Librairie Armand Colin (p. 1-16).

LA
TEPPE AUX MERLES




I


Jamais foire de septembre n’avait été aussi belle à Tournus que celle de cette année-là. Dès l’aube, les rues paisibles de cette petite ville mâconnaise avaient été envahies par la population des villages voisins, précédée par la clientèle plus lointaine du Charolais et de la Bresse qui se coudoyait au foiral.

La foule était encore plus bruyante sur la place du Marché où s’amoncelaient cages à volailles, corbeilles de fruits et de légumes, pyramides de livres de beurre étalées sur des feuilles de choux. Les ménagères citadines allaient et venaient entre les rangs pressés des Bressanes à large chapeau de dentelle noire orné d’une chaîne d’or, et des Mâconnaises de la région qui portent sur leur coiffe coquette un chapeau plus élégant, dressé en forme de tour.

Si ce tableau campagnard était un spectacle pour les Tournusiens, les villageoises n’étaient pas en reste d’observations. L’événement du jour, dont il était question d’un banc de vente à l’autre, c’était la transformation de la boutique à Joseph Tailland, le drapier, dont l’enseigne à lettres saillantes, les peintures réchampies d’or et les glaces des vitrines triomphaient d’un luxe tout neuf au coin de la place.

« En voilà du nouveau ! dit une des doyennes du marché, Tailland s’est mis au genre de Paris.

— Oh ! comme c’est plus beau maintenant ! répondit une jolie fille de seize ans. Dès que j’aurai fini l’étalage, grand’mère, vous me permettrez d’aller regarder ces étoffes.

— Tu as le temps, Catherine, gronda la grand’mère, Quelles pies que ces fillettes pour courir vers ce qui brille ! Moi, j’aimais mieux l’ancienne boutique, N’est-ce pas, Thibaude, que Lu n’oseras plus aller marchander de la cotonnade chez les Tailland, de peur de payer les frais de réparation de leur boutique ? »

La voisine ainsi interpellée répondit avec cette vivacité de langue qui est familière aux riveraines de la Saône :

« Non pas certes, et je n’y allais guère déjà depuis que le bonhomme Tailland est mort, car son fils fait le gros monsieur et Mme Tailland prend des airs avec nous autres, comme si elle n’était pas de Farges, de notre propre Commune. Est-ce que nous ne la tutoyions pas, du temps qu’elle s’appelait Agnès Franchet ? Est-ce que nous ne tutoyons pas la femme de son frère ? En voilà une au moins qui n’est pas fière. Elle m’a rencontrée en route ; je portais tout ce butin à vendre et j’étais chargée, vous pensez ! Elle m’a fait monter sur sa jardinière, à côté d’elle et de son fils ! Agnès Tailland ne se sent pas d’être sortie d’une telle famille, et je n’ai pas pu m’empêcher d’en faire Ja réflexion à Madeleine Franchet.

— Eh bien ! dit Catherine, vous l’aurez mise dans l’embarras, car sa bonté lui coupe toujours la parole sur le compte du prochain. Ce n’est pas comme tant d’autres… »

Un regard malin dirigé vers la Thibaude accentua ces derniers mots. Dès que la grand’mère de Catherine fut en pourparlers avec une cliente, la jeune fille s’esquiva pour aller admirer de plus près les embellissements du magasin de nouveautés.

Assise devant son comptoir en chêne sculpté, Mme Agnès Tailland présidait d’un air bénin à l’inauguration du nouvel état de choses de sa maison ; sa toilette était à la hauteur des circonstances ; elle était coiffée en cheveux, et des bagues massives ornaient ses doigts. Quant à Joseph Tailland, pour juger de la satisfaction de son amour-propre, il n’y avait qu’à le voir rouler à travers les comptoirs sa ronde et courte prestance, et qu’à l’entendre répondre aux compliments des acheteuses :

« Oui, j’ai fait des folies ; mais il faut bien se mettre à la hauteur de son temps ! »

Lui et les deux petits commis s’agitaient à déployer des étoffes, à ouvrir des cartons, le tout sans profit immédiat, car les campagnardes ne desserrent leurs bourses que lorsque celles-ci ont été gonflées par le produit de leur vente. Or, comme il n’était que onze heures du matin, les villageoises se bornaient à regarder et à marchander, et voilà pourquoi Mme Tailland restait assise derrière son comptoir.

