Théâtre completErnest FlammarionTome XI (p. 161-361).


LA TENDRESSE
COMÉDIE EN TROIS ACTES
Représentée pour la première fois
le 24 février 1921, au Théâtre du Vaudeville,
reprise sur ce théâtre le 14 janvier 1925
et au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 11 avril 1925

PERSONNAGES


Vaudeville
24 février
1921
Vaudeville
reprise
le 14 janvier 1925
Porte
Saint-Martin
le 11 avril 1925
Mmes Mmes Mmes
Marthe 
Yvonne de Bray. Yvonne de Bray. Yvonne de Bray.
Mlle Morel 
M.-L. Herrouett. Louisa de Mornand Louisa de Mornand.
Miss 
Descowal. Nyssor. Chapelat.
Mabella 
Legrand. Christiane Delval. Christiane Delval.
Mlle Tigraine 
Dancourt. Dancourt. Guerreau.
Colette 
Petite S. Genevois. Petite X. Petite X.
Jacques 
Petite Ch. Delval. Régine Dumien. Régine Dumien.
La gouvernante 
S. Berny. Durtil. X.
MM. MM. MM.
Barnac 
Félix Huguenet. Francen. Grétillat.
Sergyll 
André Luguet. Jean Silvestre. Jean Silvestre.
Genius 
Armand Bour. Armand Bour. Bourdelle.
Cte Jalligny Nemours 
G. Mauloy. Mauloy. Mauloy.
Carlos Jarry 
P. Juvenet. Juvenet. Juvenet.
Mgr de Cabriac 
A. Gildès. Laforest. X.
Guérin 
Fernal. Fernal. Lesieur.
Julien d’Ablincourt 
J. Devalde. Roger Tréville. Gil Roland.
Legardier 
J. Ayme. X. X.
Aubin 
Le Bret. X. X.



PRÉFACE

La Tendresse. Débat purement psychologique. Le cas présenté n’a jamais été, que je sache, traité à fond au théâtre. Les naturalistes et les classiques, quand ils l’ont traité, se sont toujours obstinés à le faire avec une sécheresse, une amertume ironique qui semble volontairement conventionnelle, presque à rebours de toute humanité… Les époques changent, nos points de vue se transforment, notre sens humain s’agrandit, notre justice tend une main passionnée à sa sœur la pitié… Tous les auteurs dramatiques du XIXe siècle — Becque mis à part — à genoux devant le public, avaient pris pour tuf de leur observation les morales sociales établies. Toute leur œuvre en a été faussée. Le théâtre, c’est la nature, c’est la vie elle-même. Les grandes sources originelles de la passion et du sentiment doivent en former la base. Je l’ai dit maintes fois, les fluctuations de l’esprit autour de ces lois immuables, voilà le théâtre, et voilà pourquoi il peut devenir très grand, plus grand qu’aucun art. J’ai donné jadis la définition du théâtre tel que je le conçois : d’une part le destin, non plus le fatum antique, mais le faisceau coordonné de ces lois de nature qui président éternellement à nos actes ; de l’autre, la conscience humaine en marche toujours vers plus de spiritualité.

Aujourd’hui, je n’ai voulu parler que de cet essor, touchant et incompréhensible parfois, de la tendresse, à travers les ébats du cruel et égoïste amour. C’est elle, souvent, non la passion, qui noue les couples les moins faits pour se joindre… Leurs liens profonds se sont formés dans l’amour physique, mais tout à coup et lentement ils s’en dégagent. Des attractions plus hautes, plus subtiles, plus mystérieuses se produisent ; et voici la durée d’une union sauvegardée. Ces attractions méritent-elles qu’on les appelle : amour ? Non, puisqu’elles n’ont rien d’exclusif et laissent la place à d’autres attirances. Oui, puisqu’elles sont comme une montée idéale de l’âme vers l’altruisme, puisqu’elles sont aussi une adorable survie du désir éteint, le prolongement de l’affection au delà de l’étreinte. La tendresse est un état de l’amour ; voilà tout. Ce mot d’Amour, ne trouvez-vous pas qu’il est devenu vraiment trop primaire pour notre tact moderne ? Les médecins déclaraient autrefois qu’il n’y avait qu’une albumine : le mot répondait à tout. Les chimistes, depuis, en ont découvert quarante espèces différentes ! En psychologie, de même, nous avons cent amours et un seul mot pour les désigner. Dans la vie, ces profonds accords aux espèces si variées, qui associent, de façon souvent occulte, deux êtres en apparence désunis ou dissemblables, nous jettent parfois, quand nous les apercevons, dans une véritable perplexité. Ils troublent l’idée préétablie et harmonieuse que nous nous faisons de l’amour ; en sorte que la plupart du temps nous leur attribuons des mobiles bas, inférieurs ou calculés. Nous supposons des associations d’intérêts, de vice, une véritable complicité… Telle est, en tout cas, l’amène interprétation du monde, dès que quelque chose, dans l’ordre moral, le déroute ou le choque… Or, au contraire, c’est souvent par la beauté, non par la laideur, que des êtres assez vulgaires demeurent unis, de près ou de loin, à travers tous les avatars de leur vie cahotée…

On en voit beaucoup, de ces individualités, qui, même détachées l’une de l’autre, restent couplées par la tendresse et ne peuvent briser je ne sais quel puissant contrat du cœur, que la raison ne connaît pas. Tendresse ! Elle existe chez les criminels, comme elle existe chez les êtres supérieurs. Non, elle n’est pas une sœur pauvre de l’amour ; elle se tient aussi éloignée de l’amour passion que de l’amitié amoureuse… Elle a un royaume bien à elle dans le pays des âmes. Cela explique bien des anomalies ! Et, malgré des apparences souvent défavorables, elle constitue, au contraire, la plus sûre émanation de cette lumière merveilleuse qui semble la jonction entre l’homme et la divinité. Comme elle apparaît touchante, même au fond de la bête, dans le couple animal !

Il vous est arrivé à tous l’aventure qui m’est arrivée l’été dernier. Certain crépuscule, j’avais visé avec ma carabine un ramier posé sur une cime. Mouvement machinal et stupide : la balle toucha l’oiseau, qui s’abattit dans les branches… Toute la nuit, j’entendis alors un cri inexprimable, non loin de mon seuil, un cri presque humain, extraordinaire, tel, qu’il ne semblait pas possible qu’un gosier d’oiseau pût jamais le pousser… La plainte impressionnante ne s’envola qu’à l’aurore. C’était le mâle qui appelait sa femelle et se lamentait comme le cygne des légendes. Et ce petit gémissement de douleur retentissait dans un jardin mutilé par la guerre, où des hommes, tombés loin de leurs mères et de leurs femmes, dorment sous une terre insensible… un jardin que la haine a peuplé d’ossements et de débris ! Combien d’hommes, dans ce même endroit, durent gémir également, avant de disparaître, en appelant désespérément, au bord de l’abîme nocturne, ces bras invisibles de la tendresse, dont la privation est pire que l’agonie elle-même ? Eh bien ! devant la mort naturelle ou accidentelle de l’amour, quelle qu’elle soit, je suis de ceux qui éprouvent toujours une mélancolie. J’en ressens toute l’abominable injustice. Il me semble que c’est toujours un attentat à la lumière.

Car ce qu’il y a de plus émouvant à considérer dans deux cœurs qui s’aiment c’est leur contribution à l’amour universel, à ce vaste espoir, hélas ! toujours déçu, qui forme notre plus ferme et notre plus haute croyance… Mes humbles héros d’aujourd’hui, couple absurde et charmant, s’aiment et ne sont pas assortis. La nature, l’impassible nature, exige leur séparation. Leurs luttes, leurs stratégies à tous deux, pour échapper à cette fatalité qu’ils portent en eux, c’est toute la pièce. Mais s’ils s’efforcent de faire survivre, au milieu des décombres, un peu de cette tendresse dont l’amour est pétri — comme font des naufragés qui élèvent au-dessus des flots la cassette précieuse où ils ont enfermé leur plus cher trésor — j’estime qu’il y a là une assez grande beauté. Voyez la beauté, recherchez-la dans les plus humbles spectacles. C’est en eux qu’elle est vraiment expressive et significative, parce qu’elle y est à l’état d’élément. La paillette d’or accroche la lumière sur sa substance, tout autant et mieux que le lingot. N’y eût-il pas plus gros de pitié qu’un œil de roitelet, comme disait Shakespeare, cela suffit pour que tout le ciel s’y mire.

H. B.
Janvier 1921.

LA TENDRESSE




ACTE PREMIER

Le cabinet de travail de Barnac, dans un immeuble qui donne sur le quai Voltaire. Bibelots de prix. Intérieur très raffiné mais non exempt de lourdeur. Cependant un nombre considérable de coussins, dans des coins colorés et douillets, atteste la préoccupation du bien-être. Un certain contraste de sévérité et de légèreté règne dans l’appartement. Autour de la pièce, en galerie circulaire, les bibliothèques. On y accède par un escalier à vieille rampe : là-haut, dans cette galerie, petite loggia profonde, comprise entre deux bibliothèques, qui forme un véritable retrait consacré à la solitude. Cette loggia est fermée à volonté par une portière en velours de Gênes. Elle communique derrière, avec l’appartement, qui forme hôtel, à deux étages.



Scène PREMIÈRE


(Au lever du rideau, Barnac, assis à sa vaste table de travail, cause avec un évêque.)
MONSEIGNEUR DE CABRIAC, BARNAC

MONSEIGNEUR.

J’ai la voix certaine de Missoulet !

BARNAC.

Certaine ?… Heu, heu ! C’est un renanien, Monseigneur, et, à cette école, il a appris à douter de tout… même de sa propre voix…

MONSEIGNEUR.

Voici en tout cas, Monsieur Barnac, le livre que j’écrivis quand j’étais évêque de Cahors, sur le Manichéisme dans l’Albigeois… J’ai tenu à vous l’apporter… Je ne me flatte pas que vous le lirez… mais…

BARNAC.

Je le respirerai, Monseigneur. Parvenu à un âge avancé, je respire les livres comme on respire les roses… Il me suffit de feuilleter quelques pages ; j’ai une telle habitude de la lecture que, ma foi, j’arrive très bien à me rendre compte de l’ouvrage, intuitivement.

MONSEIGNEUR, (lui tendant le livre.)

Je crains que le parfum qui se dégage de cet essai soit bien imperceptible et peu familier à vos narines.

BARNAC.

Et pourquoi donc ça ?… Ah ! que voilà une parole maladroite pour un candidat. Monseigneur…

MONSEIGNEUR, (tout de suite inquiet.)

Mais, je n’ai pas voulu dire… Ma modestie seule…

BARNAC, (souriant.)

Rassurez-vous, je ne me formaliserai pas… Votre restriction est fort compréhensible… En entrant, je vous ai vu renifler avec surprise l’odeur de mon appartement. C’est un parfum au nom étrange ; il s’appelle : « Un soir viendra… » Monseigneur, les hommes d’âge, dans notre profession d’auteur dramatique, adorent les parfums qui leur rappellent leur jeunesse… On m’a souvent reproché d’avoir un appartement trop parfumé pour un académicien. Cela provient de ce qu’on est sacré académicien à un âge où les mauvaises habitudes sont prises… Jadis nos prédécesseurs prisaient et empestaient le tabac d’une lieue… Moi, je dégage de l’« Un soir viendra » !… Cette prophétie d’ailleurs peut présenter des sens divers… « Un soir viendra »… C’est, si l’on veut, l’instant fatal, Monseigneur, que le pécheur attend de pied ferme, quand la soixantaine va sonner à sa porte, comme un vulgaire candidat académique.

MONSEIGNEUR.

On m’avait dit que je recevrais de vous, Monsieur, un accueil infiniment bienveillant et quelque peu ironique. Je vois qu’on ne m’avait point induit en erreur. Je sais qu’il existe une gauche à l’Académie…

BARNAC.

Il ferait beau voir que l’Académie fût manchotte, Monseigneur ! Et vous serez reçu des deux mains, je l’espère bien, la droite et la gauche… En attendant, asseyez-vous dans ce fauteuil dont la grâce n’a rien d’académique, je le reconnais… (L’évêque s’assied parmi les coussins.) D’ailleurs, vous faites fausse route, je n’ai pas de nuance politique. La religion ne m’a inspiré qu’un sentiment très libéral de sympathie et de respect… Je n’ai jamais été mangeur de curés… Certes, si j’avais suivi les conseils paternels, je serais entré dans cette voie scandaleuse !

MONSEIGNEUR, (comprenant mal.)

Les conseils paternels ?

BARNAC.

Oui. Mon père, qui était charpentier au Marais, professait pour les gens d’église une antipathie parigotte et toute plébéienne. Il m’a élevé, figurez-vous, jusqu’à l’âge de cinq ans dans cette idée saugrenue que les gens qui portent soutane, les curés (car tout prêtre devient curé pour les charpentiers anticléricaux !), que tous les curés, dis-je, étaient pleins… (Étonnement de Monseigneur.) Je ne sais pas si je me fais bien comprendre… c’est-à-dire que leur chair emplissait très exactement leur soutane, jusqu’aux pieds… (Il décrit du geste, en riant.) C’est idiot ! Et j’eus tôt fait, dès l’âge de raison, de rejeter ces misérables facéties… puisque, à douze ans, j’ai fait ma première communion… et sans le dire à mon père, Monseigneur.

