La Tentation de l’homme/Les Voix de ma solitude

La Tentation de l’hommeSociété du Mercure de France (p. 23-39).


LES VOIX DE MA SOLITUDE

PAROLE DE SONGE


 
Ô Foudroyé, tombé des gloires de tes cieux,
Tentateur des parvis sans ombre, audacieux !
Qui voulus reculer les limites du rêve,
Et déplacer, d’un bras que tu savais mortel,
Sur le sable inconnu de la dernière grève,
Les piliers consacrés qui supportent ton ciel !

Ô vaincu, dont le doute injurieux blasphème,
Étais-tu donc venu du profond de toi-même,

Des confins de ton Être intérieur, pareil
À l’éternel errant des routes, pour apprendre
Qu’avant l’heure où mourra ton suprême soleil
Ta Mémoire est un gouffre où tu ne peux descendre ?

Ô Sage ! ignores-tu qu’en toi sont des sommets
Que tes regards humains ne connaîtront jamais,
Et qu’il est, sous la nuit de ton âme profonde,
Visible en vain du mont où t’ont conduit tes pas,
Tant que la vie ardente en toi halète et gronde,
Une terre interdite où tu n’entreras pas ?


PAROLE D’INTELLIGENCE



Au plus profond des solitudes de ton âme,
Désert blanc que calcine un âpre vent de flamme,
Lourd de la vie apprise et du destin souffert,
Frondaison immobile et veuve de murmures,
Dont les souffles du ciel évitent les ramures,
L’arbre de la science étend son dais de fer.

L’inféconde splendeur de son ombre mortelle
Couvre la plaine immense et formidable, et telle
Que le pavé d’un temple oublié de ses dieux,
Où le seul pas d’un prêtre inconscient éveille,
Sous les lambris obscurs, la terrible merveille
De simulacres d’or sans pensée et sans yeux.


Tout ce qui l’habitait et la faisait vivante,
Innombrable et pareille à la forêt mouvante
Ouvrant son sanctuaire au jour épanoui,
Tout ce qui la hantait et laissait transparaître
Le visage du songe indéfini de l’être
S’est lentement, et par degrés, évanoui.

Le mirage affaibli des visions divines,
Qui s’éloigne en rasant les pentes des ravines,
Va retourner au sein de ses limbes voilés ;
L’orbe sacré du Monde antique est vide, et seule,
L’onduleuse torpeur des sables enlinceule
L’ampleur des horizons désormais dépeuplés.

Et déjà la Circé fatale, enchanteresse
Impie et douce, et qui se nomme ta détresse,
Au pied du tronc funèbre et morne va s’asseoir,
Et s’apprête à broyer, pour endormir ta peine,
Dans ses philtres subtils, la liqueur pure et vaine
Qu’instillent les pavots de ton vain désespoir.


Relève-toi ! Puisque ta libre intelligence
Voit que cet univers, qui se meut en silence
Dans le retour prévu des cycles renaissants,
Évolue à jamais et jamais ne s’achève,
Sache enfin le comprendre et l’abstraire du rêve
Dont la vie animait tes derniers Tout-Puissants.

Homme des temps, Démiurge ardent de l’invisible,
Qui, du fond du probable ou bien de l’impossible,
Évoquas tant de fois mon furieux essor,
La genèse dans ta pensée écume et gronde,
L’œuvre ancienne agonise en te léguant le Monde…
Ô sombre Créateur ! tu peux créer encor.

Puisque le firmament enfin conquis dépasse
Les sphères dont la courbe étonnait ton audace,
Puisque, vertigineux à ton pas enhardi,
Les problèmes creusés s’élargissent en gouffres,
Puisque le ciel des Dieux s’efface, et que tu souffres
De le croire inégal à l’esprit agrandi,


Puisqu’il te faut un songe où s’exprime, voilée,
La vérité conçue, en toi renouvelée,
Ô faiseur d’Immortels, qui pourtant dois mourir !
Laisse, dans ta mémoire où la borne recule,
Hors de l’Illusion d’un divin crépuscule
L’Illusion d’une aube humaine refleurir.