Tout à coup, sa mine nonchalante s’anima, Était-ce bien Mme Hoisel qui se dirigeait droit vers elle à travers ce flot de campagnardes assez malapprises pour gêner la circulation avec leurs paniers ? Quel succès si la femme du médecin le plus renommé de Tournus deve

Trois femmes dans une boutique de tissus. Une assise sur une chaise palpe le tissu, une autre debout derrière un comptoir sur lequel est déroulé une pièce de tissu, le pointe du doigt. Une troisième à droite regarde la personne assise.
Trois femmes dans une boutique de tissus. Une assise sur une chaise palpe le tissu, une autre debout derrière un comptoir sur lequel est déroulé une pièce de tissu, le pointe du doigt. Une troisième à droite regarde la personne assise.
Les villageoises marchandant la toile dans le magasin des Tailland.


nait la cliente du magasin ! Jamais Mme Hoisel n’était entrée chez les Tailland. Voilà ce que l’on gagne à restaurer son enseigne.

Mme Tailland s’empressa ; après avoir avancé un siège pour Mme Hoisel et un autre pour le jeune garçon d’une douzaine d’années qui l’accompagnait, elle demanda ce qu’elle allait avoir l’honneur de servir, sans oublier d’ajouter l’énumération élogieuse de ses marchandises.

« Je me souviendrai de tout cela, répondit poliment Mme Hoisel, quand j’aurai des achats à faire ; aujourd’hui, je viens pour autre chose, Un de mes parents, récemment nommé receveur à Tournus, m’a chargé de louer une maison pour lui. J’ai vu dans le journal que vous en proposez une dont la description me parait convenir, Pourrais-je la visiter ?

— Oui, madame », répondit Mme Tailland,

S’il était contrariant de ne pas conclure une vente, c’était toujours une entrée en matière que de louer à Mme Hoisel la maison dont on avait hérité lors de la mort de tante Ursule.

« Seulement, ajouta la marchande, il m’est impossible de vous la montrer moi-même ; nous sommes esclaves les jours de foire. Mon fils vous accompagnera. Il sera enchanté de cette occasion de voir M. Jacques Hoisel, car ils sont camarades de classe au lycée. »

Pendant qu’elle commandait d’un ton bref à un commis d’aller prier M. Eugène de venir, Mme Hoisel dit tout bas à son fils :

« Eugène Tailland est donc ton camarade au lycée ? Tu ne m’as pas demandé à lui rendre visite depuis que tu es en vacances.

— Parce que je ne m’en soucie pas, maman. Nous sommes de la même classe, mais pas du tout copains.

— Pourquoi ?

— Pour tout. C’est un fameux cancre, va, et par-dessus le marché un sot et un cafard.

— Jacques ! encore ton argot de lycée que ton père ne peut souffrir ! »

Au moment où Mme Tailland se rapprochait d’eux, elle fut arrêtée par une femme coiffée en Mâconnaise : celle-ci dit familièrement à la dame du magasin :

« Agnès, veux-tu me garder l’argent de ma vente ? J’ai affaire au foiral et je crains de me promener dans la foule avec ma bourse ne poche. »

C’était humiliant d’être tutoyée par une personne de campagne devant une belle dame à laquelle on avait eu plaisir à apprendre qu’il y avait parité d’éducation entre les enfants des deux familles. Mme Tailland fut tentée de clore cet incident désagréable en prenant sans souffler mot le sac de toile bise que la villageoise lui tendait. Une inspiration plus raffinée la porta à démontrer à Mme Hoisel que cette paysanne justifiait sa familiarité par quelques moyens de fortune, et elle répondit d’un air de protection :

« C’est bien ; si tu veux que M. Tailland aille toucher chez le changeur tes coupons d’obligations, tu n’as qu’à me les donner aussi,

— Non, merci, reprit la Mâconnaise. Joseph m’a montré une fois comment la chose se pratique. Ma tête n’est pas trop dure, Je m’en tirerai sans déranger ton mari. »

Pendant ce colloque, l’attention de Mme Hoisel s’était portée sur les objets environnants ; mais Jacques dit tout à coup à sa mère :