MONSEIGNEUR.

Ah !… voilà un acte spontané et méritoire qui devra figurer en bonne place dans votre biographie.

BARNAC.

Ou dans le discours du confrère qui me succédera à l’Académie. Je vous autorise à lui livrer l’anecdote pour lui ménager un petit effet facile… en admettant que vous soyez élu. Monseigneur, ce que je prévois bien, mais au troisième tour, à mon avis, au troisième tour !

MONSEIGNEUR, (soucieux.)

Ah ? Vous…

BARNAC.

Et après un sérieux ballottage… car vous avez un concurrent terrible dans le général Bachelard, qui possède sur vous un avantage considérable !…

MONSEIGNEUR.

Lequel ?

BARNAC.

Celui de n’avoir jamais rien écrit du tout…

MONSEIGNEUR, (souriant.)

Rendez-moi mon livre… Je vais le détruire.

BARNAC.

Et pour vous prouver que je n’appartiens à aucun parti, et que je ne suis pas franc-maçon comme on l’a prétendu, puis-je faire mieux que de vous donner ma voix ?

MONSEIGNEUR, (se levant, surpris et visiblement satisfait.)

C’est vrai ?… Ah ! comme je suis touché !… Je vous remercie de tout cœur.

BARNAC, (geste net.)

À une condition, par exemple !… Ne pâlissez pas. Ce n’est pas un chantage… Je ne vous demanderai pas votre montre.

MONSEIGNEUR.

Ah ! l’esprit, chez ces auteurs dramatiques !

BARNAC, (haussant les épaules avec commisération pour lui-même.)

Oh ! l’esprit !… (Il reprend.) Cette condition, la voilà… Est-ce que vous confessez, Monseigneur ?

MONSEIGNEUR, (vivement.)

Plus maintenant.

BARNAC, (éclatant de rire.)

Ne faites pas de geste de recul instinctif… Je n’avais aucune intention de vous demander l’absolution de mes vaudevilles de jeunesse !… Non, mais passons un petit pacte entre nous. Lorsque vous serez de l’Académie (Il le fait rasseoir.) et que dans quelques années vous entendrez dire : « Ce pauvre Barnac ! Il baisse bien depuis quelque temps… il ne sort plus du tout… », eh bien, venez donc me faire une petite visite, de collègue à collègue… Tout en causant du dictionnaire, de vos chances au secrétariat perpétuel, vous mêlerez le bon Dieu à la conversation… je vous rappellerai le titre de mes plus effroyables comédies, celles dont l’Académie a bien voulu déjà me donner une première absolution : la Rosière de Bourg-la-Reine, les Cinq Femmes de Léonard, les Bagatelles de la porte, etc., je vous raconterai aussi, en collègue un peu bavard, quelques erreurs ou légèretés de ma vie… vous insinuerez bienveillamment : « Oh ! ça ne pèsera pas bien lourd dans la balance ! » Et comme ça, de fil en aiguille, je pourrai me dire : « En voilà une veine d’être de l’Académie !… Qui donc disait qu’elle ne servait à rien ?… Il y a tout à l’Académie, et c’est bien commode, ma foi ! Me voilà toiletté pour aller faire là-haut ma visite de candidat à un autre secrétariat perpétuel, sans que je m’en sois même aperçu !…» Est-ce convenu, Monseigneur ?

MONSEIGNEUR, (après avoir hésité sur la manière dont il répondra à la malice.)

Il est impossible de montrer avec plus d’esprit que les confrères sont de bons calomniateurs et que vous n’avez pas abandonné le souvenir de votre première communion !… Me permettez-vous de prendre au sérieux ce pacte amical et spirituel, même s’il n’a été qu’ironique dans votre pensée ?

BARNAC.

Si je vous le permets ?… Mais j’y compte bien, fichtre !… Vous comprenez, pour une fois que je reçois un homme d’église chez moi, j’en profite !

MONSEIGNEUR.

Je vous promets que, grâce à mon entremise, vous serez parmi les académiciens du ciel… Comptez sur mon influence… D’ailleurs, ici-bas, nous avons plus d’affinités qu’on ne pense.

BARNAC.

Auriez-vous lu mes œuvres ?

MONSEIGNEUR, (souriant.)

Je les ai respirées seulement, Monsieur Barnac.

BARNAC.

Bon, parfait… C’est bien mon tour !…

MONSEIGNEUR.

Mais je me suis laissé dire que les gens d’église et les auteurs dramatiques, même les plus profanes, ont des origines fraternelles qu’ils ne sauraient renier et qu’on oublie trop souvent.

BARNAC.

Lesquelles ?

MONSEIGNEUR.

N’est-ce pas sur le parvis des cathédrales que se jouaient les mystères ? Les premières pièces de théâtre ont pris naissance à l’ombre de l’autel. Nous sommes collègues depuis bien des siècles, Monsieur Barnac.

BARNAC.

Ce sera donc un plaisir renouvelé de voisiner sous cette coupole en attendant l’autre… où j’espère qu’il y aura moins de courant d’air que dans celle-ci, et peut-être aussi plus de confortable.

MONSEIGNEUR.

Ça dépend… Ne vous y fiez pas ! In domo patris mei multœ sunt mansiones… Je ne vous ai pas dit la place que vous y occuperiez ! Allons, je prends congé de vous, confus de votre aimable accueil… Je puis entièrement compter sur vous, n’est-ce pas ?

(Ils se regardent, mais pas comme deux augures.)
BARNAC.

Vous avez échangé ma voix contre une absolution.

MONSEIGNEUR.

C’est donné.

BARNAC.

Ne vous engagez pas trop ! J’espère d’ailleurs vous fixer le plus tard possible là-dessus.

MONSEIGNEUR, (cette fois, le regarde bien dans les yeux, et d’une voix hienveillamment prophétique.)

Un soir viendra, Monsieur Barnac… un soir viendra…

BARNAC.

Permettez-moi de vous reconduire.

MONSEIGNEUR.

Vous êtes trop aimable.

(Ils sortent en causant.)


Scène II


(Quand ils sont sortis, une porte au fond, qui s’était entrebâillée depuis un instant, s’ouvre complètement. Une jolie femme, élégamment chapeautée, apparaît. Elle est accompagnée d’une femme moins élégante, à laquelle elle enjoint de se cacher derrière un paravent ; puis, preste, elle monte l’escalier intérieur et va se cacher dans la loggia. Barnac revient.)
MARTHE, (de là-haut, imitant la voix de Monseigneur.)

Un soir viendra, Monsieur Barnac !… Un soir viendra !… Coucou ! Ah ! tu reçois des curés, maintenant !

BARNAC.

Qu’est-ce que tu fais, là-haut ?

MARTHE.

Nous entrions juste au moment où l’évêque s’en allait en proclamant le nom de mon parfum ! J’avoue que ça m’a impressionnée ! (Descendant quatre à quatre.) Me voilà ! Me voilà ! Miss, sortez de votre cachette…

BARNAC, (la recevant dans ses bras.)

Bonjour, la petite cocotte en sucre rose… Bonjour, Marthon, tontaine et tonton… Bonjour Miss.

MARTHE.

Bonjour, mon chéri… Tu m’aimes encore, depuis hier.

BARNAC.

Depuis mon chocolat de ce matin, c’est inouï ce que ça augmente.

MARTHE.

Quand on m’a dit que Monseigneur de Cabriac était là… j’ai été figée de respect et j’ai attendu sagement dans la chambre.

BARNAC.

C’était une visite de candidat au fauteuil du marquis de Chennevières…

MARTHE, (prenant différents cartons des mains de celle qui répond au nom de Miss.)

Qu’est-ce que tu as bien pu dire, toi, à un évêque ?

BARNAC.

J’ai tâché d’être dans la pure tradition… Un style de circonstance, très imparfait du subjonctif… une réception moitié figue, moitié raisin… Mais je me sentais un peu mal à l’aise, parce que tu laisses un tel parfum dans la maison ! C’en devient gênant dans bien des occasions. J’ai expliqué comme j’ai pu et j’ai pris l’« Un soir viendra » à mon compte.

MARTHE.

Si l’atmosphère te semblait trop féminine, tu n’avais qu’à le recevoir dans le cajibi, là-haut. (Elle désigne la loggia.) Le parfum ne serait pas monté jusqu’à ses chastes narines.

BARNAC.

Quelqu’un d’autre que moi là-haut ? Jamais de la vie ? C’est le cabinet des Muses ! Exclusivement réservé à la lecture et à la solitude, tu le sais bien… Maintenant avancez, Miss ! À l’appel !… Qu’est-ce qu’a fait l’enfant aujourd’hui ?

MISS, (fort accent du Midi.)

À deux heures cinq, nous fûmes aux Galeries Lafayette.

BARNAC, (l’imitant.)

Combien de temps y restâtes-vous ?

MISS.

Une heure.

BARNAC.

Heu, heu !… Vous n’avez pas quitté cette gosse, une minute ?

MARTHE.

Elle a été à tous les rayons, mon chéri !

MISS, (exprès, d’un ton d’ordonnance.)

Passé chez Verascope, pour prendre l’appareil en réparation… À trois heures chez le bottier, à trois heures vingt chez le marchand de fruits.

MARTHE, (après avoir défait un paquet.)

Je t’ai apporté ça, gros jaloux. Ouvre ton bec et ferme les yeux… Tu ne le méritais pas…

(Elle lui met un fruit sucré entre les lèvres.)
BARNAC, (mâchant.)

Je te remercierai du physalis quand je serai convaincu que je puis te remercier… Alors, après le marchand de fruits ?

MARTHE.

Passé au théâtre pour savoir si la répétition générale de Machin Truc était remise. Elle est maintenue.

BARNAC.

Miss est restée dans la voiture pendant ce temps ?

MISS.

Je suis restée moitié chez la concierge, moitié dans la voiture…

BARNAC.

Et qui as-tu rencontré, qui a voulu manger mon loup ?

MARTHE.

Personne ! J’ai rencontré des poussières innommables… La poussière Dastieux, la poussière Lobre…

BARNAC.

Innommables, oui !… C’est tout ?… Je peux t’embrasser ?… Alors, viens. Tu es délicieusement jolie aujourd’hui… (Il la cajole, très tendre.) Tu es fraîche… comme du printemps mouillé, mon petit !

MARTHE.

Au fond, ça m’amuse follement ces procès-verbaux de gendarme, parce que tu es parfaitement rassuré et tu sais très bien que je n’ai aucune envie de te tromper… Mais enfin… si ces formalités-là te réjouissent, à quoi bon se gêner, n’est-ce pas ?… Miss, sonnez pour le thé… Moi, je vais enlever mon corset. Il faut que je fasse cent soixante sauts à la corde dans ma journée. Ordonnance du médecin pour maigrir. Je n’en ai fait que soixante ce matin ; reste cent.

BARNAC.

Viens les faire ici…

MARTHE.

Tiens, parbleu !… Je veux perdre une livre trois quarts sous tes yeux ! (Elle se dirige vers la chambre, dont la porte est au bas de l’escalier.) Et mes petits ? Ils ne sont pas venus t’embrasser en passant ?

BARNAC.

Pas encore. Je suis même un peu vexé…

MARTHE.

Ils auront été retenus au bois. J’avais bien recommandé à Miss deux de te les amener.

MISS, (qui avait sonné à la porte, puis donné l’ordre au domestique d’apporter le thé, se retourne, vexée.)

Miss deux !… Comme c’est agréable pour moi, ces plaisanteries !

MARTHE, (riant à Barnac.)

Attends-moi pour le thé… Je vais faire vinaigre avec toi.

(Elle sort.)
MISS.

Je ne veux plus qu’on m’appelle Miss !… Là !…

BARNAC.

En vérité… ouais… Tarare…

MISS.

Je ne veux plus de ce surnom qui devient trop parisien. Tout le monde, au théâtre et ailleurs, a fini par prendre l’habitude de m’appeler Miss… Et voilà que vous en arrivez à appeler Miss deux la gouvernante des enfants de Marthe !… C’est charmant de vous payer ma tête par surcroît !…

BARNAC.

Préfères-tu, vraiment, que l’on sache que tu t’appelles Anaïs de Puchéric, que tu es une noble parente à moi, dans la dèche, que j’ai fait venir de Carcassonne, de Carcassonne !… à seule fin de te donner Marthon à garder ?… Si tu exiges que tout Paris s’amuse de cette anecdote, soit, mais que diront tes aïeux carcassonnais ?

MISS.

Non… Seulement je trouve que le rôle d’amie, d’amie intime de Marthe, aurait dû être conservé avec tact, comme tu me l’avais promis.

BARNAC.

Mais, ma pauvre Anaïs, quel rôle invraisemblable !… Je ne suis pas responsable de ce surnom.

MISS.

Non, en effet… Tout-Paris l’a trouvé !

BARNAC.

Et rassure-toi. Si quelqu’un apparaît ridicule dans cette histoire, ce n’est pas toi… c’est moi… ce qui me laisse d’ailleurs parfaitement indifîérent !… Au fait, il me semble que tu t’émancipes bien, et que, suivant le mot consacré par le dictionnaire académique, tu te dessales étrangement dans la grande vie parisienne… Tes toilettes acquièrent du chic… Tu te coiffes à la mode… Cette soif d’égards n’indiquerait-elle pas quelque flirt en eau trouble ?…

MISS, (bougonnant.)

