À la suite de ces réflexions décousues, Hubert, lourd d’ivresse, s’endormit.

V

Déchéance et relèvement

Dans la ville, le soleil se levait brûlant ; son absence de quelques heures n’avait pas rafraîchi l’atmosphère. Après la nuit, par cette chaleur sans brise, les ouvriers, n’ayant pas dormi, se levaient en se plaignant : « Nous allons encore avoir une journée accablante ; pas un souffle de vent ». Ils déjeunaient sans appétit, puis, d’un pas pesant, le dos courbé, partaient pour l’ouvrage.

Les uns s’en allaient paver des rues sans ombre. Le soleil leur chauffait le crâne à les étourdir ; le pavage, réverbérant la chaleur, brûlait les hommes par tous les côtés. Le travail n’avançait pas vite : les bras étaient mous. Mais le contremaître surveillait.

« Voyons, Morneau ! pousse un peu ; la rue ne se pave pas à la regarder. Holà, Breton ! un peu plus vite ; tu n’es pas payé pour fumer. Écoute Chicoine ! si tu ne veux pas travailler, il y a du monde pour prendre ta place ». Les pauvres travailleurs frappaient du pic l’asphalte qui résistait. Ils n’avaient pas même le loisir d’exécuter en paix leur pénible tâche ; à chaque instant : gare à la voiture, au tramway, à l’auto, au piéton.

D’autres s’étaient dirigés vers les usines. Là, l’air plus lourd était encore réchauffé par la chaleur des machines. La besogne devait s’y poursuivre activement, car une compagnie se montre plus exigeante qu’une municipalité. Quelques-uns, payés à la pièce, devaient employer toutes leurs forces pour gagner un salaire raisonnable. Bien que mal disposés, bien qu’accablés par cette chaleur torride, ils devaient déployer toute leur ardeur. Leur quantité de pain à manger dépendrait de la somme de travail fournie. Il leur fallait aller comme cela, sans trêve ni repos, par une température d’étuve, et pendant dix heures.

Que dire des ouvriers en métallurgie, des fondeurs de métaux ? C’était une vraie vision de l’enfer. Les hommes, demi-nus, dans une chaleur insupportable à tout être inaccoutumé, tiraient, des hauts-fourneaux, des coulées de métal fondu dont la seule approche brûlait la peau. Toute leur force de résistance devait être employée pour tenir dans de pareilles conditions. Combien de ces gens voyaient, en imagination, comme une vision du paradis, un coin de campagne ombré et verdoyant.

Dans la rue, les piétons circulaient harassés ; l’asphalte leur renvoyait d’en bas la chaleur qu’elle captait du soleil. Les vêtements, imprégnés de sueur, collaient à la peau. Enfin, le soir arriva amenant la fin de la tâche. Les privilégiés déguerpissaient vers la campagne. Le pauvre tâcheron regagnait son logis, mais n’y trouvait ni le repos, ni la fraîcheur. Le manque d’appétit ne lui permettait pas d’absorber la nourriture dont ses muscles auraient eu besoin. Pas un endroit dehors pour y goûter l’air frais du soir. Seulement que la maison étouffante et le trottoir brûlant. Il y avait bien les parcs, mais il aurait fallu avoir la force de s’y rendre.

Hubert était un des acteurs dans cette ruche surchauffée. Il était maintenant lancé dans la vie des ouvriers sans famille. Toute la journée, quand le chômage ne l’obligeait pas au repos, il peinait rudement. Bien que possédant une moyenne instruction, il n’avait pas la pratique des affaires. À deux reprises, il avait pu travailler à la plume, mais son inexpérience l’empêchait de gagner suffisamment pour vivre. Alors, il lâchait la position pour accepter ces gros ouvrages plus rémunérateurs. Depuis l’hiver, il avait tâté un peu de tout : matelot sur le traversier, teneur de liste de paye, charretier, paie-maître, commis-épicier, débardeur, enfin garçon boucher. Toujours à son dernier sou, il payait sa pension et dépensait le reste dans les tavernes. Presque tout son temps libre se passait, avec des camarades de bas étage, à s’abrutir dans l’alcool. Lui jadis si sobre, si fier de sa belle conduite ! Seules les lettres de sa sœur avec les conseils de sa mère, l’empêchaient, sans qu’il le réalisât lui-même, de descendre encore plus bas. Quelquefois, sa bonne formation première le faisait réagir. Alors, il aurait voulu lire un peu, se cultiver l’esprit comme il le faisait avec sa sœur à la maison paternelle. Mais, où prendre un livre dans cette pension ? On y lisait à peine les journaux jaunes. En acheter ? Le peu d’argent qui lui restait servait à figurer le mieux possible avec ses amis de cabaret. Quand il voulait se retremper, pratiquer sa religion en chrétien comme chez lui, il se heurtait à son milieu, aux railleries de ses compagnons, à l’alcool trompeur étourdissant ses salutaires regrets. Il vivait ainsi comme un être qui ne pense pas. À une rude journée de travail succédait une soirée de ripaille, puis un sommeil alourdi par les liqueurs. Petit à petit, il enfonçait sans le savoir ; les soubresauts de sa conscience se faisant de plus en plus rares, ce genre de vie nulle et stupide lui devenait familier. Bientôt il ne verrait plus rien en dehors de ce cercle : travailler uniquement pour manger et jouir de plaisirs malsains. La prédiction de son vieux curé ne se réalisait hélas que trop vite. Quelquefois, quand la pénurie d’argent le forçait à la tranquillité, il pensait au temps où il était son maître à la maison paternelle, au temps la vie s’écoulait libre et paisible au milieu des siens. Il éprouvait alors une grande tristesse ; mais avant de se raisonner, de se convaincre que l’ancienne vie était meilleure, plus douce, plus facile que la présente, l’orgueil chassait ses bonnes pensées, annihilait son jugement sans lui permettre de comparer. La fierté légitime, la ténacité, l’énergie, qui avaient conduit son père dans le bien, n’étaient chez lui que fol orgueil, opiniâtreté à suivre sa mauvaise voie. Plutôt la dernière misère, plutôt mourir à la tâche, que de revenir sur sa décision, que de s’humilier, demander pardon, avouer ses torts. Puis quand, fourni de monnaie, il était grisé par l’alcool et la grasse jovialité de ses amis, il lui semblait vivre la vraie belle vie, et trouvait l’ancienne mesquine et insipide. Dans son esprit, il ne voyait alors sa paroisse natale, la maison de son père, qu’à travers une lentille grise. Dans ces moments surtout, il jurait que les siens ne le reprendraient jamais. De plus en plus égoïste, son plaisir seul comptait ; le bonheur des autres ; « Eh bien, tant pis, c’est de leur faute, qu’ils fassent comme moi ». Dans les premiers temps, il songeait, avec un peu de pitié, au grand délaissement des siens, maintenant, il n’y voulait plus penser. Les saines joies d’antan, la vie libre sur la terre, le patrimoine des aïeux avec sa maison blanche, tout s’effaçait peu à peu dans l’oubli.

Par ce jour fatiguant, Hubert avait souffert de la chaleur, peut-être plus que les autres. Comme un grand nombre, il ne voyait qu’un remède à sa fatigue : la taverne. Ces établissements sont toujours fort achalandés durant la belle saison. Commis de bureau, fonctionnaires de toutes sortes, ouvriers en habits de travail, s’y rencontrent et s’y coudoient. Chacun reste d’abord tranquillement collé à son siège et se plaint de la journée. Après quelques verres, les muscles sont engourdis et la fatigue ne paraît plus. Petit à petit, on en vient à ne plus s’apercevoir de la chaleur. Les voix s’élèvent : on s’interpelle d’un bout à l’autre de la salle. Les cerveaux s’échauffent de plus en plus, les propos grossiers se croisent, les farces vulgaires ont un franc succès. L’un raconte ses chicanes, l’autre à pleine voix dit ses misères : un autre, en public, dévoile les secrets de sa famille. Quelques-uns, entrés là la tête lucide, l’intelligence brillante, tombent, avant la fin de la soirée, au niveau des buses. Dans un coin, on se chamaille pour un oui ou un non. Deux ivrognes, quoique partageant la même opinion, discutent avec acrimonie. Un soulard, ayant mal interprété un mot, persiste à ne pas vouloir comprendre, et s’indigne, malgré les explications répétées de ses compagnons.

Hubert Rioux, attablé avec quelques amis, buvait comme une éponge. Les têtes s’échauffaient de plus en plus, les nerfs se surexcitaient. Soudain, d’une table voisine, un client, cherchant noise à quelqu’un, avisa un compagnon de Rioux et hurla :

— Qu’as-tu à me regarder, toi, est-ce que je te dois quelque chose ?

— Dans ton coin, dégoûtant ! rétorqua l’insulté.

Mais il n’avait pas fini de répondre que l’autre s’était levé et le frappait à la figure. Toute la salle était debout ; les deux groupes, maintenant ennemis, en venaient aux prises. Les commis voulaient rétablir l’ordre ; les partisans encourageaient leurs amis respectifs :

— Donne-lui ça !

— Cogne dur !

— Tu l’as, oh ! oh ! tape, tape !

— Pas avec des bouteilles !

— Homme à homme, pas deux sur le même !

Les adversaires se battaient en hurlant ; à leur ardeur, on eût dit qu’ils défendaient la plus noble des causes. Une couple gisaient déjà sur le plancher, quand les gendarmes arrivèrent. Ce fut un sauve qui peut général. Mais Hubert et quelques autres furent conduits au poste de police ; on les écroua dans une cellule.

— Le lendemain, avant le jour, notre héros s’éveilla. Il était couché sur le parquet, étourdi, l’estomac en feu, la tête endolorie. Ses premiers regards tombèrent sur les barreaux de la grille qui le retenait captif. Il comprit aussitôt. Dans la geôle, lui, Hubert Rioux, lui qui appartenait à une famille sans taches. Ah, si les siens savaient cela : si les gens de la paroisse l’apprenaient ! Son esprit, lourd encore des libations de la veille, petit à petit, devint plus lucide. Vaguement, il se rappela une terrible bagarre dans une taverne, des hommes à terre, du sang. Juste ciel ! s’il avait commis un meurtre ! Rendu nerveux par les excès, à cette pensée, son cœur se serra, il faillit perdre connaissance. Il voulait savoir, il voulait connaître des détails. Il appela : pas de réponse : il secoua les barreaux de sa cellule : rien ne bougea. Il attendit dans les transes.

Quelques heures après, deux gendarmes vinrent le chercher pour le conduire devant le juge :

— Qu’est-ce que j’ai fait ? leur demanda-t-il.

— Tu le sauras bien tantôt, répondit rudement l’un d’eux.

Il parut devant le tribunal.

— Votre nom ?

— Hubert Rioux.

— Domicile ?

— Rue St-Paul.

— Occupation ?

— Je travaille chez un fabricant de liqueurs.

— Prévenu ! vous êtes accusé d’avoir troublé la paix, de vous être battu et enivré. Qu’avez-vous à répondre ?

— Ce sont les autres qui ont commencé à nous insulter et à battre mes amis.

— Ah, je vois que c’est une bagarre entre voyous. Vous êtes une bande de propres à rien ; vous n’êtes bons qu’à causer du désordre. Je suis bien décidé à purger la ville de cette mauvaise graine qui lui fait perdre son bon renom. Je ne vous condamne qu’à dix piastres et les frais, ou quinze jours, parce que vous en êtes à votre première offense. Cependant, je vous préviens que si vous revenez devant moi, ce sera la prison et pour un bon terme. À part cela, je ne vous tiens pas complètement quitte. Si les gens qui ont été blessés le sont sérieusement, vous aurez à répondre à une accusation beaucoup plus grave. C’est souvent dans des aventures de ce genre que les meurtres se commettent et entraînent la pendaison. Allez.

À sa sortie de l’audience, des hommes de police le happèrent ; ils lui demandèrent s’il choisissait l’amende ou la prison.

— L’amende, répondit-il.

— Alors, il faut payer immédiatement.

— Je n’ai pas d’argent.

— Comment, pas d’argent ! alors c’est la prison pour quinze jours.

Le pauvre garçon avait envie de pleurer.

— Je ne veux pas y retourner en prison, j’en ai assez de la nuit.

— Alors mon garçon, il faut payer ; il n’y a pas autre chose à faire. Tu n’as pas d’amis qui pourraient t’avancer le montant ?

— Oui, j’en ai, mais comment les atteindre ?

— Viens au téléphone.

Hubert appela tous les amis qu’il se connaissait. Personne ne put l’aider ; même ceux pour qui la veille il s’était battu se dirent incapables de lui porter secours. Ne sachant où donner de la tête, il risqua une tentative désespérée ; il s’adressa à sa terrible maîtresse de pension :

— Madame Rudineau ?

— Oui.

— Écoutez, madame Rudineau : c’est Hubert Rioux qui parle. Hier soir, on a pris un coup, puis on a été attaqué et obligé de se battre. À cette heure, le juge me charge dix piastres pour me libérer. Vous ne pourriez pas me les passer sans trop vous déranger ?

— Comment ! chenapan ! te voilà en prison ! tu ne l’as pas volé. Il y a belle lurette que je m’y attends et te le souhaite. Et tu voudrais maintenant que je paie pour tes saletés ? Merci bien, sans cœur !

— Écoutez, madame Rudineau : je vous ai toujours bien payé ma pension, je ferai de même ; à ma prochaine paye, je vous rendrai cela.

— Je vais t’aider pour une fois, gibier de potence ! Si cela t’arrive encore, je vais en personne apprendre au juge que tu es le plus sale renégat de la ville ; je lui demandrai de te condamner à six mois. Maintenant, écoute un peu, crapule ! Tu vas te rendre immédiatement à la maison et me signer un papier afin que je puisse retirer ton premier salaire.

Malheureux jeune homme ! toi si digne et si fier, jadis, avaler les pires injures d’une mégère qui, après tout, possède un meilleur cœur que tes prétendus amis. Si ton vieux père était témoin d’une telle avanie, lui qui n’a jamais reçu la moindre offense.

Au sortir du palais de justice, le jeune homme paraissait être un malfaiteur qui se cache. Il regardait à droite et à gauche, voulant s’assurer que personne de sa connaissance ne le voyait. Il se croyait reluqué par tous les passants, s’imaginant avoir sa sentence écrite dans le dos. Dans la Côte du Palais, il se sentit un peu plus rassuré. Plus loin, il rencontra deux compagnons de la veille, arrêtés et relâchés comme lui.