« Maman, c’est Mme Franchet qui parle ici à côté de nous, »

Mme Hoisel se leva pour barrer le passage à la campagnarde qui se dirigeait déjà vers la porte,

« Quel plaisir de vous rencontrer, madame Franchet, lui dit-elle en lui tendant avec cordialité ses mains finement gantées. J’ai à vous gronder aussi. Vous êtes venue ce matin à notre porte pour y laisser le joli cadeau d’un panier de pêches…

— C’était pour Jacques, répondit en souriant Mme Franchet, de la part de mes deux enfants. Philibert et Reine voulaient lui faire goûter de nos fruits. »

Après que Jacques eut remercié Mme Franchet en lui apprenant qu’il avait déjà dévoré sept pêches et qu’elles étaient « fameusement bonnes », Mme Hoisel reprit ainsi :

« Mais vous étiez déjà loin lorsqu’on m’a monté le panier ; vous nous avez privés du plaisir de vous remercier. »

Pendant que Mme Tailland se réjouissait de sentir sa dignité sauve, après les démonstrations amicales faites à sa belle-sœur par Mme Hoisel, Eugène parut à la porte du fond et dit d’un ton maussade et traînard :

« Maman, qu’est-ce que tu me veux ? Si tu me déranges à chaque instant, ce n’est pas la peine d’être en vacances. »

À côté de Jacques Hoisel, de physionomie intelligente et fine, Eugène Tailland ressemblait à un bloc de pierre non dégrossi auprès d’une statuette délicate. Déjà envahi par l’embonpoint paternel, son corps massif avait acquis à quatorze ans presque toute sa croissance. Sa grosse figure était encadrée dans des cheveux frisés à la façon des caniches, depuis que les vacances leur avaient permis d’esquiver la tonte réglementaire du lycée ; elle ne gagnait à cet ornement naturel qu’une ressemblance avec une tête dé mouton mérinos : c’était le même air endormi, les mêmes yeux à regards émoussés et la même absence de menton.

En se rappelant que ce grand garçon suivait la même classe que son fils, Mme Hoisel s’’expliqua la sévérité de celui-ci à l’égard de son compagnon d’études. Jacques devina sans doute l’idée de sa mère, car il cacha une malice sous la question suivante :

« N’est-ce pas, maman, Eugène Tailland ne ressemble pas du tout à son cousin Philibert Franchet ? »

Ce fut Mme Tailland qui répondit avec orgueil :

« Pas du tout ; je suis bien flattée que vous le remarquiez. Philibert aurait besoin d’être mis en ville, dans quelque pension, pour se dégourdir, Il est tellement gauche !

— Mais pas du tout ! s’écria Jacques, pendant que Mme Franchet disait à sa belle-sœur :

— Que Philibert sache lire, écrire, calculer ; qu’il connaisse en gros l’histoire de son pays et un peu comment le monde est fait et comment il va, ce sera assez, et s’il est gauche en ville, il sera assez dégourdi pour la campagne. Mais où est-il, mon Philibert ?

— Comment, est-ce qu’il est ici ? s’écria Jacques en piétinant sur place. Je veux le voir. »

Philibert parut bientôt et il démentit la réputation de balourdise que lui auraient volontiers faite ses parents de Tournus, en allant saluer Mme Hoisel avec un empressement respectueux et en serrant la main que Jacques lui tendait.

Assurément, Philibert n’avait ni les allures ni la mise d’un citadin. Son teint brûlé par le soleil, ses mains brunes et un peu rudes étaient d’un villageois, ainsi que son costume composé d’un pantalon de coutil et d’une veste de drap léger ; sa cravate était d’un bleu trop intense, fâcheusement semé de fleurs roses ; mais ces vêtements couvraient un corps agile et bien proportionné ; les yeux noirs de Philibert étaient parlants, et sa physionomie, aussi vive qu’aimable.