Allons, ne me charrie pas, par-dessus le marché.

BARNAC.

Tu finiras par être une de nos grandes hétaïres, Anaïs…

MISS, (d’un petit ton menaçant, entre cuir et chair.)

Parfait ! Tu te moques de moi…

(Elle va s’asseoir sur le canapé à droite près du piano.)
BARNAC.

Je ne me moque pas… D’abord tu aurais la vengeance trop facile, hélas !… Et combien je préfère conserver la confiance résolue que je t’ai accordée à perpétuité !… Non, je ne me moque pas… J’apprécie, crois-moi, la façon dont tu te tires d’un rôle délicat, épineux, et le choix que j’ai fait de ta personne doit suffisamment t’édifier sur mes sentiments à ton égard… (Narquois.) As-tu besoin d’un peu d’argent de poche ?…

MISS.

Cette association d’idées me blesse ! Je ne suis pas vénale.

BARNAC.

Force-toi…

(Un temps. Il coupe son cigare.)
MISS, (toute souriante et minaudière.)

Eh bien, alors… j’avoue que j’ai fort envie, pour mon petit appartement, d’une certaine table bouillotte entr’aperçue hier chez Mayer, et…

BARNAC.

Suffit !… Tu es bonne fille… tu auras ta bouillotte…

MISS, (profitant de ces bonnes dispositions.)

Et puis… encore autre chose à te demander… Ne crois-tu pas que nous devrions prendre l’habitude de nous dire vous dans l’intimité… car il t’est arrivé plusieurs fois… devant des personnes… notamment hier à l’Olympia… de me tutoyer… et cela devait avoir l’air de quoi ?…

BARNAC.

D’avoir trompé Marthe ensemble, toi et moi ?… Oh ! c’est tellement invraisemblable !… (Il allume tranquillement son cigare.)… Hein ?… tu as dit… mufle ou chameau ?

MISS.

Moi ! Par exemple !… Je n’ai pas ouvert la bouche… Je suis stoïque…

BARNAC, (lui tapant sur l’épaule, après avoir soufflé l’allumette.)

Et puis, va, il arrivera toujours bien assez tôt le jour où je te dirai vous…

MISS.

Quand ?

BARNAC, (la fixant d’un petit air goguenard.)

Mais quand nous serons brouillés !… Patiente jusque-là… ma bonne… patiente.

(Entre Marthe en pyjama noir. Elle saute à la corde. )


Scène III


Les Mêmes, MARTHE

MARTHE.

22… 23… 24…

BARNAC.

23… 21… 19…

MARTHE.

27… 28…

BARNAC.

19… 17… 16…

MARTHE, (s’arrête.)

Ah ! tu m’embrouilles ! Je recommence !… 1… 2… 3…

BARNAC.

Comme le moine…

MARTHE, (sautant.)

Quel moine ?…

BARNAC.

C’est une vieille histoire obscène… Je ne te la raconterai pas… Ah ! voilà la liqueur enchanteresse… (Le domestique apporte le thé.) Anaïs aux grands pieds, servez-nous ça…

MISS.

Je vais vous faire le thé à la religieuse…

MARTHE.

Ce doit être encore une obscénité, comme l’histoire du moine…

BARNAC, (s’asseyant.)

Il fait délicieux sous ces tilleuls centenaires… (Il fume béatement son cigare. Marthe s’interrompt de faire des sauts à la corde, lui enlève le cigare de la bouche, puis l’embrasse.) Ça remplace avantageusement le tabac… (Elle emporte le cigare.) Eh bien… eh bien… et mon cigare, petite voleuse ?…

MARTHE, (courant.)

Tu fumes trop, mon chéri !… La Faculté a ordonné : pas plus de deux par jour !…

BARNAC, (même jeu.)

Je ne crois pas aux médecins… ce qui me rapproche de Molière.

MARTHE.

Tu as tort… Regarde, moi, est-ce que je ferais mes cent soixante sauts, si je ne croyais pas à la médecine ?…

BARNAC.

Ah ! mais toi, pour te faire maigrir, tu boirais vingt verres de vinaigre par jour… Rends ça…

MARTHE.

Ce n’est pas raisonnable !… Alors dix bouffées, pas une de plus… le temps juste de mes soixante derniers sauts… (Elle lui rend le cigare et reprend ses exercices. Lui se met à fumer comme une locomotive emballée.) Ah ! c’est ainsi !… Tu mets les bouchées doubles… Eh bien, alors, vinaigre, vinaigre, vinaigre !… (Elle se met à exécuter un « vinaigre » fou avec la corde.) 30, 31, 32… Oh !… (Elle pousse un cri et s’arrête.) Je me suis tordu le pied… Oh !

BARNAC.

C’est vrai, amour ?… Je suis désolé… (Il pose son cigare sur la table et va à elle, qui s’est assise sur le canapé. Il se met à genoux.) Où donc ?… Fais voir.

MARTHE, (éclatant de rire, se lève et va se saisir du cigare sur la table.)

Ce n’est pas vrai… ce n’est pas vrai !… Il y a coupé !… Je savais bien que tu le laisserais, ton mégot… Tiens, noyons-le dans le thé !… (Elle le fourre dans une tasse à thé pleine, malgré les exclamations de Barnac. Essoufflée.) Et puis pouce ! Éreintée ! Je reprendrai mes exercices tout à l’heure… Des tartines, Miss !… Écoute, mon chou, j’ai une envie malsaine… (Tout à coup, d’une voix caverneuse.) Raconte-moi ta conversation avec Monseigneur de Cabriac…

BARNAC.

Tiens, au fait, cette visite académique me fait penser que, dans quatre jours, nous recevons le maréchal Tellieux ; il me faudra revêtir l’habit, ce que je n’ai pas fait depuis un an… et, au dernier enterrement, j’avais remarqué que mon chapeau se mangeait aux mites. Anaïs, veux-tu être assez aimable pour aller ouvrir l’armoire de ma garde-robe et vérifier ça toi-même.

(Il lui donne une petite clef.)
MISS.

La préposée au vestiaire !

(Il reste seul avec Marthe.)
BARNAC, (abandonnant sa tasse, s’approche d’elle et se met à genoux.)

Tu sais que j’ai réellement une tendresse infinie pour toi, Marthon… infinie ?…

MARTHE.

Cher chéri !… On s’entend bien tous les deux !… (Ils s’embrassent.) Est-ce qu’on sort ce soir ?… Nous n’allons pas au Casino de Paris ?…

BARNAC.

Oh ! tu y tiens beaucoup ?

MARTHE.

Pas du tout !… Alors, je reste à dîner avec toi.

BARNAC.

Tu es gentille…

MARTHE.

Je veux te faire manger ta soupe. Et, à propos, as-tu travaillé à la pièce ?…

BARNAC.

Je t’attendais…

MARTHE, (lui met les bras autour du cou.)

Voilà qui est très tendrement dit… Alors, on travaillera une bonne heure avant le dîner…

BARNAC.

La dactylo m’a demandé de ne venir qu’à six heures, parce qu’elle a sa pauvre mère malade… J’ai accordé, tu penses !

(Miss revient.)
MISS, (rapportant le chapeau d’académicien.)

C’est-à-dire qu’au microscope on ne trouverait pas un trou de ver…

MARTHE, (subitement, avec expansion.)

Oh ! veine ! Je ne t’ai justement pas en académicien… Tu vas mettre ça sur la tête…

(Elle empoigne le vérascope qu’elle avait apporté tout à l’heure et déposé sur le bureau.)
BARNAC.

Jamais de la vie !… Je ne suis pas photogénique.

MARTHE.

Et pourquoi n’aurais-je pas un amant photogénique ?

BARNAC.

On m’a dit ça en me cinématographiant !… Et puis, mon bicorne, lui non plus, n’est pas photogénique.

MARTHE.

Mets-toi là… contre le piano. Tu seras bien éclairé.

BARNAC.

Il nous faut l’opérateur officiel… En instantané, les académiciens ne sont pas possibles… Regarde, comme on les voit dans les magazines.

(Il en imite un, la main sur le pommeau de l’épée et, les jambes tirebouchonnantes.)
MARTHE.

La tête seulement… de près… à deux mètres… J’ai mes bonnettes d’approche.

BARNAC, (se mettant en position.)

Elle a tout, cette enfant… des bonnes, des bonnettes !… Tu y tiens beaucoup ?

MARTHE.

C’est pour ma collection… Autrement, je ne suis pas épatée par le chapeau, tu sais… Je n’y vois qu’une diversité de coiffure…

BARNAC.

En sorte que je revêtirais un bicorne de garçon de recette ou une casquette de chef de gare, ça te serait égal ?

MARTHE, (a installé l’appareil sur son trépied.)

Tu n’as qu’à choisir ce qui te va le mieux.

BARNAC.

Tu me rappelles une petite amie que j’avais lorsque, à trente ans, me fut adjugée la Légion d’honneur. Elle me félicita vivement et me dit : « De quelle couleur la porterez-vous, rouge ou mauve ?… »

MARTHE.

C’est d’ailleurs assez drôle… Ne bouge pas… là… très bien…

BARNAC.

Alors, retournez-vous toutes les deux… Je suis intimidé devant l’appareil. Quand on me regarde, je louche…

MARTHE.

Entendu. Tu me diras quand tu seras prêt ?

BARNAC.

J’y suis.

MARTHE.

J’ouvrirai l’appareil et je ferai : un, deux, trois, comme d’habitude. Ne te contracte pas…

BARNAC.

Il y a des gens qui sont photogéniques et d’autres qui ont beau faire…

MARTHE.

Je vais commencer… (Elle se retourne vers lui.) Oh ! non !… Prends un air souriant… voyons…

BARNAC.

Tout sourire !

MARTHE, (tenant la poire, sans regarder Barnac.)

Tu y es ?

BARNAC.

Oui ; mais pour toi seulement…

MARTHE.

J’ouvre. (Elle compte haut.) Un… (À l’instant où elle a ouvert l’appareil, Barnac a pirouetté et s’est présenté de dos à l’objectif.) Deux… trois… (Quand elle a dit « trois », il se remet en place avant qu’elle se soit retournée.) Tu n’as pas bougé ?

BARNAC.

Pas d’un centimètre ! Je crois que ce sera réussi.

MARTHE.

Je développerai ça ce soir avant de me coucher.

BARNAC.

Tu passeras un bon moment… Tâche que tous les détails viennent bien.

MARTHE, (faisant une enjambée.)

Tu étais bien à deux mètres ?

BARNAC.

Comme Astartté…

MARTHE.

Encore un cliché…

BARNAC.

Encore ?… Ah ! non ! non, assez !…

MARTHE.

Un avec moi… Je veux…

BARNAC.

Tu es terrible… Quel coup de rasoir !…

MARTHE.

Miss va nous prendre…

BARNAC, (montrant le bicorne.)

Mais pas avec ça…

MARTHE.

Si, avec… Et moi appuyée à toi… Deux têtes, Paul et Virginie… (Tenant le chapeau au-dessus d’eux.) Et voilà la feuille de bananier !… Tu n’imagines pas, d’ailleurs, comme ça te change, ce chapeau-là…

BARNAC.

Je ne l’imagine pas ?… À partir du jour où j’ai reçu ce pot de fleurs sur la tête, ou cet éteignoir, comme tu voudras, tout a changé pour moi, autour de moi… Il ne peut guère arriver à un humoriste ou à un auteur gai d’aventure plus troublante que le don de ce mystérieux chapeau de perlinpinpin. Je ne dirai pas que ça lui coupe l’inspiration, mais à tout ce qu’il écrit, il ne manque pas de se demander… « Attention là-dessous ! Est-ce que je ne déshonore pas perlinpinpin ?… » Je t’assure, on pénètre dans le vaste doute de la personnalité. C’est douloureux… On rit encore, mais on rit vert. Heureusement, si l’officialité a assagi ma verve d’écrivain, au moins me suis-je juré de racheter mes concessions par l’irrégularité de ma vie privée… et je tiens parole… (Il l’enlace.) Je ne sais si je me fais bien comprendre. Passe-moi ma tasse de thé. La tasse de thé et le bicorne, c’est un assemblage prodigieusement photogénique !

MISS, (qui, en le suivant, s’impatiente à chercher une place favorable.)

Y êtes-vous ?

MARTHE.

Rien ne m’horripile plus que de t’entendre te traiter toi-même d’auteur gai !… Toi, un des plus grands maîtres du théâtre… toi, qui as fait des pièces si humaines !… La Grande Comtesse, mais ce sera éternel !…

BARNAC.

Mon chéri… (S’interrompant, à Miss.) Une seconde, miss… Mon chéri, c’est encore un des mystérieux apanages des auteurs gais… Il leur suffit de mettre grand comme l’ongle d’humanité dans leurs œuvres pour que tout le monde s’exclame : « Comme c’est vrai !… Que c’est profond !… Et si cruel !… » Au surplus, ne va pas croire que je ne me reconnaisse point une grande valeur… Je sais ce que je suis… très intelligent.

MARTHE.

Tiens, parbleu !

BARNAC.