Regarde ! Dans l’aurore à l’orient surgie,
L’espoir ressuscité mène la sainte orgie
Du verbe triomphant et de ses chœurs rivaux,
Et le rythme apparent des sidérales ondes,
Répété par l’écho de tes strophes profondes,
Appelle enfin la lyre à sacrer tes travaux.

La sens-tu tressaillir toute, et, pour lui répondre,
L’âme entière de l’Etre en son âme confondre
Et la vie éternelle et l’éternelle mort,
Cependant que palpite au loin l’immense ombrage,
Vers qui souffle en tempête ou s’exalte en orage
L’ode aux buccins de bronze ou l’hymne aux cordes d’or !


Chante ! et pour oublier le regret qui te raille,
Tu pourras reconstruire et refaire à ta taille
Le total infini qui fait trembler ta voix,
Et rebâtir, dans l’immesurable Nature,
Une beauté qui soit enfin à la mesure
Et de ce que tu sais et de ce que tu vois.


PAROLE DE PUISSANCE



Ta pensée est debout au seuil du sanctuaire :
Les tombeaux violés t’ouvrent leurs secrets noirs,
Et livrent au Héros, venu du fond des soirs,
Trésor en vain commis à la paix mortuaire,
Le sommeil des aïeux et la fierté des hoirs.

Les dogmes et les lois sous tes pieds agonisent ;
Les dieux captifs, pleures des pâles asservis,
En long cortège d’ombre, à leurs autels ravis,
S’en iront deux à deux, sous les lampes qui luisent,
Et de leur vanité peupleront tes parvis.

Que les passés conquis encombrent ta demeure !
La dépouille du monde, écrasée en monceaux,

Pourra de tes palais submerger les arceaux.
L’Empire est dans ta main. Maître ! voici ton heure !
Devant toi tes destins inclinent leurs faisceaux,

Entre ! la Ville est prise, et la brèche est béante.
Ton soir victorieux tombe, et, de rang et rang,
Embrase l’aigle d’or des étendards. Plus grand
Qu’hier, le soleil meurt, et la cité géante
Tremble comme une femme au pas du conquérant.

Le massacre en grondant roule comme un orage ;
Avec cent mille bras, l’incendie effaré
Tord ses cheveux de sang sur le pavé sacré,
Et les vainqueurs, lourds de haine, las de carnage,
S’engouffrent pesamment dans le temple éventré.

La gerbe de granit des colonnades croule
Sous ses entablements aux emblèmes haïs,
Et ta volonté, sur les remparts envahis,
S’abat, quand ta sandale aux clous étoiles foule
Les Protecteurs du seuil par leur force trahis.


Viens ! dans la fange humaine où fleurissent les roses
Écarlates de la guerre, où fume l’encens
De la mêlée, autour des murs incandescents,
Les grands chevaux rués, ouvrant leurs naseaux roses,
Flairent la fade odeur des cadavres récents.

Regarde ! sur les morts qui jonchent les terrasses,
Sur le hérissement des lances, empourpré
Par les reflets soudains d’un ciel d’éclairs zébré,
Sur les escaliers blancs qu’emplit l’ombre des races,
Ton étalon royal jette un défi cabré,

Cependant qu’apparus dans un vol de désastres,
Des cavaliers, debout sur les siècles détruits,
Proclamateurs armés des triomphales nuits,
Pour annoncer ton nom, lèvent vers l’or des astres
Des bouches de buccins rondes comme des puits.


PAROLE DE SAGESSE



Songe ! les derniers Dieux quittent le sol du Monde,
Oubliés de ceux qui les firent immortels,
Mais, avant d’emporter parmi l’ombre inféconde
L’espoir d’astres nouveaux et de nouveaux autels,
Sur les suprêmes tours de leur suprême temple,
Mâts sacrés du nocturne vaisseau,
Leur esprit se repose et contemple
La Terre qui chanta jadis à leur berceau.

