La maison de librairie Beauchemin (p. 132-140).

XVIII


Ô campagne ! Ô Richelieu ! soleil d’or, maison bénie, versants de montagne, troupeaux, foins odorants, sources et javelles !

Yves revoyait et respirait tout ça avec volupté. Il lui en venait des effluves si troublants que de temps en temps, comme oppressé, il s’arrêtait. Il se plaisait alors à rechercher dans le lointain les habitations connues, les hautes cheminées de la Poudrerie, les clochers voisins, et, plus près, les toits de son village, le remblai du chemin de fer, les vergers… Il marchait un peu au hasard, entraîné vers la montagne.

Il avait fini par atteindre son ancienne terre natale.

— « Lucas ?… Il est à faucher son avoine… à la « pièce du puits », vous savez, de l’autre côté de la clôture ? » lui avait dit Marcelle en lui désignant l’endroit de la main, Et comme elle s’offrait à le guider…

— « Oh ! je me souviens parfaitement », lui avait répondu Yves avec gaieté. Puis discrètement, après l’échange de quelques mots, prononcés à mi-voix, mais dont Marcelle avait tout de suite saisi la signification secrète : « Comment se comporte-t-il ?… bien ?… »

Il avait d’abord contourné la massive clôture de pierres des champs, construite, il ne savait quand, par les ancêtres, et maintenant il enjambait les rigoles et les javelles. Il marchait à travers les chaumes sans autre bruit que celui des pailles brisées sous ses pieds. Et à chaque pas il s’éveillait dans son esprit mille visions lointaines qu’il croyait à jamais éteintes à l’extrémité de sa mémoire.

De loin, il cria : — « Bonjour, Lucas », en agitant son chapeau à la manière enfantine des écoliers en congé. Il venait de l’apercevoir qui aiguisait distraitement sa faulx au pied d’un vieil orme dont l’ombre couvrait les auges moussus des bestiaux et le puits familier d’où dérivait le nom donné à cette partie de la ferme.

Attiré par les ondulations argentines, rythmées comme une cadence, que Lucas tirait de sa faulx sous le choc alternatif de la pierre à aiguiser sur les deux côtés du tranchant, — car il était un artiste en cette délicate et difficile opération du moissonneur canadien, — Yves n’avait pas tardé à le découvrir.

Comme devant un bonheur inespéré et la figure tout de suite détendue dans un brusque rayonnement de joie secrète, Lucas, sa faulx toujours au bras, s’était empressé de marcher à sa rencontre. Yves lui-même, tiré par les fils mystérieux qui le liaient à chacun des brins d’herbe de la vieille ferme de famille, pénétré par l’ombre douce qui descendait comme toujours de la montagne, et attendri surtout par le tableau ancien que sa seule présence au milieu des javelles, à côté de Lucas, faisait en ce moment revivre en son âme, Yves avait pareillement senti une indéfinissable émotion l’envahir. C’est que s’ils avaient pris chacun leur voie, ces deux frères, ils avaient toujours retenu l’un envers l’autre leur même amitié d’enfant : celle des jours où ils partageaient leurs glands et leurs pommes, et où, allant à l’école, l’aîné portait, le matin, le panier parce qu’il était plus pesant, le cadet s’en chargeant le soir…

— « C’est jour de chômage à la Poudrerie… Une fête de je ne sais quoi que les Anglais célèbrent aujourd’hui… Et j’ai trouvé le soleil si beau ce matin que j’ai pensé à courir un peu les champs. J’ai fini par te relancer jusqu’ici afin de respirer un peu l’arôme des sapins de la montagne : « Que ça sent donc bon »… « Et toi, Lucas, tu profites de cette belle journée pour faucher ton avoine ? »

Il avait en même temps jeté son chapeau sur un andain et s’était assis sans façon. Lucas, de son côté, avait suspendu sa faulx à une branche, puis jetant sur le sol, pour lui-même et pour Yves, deux ou trois javelles fraîchement coupées, il s’était assis à son tour.