— Hurrah pour toi, Rioux ! s’exclama l’un d’eux ; te voilà maintenant un vrai Québécois ; marche avec nous. Tu te bats comme un chien ; c’est des gars comme toi qu’il nous faut. Si tu veux, tu vas entrer dans la bande de Ti-Lou ; nous allons vider les tavernes à la demande. On a bien commencé hier soir ; as-tu vu la raclée qu’ils ont reçue ? Si Gus Moreau n’a pas la gueule cassée, ce n’est pas ma faute, je lui ai relevé la margoulette avec une bouteille. Ça nous a coûté dix piastres, mais c’est égal, je suis content de ma soirée. À cette heure, mon vieux, allons fêter notre victoire ; on a le temps d’entonner plusieurs pintes et de se mettre joliment en ribote avant d’aller travailler.

— Non, je suis malade et je vais me coucher, répondit Hubert.

— Tu ne sais pas, dit l’autre compagnon, ce que j’ai appris tantôt à la taverne ? Il paraît que c’est ce chien de Delphis qui a appelé la police pour nous faire arrêter.

— Est-ce bien possible ? mais, il était avec nous ! Bonjour, je suis fatigué et vais me reposer avant le travail, termina Rioux.

À la pension, la vieille femme ne le reçut pas aussi mal qu’il s’y attendait. Il monta à sa chambre et s’y coucha, mais le sommeil le fuyait ; les réflexions lui venaient trop nombreuses à l’esprit.

« Dans quel cercle suis-je tombé, se disait-il ; quelle bande de voyous, quel avilissement ! En prison !… Moi qui croyais que seuls les véritables scélérats allaient dans ce lieu. Et dire que mes copains se glorifient de leur coup ; dire qu’ils sont prêts à recommencer ! Eh bien, moi, non ! Heureusement, la population n’est pas uniquement composée de gens de ce calibre. Je sortirai de ce sale milieu ; je me ferai d’autres amis ou je resterai seul ; je suis déjà descendu assez bas. Ils sont fiers d’eux et moi je n’ai pas eu le courage de leur cracher mon mépris à la face. J’ai été lâche parce que je me voyais à leur niveau. « Être Québécois par ces moyens ! Oui, Québécois, mais dans la lie ».

En ce moment arrivait Morin. Rioux l’entendit et alla le trouver ;

— Malchanceux, hein mon gars ? lui dit Morin.

— Oui, plus que toi, tu t’en es bien tiré.

— Me pensais-tu assez bête pour me laisser coffrer ? s’excusa Delphis. J’ai pris le large.

— Il paraît que tu nous en as joué une bonne, que tu as fait venir les gendarmes.

— Es-tu fou ? J’ai appelé les hommes de police, parce que, moins nombreux, nous allions recevoir une tripotée.

— Je t’ai crié de me suivre ; tu ne m’as donc pas entendu ?

— Non, je ne t’ai pas entendu, affirma Rioux.

— Tu te battais avec tant d’ardeur.

— Enfin, ce n’est pas une aventure bien honorable.

— Ne te casse pas la tête pour si peu ; c’est passé, eh bien ! c’est passé, conclut Morin.

— Tâche de ne pas ébruiter cela chez nous, conseilla Hubert.

— Oui, ce serait une jolie vantardise. Me prends-tu pour un imbécile ?

Hubert tint sa promesse. Petit à petit, il abandonna ses compagnons, il évita les lieux qu’ils fréquentaient. Sous un prétexte quelconque, il se dérobait à toutes leurs offres. À la fin, ses refus finirent par exaspérer ses anciens amis ; ils en vinrent à le prendre en grippe. Mais, sa solide carrure leur en imposait. Un jour, l’un d’eux lui demanda :

— Il paraît que tu sors avec une bande qui est contre nous ?

— M’as-tu vu ? questionna fièrement Rioux.

— Non, mais c’est Toine Légaré qui me l’a dit.

— Tu lui diras qu’il vienne m’en parler à moi.

— Pourquoi ne sors-tu plus avec nous ? continua l’autre.

— Je marche comme bon me semble. Je suis maître de moi, je pense.

— Tu fais le fier.

— Des fois, affirma Hubert.

Voyant que Rioux avait le rouge à la figure, l’autre jugea prudent d’éclipser sa personne.

Il était un peu difficile pour le jeune homme de se présenter dans un milieu approprié à son éducation, car le métier de manœuvre l’obligeait à la fréquentation des ouvriers. Pourtant, dans sa paroisse, il était reçu chez les gens de la meilleure société. Il ne faut pas dire que les ouvriers de Québec sont tous des rustauds. Au contraire, la plupart sont d’honnêtes gens, sortant de familles honorables et qui, s’ils n’ont pas le vernis des personnes raffinées, n’en sont pas moins de bonnes mœurs et de commerce agréable. Cependant, quitter ses anciens compagnons pour un foyer où l’on s’amuse en famille, ne pouvait se faire d’emblée. Ses vieux camarades n’étaient pas des bandits, loin de là ; ils n’étaient que de gais lurons à la soif ardente et prisant un peu trop la force musculaire. Peut-être comptaient-ils, parmi leurs ancêtres, de ces anciens guerriers ayant toujours l’épée au poing. Pour eux, s’ils n’avaient plus l’épée, il leur restait le poing, et il fallait voir s’ils aimaient à le lever. À part cela, honnêtes garçons et de mœurs passables. Beaucoup d’entre eux, plus tard, devaient se ranger et devenir de braves chefs de famille. Cependant, un étranger candide, en les imitant, risquait plus qu’eux de croupir dans la mauvaise voie.

Par une chance inespérée, le jeune Rioux obtint une position comme préposé aux bagages à la gare du Pacifique Canadien. C’était pour lui le salut : le travail était facile, le salaire excellent, la société meilleure. Du coup, il se trouva changé de milieu.

Dans le même temps, il fit la connaissance d’une famille Dion. Plusieurs garçons et filles, tous joyeux, maintenaient dans cette maison l’entrain et la franche gaîté. Hubert, présenté une première fois par un des fils, son compagnon de travail, y retourna une semaine plus tard ; puis, il prit l’habitude de s’y rendre trois ou quatre fois par semaine. Ces bonnes gens, découvrant chez Hubert un brave garçon, le sachant isolé dans la ville, lui ouvrirent leur porte toute grande. Le jeune homme, peu à peu, leur parla de sa paroisse et de sa famille, sans insister toutefois sur les incidents de son départ.

— Mais, mon garçon, lui demanda un jour le père, je ne connais guère la campagne, je n’y ai même jamais été, mais il me semble que vous aviez un bel avenir chez vous ; pourquoi donc venir à la ville ? Il paraît que les cultivateurs vivent fort à leur aise ; on le voit bien par le prix qu’ils nous vendent leurs produits sur le marché.

— Oui, ajouta la mère, une piastre et demie que j’ai payée encore aujourd’hui pour une pauvre poche de patates. Si ce n’est pas un vrai vol ! On dirait que ces gens-là ne savent pas que la guerre est finie.

— Ah, madame, répliqua Hubert, si vous saviez ce qu’il faut de travail pour la rendre sur le marché cette poche.

— Mais de l’ouvrage, je ne vois pas moi. On sème, et c’est le bon Dieu qui fait le reste.

— Le bon Dieu, oui ; mais il faut, tout de même, lui donner un fier coup de main.

— Ta, ta ! le grand Maître fait pousser chaque brin d’herbe, il peut bien faire pousser une poche de patates.

Ça, c’est vrai, mais il faut lui aider, insista Hubert.

— Comment, lui aider ! mon cher garçon, c’est lui qui vous a fait tout rond, tel que vous êtes, et lui avez-vous aidé ? Eh bien, les patates, c’est pareil.

— Ah, c’est différent, objecta le jeune homme.

— C’est la même chose. Je ne veux pas dire que vous êtes une patate, ah non, mais s’il a pu vous créer, il peut bien créer une patate.

— En fait-il pousser dans votre cave ? questionna railleusement Hubert.

— Il faut avoir du bon sens. Faire pousser des patates dans une cave ; il n’est pas un nigaud.

— Comme ça, il faut lui aider un peu ?

— Pas dans le champ ; s’obstina madame Dion. Vous n’avez qu’à semer et puis ; « Laisse border Joseph », c’est le grand Maître qui fait le reste. Quand bien même vous souffleriez dessus, elles ne pousseraient pas plus vite.

— En semant, c’est tout de même un coup de main qu’on lui donne ; c’est une bonne partance.

— Si vous ne les sortiez pas de la terre, elles pousseraient bien toutes seules ; mais non vous êtes trop voraces d’argent ; vous ramassez jusqu’à la dernière pour les vendre une piastre et demie la poche.

— Alors, pourquoi les semer, si on ne les récolte pas ? insista Rioux.

— Est-ce que je sais ? N’en semez pas.

— Oui, mais vous n’en mangeriez pas.

— Ce serait tout aussi bien ; à une piastre et demie la poche, c’est dur à la dent.

— Ainsi, le bon Dieu serait tout aussi bien de n’en pas faire pousser, puisqu’elles ne serviraient à rien ?

— Je ne comprends plus rien, convint la femme.

— Ni moi non plus.

Ces amicales discussions se poursuivaient toujours avec le sourire sur les lèvres ; les éclats de rire de toute la famille les accompagnaient. Madame Dion, femme économe, surveillait de fort près le budget de sa famille. Tout de même, elle était affligée d’un petit défaut — quelle personne, prétendue parfaite, n’en a pas ? — : quand elle avait décidé qu’un objet était blanc, il fallait qu’il le fût. Inutile de s’époumoner à lui faire comprendre qu’il était noir.

Alphonse, un des fils de la maison, voyant que sa mère dansait sur le bon pied, entreprit de la taquiner un peu. Il était, celui-là, agent voyageur.

— Si maman me le permet, dit-il, je vais vous raconter l’histoire d’un sale tour que je lui ai joué, il y a quinze ans. Si elle m’avait découvert j’aurais goûté d’une fameuse tripotée. Cependant, si elle veut me promettre de ne pas trop reluquer le manche à balai, je vais aujourd’hui vous conter l’histoire.

— Je ne promets rien, mais conte toujours, répondit la mère.

— Vas-y, ajouta le père, les anciennes fautes sont pardonnées.

— Dans le temps, commença le fils, j’étais commis en mercerie ; ou plutôt non, je commençais à vendre aux détaillants de la ville. J’étais un peu gommeux. Aussi, notre déménagement d’un troisième pour un deuxième et une rue plus aristocratique me souriait fort ; mais, aider au trimbalement des meubles, ne me flattait pas autant.

C’était une atteinte à mes jeunes prétentions que d’exposer nos vieilles nippes en public. Je m’arrangeais donc, autant que possible, pour ne travailler qu’à l’intérieur. Nous avions alors à la maison, notre cousin Louis, fonctionnaire aux douanes. Il était joyeux, plein de ressources et d’esprit. Soudain, maman nous ordonna à tous deux de descendre une énorme boite remplie de cruchons, bocaux et bouteilles vides. Elle était tellement chargée que le contenu dépassait les bords d’un bon pied : impossible de placer le couvercle. Je n’étais pas bien aise de me pavaner dans la rue avec une pareille charge ; je craignais de faire rire les badauds. J’eus donc avec maman une forte discussion à propos de la boîte. Louis nous écoutait en souriant. Il avait déjà son plan, le pendard ! Enfin, bon gré mal gré, nous voilà à la sortie avec notre fragile fardeau. Rendu là, c’était plus fort que moi : je ne me sentais pas capable d’aller plus loin. Je dis au cousin :

— Il n’y a jamais moyen de sortir dans la rue avec cette cargaison ; on va nous prendre pour des acheteurs de bouteilles.

— C’est en effet un peu raide, répondit mon aide.

— Si nous pouvions placer le couvercle ; mais il faudrait enlever des bouteilles et où les cacher ?

— Écoute, j’ai une idée, me déclara Louis.

Je le regardais avec une figure en point d’interrogation. Je ne pouvais pas comprendre comment fermer cette boîte, sans diminuer son contenu. Or, il était impossible de rien enlever. Le cousin continua :

— Tu sais qu’une bouteille cassée prend moins de place qu’une bouteille ronde ?

Je commençais à rire.

— Tiens, j’ai le marteau dans ma poche, ajouta-t-il.

— Oui, mais le bruit !

— Nous allons hurler comme des possédés pour étouffer le son.

Et nous voilà tous deux, tout en frappant du marteau :

— Hoooo hop ! hooo hop !

Les rires nous étouffaient. Nous venions de terminer quand la voix de maman se fit entendre d’en haut :

— Qu’est-ce que c’est donc que ce train-là ? Nous ne répondîmes pas. Le couvercle était déjà placé et nous sortions, aussi fiers que si nous avions porté les bijoux de la famille. Il fallait entendre maman tempêter contre les déménageurs quand elle ouvrit la boîte. »

— Ah mes pendards ! éclata la mère, c’est dommage que je ne l’aie pas su dans le temps ! J’ai presque envie de te la donner quand même. Et Louis, avec sa petite figure d’ange ! qui s’en serait imaginé ? Dire qu’il a l’audace de venir diner ici presque tous les dimanches ; on croirait qu’il ne m’a jamais rien fait.

Tous les assistants riaient aux éclats.

— Bon, dit Hubert, je m’amuse beaucoup, mais il faut songer à demain ; autrement, monsieur Dion sera obligé d’agir à la façon du père Tancrède Bérubé.

— Qu’était donc ce père Tancrède ? questionna madame Dion.

— C’était un vieux de par chez nous qui aimait à se coucher de bonne heure. Comme il était le père de jolies filles, la maison était fort achalandée par les amoureux. Or, le père Tancrède, homme prudent, tenait aux bonnes mœurs. La mère dormait toute la soirée dans sa chaise berçante ; ce n’était pas une sûreté. Alors, le père imagina un stratagème : Sur le coup de neuf heures, il s’installait devant le poêle et fendait le bois d’allumage pour le lendemain ; puis : « Puce, va dehors avant de te coucher, » il faisait sortir la chatte. Ensuite il grimpait sur une chaise et, à grand bruit, remontait l’horloge.

Les visiteurs eurent vite compris ce que signifiait ce manège et décampaient au premier coup de hache sans même muser à la porte. Mais, peu de temps après, le jeu du père Bérubé tourna contre lui : Tous les soirs, la maison s’emplisait de jeunes qui, goguenards, attendaient le coup de neuf heures pour jouir du spectacle. Maintenant, moi je me sauve.

