La maison de librairie Beauchemin (p. 246-256).

XXXIII


Yves eut bientôt renoué amitié — avec tout ce qui s’y rattachait de réminiscences joyeuses — avec ses anciens camarades d’école, de catéchisme, de veillées champêtres, que, au cours de ses études et de sa récente campagne militaire, il avait plus ou moins perdus de vue. La mort en avait déjà moissonné quelques-uns ; d’autres, à son exemple, de Saint-Hilaire et des environs, avaient déserté la terre natale, mais la plupart avaient repris avec amour le sillon abandonné par leurs pères et étaient devenus à leur tour des chefs de maison.

Tous se réjouissaient de son retour à la terre et se sentaient grandis par sa présence en leurs divers cercles. Il devint bientôt leur conseiller et ils le consultaient sur mille choses.

Sans s’en douter, sans le rechercher, mais non sans quelque sentiment de fierté à cause de Jacqueline, Yves, que sa culture intellectuelle mettait constamment en relief, eut bientôt pris rang parmi les principaux citoyens de la paroisse.

Un incident fortuit le mit tout à fait en évidence.

À ce moment-là, il y avait forte agitation dans le comté de Rouville à propos du choix d’un représentant au parlement. Tous les partis étaient surchauffés. Yves n’avait pas encore eu l’occasion d’analyser le conflit d’idées et de programmes qui les divisaient en apparence si profondément. Sur ce point, son éducation ne tenait en réalité qu’en quelques chapitres d’histoire, certains débats retentissants dans les assemblées délibérantes et peut-être plus exactement en de courtes réflexions politiques, — portant plus sur les événements et les hommes que sur les idées, — qu’il avait parfois entendues tomber des lèvres de son père ou du docteur Duvert sous une poussée quelconque d’enthousiasme, de colère ou de mépris.

Or, comme un embaucheur était venu, un bon jour, l’inviter à assister à un comité qui devait se tenir, le soir même, dans l’école du Brulé, il avait accepté l’invitation avec une joie mêlée de curiosité.

Car c’était un spectacle nouveau pour lui que ces réunions de paysans, en des coins reculés, où s’ébauche, se discute et souvent s’achève le triomphe de quelqu’inconnu de la veille, qui le lendemain sera le chef, le meneur, l’idole d’un pays ou d’une race, et qui, de sa voix comme d’une pique rougie à blanc, saura pendant une époque entière parfois les remuer jusque dans leurs couches les plus profondes.

Yves s’y était rendu à pied, en compagnie de son père et de son voisin Lusignan hélé au passage.

À son entrée dans la salle, déjà grise de la fumée des pipes, un mouvement de curiosité satisfaite se dessina dans les rangs des électeurs qui l’avaient précédé. Tous s’empressèrent de lui faire fête à titre de recrue précieuse.

— « Bonsoir, Yves… Par ici, Yves… » lui jetaient les amis, de chaque coin.

— « Tiens, c’est Yves… le fils du père de Beaumont … celui qui revient de la guerre… Un beau gars… » échangeaient à mi-voix les autres assistants entre-eux… « Est-ce vrai qu’il doit reprendre la ferme paternelle ?… Et capable… instruit… C’est le vieux qui va être content, n’est-ce pas ?… »

Contre son gré, Yves fut poussé aux premières places.

Entretemps, l’orateur d’occasion faisait office de placier, prodiguant des poignées de mains et d’obséquieuses politesses aux arrivants, offrant un égal bon accueil aux chefs de rang des divers partis politiques.

— « Pour quel candidat, votre assemblée ? » lui jeta, du fond de la salle, Isa Gauthier un peu agacé de son manège équivoque.

— « Oui, quel parti, quelle politique venez-vous défendre devant nous ? » interpella un autre.

— « Je n’ai jamais défendu qu’une politique vraiment canadienne, » risqua l’interpellé, sans se compromettre encore.

