La Tentation de l’homme/L’Abîme intérieur
L’ABÎME INTÉRIEUR
Les étoiles, au Nord lentement effacées,
Sont des tisons mourants sur des piliers d’airain,
Et l’ombre, plus profonde autour de mes pensées,
S’abaisse sur mon front comme un ciel souterrain.
Et, spirale attirante et que semblent descendre
Des lumières qu’effare une haleine d’en bas,
Comme un gouffre se creuse en un sol fait de cendre,
L’abîme intérieur a bâillé sous mes pas.
Tout s’absorbe aux remous enveloppants du vide.
Comme pour mieux, autour de moi, multiplier
Le tourbillon sans fin que sans terme dévide
Le centre d’un intarissable sablier.
Car elles sont si loin de moi, les pâles lampes,
Toujours plus pâles, et dans l’espace tournant,
Que, m’arcboutant des reins au vertige des rampes,
Je les vois comme des points d’or, et, maintenant,
Leur lueur, qui défaille au fond du puits accore,
Un instant se ranime et palpite et s’éteint,
En un scintillement funèbre où brille encore
L’éphémère rayon sous nos cils incertain.
Ma conscience alors s’étonne d’être seule
Et chétive, dans le formidable réseau
D’un ouragan qui l’aspire, comme la gueule
Épouvantable d’un antre boit un ruisseau.
Et mon rêve, enlacé dans une trombe d’ombre,
Se disperse de marche en marche, ainsi que font
Des feuilles d’arbre au vent du crépuscule sombre,
Dans la vrille sans fin des ténèbres sans fond.
Et, parmi les ressauts des terres éboulées,
Hagard et cramponné du poing et de l’orteil
Au hasard effrayant des roches ébranlées,
J’admire, d’un regard ivre encor de soleil,
La chute frissonnante, à peine ralentie
Par le vent glacial soufflant de l’inconnu,
De la poussière de mon songe, anéantie
Dans l’engloutissement du précipice nu.
Mes ongles en vain crient sur la muraille lisse,
Mes nerfs vibrent, tendus en sursauts forcenés ;
Je ne veux pas tomber ; je veux, sans que faiblisse
Le furieux effort des muscles obstinés,
Embrasser d’une étreinte aux nœuds inextricables
Les bords déchiquetés du funeste entonnoir,
Et lier de mes doigts, bandés comme des câbles,
Ma chair vive au rocher étincelant et noir,
Qui découpe en créneaux la frange du cratère,
Je ne veux pas tomber ! car enfin j’ai compris
Que cette vision où, béante, la Terre,
Se dérobe à mes pieds et dévale en débris,
Où s’enfoncent, en perspectives nostalgiques
Les pentes déroulant leurs abruptes parois,
N’est rien que le miroir aux ténèbres magiques
Où vient se réfléchir mon Ame d’autrefois,
Car cette âme est minée ainsi qu’une montagne
Par un peuple de nains, dont le pullulement
Patient et subtil bourdonne, s’enfle et gagne,
D’heure en heure, la veine où luit le diamant.
Leur tenace labeur, enchevêtrant les mailles
D’un sinistre filet de couloirs et de puits,
À rompu l’équilibre inconscient des failles
Et fait fléchir les arcs des voûtes sans appuis.
Leurs innombrables bras ont fait leur œuvre. Il semble
Que le mont colossal, déraciné par eux,
Chancelle, en oscillant sur sa base qui tremble,
Pour s’affaisser d’un bloc an néant ténébreux.
Les paliers effondrés de l’abîme qui s’ouvre
Apparaissent, montrant, en monstrueux lacis,
Ces chemins souterrains que leur déroute couvre
D’une tumultueuse évasion noircis…
Tout s’apaise : la mort me frôle, familière.
La solitude aux plis muets s’appesantit
Sur la surnaturelle et vague fourmilière
Soudain abandonnée et vide. Et j’ai senti
Que, sous le sol de l’âme humaine, quand la sonde
Plonge, elle va troubler, en son profond retrait,
Dans ses caves aux murs vacillants, tout un monde
Qui vit, se multiplie et garde son secret,
Qui cependant, au cœur de ses mornes carrières,
Menace, d’une sape où ne se tait jamais
L’obsédante rumeur des stridentes tarières,
Le roc fondamental de nos sacrés sommets ;
Et qui, parfois, fouillant la masse qui l’opprime,
Chemine, évide et ronge, et, d’un effort sans bruit,
Jette le pic, velu de sa neige sublime,
Comme une pierre blanche, à l’éternelle nuit.