— Vous avez bien le temps, fumez donc.

— On ne fait que commencer à rire, ajouta Gertrude, la seconde fille.

— Bonne nuit à tout le monde ; bonne nuit, mademoiselle Gertrude.

— Bonsoir.

— Monsieur Dion, n’oubliez pas de remonter l’horloge.

— Vous reviendrez ?

— Oui, certain.

Tout en cheminant vers sa pension, Hubert songeait à la jolie et gentille Gertrude.

VI

L’intrigue dans la beauté

La rentrée des foins s’achevait.

Généralement, les personnes non initiées croient que cette période est terrible pour le cultivateur. Elles le voient trimer depuis le lever jusqu’au coucher du soleil ; elles se le figurent ruisselant de sueurs, travaillant comme sous la conduite d’un garde-chiourme, toujours prêt à défaillir sous une tâche plus grande que ses forces. Pour un observateur, ces travaux sont loin de paraître une corvée surhumaine. La disparition de la rosée commande seule le départ pour la prairie. Chez plusieurs, les chevaux exécutent maintenant le plus gros du travail : fauchage, fenaison et déchargement sur le fenil. L’ouvrage à la fourche est loin, non plus, de tuer son homme. Regardez avec quel entrain la besogne avance : le soleil est chaud, l’air embaumé ; les insectes dérangés de leurs nids, font entendre leurs crissements de partout ; une bonne brise stimule les travailleurs. Dans cette atmosphère limpide et vivifiante, sur cette terre qui lui cède ses trésors, cette manne qu’il n’a qu’à ramasser, l’homme des champs reçoit, durant son travail, un regain de vie.

Observez-le : Le foin, doux à l’odorat, retenant encore un peu de sa couleur, verte, est disséminé par tas sur le champ. Des « veillottes » presque entières, enlevées par un bras musculeux, volent dans le chariot. Les enfants, joyeux « fouleurs », en reçoivent une partie sur la tête ; puis, avec des cris de joie, des rires perlés, se précipitent à l’escalade de la brassée suivante. Aussitôt, le chargeur avertit :

— Tenez-vous bien.

Pendant que la fourragère, avec son cheval la bouche pleine de brins d’herbe, se dirige vers une autre meule, les enfants se laissent tomber ou se culbutent sur la charge molle.

Quelquefois, les jeunes parents du village, pour se procurer une partie de plaisir, viennent « fouler » chez un oncle. C’est alors que les grands cousins chargent avec un perpétuel sourire sur la figure. Leurs sœurs, tout en riant, paraissent songer devant les joyeux ébats de leurs parentes : « Comme il faut que vous soyez naïves pour vous amuser à des riens. »

Souvent une grande fille, pour se montrer plus habile, plus garçonne que les autres, peut-être aussi pour se rapprocher du charmant cousin, s’arme d’un râteau de bois, suit le chargeur et ramasse les brindilles que laisse la fourche. Elle s’avise même de vouloir charger. Avec autant d’efforts qu’il en faudrait pour soulever un lourd fardeau, avec des cris, des exclamations, elle parvient à rendre dans la fourragère, tout juste une poignée de foin. Les quolibets, les taquineries, les bons mots, les éclats de rire, forment alors, autour de la voiture, un orchestre de flûtes vivantes. Cependant, le grand cousin, homme galant, en clignant de l’œil vers la rieuse fille, discrètement dispose pour elle de petits tas de fourrage solidement roulés. La jouvencelle, avec des cris vainqueurs, les soulève et les lance à la tête des « fouleuses ».

La charrette pleine, il faut descendre pour soulager la bête de trait. Malgré les hommes qui tendent leurs bras pour amortir la chute, ce n’est qu’après de grands cris de peur que les jeunes filles se laissent tomber en bas. Les plus espiègles se taisent, restent sur la charge et s’y creusent une cachette. Le cheval est alors forcé de se montrer bon prince comme ses maîtres.

Au repos du soir, après cette journée chaude, l’odeur des foins coupés embaume l’atmosphère. De la grange, pleine à craquer, les parfums du trèfle s’échappent par toutes les ouvertures. L’herbe, avec la nuit, s’imprègne de rosée. La chaleur plus humide, dégage mieux les senteurs du sol. Les fleurs prodiguent les suavités dont elles sont plus mesquines le jour. Peu à peu, par en bas, comme montant de la terre, comme un gaz de plus en plus sombre qui s’en échapperait, l’obscurité recouvre la campagne, s’élève, atteint le firmament, et de la noirceur sortent les étoiles. Les sons, moins nombreux que les bruits du jour, sont par cela même et par l’air moite, rendus plus perceptibles.

Dans le silence, on entend le coin-coin des canards sur l’étang. Les oies qui pataugent dans la mare, pour appeler peut-être leurs congénères sauvages et invisibles, jettent leur cri « mohak, mohak ». À cet appel, les jeunes gens couchés dans l’herbe, rêvent aux palmipèdes libres qu’ils chasseront à l’automne.

Avant le sommeil, les muscles sont déjà détendus. Le fermier et sa famille désirent déjà le lendemain et son labeur, le lendemain qui réveillera des personnes joyeuses, à l’esprit lucide et large comme les horizons que leurs yeux contemplent.

***

C’est par une telle journée, que Delphis Morin, fièrement assis au volant d’un Ford nouveau modèle, se dirigeait vers Trois-Pistoles. De plus en plus, son rêve devenait une réalité ; ses ruses, ses fourberies paraissaient lui assurer la victoire. Depuis longtemps il travaillait à atteindre son but, il calculait ses chances. Pour réussir il n’était pas scrupuleux sur le choix des moyens. Il avait entrepris la lutte pour gagner le cœur, la main et l’argent de Jeanne Michaud ; or, la première manche lui appartenait. Il avait si bien manœuvré ! D’abord, connaissant l’amour de Jeanne pour son voisin, il savait ses chances nulles tant que le jeune Rioux vivrait à Trois-Pistoles. Il avait donc réussi dans ce qu’il croyait être le plus difficile de sa tâche : éloigner le jeune homme, et, par cela, le déposséder de son héritage. Tout s’était passé sans qu’Hubert soupçonnât sa bonne foi. Plus encore : le jeune homme, dans sa naïve droiture, croyait devoir de la reconnaissance à celui qui, dans ses premiers pas de citadin, l’avait guidé. Si Delphis n’avait pas réussi, pour attacher son ami à la ville, à lui procurer toutes les félicités promises, il l’avait au moins aigri contre la terre, il avait fouetté son orgueil pour l’empêcher de revenir aux siens. Il n’était pas encore parvenu à vautrer complètement sa victime dans la débauche, mais il lui avait appris à boire et à jouer ; le reste viendrait facilement. C’en était assez pour perdre l’ancien fiancé dans l’estime de Jeanne Michaud. La jeune fille, libre de son cœur, Delphis se chargerait de la manier à sa guise. Il est vrai que, d’après Hubert, elle ne consentirait pas à venir vivre dans la ville, mais que lui importait à lui, Morin ? La ville, il en avait goûté toutes les misères et tous les plaisirs. Il y avait fait joyeuse jeunesse. Maintenant, il se serait cru bien stupide de ne pas recueillir l’héritage que son père, par tant de labeurs, lui conservait. Jeanne lui apporterait aussi quelqu’argent. Avec cela, il pourrait, de temps en temps, se permettre un voyage à la ville, « se décrasser » un peu, comme il le disait. Plus tard, si la campagne lui devenait insupportable : une terre se vend, une femme doit suivre son époux. Lui qui avait vautré sa jeunesse dans toutes les débauches, il se serait cru bien fou de ne pas prendre une femme saine, jolie et de tout repos. De plus, la possession de quelques mille piastres, valait bien un petit sacrifice.

Le plus difficile maintenant, était la conquête de la jeune fille. Il lui faudrait ruser avec elle, se montrer bon, pieux, reprendre goût à la culture, admirer les beautés de la campagne, louer la sagesse de ceux qui s’attachent à la terre, décrier la vie des villes, regretter le séjour qu’il y avait fait. Delphis pouvait se plier à toutes ces hypocrisies. Par-dessus tout, il fallait en imposer à Jeanne, flatter la vanité que possède toute femme, éclipser les prétendants par ses allures d’homme aisé. Il possédait pour cela l’arme nécessaire : une automobile lui appartenant en propre.

Ce midi-là, Pierre Michaud entra chez lui mi-grondeur, mi-souriant :

— Je viens, annonça-t-il de voir une chose renversante : Delphis Morin qui arrive de Québec en automobile ; et une machine lui appartenant, à ce qu’il dit.

— Ah bien, tu m’apprends là une nouvelle incroyable, répondit sa femme : le garçon de Charles Morin qui marche comme un millionnaire ?

— C’est comme je te le dis : il est arrêté au « faubourg ; » il y a tout un rassemblement autour de lui. Dès qu’il m’a aperçu, il est venu me donner la main, m’a dit que je rajeunissais, s’est informé de toute la famille ; il doit arrêter vous voir en passant. Il voulait me faire attendre pour me faire monter avec lui. Il a joliment le tour de faire le monsieur ; on dirait un ministre qui visite son comté ; avec cela, pas laid garçon.

— Je t’assure mon pauvre vieux, constata l’épouse, qu’à la ville on peut s’attendre à tout ; ils vous revirent un homme pour le bien ou le mal en un tournemain.

— Il y a toujours bien du sortilège là-dedans. D’après monsieur le curé et Jean Rioux, par là, les gens crèvent de faim ; ils viennent se promener à la campagne pour s’engraisser. D’après Jean, ce serait tous des chenapans, des vauriens, des renégats. D’un autre côté, je vois Delphis Morin, parti d’ici depuis peu, avec la seule chemise qu’il avait sur le dos, et encore, de grosse flanelle, puis nous revenir habillé comme un seigneur, poli, la parole en bouche comme un candidat qui fait des promesses électorales, et dans une voiture qui vaut la moitié d’une terre. Il y a là-dedans quelque chose que je ne puis pas comprendre.

— N’empêche, répliqua Jeanne, que son père se tue à l’ouvrage. S’il était riche comme il le dit et s’il avait un peu de cœur, il pourrait bien payer un serviteur au vieux. Un jeune homme qui laisse son vieux père s’échiner sur le bien, moi…

— Tout ça, ma fille, interrompit la mère, ce sont des idées de Jean Rioux ; à l’entendre, si un homme ne laboure pas la terre il est damné. La terre, je ne dis pas que ce ne soit pas beau, ni qu’on n’y vive pas bien, mais ce n’est pas avec elle qu’on peut acheter des automobiles.

Ça, c’est vrai, ma femme, il faut là-bas qu’ils ramassent l’argent comme des roches. Pourtant, il paraît que le jeune Hubert tire le diable par la queue, et même que souvent elle lui casse dans les mains. Si ce qu’on dit est vrai, ce ne serait pas surprenant : on répète qu’il boit comme un canard.

— Hein ? Tu me surprends, mon vieux. Lui qui ne prenait un coup qu’aux Fêtes et pour rendre une politesse Où as-tu appris cela ?

— C’est de Samuel à Pierre, avec qui je revenais tantôt. Je lui parlais de l’automobile de Delphis, lui disant que peut-être un jour, Hubert arriverait avec une pareille. Là-dessus, il m’a dit qu’il dépensait tellement d’argent à boire qu’il ne lui en restait pas assez pour manger à sa satisfaction.

— Papa, vous savez qu’il ne faut pas croire tous les cancans qui se colportent.

La jeune fille, toute rouge de cette nouvelle blessure au cœur, et aussi d’avoir défendu son ancien fiancé, sortit comme pressée de finir quelqu’ouvrage.

— Ah bien, moi, ma fille, continua le père, je ne sais pas, je répète tout bonnement ce qu’on m’a dit. Seulement, je ne voudrais pas le raconter en dehors de la famille : ce pauvre Jean en a bien assez sur les épaules ; il se croit déshonoré. Bon, bien ! j’ai pu me procurer le morceau de faucheuse que j’ai cassé hier. À cette heure, il faut se préparer pour une bonne après-midi d’engrangement. En attendant le diner, je vais poser cette pièce de rechange à la faucheuse et commencer à couper le tour des clôtures, dans la pièce d’orge.

— Inutile de te tailler de l’ouvrage pour trois heures, avertit l’épouse, nous dinons dans quelques minutes. Les garçons vont finir de tourner la pièce du Rocher Carré et aussitôt… ; tiens, je les vois qui reviennent. Soigne les chevaux et la table sera servie. Jeanne !

— Oui, maman.

— Viens donc commencer à préparer la table, ma petite fille. Il faut diner de bonne heure, car les hommes ont gros de foin à rentrer et le temps paraît se salir. Ce serait malheureux que le fourrage attrapât de la pluie, car il est à point. Si les nuages deviennent trop menaçants, nous irons donner un coup de main. As-tu fini de sarcler ta plate-bande de fleurs ?

— Oui, et j’ai posé des tuteurs aux dahlias.

— Le rose commence-t-il à faire des boutons ?

— Oui, mais ils ne sont pas encore gros ; nous l’avons planté après les autres.

— Il a besoin de faire des fleurs, et des fleurs roses. S’il ne rapporte rien, après ce que dit le catalogue et ce que nous avons payé pour l’acheter, je l’arrache, le retourne tout vivant et réclame mes sous. Tasse donc les couverts un peu, je ne serais pas surprise que Delphis Morin nous arrive sur le coup de midi.

— Pensez-vous ? Il n’est pas encore allé chez lui, puisqu’il vient d’arriver. Il doit avoir hâte de montrer sa nouvelle voiture à sa famille.

— Bah ! une demi-heure plus tôt ou plus tard. Songe que ses parents demeurent à trois bons milles. Je ne sais trop, mais j’ai un pressentiment qu’il va apparaître. Après tout, je n’en serais pas fâchée ; j’aime toujours à voir des gens qui viennent de loin : ils ont tant de nouvelles à nous apprendre. Avec cela, le garçon est amusant, il a la langue bien pendue.

— Je crois plutôt qu’il ira chez monsieur Rioux pour leur donner des nouvelles.

— Ah, ah ! c’est Jean Rioux qui le mettrait dehors du bout du pied. Il ne peut pas le voir sans que le sang lui fasse un tour. Pourtant, c’est lui qui a trouvé de l’ouvrage à son garçon, à Québec.

— Oui, mais il lui a aussi conseillé de partir.

