La maison de librairie Beauchemin (p. 206-209).

XXVIII


Souvent, le dimanche, Jacqueline venait surprendre les deux pauvres désenchantés dans leur retraite paisible.

Du dehors, comme pour chasser quelque noir fantôme qui l’aurait poursuivie en route et auquel elle eût voulu barrer l’accès, elle jetait un cri d’appel joyeux et familier : Ohé ! Marcelle ! Et cela voulait dire : tu sais, il ne faut pas que je te trouve triste ; il y a trop de soleil en ce moment ; regarde comme je suis gaie moi-même… Il faudra aussi faire sourire le père de Beaumont.

Alors Marcelle jaillissait à sa rencontre, de l’intérieur du logis ou de dessous les arbres du jardin, les bras affectueusement ouverts, et avec une figure qui répondait : Je saisis bien, va ; tu n’as pas tant que ça le cœur à la joie… qu’importe, essayons de nous leurrer et d’oublier. Et dans leur ravissement commun de se sentir réunies, elle parvenaient à tromper leurs pensées, à s’étourdir.

Chez le vieux de Beaumont, l’arrivée de Jacqueline répandait de même un adoucissement intérieur. En effet, depuis le jour où il l’avait vue pleurer avec lui, comme lui, à l’occasion du départ de Yves, il subsistait entre eux une espèce de complicité silencieuse, timide, inavouée. Sans réfléchir sur la nature des larmes qu’elle avait alors versées, il avait été touché de sa sympathie à l’égal d’une caresse accordée à son fils.

Cela lui causait même quelque gêne en sa présence. Et quand il la voyait arriver, il faisait mine de se retirer discrètement sous le prétexte de ne point troubler l’intimité de ses entretiens avec Marcelle. « Les vieux, c’est si peu amusant, » émettait-il en souriant.

Mais Jacqueline l’interpellait doucement, l’attirait, le retenait par une allusion à l’abondance des moissons, à la belle tenue de son champ. Elle glissait une réflexion sympathique sur le compte de Yves, si loin là-bas, à la guerre… « En avait-il reçu récemment quelque nouvelle ?… » Et alors c’était plus fort que lui, le pauvre vieux, il ne pouvait plus se dérober, content maintenant de tout dire, de s’épancher, et de l’écouter discourir surtout cette petite Jacqueline qui s’intéressait si sagement aux travaux de la terre, lui parlait toujours de Yves, lui donnait les derniers détails publiés par les journaux sur la marche et la fin probable de la guerre, lui rapportait les réflexions faites à ce sujet par son père, le docteur Duvert. « Ah ! ils avaient été crânes, nos jeunes volontaires de Québec… à Paardeberg… à Blomfontein… partout, paraît-il. »

Assis l’un près de l’autre, Marcelle et lui, ils l’écoutaient avec intérêt tous deux. Oh ! de celui-là, de Yves, ils en pouvaient parler à l’aise au moins, prononcer son nom sans trop de serrement de cœur… il reviendrait peut-être… Mais de l’autre, Lucas, traqué ou enfoui ils ne savaient où, perdu à jamais pour le sol natal, ils n’osaient pas, ils n’auraient pas pu, quoiqu’ils en sentissent le pesant souvenir les poursuivre à chaque mot.

Et c’est ainsi que souvent des entretiens, qui allaient inopinément réveiller dans leurs esprits des pensées trop amères, s’interrompaient brusquement, mouraient sur les lèvres, avec la tombée inattendue de larmes silencieuses.

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Un jour cependant, Jacqueline trouva le père de Beaumont tout épanoui.

Il tenait à la main une lettre qu’il venait de rapporter du village et qu’on lui avait remise au bureau de poste, après la messe. Il achevait de la déchiffrer. Il lisait à mi-voix pendant que Marcelle, debout tout près, suivait des yeux le manuscrit pardessus son épaule.

Et comme elle était de Yves, cette lettre, Jacqueline, en reconnaissant les timbres-poste exotiques, avait éprouvé un tressaillement subit.

Suspendant aussitôt la lecture des quelques lignes qui restaient, le vieux de Beaumont s’empressa de lui jeter joyeusement ; — « C’est Yves qui s’en revient, vous savez, mademoiselle Jacqueline. »

Il reprit à lire tout haut : « Vous les aimeriez en somme, ces Boers. Ce sont des paysans et des croyants à votre manière… des amoureux comme vous de la terre et qui font aimer la terre. C’est pourquoi j’ai toujours tremblé lorsque mon barbare métier de guerre me commandait de participer à la dévastation de leurs troupeaux ou de leurs moissons… C’était tellement Rougeaud, la Caillette, les avoines et les champs de chez nous… Je vous retrouvais vous-même tellement dans ces pauvres vieillards qui erraient affolés devant leurs fermes en cendres… Non, vieux père, j’ai voulu que vous n’ayez rien à me reprocher à mon retour, alors que je vous raconterai tout… »

Et c’était ensuite en terminant « des amitiés pour Marcelle… pour Lucas — dont on lui avait caché le triste exil — pour les amis. »

Oh ! ce Yves qui allait revenir.