La maison de librairie Beauchemin (p. 148-156).

XX


Le soleil avait émergé, le matin, dans un brouillard gris, de derrière le pied de la montagne. Il soufflait en même temps du sud un vent tiède plein d’humidité et qui menaçait la pluie prochaine. En tout autre moment, personne ne s’en serait spécialement préoccupé, mais on était en pleine fenaison et les foins coupés et entassés en veillottes — c’est-à-dire prêts pour la mise en grange — pigmentaient partout la surface des champs.

— « Pourvu que Lucas ait pensé de mettre son foin à l’abri » s’était spontanément dit le père de Beaumont en déjeunant, l’œil scrutant l’horizon à travers la fenêtre ouverte. « Du si beau foin qu’il a, cette année », murmura-t-il.

Il sortit bientôt pour flairer le vent. Car chez ces anciens pousseurs de charrue, rien ne les intéresse de la vie que les choses du sol. Déracinés, transportés au village ou ailleurs, devenus rentiers, il n’importe, l’odeur de la terre les suit partout et le calendrier ne renferme pas pour eux d’autres saisons que celles des labours, des semailles, des moissons, du battage du grain, du charroyage du bois.

Chez le vieux de Beaumont d’ailleurs, l’âpre amour de ces choses était demeuré plus vivace que chez d’autres, car il se plaisait à voir dans la personne de son fils comme un prolongement de lui-même appliqué à remuer la même vieille terre natale.

À petits pas appuyés il avait traversé le village : puis machinalement il s’était dirigé vers le remblai élevé du chemin de fer afin de pouvoir embrasser à l’aise l’étendue paisible des champs. Partout les moissonneurs, aiguillonnés par la menace de l’orage, étaient à l’œuvre. Des cris pressés de commandement se croisaient au loin et l’on voyait de tous côtés, sous la poussée des fourches, jaillir et s’abattre les veillottes de foin entre les bras puissants des chargeurs.

Un seul champ restait morne : celui de Lucas. Le vieux de Beaumont en éprouva un serrement subit au cœur.

— « Du si beau foin… et lui qui en aurait si grand besoin pourtant, » murmura-t-il en ramassant dans un soupir toute une perspective de misères entrevues.

Doucement, il enjamba la clôture et prit à travers les champs.

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Cela avait été bientôt convenu entre eux, car Marcelle avait pareillement, depuis le matin, épié le ciel avec angoisse.

— « Oui, elle en aurait certainement la force, » lui avait-elle soutenu avec assurance. « Cela l’amuserait, d’ailleurs de se voir perchée au sommet du voyage, rangeant et foulant le foin… » Elle était déjà prête à courir chercher Rougeaud…

Le père de Beaumont avait eu un instant de crainte en regardant les frêles mains qu’elle avait à mettre à la tâche, puis sans rien dire, il avait consenti. Seul, et en face du temps qui menaçait, il le fallait bien.

… Bientôt, secoués par les rigoles, les mains appuyées aux ridelles d’une haute charrette à foin, on les vit tous deux s’enfoncer dans la prairie. Et les veillottes commencèrent de voleter gaiement comme dans les champs voisins.

Longtemps ils restèrent sans se parler. Ils s’étaient compris sans phrases, se contentant d’analyser en eux-mêmes le spectacle qu’ils offraient à ce moment, lui, ce vieillard, et elle, cette frêle jeune femme, l’un et l’autre contraints au rude travail de la fenaison.

À la fin, le père de Beaumont s’enquit doucement : « Où est-il donc allé ? »

Après un vague haussement d’épaules, Marcelle pointa la main dans la direction du village : « Il est parti de bonne heure plein d’entrain, à la recherche d’un aide… Il devait revenir tout de suite, à cause de son foin… Mais vous savez… » elle acheva sa pensée dans un geste d’accablement.

— « De la si bonne terre qu’il a à cultiver » reprit le vieux en soupesant de sa fourche les veillottes généreuses et drues qu’il maniait en ce moment. « Il n’aurait pourtant qu’à se bien conduire pour recueillir de beaux bénéfices et prospérer à son aise… Au lieu de ça… »

Il laissa sa phrase en suspens afin d’amener Marcelle à conclure elle-même et par là lui révéler l’état exact de gêne de son foyer.