— Hubert n’était pas un enfant ; il ne l’a pas emmené de force.

— N’empêche, maman, que si Hubert n’avait pas rencontré Delphis, il ne serait pas parti ; la maison des voisins serait beaucoup plus joyeuse qu’elle ne l’est actuellement. Delphis leur a fait bien du mal ; c’est en voulant les aider, sans doute, mais le mal est là quand même.

— C’est bien malheureux pour les Rioux, ma fille, mais si Hubert parvenait aussi bien que l’autre, ce serait une chance. Il est vrai que Delphis est un débrouillard peu ordinaire. Parti d’ici sans le sou, le voilà qui, après quelques années, nous revient comme un homme riche. Il n’y a que les richards qui ont de telles voitures dans la paroisse ; je pense que la fille qui le décrochera, sera chanceuse.

— Si elle aime la ville.

— Toi Jeanne, tu aurais bien fait d’être la fille ou plutôt le garçon de Jean Rioux ; tu me parais avoir ses entêtements pour la terre.

— Mais, c’est naturel ! Vous l’aimez bien, vous aussi, la terre.

— Parce qu’il faut que j’y reste. Sans cela, je te dirai bien franchement, je n’aurais pas détesté être une dame de la ville, une personne qui n’a qu’à se promener et voir de belles choses. Voici Delphis : je t’avais bien dit qu’il arrêterait nous voir en passant. Es-tu assez proprement vêtue ? Arrange-toi vite les cheveux.

Morin, sous le sourire engageant de la maîtresse, entra en se rengorgeant.

— Bonjour, madame Michaud, ça va bien ?

— Bonjour, monsieur Morin ; oui, ça va, je vous remercie ; mais ça ne va pas encore aussi bien que vous, à ce que je vois. Vous n’arrivez pas à pied.

— Bonjour, mademoiselle Jeanne, la santé est bonne ?

— Oui, merci.

— Seigneur de Dieu ! regardez-moi donc cette belle voiture, s’exclama madame Michaud. Ça reluit à s’y mirer. Vous avez dû en payer des piastres pour une pareille machine ?

— Oui, un peu. Mais que voulez-vous ; il faut bien mettre son argent quelque part. J’aime autant le placer sur cette machine que sur une terre :

— Vous avez bien raison, répondit la mère.

— Seulement la récolte est moins forte, répliqua la jeune fille.

En ce moment, les garçons arrivaient des champs. On se donna la main, on admira la voiture, on s’informa des conditions du travail dans la ville, des personnes de la paroisse qui l’habitaient. Delphis accepta l’invitation à diner, et l’on se mit à table.

— Et Hubert, demanda l’un des garçons, le vois-tu, comment s’arrange-t-il ?

— Ah bien, pas trop mal. Il se tire d’affaire comme il peut ; seulement, il n’a pas eu beaucoup de chance : il a manqué d’ouvrage. Après tout, ce n’est pas un mauvais garçon. Mais vous comprenez : tout nouveau, tout beau. Au bout de quelque temps il va s’habituer et ne sera pas pire qu’un autre.

— Il n’a pas eu envie de descendre avec toi ? demanda le père.

— Peut-être, mais le voyage coûte toujours quelque chose. J’aurais bien pu lui prêter de l’argent, mais en donner sans savoir s’il nous sera rendu, on se corrige de cela. J’en ai déjà bien perdu en le prêtant à des amis.

— Pourtant, opina l’un des garçons, Hubert était bien honnête, par ici.

— Je ne veux pas dire qu’il soit voleur ; seulement, s’il emprunte sans pouvoir payer, bien fou qui se laisse prendre.

— D’après ce que je vois, songea tout haut le père, le pauvre garçon aurait mieux fait de demeurer chez lui. Mais, dis-moi donc, Delphis, comment se fait-il que tu ramasses tant d’argent, pendant qu’un si grand nombre ne font que vivoter ?

— Voici le grand secret, monsieur Michaud : se tenir à l’affût des occasions et ne pas les manquer.

— Oui, le secret doit être grand, et il n’est pas divulgué à bien des gens.

— Moi je dis, énonça la mère, qu’à la ville, les pauvres le sont par leur faute.

La vieille femme, à son habitude, parlait comme une linotte ; frappée uniquement par ce qui éblouit, elle n’allait jamais au fond des choses. Son époux, doué d’un meilleur jugement, et ne voulant pas laisser ses garçons subir l’influence de Morin, répliqua :

— Pour un qui gagne de l’argent, quelques centaines d’autres végètent.

— Au moins, rétorqua sa femme, on ne travaille pas dur comme sur la terre.

— Pas dur ! répliqua le mari, en s’échauffant. Vois-tu un cultivateur travailler dix heures par jour, pendant trois cents jours de l’année, et sans répit ? Il n’y en a pas un seul. Ici, nous donnons un coup de temps en temps, puis nous avons des loisirs. Comparer notre travail à celui des ouvriers des villes, ce serait ridicule. Ces gens travaillent le double de nous, dans de plus mauvaises conditions et sous l’œil d’un maître. Si nous sommes fatigués, nous avons droit à un repos, eux, non. Si un jour nous ne sommes pas disposés à exécuter un certain travail, nous sommes libres d’en choisir un autre ; là-bas, il leur faut marcher quand même. Si la maladie nous force au chômage, la terre gagne notre vie ; à la ville, le salaire n’entre qu’à la force des bras.

— C’est peut-être vrai, répondit la femme, mais ils sont payés en argent qui sonne dans leurs « poches » pleines.

— Il n’y sonne pas longtemps dans leurs poches. Ils le prennent du patron pour le porter au fournisseur ; c’est toute la sonnerie qu’ils en entendent. Et, j’en connais quelque chose de la ville ; j’en ai tâté dans ma jeunesse ; mais ça n’a pas été long, je vous l’assure. Je suis venu m’acheter une terre à crédit. Maintenant, ma propriété vaut dix mille piastres et j’en ai quelques autres mille en plus. Croyez-vous qu’à la ville j’en aurais autant ? j’ai travaillé, c’est vrai, mais moins que je ne l’aurais fait là-bas. Malgré mon âge, je me sens vigoureux comme un jeune homme. Pensez-vous que ma santé serait aussi bonne, si j’avais passé ma vie dans les ateliers ?

Morin, connaissant le caractère malléable de la femme, en homme avisé, approuva les opinions de Pierre Michaud, qui étaient aussi celles de Jeanne.

— Monsieur Michaud, ce que vous dites est parfaitement vrai, répondit-il, personne ne connaît la ville mieux que moi, et je vous approuve. Jusqu’à présent, je n’ai pas eu à me plaindre, et cependant, entre amis, je vais vous confier mes intentions : je veux me ramasser encore un peu d’argent et m’établir ici sur une terre.

— Je t’y engage, mon jeune homme. Vois-tu, un cultivateur sur sa terre est plus roi qu’un roi ; le royaume est plus petit, mais il le tient mieux dans sa main. Être son propre maître, n’avoir à répondre de rien à personne, se dire que chaque heure d’ouvrage ajoute à sa propre richesse, c’est une satisfaction extrême : le cultivateur la possède.

— C’est bon pour les hommes, répliqua madame Michaud, mais les femmes y ont la vie autrement rude que les citadaines.

— Écoute, ma vieille, ne va pas te figurer que la mère de famille, dans la ville, passe son temps à se promener sur la rue. Je te dirai même qu’un grand nombre ne peuvent sortir que pour aller à la messe. Le reste du temps, elles le passent entre quatre murs sombres, sans jamais voir le soleil, à se casser la tête, à ménager sur la nourriture, afin de rattacher les deux bouts. Les filles entrent à la fabrique à quinze ans et leur misère continue. Ici, nos filles sont toujours en vacance, Mais, ma chère femme, va voir la figure pâle de l’ouvrière, à la ville ; ensuite regarde-toi dans le miroir ; vois ta fille, et dis-moi si ces femmes-là font une plus belle vie que toi.

L’épouse, conquise par cet hommage à sa fraîcheur, devint prête à toutes les concessions. La taquinerie du père avait déridé tout son monde.

— Ah bien moi, conclut la mère, je ne sais pas, je ne répète que ce j’entends dire par les autres, mais je n’ai jamais vécu dans la ville.

— Que Dieu te continue cette grâce, dit le mari en riant.

Après le diner, Delphis, craignant de voir se prolonger une discussion épineuse, et satisfait de sa visite, prétexta pour s’éloigner aussitôt, le grand désir qu’il avait de revoir ses parents. Il avait habilement calomnié son ami, avait ébloui la famille et surtout la mère, fait croire à ces braves gens qu’il touchait presque la richesse, s’était attiré les bonnes grâces du père en paraissant approuver ses opinions. Restait la jeune fille ; elle ne semblait pas enjouée, mais avec l’appui de la famille et l’idée qu’il avait émise de revenir à la terre, il en viendrait bien à bout.

— Crois-tu, lui demanda un des garçons en sortant, crois-tu qu’Hubert revienne parmi nous ?

— Je ne le crois pas ; il paraît trop aimer son nouveau genre de vie ; il semble dans son véritable élément. D’ailleurs, comme vous ne le répéterez pas, je vais vous le confier ; Il m’a dit qu’il ne reviendrait pas pour une fortune.

C’était un nouveau coup de dague au cœur et aux sentiments de la jeune fille.

Comme le citadin allait démarrer, comme les garçons, en le reconduisant, se faisaient expliquer le fonctionnement de la voiture, Jean Rioux passa.

— Holà, Jean ! cria Pierre Michaud, arrête donc une minute.

En même temps il s’empressait vers son voisin.

— Ta pièce de foin d’en haut est-elle prête à être rentrée ?

— Oui, je vais tâcher d’en sauver ce que je pourrai aujourd’hui.

— Les garçons ont fané la mienne ce matin ; elle est prête plus tôt que je ne le croyais. Si nous pouvons finir de bonne heure, nous irons te donner un coup de main pour la tienne.

— C’est bien bon de ta part, Pierre, mais je t’assure que durant les foins, tu en as bien assez à faire chez toi.

— Entre voisins, il faut s’aider. Quand j’ai besoin d’un service, je te trouve toujours ; eh bien donne-moi une chance de te rendre la pareille. Nous sommes à la nouvelle lune et je crains le « nordet » pour cette nuit ; il n’y a pas à lambiner.

— C’est bien, je ne te refuse pas ; j’ai peur aussi du mauvais temps qui me ruinerait ma pièce de foin. Tout de même, ne laisse rien de côté pour moi.

— Mais non, mon foin dedans, je n’ai rien à faire du reste de la journée.

Morin avait entendu cette conversation. Il partit en se disant que les voisins dans la ville n’avaient pas tant d’égards les uns pour les autres.

— As-tu vu le garçon de Charles Morin ? demanda Pierre Michaud à son ami.

— Je l’ai vu, le chenapan !

— Il est bien attelé, le pendard !

— Te laisses-tu boucher les yeux par ce luisant-là, Pierre ? Il ne me fera pas croire qu’il peut s’acheter un tel jouet lui qui, l’hiver dernier, dut se faire hiverner par son père. Si elle lui appartient, c’est qu’il l’a volée, ou, il l’a empruntée, ou louée, ou achetée à crédit ; dans ce dernier cas, on va la lui saisir à son retour. C’est un propre à rien ; on ne devrait pas laisser un pareil gibier entrer dans la paroisse.

— Il me raconte qu’il veut se ramasser de l’argent et venir se remettre à la culture.

— Il en a un bel outil pour accumuler les écus ; c’est ça ces machines-là qui en rapportent ! De la blague, Pierre, tout de la blague, des menteries. Prends garde, mon vieux, méfie-toi : il m’a gaspillé mon garçon, il pourrait bien aussi te gâter les tiens.

— J’aurai l’œil, Jean.

— L’œil, et les deux, et encore… La meilleure sûreté c’est de jeter ces crapauds-là à la porte comme des chiens galeux. Bonjour Pierre.

— À tantôt.

Après le départ de Delphis, Jeanne Michaud s’était remise à ses travaux domestiques. Inconsciemment, ses pensées trottaient : elles allaient d’Hubert à Delphis. Jusque là, elle n’avait jamais estimé Morin : même il lui était antipathique. Elle l’avait vu se poser hypocritement en rival de son fiancé : or, son âme, pleine encore d’un unique amour, lui faisait détester presque, celui qui se mettait entre elle et son ami. Hubert lui apparaissait noble et solide, devant l’autre superficiel et vain. La haine de Jean Rioux pour Delphis, ne contribuait pas à rehausser ce dernier dans l’esprit de la jeune fille : car sa grande admiration pour le vieil ami de son père lui faisait adopter les sentiments que le vieillard éprouvait pour autrui. Le citadin, cause première du départ de Rioux, lui avait à peu près volé son fiancé.

Après le départ du jeune voisin, elle avait d’abord beaucoup souffert : puis, petit à petit, sans cesser de l’aimer, elle s’était faite à l’idée qu’elle ne serait jamais à lui : l’éloignement engendre toujours l’indifférence. Elle se demandait souvent si Hubert l’avait réellement aimée : pas un mot de lui depuis son départ. Il est vrai qu’elle ne lui avait pas laissé d’espoir, s’il ne revenait pas. Mais alors, puisqu’il persistait dans son entêtement, il préférait les plaisirs de la ville à sa fiancée. Plus que tout, la lutte que livrait le vieux Rioux pour maintenir sa terre, le délaissement, l’indifférence du fils devant cette grande pitié, lui faisaient douter du cœur du jeune homme. Elle ne voulait d’abord pas croire aux habiles calomnies de Delphis, mais, peu à peu, la défiance naissait. Toutes ces circonstances, jointes à l’opinion de sa famille, opéraient dans le cœur de Jeanne un grand travail de grignotement.

Morin était arrivé au moment propice ; calculant les dispositions d’esprit de la jeune fille, il avait choisi son heure. Il était apparu en affichant tout l’éclat possible ; avec d’apparentes réticences, il avait dénigré son compagnon. Il en avait imposé à Jeanne dont les préventions, contre lui, tombaient une à une ; ce n’était pas l’amour, ah non, loin de là, mais ce n’était déjà plus le mépris. Pour sa vanité de vingt ans, il était si flatteur de se voir préférée aux autres par le brillant citadin.