Dans l’assemblée, très nombreuse et grimpée jusque sur les rebords des fenêtres, on commençait ainsi à chuchoter et à s’agiter ; car dans l’individu qui avait convoqué la réunion, plusieurs affirmaient reconnaître un simple charlatan d’élection, une espèce de spéculateur en immeubles qui, pour mieux harponner les gens et les entraîner en plus grand nombre à écouter son boniment, s’était adroitement avisé de tirer parti de la fièvre politique alors régnante.

On en fut vite convaincu lorsque, harcelé par les apostrophes et les interpellations, il se décida à développer son programme.

— « Messieurs, » dit-il aux libres et intelligents électeurs de Rouville. « Vous désirez savoir quelle est ma politique ? Il n’y en a pourtant qu’une aujourd’hui, c’est celle que vous recherchez en vain vous-mêmes et que je vous apporte ; le moyen de vous enrichir, sans durement peiner à chaque heure du jour comme vous le faites et comme vous préparez vos fils à le faire. »

« Une ère de prospérité aussi nouvelle que généreuse s’ouvre présentement à votre activité. Montréal, la métropole du Canada, grandit à vue d’œil. Les chemins de fer, la navigation y apportent des richesses inouïes. Des industries de toutes sortes couvrent son territoire, débordent sur la campagne voisine et bientôt envahiront toute l’étendue de l’Île. »

« Du sud au nord, de l’est à l’ouest, les usines montrent leurs hautes cheminées et font entendre le cliquetis harmonieux de leurs machines, alors que vous restez endormis sur vos mornes fermes, sans paraître percevoir qu’il faut des bras et des mains pour de si nombreux besoins. »

« Les pays étrangers nous envoient des milliers d’ouvriers. Déjà ils remplissent de superbes emplois, en même temps qu’ils gonflent d’argent leurs goussets et s’emparent des terrains… Mais c’est à vous, jeunes gens vigoureux de la campagne, que ces biens sont dûs en premier lieu. Ils vous sollicitent, pendant que vos terres stériles et ingrates épuisent sans profit vos forces et ne vous offrent aucun contentement. »

— « C’est assez correct, ça, » ne put retenir Isa qui sentait renaître en lui son même levain d’amertume contre la terre… « Envoyez. »

« Venez, la fortune vous attend. Cette invitation, je l’ai fait entendre dans plusieurs paroisses des vallées du St-Laurent et du Richelieu — à Varennes, à Verchères, à Belœil, — et l’on est venu en foule. Je la réitère ici avec une foi plus convaincue. Venez ; il y a encore des lots à acheter ; j’en possède moi-même un grand nombre… Plusieurs m’ont été arrachés des mains par des étrangers, mais c’est à vous, ô mes chers compatriotes, que je réserve les plus avantageux. »

— « C’est pas vrai, » cria quelqu’un… « Parlez-nous politique, » lança un autre.

« Venez, l’avenir est à l’industrie, à la finance, aux affaires. La terre a fait son temps ici… Et à ceux qui me demandent de traiter de la politique, je répondrai qu’aucune question n’est plus importante que celle que je vous expose. Elle constitue la politique du jour, la politique vraiment canadienne et nationale que tous les gouvernants, les hommes d’affaires et les candidats s’empressent d’applaudir, car c’est par elle que nous atteindrons l’influence et les emplois qui nous sont dûs parmi les populations de notre Dominion. »

— « Politique de suicide, » avait proféré tout haut, un goût de terre fraîche à la bouche, le vieux de Beaumont. Il avait en même temps promené lentement sur la foule un douloureux regard où couvait son impuissance indignée de paysan à ne pouvoir riposter à l’insulteur, le regard de quelqu’un qui, les mains liées, aurait vu outrager sa mère.

Bégayant, il avait tenté de trouver des mots, lorsqu’une voix nerveuse, avec l’accent oppressé que donne un saisissement trop vif, traversa l’air :

— « La première richesse d’un pays et sa principale force, — les balles boers me l’ont démontré — c’est la terre. »

Cette vérité incontestable répondait si bien à la pensée des auditeurs qu’une salve spontanée d’applaudissements éclata dans la salle.