Et j’aurais peut-être pu, mon dieu, écrire la prière sur l’Acropole, tout comme un autre… Je me suis octroyé en pleine conscience mon titre d’académicien… seulement, je me le suis octroyé pour les œuvres que j’aurais pu faire, tandis que mes collègues me l’ont octroyé pour celles que j’ai faites… Au fond, nous sommes d’accord… Viens là… Mets-toi sur mes genoux…

(Il s’est assis. Marthe obtempère à cet ordre.)
MISS, (au viseur.)

À la bonne heure ! C’est encore bien mieux !

MARTHE.

Je ne sais pas si tu aurais écrit la prière sur l’Acropole, que j’ignore d’ailleurs complètement… mais je sais que tu es un homme de génie… un homme historique… Et je t’aime aussi historique. (Riant.) Les jours de fête !

(Elle l’embrasse sur le front.)
BARNAC.

Ne m’aimerais-tu pas mieux sans auréole, mais avec…

(Miss pousse un cri.)
MISS.

Bougez pas !… L’appareil s’est ouvert tout seul…

(Elle compte jusqu’à trois, et pousse la poire.)
MARTHE, (enchaînant, sans changer de pose.)

Je ne t’aimerais pas mieux avec quoi, mon chéri ?

BARNAC.

Avec vingt-cinq ans de moins.

MARTHE, (l’embrassant.)

Pas mieux… moins profondément.

BARNAC.

Comme tu as bien dit ça !… Merci, mon chou… Tu es un petit être adorable… Zut, on sonne… Je n’y suis pas, je n’y suis pour personne… (À Miss.) Allez congédier, Miss… (Miss sort. Montrant le chapeau.) Qu’est-ce que je vais faire de lui ?… Dans la corbeille à papier, peut-être…



Scène IV


MARTHE, BARNAC

MARTHE.

C’eût été ennuyeux si tu avais reçu quelqu’un… comme j’ai envie de faire une autre plaque.

BARNAC.

Ah ! stop pour aujourd’hui… Merci !… Tu me prendras demain, dans un autre costume… Je me déguiserai en barman… J’apaiserai ta fringale.

(Il s’est levé et est allé mettre finalement le chapeau dans le tiroir de son bureau.)
MARTHE.

Je ne sais pas si je t’ai en pyjama ?

BARNAC.

Tu vois que ton éducation est encore bien incomplète, et que tu as beaucoup à apprendre.

(La porte s’ouvre. Entrent deux enfants, l’un de six ans, l’autre de huit, et leur gouvernante.)


Scène V


MARTHE, BARNAC, JACQUES, COLETTE, MISS, LA GOUVERNANTE

BARNAC.

Ah ! voilà tes enfants !

JACQUES ET COLETTE.

Bonjour, Tonton Poum ! Bonjour maman !

BARNAC.

Bonjour, Jacquot… Seulement, tu deviens bien grand pour m’appeler encore Tonton Poum ?

MARTHE.

Comment vous appelleront-ils, alors ?

BARNAC.

Mais, comme tout le monde : « Cher Maître ».

MARTHE.

Allons, vas-y, Colette. Appelle-le « Cher Maître ».

COLETTE, (allant à Barnac.)

Bonjour, Germaine. Tu vas bien ?

MARTHE, (riant.)

Mais non, mais non, pas Germaine !…

BARNAC.

Ils sont adorables !… Et vous vous êtes beaucoup amusés au bois ?

COLETTE.

Oh ! oui… Y a… y a… René qui a cassé la patte au canard !…

BARNAC.

Ç’a dû être bien amusant… Et voyons, en toute sincérité, vous ne voulez rien prendre ? Tâtez-vous.

LA GOUVERANNTE.

Non, non. Monsieur. Ils ont goûté.

MARTHE.

Ne leur donnez rien, je vous en prie ! La petite engraisse déjà beaucoup trop… Non, ne fais pas les yeux doux à l’assiette… Colette…

(Elle la prend sur ses genoux.)
BARNAC.

Donc, je ne leur donnerai rien… rien en nature, mais dites-moi, chéris, vous n’ignorez pas que nous voici déjà au 20 décembre ? Qu’est-ce que vous allez demander au petit Jésus pour Noël ?… Toi. Colette, parle la première.

COLETTE.

Un chemin de fer avec accident et puis un costume d’infirmière pour six ans.

BARNAC.

C’est pour soigner les blessés de l’accident. Ça part d’un bon cœur.

COLETTE, (continuant.)

Un cache-nez et une peau de bique pour quarante ans.

BARNAC.

Une peau de bique pour quarante ans ?… Qu’est-ce que tu veux faire d’une peau de bique ?

MARTHE.

Elle a hérité d’un filleul de guerre à moi… un paysan landais à qui elle envoie encore des choses…

BARNAC.

Et elle pense à lui dans sa commande au petit Jésus !… C’est un trésor, cette enfant… À ton tour, Jacquot… qu’est-ce que tu veux pour ton Noël ? Je prends les commandes.

JACQUES, (sans hésiter.)

Un petit frère.

BARNAC.

Tu es exigeant… Tu ne préférerais pas une boîte de papier à lettres ?…

JACQUES.

Non.

BARNAC.

Vous avez entendu, Marthe… Demandez là-haut le rayon des garçonnets… Et de quel âge le désires-tu, ton petit frère ?

JACQUES.

À peu près du même âge que moi. C’est plus commode.

BARNAC.

Marthe, voyez garçonnets de huit ans avec col marin… Oh ! c’est étonnant !…

MARTHE.

Quoi ?

BARNAC, (désignant Jacques qui gronde sa sœur à cause de ses yeux de convoitise.)

C’est étonnant comme il ressemble chaque jour de plus en plus à son père !

MARTHE, (avec une moue et un petit air spécial.)

Vous êtes sûr ?

BARNAC, (répondant à l’interrogation par un sourire malicieux.)

Pas plus que vous !… Pourtant, pourtant, tenez… regardez quand il baisse la tête ! Il a déjà l’air de refuser une pièce à un jeune auteur !… Je reconnais le fameux profil de mauvais bougre… Je l’entends me dire d’un ton affable : « Eh bien, mon bon ami, j’ai été voir hier soir ta pièce aux Variétés ; elle est détestable… »

MARTHE, (mi-riant et mi-fâchée de la plaisanterie.)

Voyons… Il est déjà en âge de comprendre.

(Elle se dirige vers les enfants et la gouvernante. Entre le domestique.)
LE DOMESTIQUE.

C’est Monsieur Genius accompagné d’un autre Monsieur. Ils voudraient absolument parler à Monsieur au sujet de la Commission des auteurs…

BARNAC.

Ah ! cette fois… je suis forcé de recevoir… Faites entrer.

MARTHE.

Tu ne penses pas que je vais les recevoir en pyjama et les pieds nus ?…

BARNAC.

Je ne le pense pas, mais notre entretien ne sera pas long. J’en ai pour quelques secondes à me priver de toi.

MARTHE.

Mes enfants… retournez à la maison. (À la gouvernante.) Qu’il étudie bien son piano… et couchez-les de bonne heure. (À Miss.) Venez, Miss, dans ma chambre. Vous me ferez une friction avec la nouvelle eau de Cologne. Prenez le paquet…

MISS, (sortant la première en emportant les boîtes.)

Je vais la déballer.

BARNAC, (aux enfants.)

Au revoir, mes amours. C’est gentil tout plein d’être passé me voir… Il faudra renouveler cette visite, et régulièrement. Toutes les semaines.

(Marthe s’est placée derrière la porte entre-bâillée de la chambre pour dire bonjour à Genius et à Legardier qui entrent.)


Scène VI


Les Mêmes, GENIUS, LEGARDIER

GENIUS.

Les voilà, les joies de la famille !

BARNAC.

Parfaitement ! Et, la prochaine fois, vous me trouverez à quatre pattes en train de jouer au cheval de bois avec eux. (À Jacques.) Au revoir, général ! Et, à la porte, le salut militaire ?

(Le petit s’exécute. Sortie des enfants.)
MARTHE.

Je n’étais pas présentable, vous m’excusez ?…

GENIUS, (se retournant.)

Mais… nous regrettons.

(Elle a refermé la porte.)


Scène VII


BARNAC, GENIUS, LEGARDIER

GENIUS, (c’est un homme cordial et verbeux.)

Mon cher président, comment vas-tu ?

BARNAC.

Très bien, mon cher commissaire, et toi-même ?

(Il serre la main de Legardier qui a l’air plus froid et compassé. Il leur désigne des sièges.)
LEGARDIER, (refusant.)

Je ne fais qu’entrer et sortir. À ta porte, en rentrant chez moi à la Mazarine, j’ai rencontré Genius. Nous avons monté ensemble ton escalier tout en causant, et j’en profite pour te demander si tu désires assister à ma générale samedi prochain.

BARNAC.

Mais je crois bien ! Tu connais mon admiration pour tes œuvres. Tu es un esprit grave et profond et, du moment que tu te décides à porter ton talent sur la scène il ne peut en naître que de belles choses.

LEGARDIER.

C’est une pièce bouddhique tirée des Védas. (Amèrement.) Dame, tout le monde ne peut pas être académicien !… (Il rit.) Qu’est-ce que tu préfères ? Une loge, une avant-scène ? C’est une salle d’avant-garde. Il n’y a que peu de places. J’ai les coupons sur moi.

(Il sort son portefeuille.)
BARNAC.

Puisque tu me donnes le choix, une baignoire. J’irai avec la petite.

LEGARDIER.

Elle ne s’amusera pas, je t’en préviens ! Bonsoir, Genius.

BARNAC.

Vraiment ? Tu te sauves ?… Une seconde, je t’en prie.

LEGARDIER.

On m’attend à la Mazarine ; il faut bien que le sous-bibliothécaire de la Mazarine fasse tout de même, de temps en temps, acte de présence !… Vous avez d’ailleurs à parler affaires, Genius et toi.

BARNAC.

Affaires ?

LEGARDIER.

La meilleure preuve, c’est que, discrètement, il a laissé sa femme dans le taxi.

BARNAC.

Ta femme est en bas ?… Pourquoi ne l’as-tu pas fait monter ?

GENIUS.

Mais, il vient de te le dire. Je ne te dérange aujourd’hui que comme président de la Société des auteurs…

BARNAC.

À propos de quoi ?

GENIUS.

À propos de la réunion des directeurs de ciné.

LEGARDIER.

Oh ! le ciné !

GENIUS.

Ils demandent à ne pas être convoqués à la commission de vendredi prochain. Ils veulent un rendez-vous spécial, qui n’aurait pas l’air précisément d’une provocation.

BARNAC.

Les cochons !…

LEGARDIER.

Bien dit, Barnac !

GENIUS.

Ils proposent une réunion préalable à la salle Lutætia. Acceptons-nous ? Si oui, choisis un jour.

BARNAC.

Offre-leur… Attends… attends…

(Il va prendre son agenda sur le bureau.)
LEGARDIER.

Genius m’affirme que tu vas être à cheval sur les principes… Vous voulez obtenir la perception régulière à la porte de ces établissements d’idiotie.

BARNAC.

Et j’y arriverai !

LEGARDIER.

C’est à voir ! Avec ces gens-là !…

BARNAC, (s’avançant, en consultant son agenda block-notes.)

Tiens… offre-leur le 12, à dix heures du matin !…

GENIUS.

Le 12, à dix heures du matin ? Parfait !

(Barnac, debout, écrit le rendez-vous sur l’agenda.)
LEGARDIER.

Du reste, avec un homme de ton énergie, qui sait ? Tous les miracles de l’intelligence sont possibles.

GENIUS.

Ah ! mon cher, si nous avions chaque année un président comme celui-là… si chic… si dévoué !…

BARNAC, (posant l’agenda et le crayon au milieu, sur la table à thé, desservie, il y a un instant, par le domestique.)

On dit ça de tous les présidents sortants… Consultez les rapports annuels !

GENIUS.

Pour toi il existe un élan de sincère affection, de camaraderie heureuse… C’est que tu as atteint le succès et les honneurs par la route droite, toi ! Des adversaires, mais pas d’ennemis ! Tu es aimé, et on peut dire que tu le mérites bougrement…

BARNAC.

Je ne suis pas sûr de le mériter… mais, en tout cas, c’est une impression bien agréable que celle de se sentir aimé… et d’aimer aussi, car, constatons-le sans vergogne, on se soutient, et, confrère, ici, ne signifie pas faux-frère.

LEGARDIER.

Glorieuse exception, dans le pays des vaches !

GENIUS, (lui serrant la main avec effusion.)

Cher vieux ! Vous rappelez-vous, Legardier, le banquet que nous lui avons offert lors de son élection ?…

LEGARDIER.

Je crois bien ! Quelle unanimité à fêter sa bonté ingénieuse !

GENIUS.

Toujours en éveil pour être agréable, utile à quelqu’un… Ah ! oui, Legardier, disons-le bien haut : en voilà un qui n’a pas volé sa réputation ! Je parie que si je lui rappelais qu’un jour il a bien voulu me promettre de soutenir ma croix d’officier et d’écrire au ministre…

BARNAC, (vivement.)

Il répondra qu’une lettre a toujours été de peu de poids dans ces circonstances et qu’il ira trouver le ministre lui-même, pas plus tard que demain…

GENIUS, (à Legardier.)

Hein ? Quel homme !…

BARNAC.