Là, de leurs yeux voilés, ils te saluent, ô Maître !
Assis, le front obscur de science et d’orgueil,
Sur les plus hauts degrés des terrasses en deuil ;

Ils saluent, comme leur dernier prêtre,
Ou bien comme quelqu’un qu’ils ont cru reconnaître,
L’initié pâli qui gardera leur seuil,

Qui, lorsqu’il entendra, dans les foules sauvages,
L’opprobre se ruer et la haine hennir,
Sur les tueurs de saints et les briseurs d’images,
Tendra ses bras pour mépriser et pour bénir,
Et qui, dans le viol rouge des multitudes,
Dominateur comme son destin,
De ses éternelles attitudes
Épouvantera les torchères du festin.

L’âme immémoriale, antique et sombre mère,
Hantera leur conseil assemblé sous ton front,
Et, trésor que les ans te redemanderont,
Que nul signe connu n’énumère,
Rançon par l’Éternel commise à l’Éphémère,
Elle consolera les justes qui viendront.


Sa présence immanente éclairant tes pensées,
Tu marcheras, étant un de ceux de demain,
De ceux qui verront, sur les foules terrassées,
Grandir, comme une nuit que conduit une main,
Jusqu’aux cintres béants de ces salles célèbres
Où l’orgie humaine écume et bout,
Les ailes de bronze des ténèbres,
Et, dans leurs plis, la Mort, innombrable, debout.

Quand la terreur alors descendra de la voûte,
Où la fête en sueur tord son rut impuissant,
Ceux-là, dont l’ignorance obscène te pressent
Le porteur du secret de leur doute,
Malgré eux, devinant que l’ombre les écoute,
Se détourneront, pour laver leurs mains de sang.

Mais tu tairas en toi ta sagesse inutile :
Tu n’avertiras pas, de tes cinq doigts levés,
L’inquiète misère et le sourire hostile
Des maudits qui ne veulent pas être sauvés ;


Et tu n’écriras pas au mur des existences,
Ô Passant du silence et du soir,
Qui ne parles qu’aux Intelligences !
Les trois lettres de feu qu’ils ne pourraient pas voir.
 


PAROLE DE GLOIRE



Hors des mondes jaillis du volcan des genèses,
Du gouffre sans paroi des derniers firmaments,
Où les astres, nouveau-nés du feu, par moments,
De la nuit sidérale empourprent les fournaises,

Hors du bûcher de l’espace dévorateur,
Hors des immensités de l’abîme, comblées
Par les créations toujours renouvelées,
Sphères dont aucun lieu ne ferme l’équateur,

Où vont des archipels de mondes, invisibles
Même au chœur des esprits qui gardent nos soleils,
Où passent d’effrayants astérismes, pareils
À des béliers heurtant les créneaux des possibles,


Hors de l’illimité des constellations
Plus loin encor que les régions de problème
Où tremblerait d’horreur religieuse même
Le vol glorifié des Dominations,

Tu bâtis dans ton rêve un monde de lumière,
Plus grand que l’univers dont l’horizon te fuit,
Et cette vision, qui t’entr’ouvre la Nuit,
Comme un ciel en tes yeux, tiendrait là toute entière.

Hors des jours et des ans, de l’orbe solennel
Que, sur le sable ardent des étoiles, mesure
Le stylet d’ombre errante de la Terre obscure,
Marquant la mort de l’heure aux déserts d’or du ciel,

Hors du cycle inconnu des essences solaires,
De ce livre dont Dieu seul brisera le sceau,
Quand la droite de justice, comme un vaisseau,
Grandira parmi les cendres crépusculaires,


Hors des temps racontés par les grands astres noirs,
Par les astres éteints comme des mauvais anges,
Consumés dans les plis de leurs robes étranges,
Et qui fument encor sur les marches des soirs,

Tu construis l’œuvre unique où veille ta présence
Avec tout le futur, avec tout le passé,
Et sachant, ô Poète ! en qui tous ont pensé,
Que, hors ce que Le verbe appelle à l’existence,

Tout, et même le ciel visible, est vanité,
Donne, pour consoler l’immortelle bannie,
À cette âme d’un jour, qui se veut infinie,
L’illusion d’avoir fixé l’éternité.