— « Comment, jeune homme, » reprit décontenancé, le charlatan politique sous lequel se cachait l’embaucheur. « Vous en êtes encore là ? L’expérience vous a alors bien mal renseigné. Regardez donc autour de vous. Où est la richesse ? Où est la puissance ? Où est le bonheur ? Est-ce chez vous, agriculteurs ? Je maintiens que nous avons tous le devoir de tenir un rôle dans la confédération canadienne, mais que vous rendez ce rôle insignifiant, même dans notre province de Québec, parce que la plupart d’entre vous vous n’êtes que les dupes de la terre, laquelle abuse de votre travail. »

Et perdant toute mesure sous le coup de multiples désapprobations, il leur cria en se retirant :

— « Oui, changez de métier, changez de pays, s’il le faut, et ne vous ensevelissez point de cœur joie, comme vous le faites, dans l’étroit sillon que vous creusez. »

Le docteur Duvert se trouvait parmi les auditeurs. Appelé auprès d’un malade des environs, il s’était empressé, sa visite terminée, de faire acte de présence à l’assemblée. S’il avait en grognant écouté les assertions paradoxales du hâbleur politique, il avait accueilli avec transport la chaleureuse riposte de Yves.

Cette généreuse intervention, arrachée à la solidarité filiale bien plus qu’au désir de se mêler au débat, avait révélé chez son auteur autant de cœur que de culture. C’est pourquoi le docteur avait-il d’un mouvement spontané, lancé son nom en l’invitant à répondre.

Le nom fut repris par la foule et les appels : … Yves !… Yves… de Beaumont, les battements de mains, nombreux et pressants, ne cessèrent qu’à l’apparition de Yves, debout et nerveux, gêné sous les regards attentifs.

« Camarades », dit-il, « selon que vous le disait ce monsieur, mon expérience est en effet peu complète puisqu’elle ne date que du jour encore récent où je suis venu reprendre au milieu de vous la place que je n’aurais jamais dû quitter. Cependant les illusions éteintes de ma vie m’ont déjà appris à connaître les duperies des hommes et des choses, et je vous affirme que cet homme vous trompe.

— « Oui… oui — très bien », volèrent dans la salle.

« Il est vrai que je n’ai encore pénétré les questions qui vous agitent qu’avec mon cœur, mais je me réjouis de constater tout de suite une réprobation de la prétendue politique nationale que cet homme vous a exposée ce soir — en vous offrant de déserter le sol natal — par l’absence elle-même de tout candidat officiel et dans sa propre gêne à déclarer qui il représente en cette circonstance.

« Votre place est ici avant tout, et non dans les villes que l’industrie et le commerce gouvernent. Et si par hasard, dans nos vieilles paroisses du Richelieu, il est des jeunes hommes robustes et courageux qui trouvent le sol trop cher pour la valeur de leurs bourses, ou trop étroit pour la valeur de leurs bras, qu’ils aillent bâtir leurs foyers dans nos riches régions vierges. La terre maternelle et toujours féconde de Québec n’a rien à envier aux pays les plus fortunés. Et ce serait une aberration que d’accepter l’étrange déracinement — aussi amer pour l’homme que pour l’arbre — que l’on vous a proposé tantôt.

— Très-bien… très-bien… » et cette fois Yves avait reconnu la voix émue de Isa.