N’exagère pas, mon ami…

GENIUS, (essuyant une larme propice.)

Parole ! je suis ému… C’est bête !

LEGARDIER.

Ce n’est jamais bête de trouver une larme au moment opportun.

GENIUS.

Ah ! comme j’ai bien fait tout à l’heure, quand j’ai rencontré Miss sur le quai de la gare, à Asnières, de ne pas la charger, comme sur le moment l’envie m’en était venue, de te transmettre la proposition du ciné… J’en aurais perdu une fière occasion de t’être reconnaissant !

BARNAC, (qui rangeait des papiers à son bureau.)

Tu as rencontré Miss aujourd’hui à la gare d’Asnières ?

GENIUS.

Je l’ai aperçue, du moins… Je venais de déjeuner chez ma belle-mère.

BARNAC.

Quelle heure était-il ?

GENIUS.

Train de deux heures dix… quatorze heures dix en style d’indicateur.

BARNAC.

Tu ne lui as pas parlé ?

GENIUS.

Non… elle ne m’a même pas vu probablement… Elle se dirigeait vers les premières… Je suis de ceux qui voyagent en seconde.

LEGARDIER.

C’est notre luxe, à nous.

BARNAC.

Es-tu sûr de ne pas t’être trompé ?… Te souviens-tu, par exemple, du chapeau qu’elle portait ? C’est qu’il est remarquable !

GENIUS.

J’aperçois dans ma mémoire quelque chose de rouge piment… ou groseille.

BARNAC.

C’est cela même.

GENIUS.

Mais pourquoi cette précision ?

BARNAC, (allant à la porte de la chambre.)

Une seconde.

GENIUS.

Qu’est-ce que ?… (Il se tourne, vaguement inquiet, vers Legardier.) Qu’est-ce que ?…

LEGARDIER.

Il semble qu’il se prépare à engueuler la gouvernante. (Il tire sa montre.) J’ai une seconde… Je reste.

(Barnac entr’ouvre la porte et appelle à voix haute : Miss !)
LA VOIX DE MISS.

Quoi ?… vous m’appelez ?… Je fais une friction de cheveux à Mademoiselle…

BARNAC.

Interrompez-la. J’ai besoin de vous… (Il referme la porte. À brûle-pourpoint.) Alors, pour ces Messieurs du ciné, tu te charges de leur transmettre le rendez-vous ?

GENIUS.

Je vais, en sortant d’ici, à la Société.

BARNAC, (sans transition, à Legardier.)

Au fait, je ne t’ai pas demandé… tu es content de tes interprètes ?…

LEGARDIER.

Est-on jamais content de ses interprètes ?… Ils me trahissent avec amabilité. C’est tout ce qu’on peut demander au théâtre… (Amer.) À l’instar de la vie, d’ailleurs.



Scène VIII


Les Mêmes, MISS

MISS, (entrant, le corsage débraillé.)

Excusez mes manches retroussées ; j’étais en train de cologniser Mademoiselle… Bonjour, Messieurs…

(Salut froid de ces messieurs, qui se sont installés à l’écart, près du piano.)
BARNAC, (à son bureau, d’un air détaché.)

Avez-vous acheté ma pâte dentifrice aux Galeries ?…

MISS.

Je suppose que Mademoiselle y aura pensé.

BARNAC.

Vous n’étiez donc pas avec elle ?

MISS.

Si fait, mais on est resté une heure aux Galeries… Bou diou, que de monde !… Alors, de caisse en caisse… la mémoire se brouille…

BARNAC, (interrogeant.)

Vous y étiez de deux heures à… ?

MISS.

À trois heures, à peu près, avant d’aller chez le couturier. Mais ce n’est pas pour me poser ces questions que vous m’avez fait venir, maître ?…

(Legardier et Genius échangent un regard qui en dit long.)
BARNAC.

C’était une parenthèse, en effet… Je voulais… je voulais… (Il cherche.) Ah ! oui… que vous couriez de suite au ministère des Beaux-Arts demander le chef de cabinet Fériand pour qu’il m’arrange un rendez-vous avec le ministre.

GENIUS, (de loin.)

Oh ? tu es trop bon de penser à ça… Je t’en prie…

MISS.

Sans un mot d’introduction ?

BARNAC.

Si, avec…

(Il s’assied et écrit, Miss debout devant le bureau, de dos à Genius et Legardier.)
GENIUS, (bas, à Legardier.)

Pauvre grand homme !… Trahi de toutes parts…

LEGARDIER.

C’est lamentable.

GENIUS.

Quelle existence !…

LEGARDIER.

Et il ne voit rien… il ne sait rien !

GENIUS.

Comment vais-je réparer ma gaffe, moi ? Je suis navré.

LEGARDIER, (lui frappant le genou du poing.)

Un conseil. Ne la réparez pas, mon cher…

GENIUS.

Comment ça ?…

LEGARDIER.

Ah ! si vous pouviez au contraire, vous qui êtes un de ses amis les plus intimes, lui parler affectueusement, l’inciter à retrouver la dignité de sa vie !… Ayez une fois ce courage, et vous lui rendrez un sacré service !

GENIUS, (écrasant sa cigarette entre les doigts.)

Aussi bien je suis écœuré… Vous avez raison… Un si brave homme ! Quelle pitié !…

BARNAC, (remettant la lettre à Miss.)

Voilà.

MISS, (lisant la suscription.)

Fériand… Je peux prendre la voiture de Mademoiselle ?… (Barnac fait un signe d’assentiment.) Je mets mon chapeau et je bondis.

(À peine Miss disparue, Legardier se lève.)
LEGARDIER.

Et, là-dessus, je te laisse.

BARNAC.

À samedi ?

LEGARDIER, (lui serrant fortement la main.)

On t’aime bien, tu sais…

BARNAC.

Je ne t’accompagne pas.

(Nouvelle poignée de main, appuyée.)
LEGARDIER.

On t’aime bien… À un de ces jours, Genius.

(Et il sort, après un coup d’œil à Genius.)


Scène IX


BARNAC, GENIUS

BARNAC.

Qu’est-ce qui lui prend ? Ce témoignage d’affection chez cet ascète du devoir solitaire, ce janséniste peu habitué aux effusions professionnelles… (Un temps. Froid, changeant de ton.) Dis-moi, Genius ?

GENIUS.

Quoi ?

BARNAC.

Inutile de répandre cette petite histoire… Oublie… Pas d’anecdote…

GENIUS.

Je ne sais ce que tu veux dire…

BARNAC.

Si tu préfères ne pas comprendre… à ta guise… (Essayant de donner le change.) Au surplus, tu as raison : ces choses n’ont guère d’importance… Mais la petite est d’une faiblesse avec Miss ! Elle l’autorise à faire des fugues et à prendre une liberté abusive… vraiment !… Les remontrances s’imposent !

GENIUS, (tout à coup, dans une sorte d’explosion.)

Eh bien, non, non… j’éclate !…

BARNAC.

Qu’est-ce qu’il y a ?

GENIUS.

Toi, le plus excellent des cœurs !… Toi, si grand… le point de ralliement de notre génération… toi, qui ne devrais être entouré que de respect !… Nous éprouvons vraiment trop de peine, nous, tes amis, à voir qu’autour d’un homme de cette valeur, il n’y a pas le sentiment de vénération auquel il a droit !… Certaines indignités devraient t’être épargnées…

BARNAC.

Ah bah !… Je suis si ridicule que ça ?…

GENIUS.

Un homme de ta sorte ne peut jamais être ridicule !… D’ailleurs, je ne veux rien dire… rien préciser… Je n’ai pu retenir, puisque tu m’y encourageais toi-même, un cri d’avertissement, voilà tout. Fais-en ton profit, si possible, et n’en parlons plus. Excuse-moi. J’avais encore les yeux mouillés d’attendrissement… Tu viens d’être si spontanément généreux, si… Et là… sous mes yeux… juste… ces mensonges misérables… Ah !

(Silence.)
BARNAC, (allant lentement à lui. Il lui pose la main sur l’épaule.)

Allons… qui est-ce ?…

GENIUS, (sursaute.)

Hein ?…

BARNAC.

Qui ?… Nomme-le…

GENIUS.

N’espère pas ça de moi… Je ne sais rien, je ne fais aucune délation… Je te dis simplement… « Ouvre l’œil… surveille… » Toi-même, d’ailleurs, tu viens d’avoir nettement le sentiment de cette nécessité.

BARNAC.

Un ?… ou plusieurs ?…

GENIUS.

N’insiste pas… Je ne suis pas de ceux qui portent le fer rouge dans la plaie… Et, du reste, je te répète que je ne sais rien, rien de précis du moins… J’ai seulement poussé ce cri de révolte et de mauvaise humeur parce qu’il traduit fort bien le sentiment que nous éprouvons tous à ton égard… nous qui t’aimons et souffrons de ne pas te voir installé dans une atmosphère digne de ta gloire, de ton renom… Averti, tu sauras toi-même éclairer ta vie privée sans le concours d’aucun cafardage…

BARNAC, (s’écartant résolument de lui.)

Tu as raison. J’en fais mon affaire…

GENIUS.

Oh ! mon cher Barnac… mon bon Barnac ! Si tu pouvais enfin te créer un intérieur qui correspondît à ta glorieuse maturité… Nous le souhaitons de si grand cœur !… Écoute notre voix, et pardonne à notre sincérité.

BARNAC.

Ah ! ça… mais combien êtes-vous donc qui vous occupez de mon bonheur ?… À t’entendre, à entendre ce « nous » fatidique, j’ai tout à coup l’impression qu’une garde d’honneur est là rangée derrière moi, comme dans les tragédies.

GENIUS, (continuant avec véhémence.)

Et ce vœu, mon cher Barnac (ah ! si tu pouvais nous entendre quelquefois parler de toi à la Commission !), ne témoigne que d’un respect affectueux qui souffre lorsqu’on l’outrage.

BARNAC.

Ça va !… Tu me l’as dit et redit… merci… Toutefois, mon cher, votre respect a quelque chose d’un peu vexant, car il paraît s’adresser à un être parfaitement inconscient de ses actes !… Sacrebleu, hein !… Pas encore !… Éclairez la lanterne devant mes pas, soit… mais sur moi-même, vous ne m’éclairerez pas ! Je connais le mécanisme de ma passion… Crois-moi, je sais encore remonter des choses aux idées générales.

GENIUS.

Certes ! Et, au fond, un homme comme toi n’est abusé que lorsqu’il le veut bien… Précisément, c’est une chose curieuse que, vous autres grands hommes, vous n’ayez jamais, ou rarement, le foyer et la femme que vous méritez !… Vous admettez au partage de votre intimité des compagnes qui vous sont nettement inférieures… quand elles ne sont pas des cœurs dégradés. Cet attachement bizarre fait d’ailleurs l’étonnement des bourgeois. Il faut croire que c’est un des travers du génie !…

BARNAC.

C’est ça… n’essaie pas de comprendre. Vois-tu, ce qui creuse des abîmes entre les hommes, ce sont leurs préférences.

GENIUS.

On dirait que vous fuyez l’égale de vous-même… une égale qui aviverait la puissance lucide de votre cerveau…

BARNAC.

L’égale de moi-même… Brrr !… Quelle horrible perspective ! Je l’ai toujours envisagée avec horreur !

GENIUS.

Mais cela ne vaudrait-il pas mieux que d’être, à ton âge, à un pareil tournant de carrière, exposé à ces inconvénients de l’amour, qu’on dédaigne à vingt ans parce qu’ils sont les marques mêmes de notre jeunesse, mais qui deviennent plus injurieux à l’époque de la maturité ?

BARNAC.

Peste !… Quel bel euphémisme pour dire une chose aussi simple et aussi… moliéresque !

GENIUS.

Il y a des situations que, seuls, des êtres bas rendent triviales ! On plaint un homme tel que toi. On n’en rit pas.

BARNAC, (après un petit temps, se reprenant.)

Et puis, mon Dieu, oui, peut-être avez-vous raison… oui… vous, mes gardes du corps !… Mais alors, aidez-moi… mes amis… aide-moi…

(Il s’approche de la table à thé, près de laquelle Genius vient de s’asseoir.)
GENIUS, (lui saisit la main.)

Et de tout mon cœur !

(Barnac s’assied, la table entre eux.)
BARNAC.

Alors… vas-y !… (Très doucement, d’une voix insidieuse.) Dis-moi le nom ?…

GENIUS.

Assez sur ce sujet !

BARNAC.

Le ou les ?… Pluriel ou singulier ?…

GENIUS.

Je t’en prie…

BARNAC.

Écoute… on ne sauve pas quelqu’un de l’eau en lui criant : « Débrouille-toi… » Ne me laisse pas patauger dans le marécage des suppositions… Mauvais travail !… Abrège… Il faudra bien que j’en arrive là !… Alors ?…

GENIUS, (fixant obstinément la monture du lorgnon qu’il tient à la main.)

Non… c’est inutile… N’espère pas ça de moi…

BARNAC.

Aide-moi un peu… L’aveu est si difficile ?… Dans ce cas, sans doute s’agit-il d’une pluralité odieuse.

GENIUS, (vivement.)

N’interprète pas ainsi mon silence…

BARNAC, (du tac au tac.)