Mais elle, ses impressions pénibles effacées, déjà remplacées dans son esprit par la seule vision des moments heureux, s’empressa de reprendre : — « Depuis près d’un mois qu’il n’avait pas bu… j’en étais toute fière… et comme l’herbe est abondante cette année et qu’il est adroit et soigneux, quand il le veut, son troupeau de vaches rendait abondamment… La dernière « quinzaine » de la fromagerie lui a rapporté presqu’autant qu’à Charles Lusignan, notre voisin… Quant à moi, avec le produit de mes poules et de mon aiguille, je suis parvenue à… Mais est-ce vrai que vous n’avez pas encore complimenté « Chaton » sur ses souliers neufs ?… »

Le vieux de Beaumont fit non de la tête en souriant. Ces simples paroles l’avaient subitement ragaillardi, autant dans les muscles que dans le cœur, et les fourchées rapides qu’il enlevait du sol n’offraient apparemment plus de poids à ses mains. Il ne déplorait plus en lui-même que l’écrasante corvée à laquelle il voyait en ce moment Marcelle se soumettre avec tant de bonne volonté. De temps en temps il l’interpellait :

— « Repose-toi… je monterai t’aider tantôt… Tu vas t’épuiser. » Mais il ne parvenait pas à modérer son entrain. Des brins de paille dans les cheveux, des fusées de rire aux lèvres, sa fourche agile aux mains, elle s’obstinait à lui tenir tête.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Déjà plus de la moitié du champ était moissonné. Assis tous deux au sommet d’une haute charge, ils revenaient à travers les « planches » avec leur cinquième charretée.

— « Sais-tu, Marcelle, que du train que nous allons, nous terminerons avant la pluie, » exprima le vieux de Beaumont après avoir un instant comparé l’étendue qui restait du champ et l’aspect de plus en plus plombé de l’horizon… « Pourvu que tu n’aies pas à en souffrir… »

La réponse de Marcelle se perdit dans un martèlement subit de sabots, le choc rauque des roues sur le pavé, un ébranlement de solives. Ils venaient de s’engouffrer dans la « batterie » de la grange…

Montant des foins entassés et descendant du toit, la chaleur qui y régnait était accablante et moite.

— « Je saurai bien opérer seul le déchargement », reprit vitement le père de Beaumont, déjà debout et forçant Marcelle à aller s’asseoir et se reposer dans l’un des coins de la « tasserie »… Va, ce n’est pas ce qui me dérangeait autrefois, quand Yves et Lucas étaient encore enfants… et ma pauvre « vieille » n’a jamais été astreinte, elle, à faire le travail que tu fais aujourd’hui » compléta-t-il avec une certaine rancœur dans la voix.

Il commença de culbuter les veillottes, tout en humant le parfum grisant qui s’en dégageait.

— « Yves non plus ne vous a jamais beaucoup aidé, il me semble », reprit Marcelle.

— « Non, pas beaucoup, à vrai dire, en dehors des vacances. Mais lorsque les livres ne le tourmentaient pas trop, quel vaillant cœur il mettait alors à la besogne… comme Lucas d’ailleurs, il faut bien le reconnaître… Ah ! deux fiers gars que j’avais là ».

Il s’arrêta, attendri par les souvenirs encore frais qui subitement l’avaient envahi, et il continua en silence à chavirer les fourchées.

De temps en temps, pour mieux distribuer et fouler le foin sous les chevrons ou dans les coins, il enjambait par-dessus la lourde solive qui le séparait de la tasserie.

Marcelle voulait l’aider, se remettre à l’œuvre, mais il refusait : — « Reste donc à te reposer un peu… » Il achevait d’ailleurs… plus rien que les ridelles à vider… en quelques fourchées, il aurait fini…

On entendit bientôt le fer de sa fourche cliqueter sur les pièces de fonds de la vieille charrette. Il raclait les derniers brins de foin enfouis sous les échelettes : C’était tout. Il ne restait plus qu’à retourner au champ pour un nouveau chargement.

Impossible maintenant pour le père de Beaumont de refuser davantage l’aide de Marcelle, et de nouveau, à deux, ils avaient repris hâtivement la tâche.