Mme Tailland sortit jusqu’au seuil du magasin pour voir quel ordre de marche le groupe Composé par Mme Hoisel et les trois jeunes garçons adopterait pour se rendre à la maison à louer ; elle fut mortifiée, lorsqu’après avoir pris amicalement congé de Madeleine Franchet, Mme Hoisel eut fait à son fils certain signe après lequel Jacques passa son bras sous celui de Philibert et précéda ainsi sa mère de quelques pas. Mme Hoisel les suivait sans faire attention à Eugène Tailland qui, balançant dans sa main la grosse clef de la maison à tante Ursule, se laissait distancer par les groupes d’allants et venants.

« Après tout, qu’est-ce que cela nous fait ? dit Mme Tailland à son mari qui était venu la rejoindre sur le pas de la porte. Pourvu que la maison se loue, peu importe que Mme Hoisel préfère les Franchet à nous autres… Je voudrais bien savoir comment ils se connaissent.

— Eh ! répondit Joseph Tailland, le docteur Hoisel a acheté, il y a trois ans, une petite propriété près de Farges. »

Pendant ces commentaires, Mme Hoisel visitait la maison du quai de Saône. Eugène l’introduisait dans chaque pièce dont il ouvrait les portes et les volets. Peu intéressés par cette inspection, Jacques et Philibert continuaient dans un coin de la cour l’échange d’informations et de projets entamés depuis leur rencontre, et ils avaient tant à se dire que ces

Place de village pleine de monde. Au premier plan, une femme en costume assise sur un banc, un enfant agenouillé auprès d’elle.
Place de village pleine de monde. Au premier plan, une femme en costume assise sur un banc, un enfant agenouillé auprès d’elle.
« Maman… qu’as-tu ? »


récits mutuels, entrecoupés de grands éclats de rire, n’étaient pas terminés lorsque Mme Hoisel eut fini son exploration de la cave au grenier.

« La suite au prochain numéro », dit gaiement Jacques pendant que Mme Hoisel informait son cicerone que le docteur irait le lendemain chez ses parents pour conclure cette affaire de location.

Lorsque les deux cousins reprirent ensemble le chemin de la place du Marché, Philibert marcha en silence, sans prêter attention aux propos interrompus d’Eugène qui s’amusait à se moquer de tous les gens qu’il rencontrait, Piqué de ne pas recevoir la réplique, Eugène finit par pousser Philibert jusqu’à l’adosser au vitrage d’une boutique et le tenant arrêté là, il lui dit :

« Est-ce que tu as perdu ta langue dans la cour de tante Ursule ?… Tu réserves tes grâces pour Jacques Hoisel. En quoi les mérite-t-il plus que moi ? Est-ce que tu le crois plus riche ?

— Qu’est-ce que cela ferait ? répondit Philibert. Tiens, ne me pousse plus. Je n’aurais qu’à casser cette grande vitre. Elle coûterait cher à payer, bien sûr. »

Derrière la glace de ce magasin, il n’y avait qu’un amas confus de papiers à gravures multicolores et deux sébilles pleines, l’une de rouleaux d’or, et l’autre, de vieille orfèvrerie. Au moment où Philibert exprimait la crainte d’avoir à payer les frais d’un accident, la porte de cette boutique s’ouvrit tout à coup et dans la personne qui en sortit et qui traversa le trottoir d’un pas agité, Philibert reconnut sa mère. Pousser Eugène pour s’élancer sur les traces de Mme Franchet, et dire à celle-ci en lui pressant les mains :

« Maman, qu’as-tu ?… Pourquoi es-tu si rouge ?…, pourquoi deviens-tu si pâle maintenant ? »

Tout cela se passa avec la rapidité d’un éclair. Madeleine Franchet s’était laissée tomber sur un banc et elle regardait son fils sans paraître le voir.

Déjà quelques personnes s’informaient du motif qui faisait pleurer ce jeune garçon auprès de cette femme affaissée sur ce banc. Madeleine Franchet passa ses deux mains sur sa figure, puis elle dit d’une voix altérée :

« C’était un étourdissement… il est passé. Ce n’est plus rien. »

Le soir, pendant que Mme Tailland faisait sur ses livres de compte l’addition des ventes du jour, son mari, sorti un moment pour prendre l’air, rentra tout préoccupé.

« Veux-tu savoir le bruit qui court ? dit-il. Quelqu’un de la campagne, une femme d’après ce qu’on assure, a présenté chez le changeur un numéro d’obligation ayant gagné cent mille francs au dernier tirage. »