Bon… un seul !… (Mouvement de Genius qu’interrompt Barnac en lui posant la main sur la manche.) Il y a toujours avantage à préciser… (Puis, plus doucement, plus persuasivement encore.) À défaut de nom… l’initiale, au moins ?… Guide-moi… Tu ne veux pas ? (Il prend tout à coup un ton grave et décidé.) Un mot, alors… mais, celui-là, il m’est nécessaire… De mes relations ?… Dis ?… De mes relations ?… Ça, c’est important… (Genius fait un signe vague qu’on peut supposer un signe d’assentiment.) Tiens, ne parle pas… Prends… Écris là-dessus l’initiale… l’initiale seulement, si le nom t’est trop pénible à tracer… Le reste me regardera… Va… va donc…

(Il pousse l’agenda sur la table et met le crayon dans les doigts de Genius. Silence oppressé. Sans même lever la tête, Genius, tout à coup, trace une barre brusque sur le papier.)
BARNAC, (se saisit de la feuille et lit.)

J… (Il se lève et subitement.) Adieu… J’irai voir le ministre demain… puis j’écrirai à Varrabon… Il a beaucoup d’influence à l’Instruction publique en ce moment… Il donnera un coup d’épaule…

GENIUS, (les yeux pétillants.)

Oh ! je ne peux pas te dire combien je suis touché, ému…

BARNAC.

J’ai promis, ce sera fait… Adieu.

GENIUS, (prenant son chapeau, et déjà radieux.)

Au revoir, du moins… À très bientôt… Très… n’est-ce pas ?

BARNAC, (sèchement.)

Non… Adieu…

GENIUS, (interloqué, troublé.)

Comment ?… Que veux-tu dire ?…

BARNAC, (l’appelle de loin et désignant la fenêtre.)

Regarde… Viens ici… regarde… Tu vois ?… Les quais, le Louvre, là-bas… la Seine… C’est là que je me mets tous les jours à cinq heures… au moment où le soir commence à tomber… Je contemple… Tout à coup, j’aperçois au bout du pont… là… en face… parmi les passants… un petit point grand comme ça… que je reconnais tout de suite dans la foule… Oui, elle a l’habitude de venir à pied tous les jours par ce chemin… Le petit point grandit, grandit… jusqu’à ce que je distingue une main… une main qui fait de loin : « Bonjour ! bonjour ! » Alors mon cœur se met à battre… le soir devient plus clair… Quelques pas encore… le quai est traversé. Je ne la vois plus… J’attends, je compte les secondes. La montée de l’escalier… trois coups, vite à la porte… Elle est entrée !… Et cette fois, c’est le soleil, la petite joie babillante qui fait invasion, qui se met à vivre près de moi. Tout devient radieux, tout est chaud, tout est bon dans la vie !… Et c’est ça, c’est ce bonheur-là, mon ami, que tu viens de me ravir d’un coup, d’une parole !… Et tu voudrais que je te pardonne ?… Jamais, jamais !… Va-t’en, que je ne te revoie plus… Ta besogne est faite…

GENIUS.

Mais je suis atterré, moi !… Je n’ai obéi qu’à ton insistance. Du moment que tu le prends ainsi, mon pauvre ami…

BARNAC.

Ne reviens plus ici, je t’en prie. Jamais !

GENIUS.

Mais, Barnac, mon vieux, mon vieux…

BARNAC, (violent.)

Non !

GENIUS.

C’est affreux !… Oh !… Mais n’est-ce pas toi-même qui me suppliais à l’instant !… Comment aurais-je pu deviner que ton calme n’était pas sincère ? Alors, nous serions bêtement brouillés… parce que… (Il s’interrompt.) Qui t’assure que je n’ai pas ajouté foi à des potins absurdes ?

BARNAC.

Je t’en prie !

GENIUS.

Tiens, j’aurais vraiment mieux fait de monter avec ma femme… que de monter seul, comme le devoir professionnel m’y a poussé…

BARNAC.

Mais tu n’es pas venu seul… Tu es venu avec quelqu’un… quelqu’un que tu laisses ici et qui malheureusement ne redescendra pas l’escalier avec toi.

GENIUS.

C’est…

BARNAC.

La souffrance… Adieu… mon ami… adieu…

(À bout de patience et d’effort sur lui-même, il referme, d’un coup net, la porte sur Genius.)


Scène X


BARNAC, seul, puis MADEMOISELLE TIGRAINE

BARNAC.

J… (Il reste là, fixe, immobile.) Ce sera vite vu… De mes relations ?… J… Le livre d’adresses. (Il prend le livre d’adresses et le feuillette.) J… Peu de noms, très peu… Le champ des suppositions est très limité… (Il cherche dans sa mémoire, puis interroge la feuille déjà lue.) Deux hypothèses… deux… Pas une de plus… pas une… (Il réfléchit.) Oui, oui… c’est possible, ça… (Perdu dans sa réflexion, il ne voit pas la sténo qui est entrée discrètement et qui, le croyant au travail, marche sur la pointe des pieds dans la direction du bureau. Au bout d’un moment il tourne la tête.) Ah ! c’est vous !… Chut…

MADEMOISELLE TIGRAINE, (à voix basse.)

Ne vous dérangez pas… Je peux trier le courrier ?

BARNAC, (faisant signe que oui.)

Chut !… (Silence très long. On n’entend que le bruit des feuilles de papier que range la secrétaire. Barnac, sortant peu à peu de sa méditation, machinalement.) Comment va votre mère ?

MADEMOISELLE TIGRAINE, (toujours à voix basse.)

Merci… encore très mal… Le médecin m’a dit que le mouvement de la jambe ne reviendra pas…

(Il lui fait signe encore de se taire, d’un geste vague de la main. Elle reprend le courrier.)
BARNAC, (refermant tout à coup le livre avec décision.)

Allons-y… (Il jette avec bruit le livre sur la table et changeant tout à fait de ton, revenant à la vie extérieure.) Alors… ça ne va pas ?… Mais, dites-moi, quand vous n’êtes pas près d’elle ?…

MADEMOISELLE TIGRAINE.

Oh ! depuis huit jours, j’ai pris une garde… c’est-à-dire pas tout à fait une garde… Je me suis entendue avec une voisine…

BARNAC, (tirant un billet de son portefeuille.)

Tenez… je vous prie d’accepter ces cinq cents francs-là, mon enfant… Je veux que vous fassiez venir une garde de métier…

MADEMOISELLE TIGRAINE.

Oh ! non… je ne peux pas accepter… Si j’avais su, je n’aurais rien dit…

BARNAC.

Voulez-vous me faire de la peine ?

MADEMOISELLE TIGRAINE.

Vous êtes la bonté même…

(Elle réprime son émotion et prend le billet avec timidité.)
BARNAC, (avec un soupir.)

Oh ! la bonté ! C’est plus difficile que ça !…

MADEMOISELLE TIGRAINE, (de tout son élan.)

En tout cas, s’il se présente une occasion de vous prouver ma reconnaissance… infinie…

BARNAC, (qui s’était éloigné en réfléchissant et dont, visiblement, l’attention se porte depuis quelques secondes sur la loggia du pourtour.)

Mais, il se peut… Tout de suite, même !…

MADEMOISELLE TIGRAINE.

C’est vrai ?… Ordonnez.

BARNAC.

Vous ferez tout ce que je demanderai ?…

MADEMOISELLE TIGRAINE.

Tout.

BARNAC, (en appuyant intentionnellement.)

Réfléchissez…

MADEMOISELLE TIGRAINE, (baissant les yeux.)

Tout…

BARNAC, (sourit.)

Nous sommes en train de ne pas nous comprendre… ou du moins j’ai dû mal m’exprimer… C’est un service professionnel que j’attends de vous… Êtes-vous femme à vous installer là-haut, dans le cajibi, derrière la portière (Il désigne la loggia du haut entre les bibliothèques) et à prendre les conversations que vous entendrez ?

MADEMOISELLE TIGRAINE.

Vous m’avez déjà fait prendre, de cette manière, des conversations entre vous et Mademoiselle… même une fois pendant votre déjeuner,… pour trouver, disiez-vous, des expressions naturelles de dialogue… et je crois que j’étais arrivée à aller assez vite… n’est-ce pas ? Vous avez paru satisfait.

BARNAC, (insiste.)

Mais, cette fois, ce ne sera pas une conversation de moi…

MADEMOISELLE TIGRAINE.

J’avais bien compris…

BARNAC.

Réfléchissez à quoi vous vous engagez…

MADEMOISELLE TIGRAINE, (simplement.)

C’est tout réfléchi : je vous suis entièrement dévouée…

BARNAC.

Bon… Oui, j’ai une confiance absolue en vous… Merci. Je vous expliquerai tout à l’heure la marche à suivre… Réservez votre journée de demain.

MADEMOISELLE TIGRAINE.

Entendu.

BARNAC.

Ah ! Amenez aussi avec vous votre amie… vous savez… celle dont je me suis déjà servi le mois dernier… Elle traduira à mesure que vous sténographierez… À deux, ce sera plus rapide et il faut que j’aie les feuilles dans la journée même… Je vous donnerai aussi tout à l’heure la clef de la porte d’entrée, car il est nécessaire que personne ne sache, pas même le domestique, que vous êtes dans la maison… (Vivement.) Nous réglerons le programme quand nous serons seuls, tout à l’heure… (Il appuie sur seuls.) Pour l’instant, demandez-moi : Passy 32-24…

MADEMOISELLE TIGRAINE, (prenant l’appareil.)

Passy 32-24… allô !

BARNAC, (continuant à élaborer son plan stratégique.)

Vous mettrez aussi à la poste le pneu que je vais vous dicter… Il y a des enveloppes pneumatiques là… dans le classeur… devant vous.

MADEMOISELLE TIGRAINE.

Oui… voilà… Merci… Allô ?… Passy 32-24, s’il vous plaît !

BARNAC.

Écrivez déjà l’adresse pour ne pas perdre de temps… Monsieur Jarry… Carlos… Jarry…

MADEMOISELLE TIGRAINE, (tenant le récepteur d’une main et de l’autre écrivant.)

136, rue Vernet… je me rappelle… C’est ça, n’est-ce pas ?… Allô !…

BARNAC, (prend le récepteur qu’elle lui tend.)

Le comte de Jalligny est-il là ?… De la part de Monsieur Barnac… Allô… C’est vous, cher ami ?… Une seconde seulement… Pas mal, je vous remercie… Pouvez-vous passer chez moi demain ? Au sujet de la console Louis XIV du château de Malloire. Elle n’est pas vendue ?… Parfait !… J’ai réfléchi… J’ai une proposition à vous faire… Je m’exprime mal… à faire aux Malloires… Intéressante, oui… C’est pressé. À quelle heure voulez-vous venir ?… Deux heures et demie ?… Parfait… Je ne vous dérange pas plus longtemps… Demain, à deux heures et demie précises, s’il vous plaît… Au revoir… (Il raccroche.) Le pneu, maintenant. (Il dicte.) « Il est question d’une reprise de notre opérette la Marquise de Carabas… On nous demande de sérieuses coupures. Apportez votre partition que je n’ai pas chez moi… Demain, à deux heures absolument précises… Soyez exact, je vous prie… Bien vôtre…

(Elle lui tend la plume. Il signe.)


Scène XI


Les Mêmes, MARTHE

MARTHE, (elle a passé un déshabillé.)

Comment ?… Machin et Chose sont partis ?…

BARNAC.

Il y a belle lurette.

MARTHE.

Un changement de costume pour rien !

BARNAC, (à Mademoiselle Tigraine.)

Portez ce pneu à l’office et dites à Aubin qu’il le mette immédiatement à la poste ?…

(Mademoiselle Tigraine sort.)
BARNAC.

Une petite tuile, mon chouchou…

MARTHE.

Ah !… de quelle couleur ?… Rose ?…

BARNAC.

Pas terrible, en tout cas… (Il désigne l’appareil téléphonique.) Le secrétaire de l’Académie vient de me prévenir à l’instant que le titulaire désigné ne pourrait pas, retenu par une grippe soudaine, inaugurer le buste de Ravellaud demain à Melun… et comme le ministre se déplace lui-même, il importe, malgré tout, que l’Académie soit représentée. On m’a prié de bien vouloir accepter au pied levé…

MARTHE.

Alors, tu vas demain à Melun ?…

BARNAC.

Oh ! ça ne m’ennuie pas autrement ! Tu sais que j’adore regarder par la portière… Je prends le train avec tous les autres à midi ! je serai de retour à sept heures quarante, pour le dîner… Viens me chercher à la gare…

MARTHE.

Mais, j’y songe… c’est ton jour, demain !… Ton jour de réception.

BARNAC.

Je ne prévois personne d’important !… Sois ici à deux heures, tu recevras à ma place et, au besoin, tu m’excuseras.

MARTHE.

Moi ?… À quel titre ?… Et s’il vient de l’officiel ?… De quoi aurai-je l’air ?…

BARNAC.

Mais de la maîtresse de la maison… Pourquoi pas ?… Enfin, je compte sur toi… J’aime beaucoup mieux cette solution que celle de consigner ma porte…

MARTHE.