Pendant que son rival employait toute son intelligence à le rouler, Hubert, ignorant la fourberie, travaillait en toute tranquillité ; dans son idée, il préparait le moment qui lui permettrait de dire à Jeanne ; « Vois comme j’avais raison ; maintenant, tu peux me suivre, je te rendrai heureuse. »

VII

La foudre tombe

Septembre s’achevait. Le soleil venait de rentrer dans les montagnes du nord, par-delà le fleuve. Un faible reste de lumière, dernier éclat de l’astre, lueur captée et réfléchie par les nuages, coulait horizontalement sur le sol. La nuit s’avançait, mais le jour n’avait pas encore fui. Les ombrages, nés de la clarté, n’existaient plus ; les ombres de la nuit, faute d’astres, n’apparaissaient pas encore. Les bruits diurnes décroissaient : les sons qui sortent de l’obscurité, étaient encore aphones. Dans l’atmosphère calme, l’écho éclatait plus sonore. L’air frais annonçait une forte gelée. Les insectes, frileux, s’étaient terrés : les oiseaux, affamés de soleil et de chaudes brises, avaient émigré vers l’équateur. La nature se préparait à son sommeil hivernal.

Dans Trois-Pistoles, les attelages terminaient leur travail : vers les granges descendaient les charges de blé, les dernières du jour. De toutes les fermes, on entendait les commandements des moissonneurs. Juchés sur leur charrette, en clamant leur bonheur, ils lançaient aux vibrations de l’écho, d’une voix forte mais mal assurée, quelque complainte du vieux temps. Ailleurs, une fraîche jeune fille, enfouie dans la récolte qui cheminait, claironnait d’une voix limpide, une gaie mélodie. Le chant berceur faisait rêver ceux qui se taisaient. Les lourds limoniers, comme le coursier sur la trompette, semblaient cadencer leurs pas sur ces airs nonchalants.

Sur la terre de Jean Rioux seulement, on ne chantait pas. Pourtant, sur celle-là comme sur les autres, la fourragère roulait vers la grange. Le vieillard, assis sur un limon de sa voiture, harassé de fatigue, prêt à succomber, malgré sa farouche énergie, n’avait que l’amère joie de se dire :

« Je l’ai tout de même encore tenue en ordre, cette année, ma terre ; mais je suis content que le plus gros soit fait. »

Lui qui, auparavant, détestait l’approche de l’automne, l’interruption du travail des champs, désirait maintenant l’hiver et le repos. Lui qui, allègrement naguère, ramenait cette dernière charge, aujourd’hui sommeillait presque, avec ses tristes pensées. Sa fille, quoique rayonnante de santé et de jeunesse, dont l’âge permettait toutes les illusions, cachée dans les gerbes, ne chantait pas, ne rêvait pas, mais ne pensait qu’à se reposer. Elle, à qui jadis les beaux soirs d’automne apportaient la gaieté, n’y voyait plus qu’une raison pour pleurer. Elle qui, autrefois, ne vaquait qu’au ménage et aux légers travaux, accomplissait à présent l’ouvrage des hommes. Il fallait à ses muscles de femme, pour exécuter une pareille tâche, l’aiguillon de son grand courage, de son immense dévouement. Tout cela, parce que l’espoir de la famille, le continuateur de la race, préférait, mener joyeuse vie, parce qu’il avait déserté son devoir pour ce qu’il croyait être le plaisir.

— Dors-tu, Adèle ? cria le père de son siège.

— Non, père.

— Je craignais que tu ne fusses tombée ; je ne t’entendais pas.

— Soyez sans crainte, je suis bien installée.

— Tu ne chantes pas, tu es trop fatiguée ?

— Non, mais je n’ai rien en mémoire ; et il ne fait pas assez chaud.

— Enfonce-toi dans la charge : tu y seras plus chaudement. Mais prends patience, nous arrivons.

Sur le chemin raboteux, la charrette en craquant, cahota encore quelques minutes, puis arriva sur le sommet de la côte. Le cheval, s’arc-boutant dans son avaloire et, des quatre pieds, patinant dans la glaise, conduisit lentement la voiture jusqu’aux bâtisses. Peu d’instants après, les sabots ferrés de la bête résonnèrent sur le pavé de bois de l’aire. La moisson était terminée.

— Bon, ma petite, déclara le père, nous ne déchargerons pas le voyage ce soir ; demain est là.

Recevant dans ses bras sa fille qui lestement sautait de la fourragère, il la baisa au front, la pressa contre sa poitrine.

— Enfant, dit-il, je suis chanceux de t’avoir !

De grosses larmes coulaient sur ses joues brunies, les premières peut-être qu’il se rappelât avoir versées. Il fallait que, chez ce rude homme, l’émotion fût bien grande, pour qu’il la laissât paraître ainsi. Dans sa famille, les bras masculins n’avaient jamais manqué à la terre, les femmes ne s’étaient toujours occupées que des soins du ménage ; aussi le vieillard souffrait de voir sa brave fille s’éreinter aux dures besognes. La réalité, l’avenir, comme sur un tableau, se révélèrent tout à coup à son esprit ; l’agonie de sa terre par la mort de sa race, la fin prochaine d’un bien qui ne vivait plus que par les derniers soins d’un vieillard, l’écroulement de son patrimoine, avec sa chute à lui. Puis, cette vaillante enfant qui ne pourrait lui donner des petits-fils de son nom, qui ne pourrait le continuer.

Après les soins donnés aux animaux, le souper pris, Jean Rioux retourna à sa grange. Il lui répugnait d’attendre au lendemain pour vider ce voyage ; la chose ne lui était jamais arrivée, c’était comme un affront à sa force. Malgré sa fatigue, il s’acharna à la besogne.

« Allons, se disait-il, on va bien voir si le vieux Jean Rioux n’est plus bon à rien, s’il n’est pas capable de cultiver sa terre, de la tenir en ordre. Tiens !… de la force, j’en ai, j’en ai à vendre. On prétend que je vieillis : regardez-moi travailler. Ah ! ah ! mon bien sera longtemps encore la terre de Jean Rioux. Non, je n’ai pas fini de les faire prospérer mes beaux grands champs. »

Le vieillard, stimulé par son indomptable désir de durer, de faire vivre le plus longtemps possible la tradition de sa famille, développait sa vigueur jusqu’à la dernière limite. Il travaillait comme un enragé, comme sous le coup de l’alcool, ou d’un narcotique qui, pour un instant, font fournir aux muscles toute leur capacité. Cette idée fixe de conserver le même nom à son patrimoine, lui servait de véritable stimulant. Le grain, du bout de la fourche, volait sur le tas : une fourchée était à peine rendue qu’une autre partait déjà de la charrette. En un tournemain, la charge fut vidée, et le vieux, couvert de sueur, était content de lui. De sa fourche, il ramassa sur l’aire les brindilles tombées, enleva son chapeau pour s’essuyer le front de sa manche, et se dirigea vers l’étable afin de donner un dernier coup d’œil à ses bêtes. Pendant son inspection, il but plusieurs grands coups d’eau, car la transpiration l’avait altéré, puis il sortit. L’air était sec et froid, la lune brillante. Rioux, tout en se rafraîchissant, fureta ici et là, pour s’assurer que rien n’aurait à souffrir de la nuit, car il prévoyait une forte gelée. Satisfait, il entra dans la maison.

— Mon pauvre ami, dit sa femme, te voilà tout mouillé ; qu’as-tu donc fait ?

— J’ai déchargé mon voyage de grain et j’avais hâte d’en finir.

— Au moins, tu ne vas pas boire d’eau froide, dans cet état. Il y a encore du thé chaud ; veux-tu en prendre une tasse ? cela va te stimuler.

— Non, je n’ai pas soif.

— Tu n’as pas bu d’eau froide, j’espère ?

— Voyons, quand même j’aurais bu quelques gorgées d’eau : je l’ai fait tout ma vie et je ne suis pas mort.

— Je ne te comprends pas ; te voilà qui raisonnes comme un enfant. Si tu as impunément commis des imprudences quand tu étais jeune, tu ne devrais pas oublier que nous n’avons plus vingt ans.

— Cesse donc de critiquer et chauffe ton poêle ; il fait si froid que j’en ai le frisson.

Sa femme le regarda avec inquiétude. Le poêle ronflait, bourré de bûches d’érable ; la maison était surchauffée. Vivement, l’épouse dévouée fit boire à son homme, coup sur coup, plusieurs breuvages chauds et stimulants : puis, après l’avoir emmitouflé, le plaça près du poêle dans lequel elle enfourna de nouvelles bûches. Mais le frisson persistait et Jean Rioux respirait plus difficilement. La mère, plus alarmée, souffla à sa fille :

— Cours chez notre voisin Michaud et dis lui qu’il vienne, ton père est mal. Nous verrons s’il est nécessaire d’aller chercher le médecin.

La jeune fille était énervée. Pour la première fois, elle voyait un malade dans sa famille solide comme une forêt d’érables. En un instant, elle fut chez le voisin. Le voisin, l’homme de toutes les circonstances, le grand ami convié dans la douleur comme dans la joie : le voisin, presque un membre de la famille, se rendit aussitôt chez Rioux. Sa femme devait suivre à peu de distance : le temps de ranger les restes du souper et : « vite, allons aider. »

— Bonjour, Jean ! dit Michaud, il paraît que ça ne va pas comme on voudrait.

— Bah ! des peurs de femme. Parce que j’ai eu chaud et que je suis entré dans la maison froide, j’ai attrapé un petit frisson : mais ça ne sera rien. Dis donc, Pierre, toi et moi, nous ne sommes pas morts, et bien souvent nous avons eu chaud et froid. S’il avait fallu nous occuper toujours de ces niaiseries, nous n’aurions pas fait beaucoup d’ouvrage sur nos terres.

Malgré ses bravades, le vieillard parlait avec difficulté ; sa respiration était haletante, ses dents s’entrechoquaient si fort qu’il pouvait à peine articuler les mots. Pendant ce temps, les femmes s’empressaient : tisanes brûlantes, flanelles chaudes, tout était mis en œuvre pour réchauffer le malade.

— Il faut absolument le faire suer, disait la mère Michaud.

Le vieux Pierre voulait aller chercher le médecin, mais ne savait pas comment convaincre son ami que le cas était urgent. Après quelques minutes de réflexion, il se décida :

— Écoutes Jean, on ne sait pas ce que tu peux avoir ; tu as peut-être mangé des plantes vénéneuses, car tu as l’habitude de toujours mâchonner un brin d’herbe quelconque. Si tu voulais dire comme moi, j’irais chercher le médecin ; nous sommes trop près pour risquer le pire comme cela, sans savoir s’il y a du danger.

— Voyons, vas-tu te mettre du côté des femmes, maintenant ? Tu sais bien que si j’étais frappé dangereusement je serais plus mal que je ne le suis. Je me sens seulement un peu oppressé et frileux, et j’ai quelques points dans la poitrine ; mais ça va se passer. Moi qui, de ma vie, n’ai jamais eu le médecin, s’il faut que je commence maintenant à me soigner aux pilules comme une femmelette, et…

— Tiens, interrompit son épouse, c’est assez d’entêtement. Si les points commencent à te faire souffrir, il n’y a plus à hésiter. Pierre, voulez-vous atteler pour aller au médecin ?

— Eh bien, mon pauvre Jean, comme ça je vais y aller ; c’est entendu, hein ? demanda Michaud.

Le malade ne répondit pas. La tête penchée, les coudes sur les genoux, sa figure commençait à se crisper sous la douleur. Le voisin partit vite pour atteler son meilleur cheval. Il l’avait à peine sorti de l’écurie qu’Adèle arriva courant et pleurant :

— Vite, monsieur Michaud, ne perdez pas de temps : papa vient de perdre connaissance.

— Malheur ! ce ne sera pas long, ma fille ; passe à la maison les avertir d’aller chez vous.

Il partit à fond de train. Son cheval, affolé par les coups de fouet et ce départ précipité, filait comme une bête à l’épouvante. Le trajet était court. Quelques minutes après son départ, Michaud entrait en coup de vent chez monsieur Langis :

— Dépêchez-vous, docteur ; le père Jean Rioux vient de tomber subitement malade, et je crois que c’est grave.

Tout en endossant son paletot, le médecin se faisait décrire les symptômes de la maladie. S’étant ensuite pourvu des médicaments qu’il croyait utiles, il sauta dans la voiture, et la course folle recommença. Quand ils arrivèrent chez Jean Rioux, le malade avait repris ses sens. Le diagnostic ne fut pas long : C’était une pleurésie. Après avoir donné ses soins, monsieur Langis, en partant, la main à la poignée de la porte, dit à madame Rioux qui le reconduisait, attendant une explication :

— À votre place, je ferais venir le curé ; c’est un ami de monsieur Rioux, et sa visite lui ferait du bien.

— Croyez-vous donc qu’il soit aussi en danger que cela ?

— Je ne dis pas que c’est fini, mais à son âge, on ne peut répondre de rien. Vous savez qu’une pleurésie c’est bien traître. Avec ces sales maladies qui prennent si subitement, on ne sait jamais ce qui peut arriver.

Il fut décidé que Michaud, en allant reconduire le médecin, ramènerait le curé. L’épouse retourna près de son mari, afin de le préparer doucement à la visite de son pasteur. C’était presque lui annoncer sa mort, à ce rude terrien, à cet homme qui n’avait jamais éprouvé le moindre malaise, que de lui parler de la visite du prêtre après celle du docteur ; car ces vigoureux cultivateurs sont ainsi faits : ils ne demandent le médecin du corps et celui de l’âme, que pour la dernière maladie. Le vieillard commençait à réaliser la gravité de son état ; il ne fut donc pas surpris mais plutôt soulagé par les propositions de sa femme. Le curé arriva sans retard ; Michaud l’avait déjà averti que Rioux avait peu de chances de s’en sauver.

— Voyons, mon bon Jean, que fais-tu ; vas-tu te mêler d’être malade, toi aussi ? Tu n’as pourtant pas l’habitude de suivre la mode.

— Ce n’est rien monsieur le curé, vous allez prier un peu pour moi, et ça va se passer… Vous savez, je n’ai pas le temps d’être malade et encore moins celui de partir.

Après s’être entretenu quelque temps avec toutes les personnes présentes, avoir badiné un peu pour remonter les courages, le vieux pasteur s’enferma avec son paroissien. Il eut avec lui une longue conversation. De retour dans la salle commune, il annonça qu’il reviendrait le lendemain matin administrer les sacrements. Jean Rioux, bien sermonné, paraissait résigné à tout. Sa femme et sa fille l’étaient moins ; la mort de leur protecteur leur semblait une catastrophe inconcevable.