— « Oui, je me hâtais de l’abattre », avait-il repris joyeusement, « car elle est presque complètement mûre… à l’exception de la lisière que tu vois en haut là-bas… Cette différence, je crois, est dûe à l’ombre que projette la rangée de pommiers voisine. »

— « Comme les voilà déjà gros, ces pommiers. Je me souviens que c’est le vieux père qui les a plantés … lui aussi qui a « éroché » cette pièce-ci, tu te rappelles ?… Je le vois encore derrière le tombereau rempli de pierres et que Rougeaud traînait à petits pas tranquilles. Il n’y a rien qui nous amusait autant que de l’aider à cette besogne… Le pauvre vieux… qu’il en a donc fait de travail », acheva Yves avec émotion.

— « Bien trop, en effet, pour ce que ça lui a permis d’amasser », avait ajouté Lucas, et après un court arrêt : « S’il n’y en avait pas si grand à cultiver aussi, peut-être pourrait-on s’en tirer. Mais avec cette étendue et les taxes de toute sorte qui en découlent… » Dans un geste en guirlande, il avait enveloppé la superficie de la ferme. « Il y aurait certainement avantage à en vendre une partie. »

Il avait fait cette observation comme à un point de vue d’affaires. Cela voulait dire dans sa pensée : la main-d’œuvre trop rare et trop chère ; le rendement disproportionné à l’effort ; les bras qui s’épuisent en vain à remuer cette masse de terre trop vaste.

— « Tu n’en as pas cependant plus grand que tes voisins à cultiver… Quatre-vingt-dix arpents, comme eux ? » avait répliqué Yves, mais le ton de sa voix, quoique très douce à ce moment, laissait sous-entendre : Oui, pas trop grand, à condition de ne point boire… C’est sur l’effort, vois-tu, que se mesure toujours le rendement. Tu n’as qu’à en faire l’essai.

Mais pour ne rien éveiller d’amer dans sa pensée, il s’était levé : « Bon, il faut que je voie si je possède encore le tour, » continua-t-il en souriant, et il alla s’emparer de la faulx suspendue auprès d’eux. « Je n’étais pas maladroit autrefois, tu te rappelles ? »

— « Tiens, tu vas t’estropier, » fit entendre aussitôt Lucas, d’un ton de protection paterne. « Si j’avais su, je ne l’aurais pas aiguisée autant, car c’est plus difficile à manier que tes petits explosifs, ces machines-là. » Mais Yves avait déjà atteint un andain laissé à demi terminé et impétueusement il avait commencé d’abattre l’avoine à grands coups de faulx rapides.

Lucas le regardait faire, légèrement moqueur. Les longues pailles, tranchées tout à coup, continuaient un moment à s’agiter éperdues, puis, inclinant leurs épis comme pour un adieu au beau grand soleil de là-bas qui les avait réchauffées, dorées et mûries, elles se penchaient, se penchaient et brusquement, s’affaissaient en longues nappes blondes sur le sol.

Yves termina l’andain et, sans arrêt, se remit à en abattre un second. Il éprouvait en lui-même du plaisir à retrouver son ancienne vaillance, sa même adresse passée.

— « Tu es plus solide que je ne le croyais, sais-tu ? » lui cria Lucas en se levant à son tour, et en s’avançant vers lui à travers le champ rasé. « Si j’avais sous la main une autre faulx, je te défierais pour un nouvel andain… Mais gare aux ampoules, cette fois, par exemple. » À ce moment, il ne pensait plus à sa pauvreté, ni à sa ferme trop vaste, ni aux soucis qui trop souvent hantaient son esprit ; il ne voyait que ce jeune frère partageant tout à coup son travail, redevenu son compagnon, et avec lui renaissait l’image du foyer intact d’autrefois

Yves, essoufflé par l’effort, s’était contenté de sourire.

— « Hein, ça détend les muscles ?… et tu te réjouis, j’en suis sûr, d’avoir lâché tout ça pour te lancer dans l’industrie et les affaires ? »

Son andain terminé, Yves s’était assis pour essuyer son front trempé de sueurs. Mais au bout d’un temps, il répondit :