Entendu ! Je serai là à une heure et demie tapant et je resterai jusqu’à sept heures ; après quoi, j’irai te chercher à la gare et on reviendra manger notre soupe dans la même écuelle… Miss m’a donné une friction de cheveux. J’ai trouvé une eau de Cologne qui sent rudement bon… Sens comme je sens bon…

(D’un coup de main elle éparpille ses cheveux et les fourre en touffe sous le nez de Barnac.)
MADEMOISELLE TIGRAINE, (rentre et revient à la table de travail.)

Qu’est-ce que je dois faire ?… Le courrier ?…

MARTHE.

Tu n’as pas travaillé du tout à la pièce ?…

BARNAC, (évasif.)

Pas eu le temps…

MARTHE.

Mais c’est très vilain ça, coco ?… Depuis que Mademoiselle Tigraine est là, tu n’as pas dicté un mot ?

BARNAC.

Pas un.

MARTHE.

À quoi pense le coco ?… C’est un fou !… Eh ! bien, tu vas t’y mettre ! Tu as une bonne heure devant toi… Oh ! je ne te dérangerai pas… Je me fourrerai dans mon petit coin… tu ne m’entendras pas respirer… Ou bien, non… quand tu vas être assis confortablement, là-dessus (Elle le fait asseoir sur un fauteuil à côté de la petite table du milieu.) avec les genoux bien souples, et tes yeux de gros poussah au plafond, je m’assoierai tout contre, tout contre… et si petite je me ferai que tu ne me verras même pas sous ton menton !… (Elle entasse des coussins aux pieds de Barnac, tout en parlant, et s’installe.) J’adore quand tu dictes des choses au-dessus de ma tête !… Tu dictes si bien. C’est si juste ! Je vais griller une petite sèche pendant ce temps et je ne t’enverrai pas la fumée dans le nez, je te le promets… Mademoiselle Tigraine, à vos crayons… Qu’est-ce que tu vas dicter ? Où en es-tu ?… À la scène de la femme légitime, au deux ?

(À genoux, elle a glissé jusqu’au bureau pour prendre la boîte d’allumettes.)
BARNAC, (qui la considère fixement.)

J’en suis… où en suis-je resté exactement avant-hier, Mademoiselle ? Je n’en sais plus rien…

MADEMOISELLE TIGRAINE, (consulte ses papiers.)

Attendez…

MARTHE, (revenue et serrée contre les jambes de Barnac allume une cigarette et lance une bouffée. Se méprenant sur un geste de Barnac.)

Je sais bien que tu n’aimes pas les Three Castles… Mais je n’aime que celles-là… Tu peux bien souffrir un peu pour moi.

BARNAC.

Oui… Je t’ouvre un compte courant de souffrances…

MARTHE.

Tu dois !…

MADEMOISELLE TIGRAINE, (penchée sur ses papiers.)

Vous en êtes resté à : « Mais parfaitement, place de l’Opéra, à cinq heures… »

MARTHE.

Oh !… à propos de place de l’Opéra ! Figure-toi que j’ai rencontré Madame Rachou, la mère Rachou, dans sa Rolls, place de l’Opéra !… Quel monstre !… Tu sais, le lama brun, au moment où il va cracher… quand il retrousse sa lèvre et qu’il fait pchch ! Voilà la mère Rachou.

BARNAC.

Crachée…

MADEMOISELLE TIGRAINE, (répétant avec intention.)

Parfaitement, place de l’Opéra, à cinq heures.

(Il y a dans cette interruption une aigreur contenue et courtoise qui en dit long sur les sentiments de la secrétaire pour la maîtresse de la maison.)
MARTHE, (sèchement.)

Une seconde, Mademoiselle Tigraine !… (À Barnac.) Dis-moi ?… je suis déçue…

BARNAC.

Pourquoi ?

MARTHE.

Je croyais que tu allais être émerveillé par la justesse de ma comparaison… Il est vrai que tu ne connais peut-être pas le lama brun ?…

BARNAC, (qui continue de la considérer en hochant la tête, presque sans penser à ce qu’elle lui dit.)

Quand j’étais petit, il me semble…

MARTHE.

D’ailleurs, moi aussi je ne suis pas retournée au Jardin d’acclimatation depuis l’âge de douze ans… C’est extraordinaire, mais c’est comme ça… Au fond, je suis comme tout le monde, je ne connais rien de Paris… Figure-toi que je ne connais pas la Sainte-Chapelle ni le tombeau de Napoléon… Et toi ?…

BARNAC.

Oh ! moi !…

MARTHE.

Oui, oui, je comprends… je te rase !… Je t’empêche de penser ! Là, c’est fini. Je me calme, petit à petit, tu sais bien… Je suis odieuse, hein ?…

(Elle met la tête sur les genoux de Barnac.)
BARNAC.

Mais non, mais non… gazouille !… J’aime entendre ton pépiement… tes divagations…

MARTHE.

Oh ! je gazouille ?… Ça n’est pas très laid, ce mot-là !… Tu te souviens, coco, coco chéri, quand je chantais à mi-voix cet air bête qui te ravissait tant… et que tu me faisais recommencer tout le temps ?…

BARNAC.

Oui… c’était il y a cinq ans… déjà…

MARTHE, (chantant.)

Au revoir, mon amoureux chéri,
Au revoir, bel infidèle…
Tu t’en vas, lorsque l’amour t’appelle…

BARNAC, (rêveur.)

Oui… la voiture qui nous emportait… la montée dans l’escalier… Ta petite voix… Gazouille, mon enfant, gazouille !…

MARTHE, (s’interrompt brusquement.)

Non… je ne dis plus rien !… À vous deux… Je vais prendre mon cendrier, parce qu’après je te dérangerais… Allez, Mademoiselle Tigraine… Silence ! Chut… (Un doigt sur la bouche, elle se cale entre les jambes de Barnac. Silence.) Je ne suis pas trop lourde ? Je ne pèse pas trop sur ton genou ?… Attends, attends… une seconde encore !… Ça te gênera tout à l’heure que je gratte l’allumette… Là, je me calme… je me calme !… (Elle est toute blottie, toute tassée, toute heureuse.) Oh ! c’est passionnant !… Qu’est-ce que tu vas dicter ? C’est amusant de ne pas connaître !…

BARNAC.

Voilà… Je ne vais pas prendre la suite… Non. Je préfère dicter une scène du troisième acte… un passage… (Silence.) C’est lui qui parle… Il est triste, ce soir-là… Il sait qu’elle le trompe. Elle croit qu’il l’ignore… Le drame très simple, le drame ordinaire. Tu te rappelles ? Alors, voilà… Il lui dit… écrivez, Mademoiselle… (Un temps, il réfléchit, puis dicte.) « Mets-toi là, mon enfant chéri, comme d’habitude… Je peux encore sans frémir entendre ta petite voix… Demain, demain, ce sera peut-être l’horreur, la haine… toute l’abomination de l’amour… Sait-on jamais ce qui nous attend ?… Mais aujourd’hui c’est encore fête, c’est dimanche… Profitons-en… Laisse-moi caresser, avec la même joie que toujours, tes cheveux noirs, tes paupières fermées… Laisse-moi entendre aujourd’hui encore ton joli rire émerveillé qui m’entre dans l’âme et qui a l’air de s’annoncer en disant : « Bonjour… C’est moi… c’est moi… la petite qui ne te fera jamais… jamais de mal… jamais… C’est moi qui… gentiment… tous les jours… à l’heure où… »

(Il continue de dicter ainsi, la main effleurant la tête de Marthe, l’œil clos, la voix tremblante un peu.)

RIDEAU

ACTE DEUXIÈME

Même décor. Seulement les rideaux de la loggia sont hermétiquement fermés. La table à thé de milieu a été repoussée dans un coin. Une chaise longue a été avancée. Des magazines traînent sur les tapis et sur les meubles. Il est deux heures de l’après-midi.



Scène PREMIÈRE


CARLOS JARRY, MARTHE

(Au lever du rideau, Marthe et Carlos Jarry sont accoudés au piano, l’un à côté de l’autre, penchés sur un livre ouvert, et tous deux de dos au public.)
CARLOS.

Tes seins de gamine.

MARTHE.

Voyons, laisse-moi.

CARLOS.

Et puis par surcroÎt… Ah !

MARTHE.

Ah ! (Ensemble, en chantant.) Petite mâtine, petite mâtine !… (Marthe l’interrompant.) On peut encore couper ça.

CARLOS.

C’était pourtant un des plus beaux succès de Fariol Tagé.

MARTHE.

Oh ! d’ailleurs ses seins de gamine, maintenant !… Si elle rejouait, je demanderais l’ablation.

CARLOS.

Mais de qui est-il question pour la remplacer ? Quelles ténèbres, mon Dieu !…

MARTHE.

J’ignore. Je ne suis au courant de rien… Et puis, la scène du chambellan et du maître à danser… hein ? vous y tenez beaucoup ?… Il me semble me rappeler que ça faisait longueur…

CARLOS.

Vous trouvez ?

MARTHE.

On peut couper…

(Un crayon d’une main, la partition de l’autre, elle sabre.)
CARLOS.

Oh ! cette petite main qui coupe, qui coupe…

MARTHE, (riant.)

Qui coupe toujours… Tiens, vous feriez un couplet : Qui coupe… qui coupe… (Ils chantent ensemble en riant.) qui coupe, coupe toujours !

CARLOS.

On ne peut que se laisser martyriser par ces jolis doigts-là.

(En se penchant, il lui embrasse la main qui tient la partition.)
MARTHE, (vivement, en se détachant.)

On sonne… J’ai entendu…

CARLOS.

Moi, rien.

MARTHE.

Ah ! j’avais cru… Comme c’est le jour de réception de Barnac…

(Elle va au bureau, s’assied dessus et continue de feuilleter la partition.)
CARLOS.

Quelle nuit, mon Dieu !

MARTHE.

Vous vous trompez, Carlos… Il est deux heures de l’après-midi et il fait soleil.

CARLOS.

Je n’en patauge pas moins dans les ténèbres. M’envoyer ce télégramme : « Soyez exact. Il faut faire de grandes coupures » ! Sur quoi on s’amène… et crac… parti chez les Mélodunois !… Ah ! quel type ! Sont-ils inconfortables ! Heureusement que je trouve ici une des plus jolies femmes de Paris.

MARTHE.

Alors ?… De quoi vous plaignez-vous ? Je vous répète qu’il n’a été informé de son départ forcé qu’à six heures du soir. Il n’a pas dû penser à vous décommander.

CARLOS.

Vous ne possédez vraiment pas un tuyau quelconque ? Vous ne savez même pas de quel théâtre il s’agit ?

MARTHE.

Est-il entêté ?… Jusqu’à quand faut-il vous répéter que j’ignorais qu’il fût question de cette reprise… Il y a combien de temps qu’on a joué la Marquise de Carabas ?

CARLOS.

Sept ans. Vous n’étiez pas encore avec lui, n’est-ce pas ?

MARTHE.

Non… Moi, il n’y a que cinq ans. Mais je me souviens de la pièce comme si c’était hier… J’étais à la première… Je me vois encore dans l’avant-scène de gauche.

CARLOS.

Ce que vous avez dû débiner, à ce momentlà !…

MARTHE.

Pas mal… je crois… La musique.

CARLOS.

Parbleu… Oh ! le livret vaut-il beaucoup mieux ?

MARTHE.

Ce n’est pas ce qui doit demeurer de cet écrivain prodigieux… (Elle s’est allongée sur la table en feuilletant.) Ça ne marquera pas dans son œuvre, mais il y a tout de même des choses charmantes, mon cher. Tenez, ce passage… c’est délicieux…

(Elle sourit béatement, le crayon à la main.)
CARLOS.

Reparbleu !

MARTHE.

Évidemment, le tout a peut-être un peu vieilli.

CARLOS.

En sept ans, vous croyez ?… Je suis tellement jeune, moi !… Sept ans pour moi, c’est un souffle, un souffle, un rien !…

(Il fredonne.)
MARTHE, (descendant de la table.)

Si c’est pour lui que vous dites ça, il est très jeune, vous savez ? Plus jeune que… bien des jeunes !

CARLOS, (gouailleur.)

Vraiment ?

MARTHE.

Curieux, comme on doute toujours de son collaborateur.

CARLOS.

La tradition l’exige.

MARTHE.

Et puis, ne vous vantez pas tant ! Vous devez vieillir sans vous en apercevoir, tout comme les camarades… car, quand je vous ai connu, vous n’aviez pas la moustache rasée.

CARLOS.

Eh bien ?… Quel rapport ?

MARTHE.

D’où je conclus que quelques fils d’aluminium…

CARLOS.

Vous êtes folle ! L’aluminium, à mon âge !

MARTHE.

Mais quel âge avez-vous donc ?… Je ne sais pas, moi.

CARLOS.

Moi non plus… En cherchant bien, en faisant des calculs de probabilités…

MARTHE.

Avouez.

CARLOS.

L’âge de Mozart, dix ans avant sa mort.

MARTHE.

J’étais justement en train de penser ça : « Cet homme-là doit avoir l’âge de Mozart, dix ans avant sa mort. » C’est rudement vieux !

CARLOS.

Dites voir, un peu, à quel âge il est mort, Mozart ? Le savez-vous ?

MARTHE.

Certainement. Il avait dix ans de plus que vous… Allez, allez, vous êtes mûr pour le Larousse ! Et puis, la jeunesse !… Moi, personnellement, j’ai horreur des jeunes !

CARLOS.