Le lendemain, avant le jour, les enfants de Jean Rioux étaient rendus à son chevet. Durant la nuit, les fils du voisin étaient allés les avertir. Consternés, ils se taisaient devant cette maladie, la première qui frappait cette maison depuis le départ des grands-parents.

Bientôt, la cloche de l’église annonça le départ du prêtre avec les Saintes-Espèces. La chambre du malade avait subi une grande toilette. Près du lit, un autel avait été improvisé. Au milieu on avait posé un crucifix de plomb. Deux cierges brûlaient dans des chandeliers de verre. L’eau bénite avait été renouvelée dans le bénitier qui pendait à la tête du lit.

Le prêtre arriva, conduit toujours par Pierre Michaud. Avant même qu’il ne fût descendu de voiture, une voisine lui ouvrit la porte. Il entra, précédé de deux enfants de chœur en soutane noire et surplis blanc sous leurs paletots. Les assistants s’agenouillèrent sur son passage pendant qu’il se dirigeait vers la table-autel. Pendant quelques minutes, à voix basse, il s’entretint avec son pénitent. Après quoi, toutes les personnes présentes vinrent se mettre à genoux pour assister à l’Extrême-Onction.

VIII

Le nouveau maître

Comme Hubert, son travail terminé, revenait à sa pension, la maîtresse lui cria :

— Monsieur Rioux ! vous avez une lettre.

Il se dit qu’il recevait sans doute quelque nouvelle jérémiade de sa sœur. Sans beaucoup regarder la lettre il la monta à sa chambre, se débarbouilla et se rendit à la salle à manger. Après le souper, il rencontra des amis, passa la soirée avec eux, absorba plusieurs verres ; si bien, qu’il rentra chez lui la tête un peu lourde.

« Tiens, ma lettre que j’avais oubliée. »

Il l’ouvrit : elle était de sa sœur.


Mon cher Hubert : —

Je n’ai jamais rien de bien réjouissant à t’annoncer, mais aujourd’hui, c’est encore pire que d’habitude : j’ai à t’apprendre une terrible nouvelle. Imagine-toi que papa est tombé malade subitement, et d’une maladie dangereuse : la pleurésie. Voici comment la chose est arrivée : Après le souper, il a voulu décharger un voyage de grain et a eu bien chaud ; puis il s’est avisé de boire de l’eau froide et est resté dehors malgré l’air glacé. La maladie l’a frappé comme il entrait à la maison. Il ne voulait pas admettre qu’il était malade, car tu sais qu’il se fait un point d’orgueil de ne l’être jamais. C’est malgré lui que Pierre Michaud a été chercher le médecin. Aussitôt après, il a eu la visite du curé, puis, ce matin, il a reçu les derniers sacrements. Monsieur Langis prétend que s’il en revient, ce sera grâce à sa forte constitution. Moi, je ne puis me faire à l’idée qu’il puisse partir. Il me semble impossible qu’un homme si robuste meure à un âge si peu avancé.

Mon cher Hubert, je crois que tu ferais mieux de descendre. Maman te fait dire de ne pas te rappeler les paroles du père avant ton départ ; c’est aussi mon conseil. Tu sais, dans de pareils instants, il faut oublier ce qui s’est dit dans des moments de colère. Tout le monde ici est certain de te voir arriver au plus tôt. Mon cher petit frère, prie un peu le bon Dieu avec moi pour que papa guérisse ; moi je lui demande aussi une autre faveur. Comme ce serait beau si papa vivait et si tu revenais à la maison. Si tu retardes à descendre, je t’écrirai aussitôt qu’il y aura du changement pour le mieux ou le pire.

Ta sœur affligée,

Le jeune homme fut abasourdi par cette lettre. Il avait beaucoup aimé son père, malgré sa sévérité, car, Jean Rioux, quoique ne concédant rien dans le commandement, s’était toujours montré tendre pour les siens. D’abord inquiet, se sentant coupable, Hubert se chercha ensuite des excuses, des raisons d’espérer. Après tout, le père était malade d’avoir trop travaillé. Si le fils était resté à la maison, peut-être serait-il encore robuste et sain. Mais aussi, quel entêtement de se cramponner à cette terre, quand il pouvait vivre de ses rentes en la vendant. Jean Rioux, quand il était jeune, avait choisi l’état qu’il aimait en prenant celui de cultivateur ; pourquoi lui, Hubert, ne serait-il pas libre de suivre sa voie. Le père était-il réellement aussi mal que le disait Adèle ? Comme le vieux n’avait jamais ressenti la moindre indisposition, on s’effrayait sans doute outre mesure à la première alerte. Cependant une pleurésie ne pardonnait pas souvent. Descendre !… Adèle en parlait à son aise, mais il fallait de l’argent pour le voyage ; or, Hubert devait même de la pension. À part cela, quel accueil lui ferait son père ? Il le croyait capable de le mettre à la porte à son arrivée. S’il avait eu l’argent nécessaire et s’il n’avait pas négligé sa lettre, il aurait bien pu prendre le rapide de nuit, mais à cette heure, il ne fallait pas y songer. Hubert Rioux, tout en réfléchissant ainsi, ne pouvait prendre aucune décision : il s’endormit en remettant tout au lendemain.

En s’éveillant le matin, il dut relire la lettre de sa sœur pour se convaincre qu’il n’avait pas été la victime d’un cauchemar. En ce moment, s’il avait été près de son père, il se serait jeté à ses genoux, il aurait imploré son pardon. Mais l’argent, l’argent pour descendre ! La rencontre des camarades, les distractions du travail, dispersèrent un peu ses sombres pensées. De retour chez lui le soir, madame Rudineau lui annonça :

— Il y a une nouvelle urgente pour vous.

C’était une dépêche télégraphique. Il monta dans sa chambre afin d’être sans témoins, et déchira nerveusement l’enveloppe. Avant de lire, plusieurs pensées lui traversèrent l’esprit : la nouvelle, puisque si pressée, devait être mauvaise : son père était-il plus mal, ou même… : enfin il lut :

« Père très mal, faible espoir, viens vite, mère te demande. Adèle. »

C’était donc possible. Il réalisait bien que son père pouvait être malade, mais qu’il le fût assez pour en mourir, il n’y avait jamais pensé. Dans ses rêveries, il avait toujours vu son père vivant, même quand lui serait vieux. Il l’avait toujours considéré comme un granit solide qui ne devait pas s’effriter. N’ayant jamais vu la mort chez les siens, il la concevait vaguement. Pour se convaincre, il relut plusieurs fois la dépêche. Alors, il n’eut plus d’hésitation ; il vit qu’il fallait descendre, et sans tarder. Restait la fameuse question du transport. Il n’avait pas le sou, ses amis étaient aussi à sec que lui ou ne voulaient pas se priver pour lui rendre service. Restait sa maîtresse de pension. Quoique coléreuse et acariâtre, elle n’avait pas mauvais cœur. C’était un peu dur de lui conter son embarras, mais réduit aux abois, il mit les pieds sur son orgueil. Il fut reçu de la belle façon, mais dut accepter humblement la bordée d’injures que la femme lui décocha.

— Oui, espèce de fainéant ! lui dit la mégère ; pourquoi n’êtes-vous pas resté chez vous ? Vous êtes venu à la ville y faire le propre à rien. Votre père se meurt sans doute d’avoir exécuté le travail que vous deviez faire. Vous avez préféré venir boire ici, sale ivrogne que vous êtes ! C’est une vraie honte de n’avoir pas même quelques piastres de côté pour aller voir son père mourant. Au lieu de garder votre argent, vous avez préféré saouler les autres et vous avec eux. Allez donc leur en demander des sous, à vos dégoûtants de buveurs. Ça prend un sans talent et un débauché comme vous pour laisser une belle terre et venir faire la noce ici. Je vous assure que si je n’avais pas été obligée, dans mon jeune temps, de venir en service pour procurer du pain à mes parents, vous ne m’auriez pas vu soigner des crapules comme vous en êtes tous. Voici dix piastres, espèce de nigaud ! et ne les marquez pas sur la glace. Tâchez de rester chez vous. Si vous aviez, affaire à moi, je vous en ferais une curieuse de ville. Je vous garderais, même s’il fallait vous attacher par une patte à la tête de ma couchette ; ou bien, je vous casserais tellement d’os avec le tisonnier, que vous n’auriez plus envie de décamper ; à moins de vous faire transporter dans un cercueil. Si je commençais à vous la donner la tripotée : j’ai bien le droit, puisque vous avez mes piastres, de vous considérer comme mon garçon.

Elle se dirigea vers le poêle et, saisissant l’arme redoutable :

— Dehors, canaille !

Hubert avait déjà enfilé les corridors. Quand elle ne le vit plus :

— Si ce n’est pas malheureux ; un si bon garçon, venir s’empester dans la ville ! Dieu fasse qu’il n’y revienne pas.

Le jeune homme eut tôt fait de préparer son bagage. Ne croyant pas partir pour longtemps, il n’emportait que l’indispensable. L’esprit inquiet, redoutant un grand malheur, il prit le rapide de minuit pour se rendre dans sa paroisse natale. Peu habitué aux voyages en chemin de fer, trop énervé pour goûter le repos, il passa la nuit sans dormir et à songer :

D’abord, que ferait-il, si par malheur, le père partait ? Alors, il n’y aurait plus personne pour s’opposer à la vente de la terre ; il déciderait les autres membres de la famille et, bien muni d’argent, retournerait vivre à la ville avec sa mère et sa sœur. Les deux femmes, quand il leur vanterait la vie facile dans la vieille capitale, consentiraient facilement à le suivre. « C’est le père qui les retient », pensait-il. Seules, les femmes ne songeraient pas à garder le bien, car elles ne pourraient pas le cultiver. Il n’y aurait donc qu’une solution : la vente. Si le père vivait, eh bien, il était résolu : il retournait à la ville. Après tout, il n’était pas le seul homme capable de cultiver, le vieux n’aurait qu’à se louer un serviteur. Pour lui, il avait vaincu les difficultés du début, il possédait maintenant une bonne position, il n’irait pas tout lâcher pour la culture et la campagne qu’il n’aimait pas. Plus il s’éloignait du lieu de ses déboires, plus il les oubliait ; moins il apercevait le côté pitoyable de la vie qu’il avait menée depuis huit mois. Il se croyait maintenant un véritable débrouillard, un parfait citadin. Il s’imaginait avoir acquis une grande expérience, se trouvait fort supérieur à ses co-paroissiens. À de certains moments, une poignante appréhension le saisissait. Il voyait son père mort, la maison en deuil, la famille en pleurs. Il s’imaginait les jours qui précèdent l’enterrement, puis la sépulture elle-même et le triste retour à la maison. Alors, il se secouait, se disait que d’une maladie bénigne on lui faisait un épouvantail pour le faire revenir.

Pendant le cours de ces réflexions, le convoi roulait toujours. Bientôt, dans l’aube naissante, le jeune homme, sans pouvoir maîtriser un frisson, reconnut les paysages familiers à son enfance. À peine se dessinaient-ils dans les brumes du matin, dans l’obscurité incomplètement vaincue par le jour. Droit devant lui, au-dessus des montagnes de Saint-Simon, les nuages s’éclairaient. Plus élevés que le sol, ils recevaient avant lui les rayons du soleil, s’en paraient comme d’une gaze empourprée, annonçant ainsi aux hommes l’apparition de l’astre. Peu à peu, le pourpre tourna à l’orange, puis au jaune de l’or. Soudain, cette vapeur colorée disparaissait, comme absorbée par le soleil levant.

Hubert n’avait pas encore tout regardé, que déjà le train s’arrêtait à la station. Le jeune homme sauta sur le débarcadère. Sans même regarder s’il y avait des personnes de sa connaissance, préférant n’en pas voir, timide de nature, se sentant un peu coupable, il partit à grands pas pour la maison paternelle. Les douze arpents qui la séparaient de la station furent vite franchis. Quand il l’aperçut de loin, son cœur battit plus fort. En passant le pont qui, sur la propriété de son père, traverse la rivière Chassé, il vit, devant l’étable, plusieurs voitures étrangères. Jean Rioux ne devait donc pas aller mieux. La nombreuse réunion qu’annonçaient tous ces véhicules, n’en devait pas être une de plaisir.

Il n’avait pas fini de traverser le pont, qu’il vit, à la porte de la demeure familiale, un grand crèpe noir que secouait mollement la brise. Au contraire du léger tissu blanc que de loin, en signe de joyeux accueil, l’on agite, et que le plaisir fait danser dans une main heureuse, la lourde banderole noire, symbole de la douleur, pendait flasque, sans vie, à la porte muette.

Hubert en reçut un choc qui le fit pâlir et s’arrêter dans sa marche.

L’implacable glaneuse avait donc cueilli l’épi mûr.

Faisant un effort, il continua d’avancer, mais d’un pas hésitant, furtif, comme craignant le bruit qu’il produisait. Il frappa, mais aussitôt ouvrit la porte, ne voulant pas que, comme un étranger, sous le toit paternel, on eût à lui dire d’entrer.

La maison était pleine de monde : parents, amis, simples connaissances. On parlait à voix basse, sans entrain, pour dire des mots. À l’entrée du fils cadet, les conversations cessèrent subitement : et ce n’était qu’un silence plus complet. Lui, dans une demi inconscience, ne salua pas, ne distingua personne : il ne vit autour de la salle qu’une assemblée de gens muets. Sa sœur Adèle lui sauta au cou et pleura sur son épaule : l’émotion avait devancé la timidité qui, d’ordinaire, maîtrise l’expansion des sentiments. Le frère, pressa tendrement contre lui sa sœur préférée, l’embrassa, puis à pas précipités se dirigea vers la couche funèbre. Là, à genoux, la figure cachée dans les mains, il laissa couler ses pleurs : tous les assistants entendaient ses sanglots. Les hommes, discrets, mais ne pouvant retenir des larmes silencieuses, cherchaient à les cacher : les uns, se penchant, vidaient leurs pipes en les frappant avec bruit : d’autres les allumaient en se levant comme pour se dégourdir les membres : plusieurs sortirent, prétextant une visite aux chevaux. Les femmes, plus nerveuses, ne pouvant cacher leurs plaintes, se dispersèrent isolément dans d’autres pièces.