Toutes préoccupations de fatigue écartées devant leur commun souci d’achever la mise en grange de l’étroit carré qui restait à moissonner, ils ne se souciaient même plus de percher les charretées, car l’horizon de plus en plus bas et lourd exigeait qu’on ne perdît point de temps. Jusqu’au vieux Rougeaud lui-même qui semblait s’en rendre compte et qui, au constant émoi de Marcelle, franchissait sans le moindrement ralentir son pas les multiples raies et rigoles dont le sol était sillonné.

De temps en temps, comme pour palper, le père de Beaumont étendait sa main ouverte dans l’espace. Il semblait écouter : « Non, ce n’était pas encore la pluie, » constatait-il, et tout en s’appliquant à disposer les fourchées sur le sommet de la charge, de manière à alléger autant que possible la part de travail de Marcelle, il restait silencieux.

Bien que le soleil — d’un éclat si délicieusement séduisant dans ce coin du Richelieu — fût à cette heure absent, le bucolique tableau, que ces deux travailleurs imprévus offraient, se constituait un cadre d’un charme infini à même le fond vert des prés, la surface sinueuse des coteaux et des rives, les pans ombragés d’érables et mamelonnés de la montagne ; tout cela fondu dans l’atmosphère floue et pleine de mystère qui précède la tombée de la pluie.

Leurs figures elles-mêmes, tendues sous l’effort, étaient devenues graves, comme si quelque chose y fut remonté tout à coup de la noblesse du saint labeur qu’ils accomplissaient. Ils semblaient ne plus simplement obéir à l’âpre intérêt d’arracher à l’orage et à la ruine le foin abandonné de Lucas. Un sentiment d’un ordre plus élevé et plus touchant les avaient gagnés : le sentiment ému de pieusement recueillir à cet instant, comme par devoir, les fruits de la terre, de la bonne terre nourricière qui, depuis l’infini des siècles, donne aux hommes le pain quotidien.

Du sommet de sa charrette Marcelle suivait au loin le mouvement de la fenaison, la disparition rapide des meules de foin dans les champs d’alentour. Partout c’était le même remuement de fourches scintillantes, de chariots criards ; le même va et vient pressé de paysans qui, bretelles et chapeaux bas, entassaient les gerbes.

— « Tiens, Charles Lusignan a fini, » jeta-t-elle d’en haut, « il s’en retourne avec son dernier voyage. » Elle s’interrompit comme pour interroger et tendit à son tour sa main ouverte dans le vide. « Il ne nous en restera toujours pas beaucoup », acheva-t-elle, en sentant l’humidité de plus en plus marquée de l’atmosphère.

— « M’est avis que nous aurons le temps de terminer pourtant », reprit le père de Beaumont sans ralentir, calculant seulement de l’œil l’étendue qui restait… « Ah ! si Yves l’eut su, il y a longtemps qu’avec son aide tout serait terminé. »

Mais déjà de fines gouttelettes commençaient de tomber, si fines et si rafraîchissantes toutefois qu’elles avaient la caresse d’une rosée. Ni Marcelle, ni le père de Beaumont n’en tinrent compte autrement que pour accélérer davantage le pas de Rougeaud. La charrette, aux quarts remplie et tordue sur elle-même à chaque rigole, geignait sur ses essieux.

Ils ne laissaient plus maintenant l’attelage faire l’arrêt réglementaire vis-à-vis les veillottes ; le père de Beaumont se contentait de les harponner au passage et de les projeter au hasard sur le sommet de la charge. La pluie augmentait rapidement.

Ils avaient atteint le bout de la pièce adjacente à la grange. Rougeaud, qui, depuis vingt ans, comme un soldat à l’exercice, était dompté à la routine uniforme du charroyage, s’engagea mécaniquement à droite afin de suivre le cintre où se trouvaient distribuées les dernières rangées de veillottes, mais le père de Beaumont commanda brusquement : Dia, Rougeaud, Dia !… Il jeta précipitamment une couple de fourchées nouvelles sur la charge, puis, saisissant les guides, il dirigea à grands pas rapides l’attelage vers la grange.

— « Cache-toi sous le foin, Marcelle », cria-t-il à la hâte, en stimulant Rougeaud d’un cri enlevant pour la rude montée de la batterie.

La pluie s’était mise à tomber de plus en plus drue, s’accompagnant d’une étrange musique grêle sur les toits, sur les pailles séchées des prairies, sur les arbres, sur les épaules des paysans.