— « Tu n’as rien à m’envier, va… « Les affaires », comme tu dis, ça ne marche pas toujours à son gré, et je commence presque à croire, avec le vieux père, qu’il n’y a que certains bras qui soient aptes à les brasser habilement. Il y a peut-être plus de vrai qu’on ne croit dans ce qu’il répète souvent : Pour le commerce, l’industrie, les finances, les affaires en somme, nous ne serons jamais de taille, malgré notre énorme supériorité numérique, à lutter ici contre nos concitoyens anglais. » Yves s’était levé comme pour caresser de nouveau du regard l’étendue de la ferme. « Et c’est pour cela, pensai-je, que le maître d’un pareil domaine aurait tort d’envier quelque chose au sous-ordre que je suis menacé d’être indéfiniment, à la Hamil…ton… Pow…der… Com…pa…ny… Limited… » acheva-t-il en s’amusant à faire éclater les syllabes dans toute leur sonorité saxonne. Il continua comme pour rectifier : « Je compte toutefois que les nouvelles écoles techniques et commerciales fondées par l’État finiront par corriger favorablement notre incompétence sous ce rapport. »

Lucas l’avait écouté sans rien dire. Yves reprit avec douceur sur un ton changé :

— « Pendant ce temps-là, toi, tu considères que tu y gagnerais à morceler ton domaine ?… Quelle est donc la partie que tu jugerais avantageux de détacher ? »

Lucas, gêné, se contenta de couper l’air d’un geste vague.

— « Le verger, tu veux dire ?… Mais ce sont les pommiers que « les vieux » — pour continuer encore et indéfiniment, semble-t-il, à veiller sur leurs descendants — se sont successivement empressés de planter. Avant que la pioche ne devînt trop lourde à leurs mains, ils ont voulu tour à tour les confier à cette même terre amie, de la vallée du Richelieu, à laquelle ils se proposaient de confier plus tard leurs corps eux-mêmes. Comment pourrais-tu permettre sans remords à des mains étrangères d’en venir aujourd’hui récolter les fruits ? »

Non, ce n’était pas la partie que Lucas avait pensé détacher. Cela se voyait à son air embarrassé. Et, comme pour échapper au regard interrogateur dont Yves continuait à le poursuivre, il avait ébauché de nouveau un geste hésitant dans l’espace.

— « Le coteau ?… la prairie peut-être ? » avait alors repris Yves, et malgré que Lucas eût fait non de la tête, il avait continué : « Mais c’est là que se trouvent les ruisseaux et les sources où l’été les troupeaux vont s’abreuver, les chardonnerets et les grives se baigner ? N’en sens-tu pas parfois toi-même la fraîcheur à tes pieds nus ? C’est là que souffle de la montagne cette brise aussi propice aux moissons qu’aux moissonneurs. »

Non, ce n’était pas encore ce que Lucas avait pensé ; son malaise le disait.

— « La « sucrerie » alors ?… Mais ne serait-ce pas s’arracher un lambeau du cœur que de transmettre à quelque étranger la vieille cabane à sucre, l’été, si pleine de charmes, si pleine de mystère, l’hiver ; les grands érables ; les sentiers sous-bois où nous passions enfants pour aller cueillir des mûres et des framboises ; où avaient avant nous passé nos pères, mais où après nous ton petit Gérard ne pourrait plus passer ? »

Oh ! ces indéfinissables sensations agrestes, ces attendrissants reculs dans le passé, ces rappels inattendus de visions devant lesquelles plus tard on sent subitement ses lèvres frémir pour un rire ou pour un sanglot, seules les âmes paysannes et rurales, qui dès leur enfance ont laissé comme une haleine s’exhaler sur elles l’enivrante buée des bois, des chaumes et des avoines, seules ces âmes en peuvent concevoir la saveur infiniment pénétrante.

Cette fois, Lucas avait écrasé son regard sur le sol. Ainsi qu’un malade que l’on tourmente en l’entretenant de choses trop sérieuses, il n’avait eu qu’un mouvement accablé d’épaules pour demander grâce. Il se tenait immobile.

Mais au même moment, un appel joyeux d’enfant avait retenti derrière lui et cela l’avait tout de suite relevé, transfiguré. C’était le petit Gérard qui, perdu dans les avoines, apportait la « collation. »

Lucas courut vers lui, l’empoigna à pleines mains et l’embrassa longuement, longuement.

… Cette étreinte passionnée qu’il lui prodiguait ainsi, c’était, dans sa pensée, le serment qu’il irait à son tour, plus tard, courir à travers les bois de « la Sucrerie ».