Hubert, toujours à genoux, pleurait et priait. Implorait-il le pardon, faisait-il des promesses, demandait-il la permission de faire ce qu’il croyait être juste ? À mesure qu’il priait, devant la dépouille de son père, la lumière se faisait en lui. Son erreur, sa faute, son égoïsme, comme autant de témoins accusateurs, se dressaient devant lui ; leurs formes, de plus en plus précises, se dessinaient mieux dans son esprit. Il vit sa conscience, sans voiles, et se reconnut coupable. Les remords, les accusations justifiées, les regrets, les aveux de culpabilité, entremêlés dans son âme, gonflaient sa poitrine de leur masse ; et par des sanglots, se manifestaient à l’extérieur. Il le reconnaissait maintenant : il avait péché, il s’était conduit en égoïste, il avait abandonné son père avec, sur les épaules, un fardeau trop lourd ; il l’avait blessé dans sa fierté, dans son amour ; il l’avait tué moralement, avant de lui enlever la vie corporelle. Sa famille, toutes les personnes affligées, pouvaient bien pleurer, car leurs larmes étaient douces. C’était leur tendresse pour le disparu, leur douleur de le voir parti, qu’elles manifestaient ; mais leur conscience était tranquille ; elles pouvaient regarder le disparu sans baisser les yeux. Pour lui, c’était le remords, la honte du coupable. Il croyait voir son père l’accabler de reproches, le maudire, étendre son bras pour le chasser. Dans sa détresse, comme un enfant, sa pensée se porta vers sa mère. Que pensait-elle ? Qu’allait-elle dire ? Serait-elle le reproche vivant qu’il voyait muet chez son père ? Sa bouche prononcerait-elle les paroles d’anathème qu’il sentait planer dans l’ambiance du mort ? Devait-elle apparaître muette, mais la colère dans le regard, avec l’atroce accusation émanant de sa figure ? Dans son désarroi, son être, rétrogradant vers l’enfance, vers cet âge plus faible, intérieurement cria : « Maman ! »

Celle-ci, réfugiée dans sa chambre, son asile, priait pour le compagnon de sa vie. Avec l’intuition d’une mère, elle devina, au bruit qu’elle entendit, que son fils, son enfant coupable, arrivait. Sa douleur, devenant alors plus tangible, augmenta ; la détresse de sa famille lui parut plus grande, parce que moins, innocente. Elle se recueillit quelques instants ; sa prière, plus ardente, implora Dieu avec plus d’ardeur. Comme si le père de ses enfants avait pu l’entendre avec ses oreilles de chair, elle lui parla à voix basse, l’implora, l’admonesta même en lui rappelant les paroles du Pater, lui demanda de lui communiquer l’énergie dont il avait toujours fait preuve ; et plus forte, se leva.

Les assistants virent, traversant la pièce commune, cette femme simple qui n’avait toujours vécu que pour les siens, qui ne s’était jamais occupée de ce qui se passait en dehors du cercle de sa famille, cette femme du peuple qui n’avait jamais analysé les impressions de sa grande âme ; ils la virent, pâle, dans sa robe de deuil, avec sur le visage une expression toute nouvelle. C’était la douleur courageuse, la résignation chrétienne, c’était la paix d’une conscience pure, le rappel à l’Au-delà : c’était le pardon. Comme son fils en lui-même l’appelait, elle lui mit doucement la main sur l’épaule :

— Viens mon petit garçon.

Il eut un sursaut, se leva vivement et regarda sa mère : une douce paix se répandit en lui.

La mère et son fils se retirèrent pour parler en secret de leurs peines. Hubert avait séché ses larmes. Quand il fut seul avec sa mère, elles recommencèrent à couler, mais moins cuisantes. La brave femme lui parlait doucement, lui racontait toute la tragédie. Le robuste gaillard devenu, dans sa détresse, faible comme un enfant, laissait le baume des paroles maternelles cicatriser les plaies de son cœur. C’était la femme maintenant qui, comme lorsqu’il était au berceau, se montrait forte pour lui. Avec son âme de chrétienne, elle trouvait des paroles qu’elle n’avait pas apprises mais qui sortaient toutes chaudes de son cœur.

— Maman, racontez-moi tout : comment le malheur est-il arrivé, a-t-il bien souffert ?

— Tu sais, mon enfant, quel homme était ton père : l’ouvrage ne lui a jamais fait peur. Il se croyait plus fort que ses chevaux, travaillait plus rudement qu’eux, pour les ménager. Se prétendant d’une constitution pouvant défier la maladie, il considérait les malaises des autres comme des faiblesses qu’il leur reprochait. C’était chez lui une certitude qu’il devait vivre son siècle, ne mourir que par le grand âge seulement. Maladies, accidents, misères de l’esprit et du cœur, rien n’avait prise sur lui : c’était un roc solide. Son bien, sa terre, c’était son grand amour ; il la préférait à nous tous, je crois, bien qu’il ait toujours fait preuve d’une grande bonté pour sa famille. Sa terre était sa passion, et sa passion l’a emporté. Il a voulu tenir tête, il a voulu le garder beau quand même son patrimoine, et son patrimoine l’a tué. Plus ses champs lui étaient cruels, plus il les chérissait ; tout comme je te caressais mieux quand tout petit, tu souffrais et me coûtait des veilles. Tu te souviens qu’il parlait toujours à ses bêtes comme à des êtres intelligents, à des amis. Eh bien, ces derniers temps, il causait de même à ses prés. On aurait cru qu’il perdait la tête ; mais moi je savais que c’était l’amour qui augmentait toujours et débordait.

— Maman, ce pauvre père ! sans doute c’est un péché véniel dont Dieu ne lui tiendra pas compte, mais ne trouvez-vous pas qu’il s’attachait un peu trop aux biens de la terre : ce n’est pas ce que conseille l’Église.

— Mon petit garçon, ce n’est pas la même chose. Ce n’est pas par amour du gain, ni pour accumuler des richesses inutiles, qu’il agissait ainsi. Quoique sans grande instruction, il professait des idées qu’il avait prises je ne sais où : peut-être dans son sang, comme un héritage des aïeux. Pour lui, la terre ancestrale était un coin du pays que tout patriote doit garder et soigner, à moins de trahir, comme un soldat qui déserte. C’était une donation qu’il tenait des vieux depuis trois siècles, qu’il eût trouvé criminel d’abandonner. Aliéner sa terre eut été à ses yeux une lâcheté aussi basse, que celle d’un père qui vendrait son enfant. Il racontait que plusieurs des siens, pour la garder à leurs descendants, étaient morts aux armées. Sa tâche lui paraissait bien petite devant l’œuvre des ancêtres. Enfin sa terre, son héritage, était sa dévotion, une partie de sa foi. Non, il n’avait pas la passion de l’argent ; car, quand ses champs étaient beaux à voir, ses troupeaux superbes, tout dans l’ordre et la propreté, il était heureux ; ce qu’il retirait de la vente de ses produits l’intéressait moins. Tu te rappelles, le vieux cheval Bonsang, que pendant plusieurs années il a nourri à ne rien faire et qui, sous les yeux humides de son maître, est mort de vieillesse ? Ce n’était pas là la passion de l’argent. Si ton père n’y avait pas été obligé, je crois qu’il n’aurait jamais vendu ni abattu une seule de ses bêtes.

— Oui, mais malgré tout cela, la terre qu’il aimait tant l’a tué.

— Puisqu’il faut avoir une fin, il est préférable de partir par l’amour du bien que de disparaître par la passion du mal. Tu vois l’homme de mer : il sait qu’un jour, comme la plupart des siens, il sera enseveli sous les vagues ; et, à ce qu’on dit, il faut voir comme il l’aime sa marâtre. Il y a des mamans, mon petit, qui sont mortes pour leur fils ou à cause d’eux, et la mort était moins dure. Moi je trouve qu’un homme qui, en partant pour l’autre monde lègue sa belle terre aux siens, n’est pas tout à fait mort. Souvent, ton pauvre père me disait qu’il se figurait toujours voir, ici et là, dans les champs, son père, son grand-père et tous les vieux, jusqu’au premier. « On dirait me confiait-il, qu’ils sortent du cimetière pour venir me voir travailler leurs clos. » S’il aimait tant son héritage, je crois que c’est à cause d’eux, à cause de ses descendants à lui ; il avait cette passion dans le sang.

Penses-tu que l’ouvrier des fabriques voit ainsi ses ancêtres ? Non, car ils sont bien morts ; ils sont oubliés comme s’ils n’avaient jamais vécu.

— A-t-il parlé de moi, maman, m’a-t-il… ?

— La maladie a été courte, mais il a souvent demandé si tu allais venir.

— Sans cette idée de papa, mon départ pour la ville n’aurait pas été un événement.

— Ceux qui n’ont rien à laisser, rien à garder, qui n’ont pas de famille, peuvent bien aller où bon leur semble ; mais tous n’ont pas ce droit.

— Maintenant que ce pauvre père n’est plus, que vous achevez tous de vous tuer ici, je ne vois pas ce qui vous empêcherait de vous reposer un peu : c’est bien assez d’un qui est mort à la peine. J’ai à présent une bonne position ; si cela vous plait, vous me suivrez et nous prendrons maison tous les trois : vous, Adèle et moi. Vous verrez, je serai bon garçon, je m’occuperai de vos aises pour vous faire oublier la peine que je vous ai causée. Vous n’aurez plus à redouter une température défavorable, à travailler dehors par tous les temps ; ce sera le confort et la sécurité. Dites maman, pensez-y et décidez-vous. Nous ferons une bonne vie heureuse, tranquille et exempte d’inquiétude.

La mère, surprise, regarda son fils. C’était plus dur encore que la mort du maître, que d’entendre dire que le vieux n’aurait pas de successeur. De qui tenait-il donc, cet enfant ? L’âme des aïeux s’était-elle transmise de génération en génération pour s’arrêter à celle-là ? Pauvre mère ! Elle y avait pourtant mis toute son éloquence ; malgré l’adoucissement qu’elle en eût reçu, elle n’avait pas même parlé de sa propre douleur ; elle avait cru choisir le moment propice pour frapper un grand coup. Hélas ! son fils n’avait pas compris. La corde qu’elle voulait toucher et faire vibrer, elle n’avait pu la saisir. Cette fibre du cœur qui avait stimulé tant de générations était-elle donc absente chez le plus jeune de la race ? Non, l’enfant n’avait pas compris, ne pouvait pas comprendre, car il ne possédait pas le grand amour ; ou cet amour était enveloppé d’un épais cocon. Sans répondre aux questions de son fils, elle lui dit tristement :

— Je vais aller aider ta sœur, car cette pauvre enfant, malgré son grand courage, est à bout de forces.

Hubert devenu plus calme descendit saluer les assistants. Mais on ne pouvait lui faire fête ; malgré le bon vouloir de chacun, la conversation se traînait, languissante. On s’informait de la ville, mais bien peu, puisqu’on ne la connaissait pas. On ne lui racontait pas les faits divers, car dans la circonstance, ils paraissaient trop insignifiants. Aucun ne lui parlait de la culture, craignant que la chose ne l’intéressât plus. Personne n’osait l’entretenir du disparu, de crainte de blesser un coupable en lui rappelant sa faute. Les femmes parvenaient à dire des riens, plus entre elles qu’au nouveau venu. Le malaise imprégnait la maison. Hubert, dans le foyer des siens, se sentait seul, étranger ; il regrettait même sa triste mansarde de la ville. Ainsi se passa la journée.

Après le souper, Adèle qui, voulant se trouver seule avec son frère, guettait le moment favorable pour lui parler, parvint à le retenir à la cuisine. Avec sa sœur, le jeune homme causait plus librement qu’avec tout autre : elle avait toujours été sa confidente. Assis face à face, les coudes appuyés sur la table desservie et couverte d’une toile cirée, ils parlèrent d’abord avec contrainte ; peu à peu, les langues se délièrent, l’épanchement vint.

— Voyons Hubert, parle-moi donc un peu de ton séjour dans la ville.

Le frère lui détailla les parties de plaisir, l’attrait des théâtres, l’animation des rues, la vie sans surveillance, l’argent sonnante dans le gousset, enfin, tout ce qui le charmait dans la vie de citadin.

— Mon cher frère, lui répondit sa sœur, malgré tous les charmes que tu m’énumères, je ne voudrais pas de ta ville pour une fortune. Pas de chez soi bien à soi, pas un pouce de terrain privé ; des murs tout autour et au-delà l’étranger ? Je m’y sentirais comme dans une prison, j’étoufferais. Le bon air des champs n’y flotte pas ; le grand fleuve, tous les beaux sites qu’ici, en levant seulement les yeux, nous pouvons contempler, et l’herbe verte, et les fleurs, et les arbres, où sont-ils là-bas ? Tu ne vois que la pierre, et la pierre même n’est pas belle.

— Mais, ma sœur, il y a aussi de tout cela dans la ville ; il y a des parcs avec de l’herbe, des fleurs et des arbres ; il y a la terrasse d’où la vue est incomparable.

— Je conviens que Québec est une des villes les mieux situées. Si j’étais obligée d’en adopter une, je choisirais celle-là. Cependant, tes parcs, ta terrasse, on n’est pas toujours dessus, on n’y va que pour une courte promenade et sous les regards d’une foule de curieux. On ne peut rien contempler sans que quelqu’un nous observe. À part cela, des arbres et des fleurs qui ne nous appartiennent pas sont beaucoup moins beaux. Y a-t-il une satisfaction comparable à celle que l’on éprouve quand, après avoir semé une petite graine, on la voit devenir plante, on suit son développement, on la regarde s’épanouir en une gerbe de belles fleurs. Et l’arbre que l’on plante tout petit et qui, après quelques années, nous couvre de son ombre. On se sent l’aide du Créateur ; en soi-même, on est extrêmement fier de cette coopération, et c’est justice.

— Pour tout cela, il te faut un travail ardu : la bêche, le sarclage. Moi. à la ville, je n’ai qu’à regarder.

— Comme tu as des idées difficiles à comprendre ! Être la cause, l’auteur de quelque chose, c’est là qu’est le plaisir. Que me feraient à moi des fleurs qui ont été semées je ne sais quand, par je ne sais qui, dont je ne connais pas le mode de culture et à peine le nom ? Il faut savoir regarder la campagne pour la connaître ; or, la connaître, c’est l’aimer. Ici, je trouve intérêt à tout ; j’étudie le simple brin d’herbe ; que de variétés curieuses je découvre. As-tu examiné soigneusement les fleurs sauvages ? Quelles formes capricieuses on y rencontre ! Chacune pousse en son temps, dans le sol qui lui convient et produit des rejetons qui lui sont semblables. As-tu étudié les insectes et leur mode d’existence ? As-tu constaté comme certains sont d’habiles ouvriers et d’autres d’impitoyables chasseurs ? Et les arbres de toute taille et de toute forme avec la fine dentelure de leurs feuilles ? Chacun, pour un observateur, a son symbole ; l’orme annonce le courage et la force confiante, le peuplier élancé respire l’orgueil, le bouleau paraît pleurer, le mélèze est rêveur, l’érable nous semble gai, l’épinette est mélancolique. Bref, la vie est trop courte pour nous permettre de contempler à notre aise toutes les beautés de la nature.