« D’ailleurs, en vous donnant cet avis, jeunes hommes de mon pays, je ne suis pas animé du seul souci d’assurer votre bien-être et votre prospérité, je sens que je suis entraîné par une aspiration plus large et plus haute : celle d’assurer à la fois la survivance de notre pauvre province française en l’appuyant… en la chargeant en quelque sorte comme un berceau à défendre, sur vos rudes épaules d’agriculteurs. »

— « Bravo !… très-bien, Yves. C’est toi qui as raison. »

« Enracinez-vous donc dans le sol, dans ce sol que vos ancêtres ont ouvert, que vos pères ont cultivé et dont le sein généreux offre à notre race la seule aisance et la seule force désirables. »

« Une autre race s’agite dans le domaine des affaires. Trois siècles de trafic, de négoce, pendant lesquels elle a constamment dominé malgré sa faiblesse numérique, nous convainquent de son invincible supériorité naturelle sur ce terrain. Il n’y a pas à entrer en lutte contre elle. »

« Pareillement, trois siècles d’attachement au sol, — et ce sont nos trois siècles d’histoire — ont façonné à la race française, en Canada, une âme rurale, mais une âme susceptible d’atteindre aux plus nobles élans du cœur et de l’esprit. C’est par elle que nous tiendrons tête à l’envahissement, d’où qu’il vienne, et que nous nous hausserons aux premières situations sociales… à la condition toutefois que nos gouvernants s’acharnent à faire pénétrer l’instruction dans chacun des foyers de la province et à développer ainsi, en même temps que la culture du sol, cette autre culture, infaillible pour nous pousser encore plus vite et plus haut : la culture de l’intelligence. Avec cette paire d’ailes, avec cette bouée de sauvetage aux épaules, la race française défiera éternellement les vents et les marées… »

— « Très-bien… hourrah !… Bravo ! Yves… Encore. »

Yves aurait voulu s’arrêter pourtant, mais étourdi par sa propre émotion et entraîné par les bravos et les claquements de mains qui crépitaient de lui, il reprit, en reconnaissant certains vieillards de son voisinage, parmi lesquels son père qui cachait dans le dos du docteur Duvert son regard noyé de larmes.

« Messieurs, est-ce en écoutant les clairvoyants, et les vieux patriotes à tête blanche que je retrouve dans cette salle, que j’ai tout à coup pleinement compris que la mission sacrée de défendre cette terre française d’Amérique ne serait bien remplie que par vous ? Est-ce simplement parce que, dans ces coins, calmes de paroisse, je me souviens d’avoir de trop près et pendant trop longtemps écouté le bruit de vos faucheuses et le battement fascinateur de vos fléaux ?… Est-ce plutôt parce que ce soir je laisse trop joyeusement palpiter dans mes veines la bonne vieille sève de paysan et de laboureur dont je descends ?… Je l’ignore… Mais je ne demande pas moins avec ardeur aux hommes politiques de mon sang — à ceux surtout qui ne peuvent fouiller l’avenir sans qu’un certain émoi ne leur traverse aussitôt l’âme — de ne jamais perdre de vue la bouée bienfaisante dont j’évoquais tantôt le symbole. »

« Et si ce suprême souci d’avenir ne devait pas seul suffire à les animer, ne leur resterait-il pas encore l’ambition touchante de nous grandir, nous les vaillants du sol ?… quand ça ne serait… quand ça ne serait, n’est-ce pas, que pour nous permettre de faire rayonner, au-dessus de toutes les autres classes, l’éclair d’indépendance et de liberté qui nous distingue, comme nous savons au temps des moissons « faire briller l’éclair de nos faulx, au-dessus des gerbes mûres. »

Yves s’était assis. Ses lèvres et ses mains continuaient de s’agiter sous le coup de la violente émotion par où son âme venait de se déverser en des accents qui l’avaient troublé lui-même.

Il releva la tête en entendant les félicitations du docteur Duvert que l’enthousiasme avait porté d’un bond auprès de lui. Il vit en même temps son père dont les yeux pleins de larmes joyeuses disaient la grande fierté de son vieil âge.

Il se porta vers lui avec une caresse attendrie du temps où il était tout petit ; et indifférent à tout ce monde autour de lui, il se jeta sur son épaule :

— « Es-tu content, père ? » murmura-t-il tout bas.