La Tentation de l’homme/Le Vaisseau
LE VAISSEAU
Pour Madame Delarue-Mardrus.
Aujourd’hui notre terre est une nef, que guide
L’équipage invisible et muet à la fois
Des forces sans regards et des aveugles lois,
Et que couvre une foule anxieuse et timide.
Comme un troupeau bêlant, sous le tillac de fer,
Écoute gronder l’âme énorme du navire,
L’Humanité stupide en frémissant admire
Haleter, dans la nuit de l’implacable éther,
Tout l’inconnu sinistre et vague, que recèle
En ses flancs mugissants le vaisseau de granit,
De qui l’effort obscur emporte à l’infini
Sa vie où se confond la vie universelle.
Mais quelques-uns voudraient savoir, et, par moments,
Les conducteurs de ces multitudes profondes,
Dressés sur le fumier de leurs couches immondes,
Interrogent des yeux l’horreur des éléments.
Mais tout est sombre. Au loin, dans les ténèbres closes,
Leur pensée inquiète écoute, sans rien voir,
Battre ? à coups réguliers, dans le silence noir,
Le balancier fatal, régulateur des causes :
Et la tourbe, tassée au pied des mâts, parmi
La fade abjection du sang et de l’ordure,
Parfois, sous l’âpre fouet de la bise plus dure,
Semble de son sommeil s’éveiller à demi.
Un remous de terreur inconsciente et folle
La saisit, et, dans un écrasement brutal,
La broie aux angles des parois, dont le métal
Paraît soudainement rouge comme une idole.
Puis tout rentre au néant accoutumé : le vent
Apporte à temps égaux, par rapides bouffées,
L’haleine étrange avec les plaintes étouffées
Du monstre aux mille bras et qui n’est pas vivant.
Sur la poupe déserte où luit, par intervalles,
Comme un sillon d’acier, l’éclair vertigineux,
La barre est sans gardiens, et seuls, d’horribles nœuds
La tiennent droite et haute à l’assaut des rafales,
A peine, inentendus du ciel illimité,
Un murmure, et, parfois, un cri de chair souffrante,
Et, d’instant en instant, dans l’ombre indifférente,
Le choc sourd d’un cadavre aux flots pâles jeté…
Les siècles ont passé : la science élargie
Nimbe de feux ardents notre front souverain :
Mais, toujours, sous la tente aux pilastres d’airain
De la mort, vainement par nos torches rougie,
Nous écoutons plonger dans l’éternelle nuit
Les trépassés, aux flots lancés comme des pierres,
Et la même épouvante a cousu leurs paupières,
Et le heurt de leur corps a fait le même bruit.
Pourtant l’Homme, debout sur le pont qu’il encombre,
À travers les barreaux qu’il s’obstine à ronger,
Sur la mer sidérale a pu voir s’allonger
Un double cône, noir comme un sillage d’ombre,
Pendant que, du zénith au nadir éployé,
Le Monde, océan d’or où confondant leurs lignes
Les constellations cinglent, comme des cygnes,
Dans notre vision d’une heure a flamboyé.
L’inconnu sur ses gonds tourne comme une porte…
Humanité des jours, n’as-tu pas entendu ?
Une détresse à ta détresse a répondu,
Et le vent de l’espace immesuré t’apporte
L’écho d’une lointaine et pareille douleur,..
Avec les morts flottants aux plis blancs de leur tombe,
Le plomb de ta pensée au gouffre insondé tombe…
Ah ! nous ne sommes donc pas les seuls !… ô terreur !
Soleils ! avons-nous bien compris ? Devons-nous croire
Que la houle des cieux roule innombrablement
La flotte astrale en marche au fond du firmament,
Sous ses pavois de flamme et ses fanaux de gloire,
Pour que chacun de ces prodigieux vaisseaux,
Porteur aussi de vie et de chairs torturées,
Vogue, en abandonnant, sur les routes sacrées
Que son étrave creuse en sillons colossaux,
Un ténébreux essaim d’âmes désespérées !…