— La nuit sans lumière électrique dans les rues, quand il fait noir comme dans un four, c’est joli, hein ?

— La nuit ? Mais, c’est splendide. On y entend une foule de bruits, de susurrements, qui ne frappent pas notre oreille durant le jour. Pour moi, les sons de la nuit sont tout différents de ceux du jour ; je trouve minuit plus bruyant que midi. La nuit, j’entends de ma chambre le roulement des vagues, le jour, non. La nuit est plus parfumée que le jour. La nuit !… as-tu jamais regardé le firmament, mon cher frère ? As-tu observé toutes les constellations qui passent devant nos yeux, qui reviennent au même endroit à la même date ? Les chercher dans le ciel par leur position, se dire que telle étoile est éloignée de nous d’un certain nombre d’années lumière, savoir que celle-ci est tant de fois plus grosse que notre soleil, pouvoir appliquer à chacune son nom propre, n’est-ce pas plus amusant que de regarder la rue ? As-tu déjà rencontré des phares électriques disposés, par le génie de l’homme, de plus brillante manière que l’incomparable constellation d’Orion qui, dans nos soirées d’hiver, enjolive la voûte éthérée ? Connais-tu des globes lumineux plus charmants à la vue que Vénus, par les soirs d’été, ou Jupiter en automne, aux premières heures de la nuit ? Et la lune ! n’est-elle pas plus belle au milieu des nuages dont elle fait un panorama toujours changeant, que ton réverbère illuminant la poussière de la rue ? C’est bien là que nous constatons la puissance de Celui qui a créé tous ces mondes, tous ces univers, dont la dimension de chacun, à la mesure de l’homme, est presque infinie.

— Dis donc, ma petite sœur, te voilà une vraie poétesse, une savante. Je sais que tu t’es toujours intéressée aux choses de l’esprit, mais vraiment, je ne te connaissais pas tant de savoir.

— C’est que, mon cher Hubert, j’ai appris à mieux regarder. Pour jouir de ces choses, il faut connaître le moyen de les bien voir. Il ne faut pas les contempler comme l’animal qui rumine au bout du champ, mais comme l’être intelligent et dont l’âme est semblable à son Créateur. Oui, par l’étude, j’ai appris à mieux voir. Certains auteurs : Fabre sur l’entomologie, l’abbé Moreux sur l’astronomie, nous dévoilent des horizons qui, notre vie durant, nous permettent d’admirer sans cesse de nouvelles merveilles.

— Toi, Adèle, tu as toujours eu une tendance à devenir une lettrée, une véritable savante. Comment se fait-il donc que tu puisses te plier aux travaux du ménage, et surtout, au dur labeur des champs ?

— D’abord, pas de flatteries : tu es resté, je pense, un peu pince-sans-rire. Je n’ai qu’un petit bagage de connaissance que je développe de mon mieux. Pour travailler, il n’est pas nécessaire d’être ignare. Le travail d’une personne instruite, surtout celui de la terre, est plus intelligent, plus attrayant que celui de l’automate qui travaille comme le bœuf laboure. Une personne intelligente, — je ne veux pas me mettre en cause — une personne intelligente ne s’ennuie jamais. Comment se fait-il que la campagne t’assomme, toi qui n’es pourtant pas une bête ? Tu vois, notre cher père : son instruction n’était pourtant pas très forte ; eh bien, c’est grâce à lui, cependant, si je suis devenue une observatrice de la nature. Quand je le voyais, malgré son âge, abandonner les méthodes surannées, pour appliquer à la culture, à l’élevage, un système nouveau, plus attrayant, plus lucratif, j’en concluais que mes connaissances pouvaient me permettre de mieux comprendre mon ouvrage. Aussi, comment aurait-il pu ne pas aimer son labeur, et sa terre citée comme la plus belle à plusieurs lieues à la ronde.

— Adèle, écoute : j’en ai les oreilles cassées de cette lubie ; on n’entend parler que de la terre et de la campagne. Eh bien, je te le dis franchement : je n’en veux plus de cette histoire. À la ville, j’ai une bonne position, je fais mes dix heures d’ouvrage, et après : c’est fini.

— Pauvre frère ! Oui, on te débouche les oreilles, mais tu n’entends pas plus ; on t’éclaircit la vue jusqu’à t’en crever les yeux, mais tu ne veux pas regarder. Ton travail dans les fabriques ! il est comparable à celui d’un cheval qui, toute la journée et tous les jours, tourne le cabestan. Pas plus de joie, pas plus d’ambition, pas plus d’attrait. Tu manœuvres comme une machine dont le ressort serait monté pour dix heures.

La brave jeune fille, s’enflammant, se leva avec l’éclat de l’héroïsme dans les yeux.

— Non, sois tranquille : on ne t’en parlera plus de la terre puisqu’elle te dégoûte. Mais, sache-le bien : la terre ne mourra pas, elle vivra grande et belle. Puisque tu la renies, toi son maître légitime, c’est moi, faible femme, qui la ferai vivre. La terre vivra, et je la ferai si bien produire qu’elle paiera ses ouvriers. La terre vivra quand il me faudrait tenir moi-même la charrue. La terre vivra et sera toujours la terre des Rioux. La terre vivra, et le père, et tous les vieux, seront contents. Puisque tu trahis, puisque tu refuses de l’être, c’est moi maintenant qui suis le maître de la terre ; c’est moi qui suis le chef de la famille ; c’est moi qui continue la lignée des ancêtres. Et sois-en certain : la lignée des aïeux ne s’éteindra qu’avec ma mort.

L’héroïque jeune fille, surexcitée, se retira, ne voulant pas trop humilier son frère qu’elle aimait malgré tout. Le jeune homme, confondu, mais, à cause des contradictions et des coups de cravache à son orgueil, plus buté que jamais, ne put s’empêcher d’admirer sa sœur et de se dire :

« Pauvre et chère Adèle ! c’est bien le père avec son sang bouillant, ses yeux enflammés et son courage : c’est bien le père : le père n’est pas mort ! »

Dans la salle commune, on avait bien entendu les derniers éclats de voix, mais sans distinguer les paroles. Quand on vit paraître la jeune fille, avec son port noble et fier comme une cause sublime, avec son air de chef qui commande ; les yeux humides, mais brillants de l’ardeur de son âme, on resta surpris, mais on crut, qu’en parlant de son père, elle s’était attendrie plus que de raison. Nul ne se doutait du serment qu’elle venait de prononcer, ni de sa renonciation aux plaisirs du foyer, aux joies de l’épouse et de la mère, pour se consacrer à la grande amie des siens, à la terre ancestrale. Plusieurs se demandaient si Hubert Rioux resterait, et ce que deviendrait la terre après son départ. Quelques-uns, escomptant la nécessité de vendre, la convoitaient déjà, espérant l’acheter pour un prix modique. On fut un peu étonné d’entendre Adèle s’informer si Jules Leblond, un ouvrier agricole, viendrait travailler pour elle. On le fut encore plus quand, vers dix heures, on la vit se rendre à l’étable, et promener sur les troupeaux le regard inquisiteur du maître.

Un seul, Paul Lavoie, l’ancien fiancé, vaincu par un amour plus grand que le sien, devina avec son cœur, l’irrévocable décision que la jeune fille avait prise.

Pour la mère, il n’y avait ni surprise, ni énigme à déchiffrer. Autant elle ne doutait pas de sa foi, autant elle était certaine que même sans son fils, il y aurait toujours un maître. Tout comme la rivière qui, après une crue de ses eaux, reprend son lit normal ; tout comme la nature qui, en se procréant, se répète, la terre, dans l’esprit de la veuve, devait infailliblement revenir aux siens. Mais ce qu’elle ne soupçonnait pas, c’est que, dans cette minute, l’atavisme avait parlé et vaincu la chair ; c’est qu’elle ne serait jamais grand’mère par sa fille.

IX

Résurrection

De retour du cimetière, Hubert Rioux n’osa pas entrer à la maison. Pourtant, sa mère et sa sœur y pleuraient. Il ne se sentait pas le pouvoir de les consoler, car il avait besoin lui-même de réconfort. Il avait honte de paraître devant les femmes affligées, lui qui s’obstinait à ne pas vouloir les secourir dans leur détresse. Machinalement, il se dirigea vers la grève. Sans s’en apercevoir, il s’arrêta sur le sommet de la côte qui surplombe le fleuve, s’appuya à la clôture et regarda droit devant lui. À ses pieds, le Saint-Laurent coulait, tout émaillé de ses îles et dirigé par la mince rayure bleue des Laurentides. Le Saint-Laurent, que ses riverains regardent à tous moments du jour, près duquel ils vont pleurer ou se réjouir, qui endort leurs peines et décuple leurs joies, qui les rend moroses ou gais, selon qu’il est colère ou calme ; vers lequel leurs regards se portent avant de se mettre au lit, et le matin en se levant ; dont ils emportent en eux la vision et qui les ramène sur ses rives ; le témoin de leurs ébats enfantins, de leurs plaisirs de jeunesse, de leurs joies d’âge mûr, de leurs satisfaction de vieillard ; le Saint-Laurent qui leur fait une âme de poète, qui les fait rêver tous : les rustres comme les érudits.

Comme tous les Canadiens qui habitent ses rives, Hubert, dans sa douleur, regarda le fleuve. Alors, les paroles de son père et de son curé, celles de sa mère et de sa sœur, lui revinrent à la mémoire. Pour la première fois peut-être, il contempla le décor qui l’environnait et lui trouva la vie. Dans son esprit, le Saint-Laurent, toujours fidèle, prit figure d’être vivant et sembla lui dire : « Tu as trahi. » Et les petites vagues courtes et blondes sous le soleil, lui parurent toutes siffloter : « Tu es félon, tu es félon. » Et les îles du large et les îlots tout près ; le panorama tout entier sembla s’animer pour lui crier : « Judas ! Judas ! »

Devant ces témoins moralement vivants et lui lançant l’opprobre, le jeune homme reconnut son infamie. Il voulut détourner la tête, mais une irrésistible fascination le retint. Baissant les yeux, il porta ses regards sur la bande de terrain qui, du pied de la côte, s’étend jusqu’à la mer. C’était là le premier coin de forêt défriché par les siens, cultivé par eux depuis trois siècles. Soudain, dans une vision, lui apparut toute l’histoire de sa race. Il vit le premier Rioux qui, monté dans un canot d’écorce, arrivait par le fleuve. Il était vêtu d’étoffe grise et les reins ceints d’une ceinture multicolore. Il prenait pied sur cette terre toute couverte de grands arbres, bêchait, ici, là, pour étudier le sol. Il le vit se construire, pour la nuit, une hutte de branches ; ensuite abattre des pins, s’en bâtir une maison ; bientôt libérer un espace, emblaver, récolter le premier blé. L’autre Rioux, comme une vapeur, surgissait de la glaise, augmentait l’éclaircie, et tout en cultivant, portait le fusil en bandoulière. Il vit la place s’agrandissant toujours ; des ancêtres montaient de la noue pour s’ajouter aux autres. L’un d’eux, une balafre à la figure, survenait, prenait la cognée ; il venait de guerroyer sous Frontenac pour défendre son bien, et continuait à l’élargir. Un géant, blond de visage, semait son grain en surveillant le fleuve ; il devait apprendre au gouverneur l’apparition des bâtiments anglais. Un autre avait fait la guerre de Sept-Ans. La face brûlée de poudre, il continuait la bataille en conservant sa langue et sa foi, en accroissant l’héritage de sa famille. De chaque motte de terre, comme un gaz follet, surgissait un aïeul ; la plaine s’en couvrait. Tous robustes et fiers dans leur carrure de géants, ils embrassaient le sol qui leur donnait la vie. Pas un n’avait trahi ; ils se comptaient. Regardant vers la côte, le regard inquiet, ils ne comprenaient pas, semblaient se demander ; « De quel sang est-il donc, celui-là ? » Tout à coup, comme une ombre qui se cache, parmi tous les vieux, se glissa le dernier mort ; il inclinait la tête ; sous la honte et le chagrin, il paraissait écrasé.

Devant cette vision du fleuve, cette apparition de ses héroïque ascendants, Hubert découvrit un aspect de l’existence qu’il ne connaissait pas, une parcelle de son âme qu’il n’avait pas explorée : il comprit qu’il était rivé à ce sol par la puissance de son lignage. À ce nouveau contact avec la terre natale, avec l’horizon qu’elle embrasse, il sentit, vers son cœur, monter une sève nouvelle qui lui fouetta le sang, l’obligea à rentrer dans la vaillante cohorte Mais la victoire de l’atavisme n’était pas complète, car une blessure béante existait encore, qui pouvait compromettre toute la guérison.

Le benjamin de la race éprouva tout à coup une vigueur, une puissance de décision dont il ne se serait pas cru capable. S’arrachant à l’obsédante attraction, il se dirigea vers les bâtisses, allant tout droit vers un but déterminé. Dans le verger de Michaud, il aperçut sa voisine mettant la dernière main aux travaux de l’automne. En deux pas, il fut devant elle. Interdite, la jeune fille hésita : devait-elle le féliciter de son retour ou lui reprocher sa défection ?

— Jeanne, lui dit-il, je remplacerai désormais chez nous ceux qui sont partis ; voudrez-vous m’aider comme vous étiez prête à le faire jadis ?

Elle le regarda dans les yeux, le trouva transfiguré.

— Hubert, lui répondit-elle, puisque vous êtes redevenu ce que vous étiez, je serai avec vous, car moi je n’ai pas changé.

Toute rougissante, ne pouvant maîtriser son émotion, elle s’éloigna vite, pour la cacher.

Alors Hubert Rioux, se tournant vers le Saint-Laurent, vers la glorieuse phalange des ancêtres qui, comme un brouillard que le vent chasse, allait s’évanouissant, enleva son chapeau et clama de tout son cœur :

— Père ! vous pouvez relever le front : la terre ancestrale a toujours le même maître !

FIN