Pas possible ! Et vous avez toujours éprouvé cette horreur-là ?

MARTHE.

Toujours ! L’âge de l’acné et des bolbos, pffh !… Et puis, mon cher, la stupidité, l’immense stupidité de la jeunesse !… Non, voyez-vous… un grand cœur, et un beau cerveau… voilà l’essentiel…

CARLOS, (imitant son geste.)

Vous en parlez comme d’un objet… Vous soupesez du geste… Un beau cerveau !… Dire de quelqu’un : « Ah ! il a un bien beau cerveau… Comme on dirait : « Il a un bien b… »

MARTHE, (d’un ton qui n’admet pas la réplique.)

Carlos, vous m’embêtez… Là !… Compris ?

CARLOS, (n’insiste pas et tire un porte-cigarettes de sa poche.)

Bien !… Cigarette ?… On peut ?

MARTHE, (haussant les épaules.)

Ça, tant que vous voudrez !… On peut même vous en fournir.

CARLOS.

Merci… Je fume des cigarettes que des femmes roulent spécialement pour moi sur le bord du Nil.

MARTHE, (entre les dents.)

Tiens, le Nil c’est donc à la Villette ? (Elle gratte une allumette.) Du feu ?… Je croyais que vous ne fumiez qu’en chantant ou en jouant du piano ?

CARLOS.

Vous vous trompez… Dans toutes les actions heureuses que j’accomplis, j’allume une cigarette.

MARTHE, (s’esclaffe, tout en soufflant l’allumette.)

Ça doit être bien commode dans certains cas !

CARLOS (se rapproche, et, avec intention.)

Mais… la démonstration est facile…

MARTHE, (redevenant sérieuse comme un pape.)

Oh ! je vous serai obligée d’éviter ces fadaises.

CARLOS.

Alors, pourquoi avez-vous des phrases malheureuses ?

MARTHE.

Parce que je suis une imbécile…

CARLOS.

Non… Vous êtes tout… sauf ça…

MARTHE, (subitement comme si une mouche l’avait piquée)

Quoi ? Quoi ? Que prétend signifier ce « vous êtes tout » ?

CARLOS.

Dieu, qu’elle est crêtée, qu’elle est crêtée aujourd’hui !

MARTHE, (agressive.)

Si c’est une insinuation… j’aime Barnac, sachez-le pour votre gouverne, d’un amour exclusif, profond… et les gens qui s’amuseraient à prétendre le contraire ne pourraient être que des imbéciles… Pas ça… entendez-vous, pas ça !

(Elle fait claquer l’ongle sur ses dents, puis s’en va reprendre la partition sur la table.)
CARLOS.

On n’en doutait pas !… Il est seulement permis de le regretter.

MARTHE.

Oh ! à la disposition de ousted !

CARLOS.

Plaisir ou mal… plus mal que plaisir.

MARTHE, (gouailleuse.)

Non, puisque vous fumez… et que vous venez de dire que seules les actions heureuses vous poussaient à ce geste.

CARLOS.

Heureuses ou malheureuses, il y a des actions qui ont le même goût de volupté. Ah ! quel dommage que vous ne chantiez pas ma musique !… (D’un pas traînant et calculé, il va au piano et, dans un nuage de fumée, officie négligemment.) Vous la chanteriez tellement bien, si vous aviez de la voix.

MARTHE.

C’est très joli, cette affaire-là…

CARLOS.

Cette affaire-là !… J’improvise… Vous devinez ce que ce thème représente ?…

MARTHE.

Pas du tout… Une traversée en mer ?…

CARLOS.

Non… c’est vous !… Tenez… restez immobile, ainsi… J’adore improviser sur un thème donné… Ne bougez pas… Maintenant, vos yeux… C’est bien leur couleur, n’est-ce pas ?

MARTHE.

Tout à fait.

CARLOS.

Au tour de votre petite main.

(Il chante, la cigarette aux lèvres.)

Ô mains ! apportez-moi la rose d’un soir pâle !…

MARTHE, (tranquillement accoudée au piano et soutenant bien le regard de Jupiter alangui.)

Assez !… Ça ne prend pas avec moi… Faites ça aux Annales, ou dans les soirées mondaines… Je vous avertis que vous pouvez rester une heure dans cette attitude… votre charme n’opérera pas…

CARLOS.

Rien n’est plus sincère, pourtant, que ce que je ressens. Alors, je vous le dis comme je le peux, dans mon langage. Et comme en musique on peut tout dire… tout supposer… tout…

MARTHE.

Carlos ! Qu’est devenue votre petite amie ?

CARLOS, (avec une suffisance affectée.)

Laquelle ?

MARTHE.

Celle d’autrefois… de vos années de Conservatoire… la petite blonde… cette employée de chez Lucie que vous avez abandonnée quand vous êtes devenu un homme du monde, et qui s’est tiré un coup de revolver ?

CARLOS, (fermant le couvercle du piano.)

Vous voulez m’être désagréable, n’est-ce pas ?

MARTHE.

Pauvre petite !… Je suis sûre que vous la voyez toujours… et vous avez bien raison… Je lui avais parlé en essayant mes robes chez Lucie… Si franche, si touchante… elle disait modestement : « Oh ! je sais qu’il ne peut pas m’épouser… il n’a pas d’argent, lui… et moi je n’ai pas de veine », ajoutait-elle… Alors, figurez-vous, je lui avais promis un porte-bonheur en améthyste, vague cadeau d’une voyante… Mais, quand je suis retournée chez Lucie, elle n’était plus là… elle s’était justement tir…

CARLOS, (l’interrompt en se levant nerveusement.)

Je vous en prie !

MARTHE.

Pauvre petit bout de femme !… Mais si, au fait, je l’ai revue une fois !… Parfaitement. Un soir, avenue du Bois… un soir de printemps… alors que vous alliez la chercher à la maison de santé où on la soignait de sa blessure… Ne voulant pas, sans doute par respect humain, la sortir dans la journée, vous attendiez la nuit pour lui faire faire ses premiers pas… C’était très émouvant, ce couple, dans l’ombre, qui ne se parlait pas… très (Elle cherche le mot.) humain. Je voudrais, quand vous la reverrez, que vous me rendiez un service ?… Celui de lui remettre de ma part ce que je lui avais promis autrefois, et dont votre musique vient de me faire souvenir tout à coup… le petit porte-bonheur, vous savez ?… Depuis quelques jours je le portais… pour ma propre sauvegarde… Peuh ! un bibelot de quatre sous, mais voulez-vous être assez gentil pour vous charger de la commission ?…

(Elle a détaché d’un bracelet le petit pendentif et le tend au musicien, railleuse et débonnaire.)
CARLOS, (prenant l’objet.)

Et quelle grâce pour vous débarrasser d’un importun… ou d’un raseur !

(Il le fourre dans la poche de son gilet.)
MARTHE.

Non pas !… Seulement chacun chante les chansons qu’il connaît. Vous, vous chantez très bien la vôtre… oh ! très bien !… je vous ai répondu avec la mienne… (Sonnerie.) Ah ! cette fois, je crois qu’on a sonné réellement (Vive, elle ramène la conversation à son but.) On peut encore couper beaucoup dans le premier acte, à mon avis… énormément… Barnac rentre à sept heures ; revenez ce soir, il sera là… Vous corrigerez tous les deux… car ma compétence, à moi…

CARLOS, (interroge avec un peu de crainte.)

Dois-je revenir ?…

MARTHE, (souriant gentiment.)

Mais oui, mais oui, Carlos… Oublions ces petites gaffes de l’amitié… Aucune importance, aucune ! Et occupons-nous de choses sérieuses.

LE DOMESTIQUE, (entrant.)

Monsieur le comte de Jalligny-Nemours.

MARTHE.

Faites entrer.

(Le domestique sort.)
CARLOS.

Puisque vous m’y invitez… à neuf heures, entendu. Je fuis d’ailleurs chaque fois que je rencontre ce grand seigneur panné qui trafique chez les antiquaires… Nous sommes assez mal ensemble, depuis certaine séance chez la duchesse Dortza… À ce soir… Vous savez réduire les gens au silence, mais vous ne savez pas les empêcher de vous aimer.

(Il lui embrasse la main.)


Scène II


Les Mêmes, JALLIGNY

JALLIGNY.

Bonjour, chère amie.

MARTHE.

Bonjour, comte… Vous vous connaissez, je crois ?

JALLIGNY.

Jamais trop.

CARLOS.

Je me sauvais… On m’attend.

JALLIGNY.

Ce n’est pas moi qui vous fais partir ?

CARLOS.

Mon cher, je suis un grand voyageur. Je l’ai écrit jadis : « Partir, c’est revivre un peu ! »

(Il sort.)


Scène III


MARTHE, JALLIGNY

JALLIGNY.

C’est aussi faire revivre les autres… Vous êtes seule ?

MARTHE.

Rigoureusement.

JALLIGNY.

C’est-à-dire qu’il est sorti ?

MARTHE.

C’est-à-dire qu’il est en train d’inaugurer le grand Ravelaud, à Melun.

JALLIGNY.

Impayable ! Il m’avait prié hier de me rendre exactement ici à deux heures et demie au sujet d’une console de Jacob qui se trouve actuellement au château de Malloire, et…

MARTHE.

Il a remplacé au pied levé un collègue malade… On l’a prévenu hier soir, très tard.

JALLIGNY.

Tant pis !… Ou tant mieux, puisque je vous trouve chez lui ! On est des amis de longue date, hein, ma petite Dellières ? Si jeune que vous soyez, il y a bien, ma foi, une douzaine d’années que nous nous connaissons.

MARTHE.

Tant que cela ?

JALLIGNY.

Deux lustres.

MARTHE.

Je vous chargerais bien de les bazarder, ces lustres-là !

JALLIGNY.

Vous vous rappelez Deauville, Évian, Divonne même…

MARTHE.

Quel Bædecker !

JALLIGNY.

Je réfléchis tout à coup que nous nous sommes rencontrés surtout en été, n’est-ce pas ?… Nous étions des relations balnéaires… Je ressentais beaucoup d’affection pour de Chavres et vous voyagiez tellement, tous les deux, qu’on finissait par se croiser tout le temps… Pauvre garçon ! il a souffert énormément de votre séparation ?

MARTHE, (s’asseyant dans une pirouette.)

Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?

JALLIGNY.

Pan !… Vous avez un de ces coups de raquette ! C’est méchant, d’ailleurs, car vous êtes la seule femme qu’il ait aimée… Il parle encore de vous d’une façon très touchante, je vous assure.

MARTHE.

Qu’est-ce que vous évoquez là, Jalligny, de si lointain ? Je me demande si j’ai jamais été cette bécasse de ville d’eaux…

JALLIGNY.

Que vous étiez belle, cette année-là, à Deauville ! Et puis si racée… si bon chic… au milieu de tout ce pauvre amas d’élégances couturières !…

MARTHE.

Ah ! maintenant, le bon chic !… voilà qui m’est devenu égal !… Je ne vous offense pas, vous, l’arbitre ?

JALLIGNY.

C’est faux ! Votre captation par le théâtre et par Barnac, votre talent et votre vie d’artiste n’ont nullement compromis en vous ce je ne sais quoi de strict qui est le complément indispensable de l’élégance… la vraie tenue dans la simplicité !

MARTHE.

D’un maître tel que vous le compliment fait toujours plaisir… J’aime beaucoup ces revers roulés de votre jaquette.

JALLIGNY.

Pensez-vous, ma chère !… Je vais chez des nouveaux riches tout à l’heure, et j’ai mis ce que je pouvais trouver dans ma garde-robe de plus criard… Regardez cette affreuse cravate vert pomme ! C’est un plaisir pour moi de bafouer ces gens-là… Ils invitent Jalligny afin de se renseigner sur le vrai bon ton… ce qui se porte… et je leur fourre sous le nez la tenue d’un rasta levantin. J’ai de ces sadismes-là !

MARTHE, (riant de toutes ses dents.)

Je trouve ça très drôle !

(Et, suivant son habitude, elle donne libre cours à sa gaieté, la tête renversée dans les coussins.)
JALLIGNY.

Dieu ! que vous avez un rire amusant !… Vous êtes née et bâtie pour le rire… tellement même, qu’on se dit : « Si je possédais cette femme-là, je voudrais la posséder dans les larmes ! »

MARTHE.

Décidément, vous avez l’esprit de contradiction poussé jusqu’au système !… (Redevenant sérieuse petit à petit.) Qu’est-ce que c’est que cette console pour laquelle Barnac vous a appelé à son secours ?…

JALLIGNY.

Signée Jacob… Je l’avais entr’aperçue cet été chez les Malloire… J’en avais parlé à Barnac incidemment, je ne me rappelle plus pourquoi… Ah ! oui… parce qu’il veut changer le mobilier de sa chambre… son affreuse chambre bouton d’or.

MARTHE.

En effet…

JALLIGNY.

Mais les Malloire demandaient un prix exagéré de la chose… Vous avez raison de faire peu à peu disparaître les vestiges de son goût passé.

MARTHE.

Y suis-je vraiment pour quelque chose ?

JALLIGNY.

Ce bon Barnac ! Si excellent, si cordial !… Il manquait un peu de goût… Il se préparait la vieillesse de Meilhac au fond d’un sopha peluche… Et la gentille enfant est venue chiffonner tout cet intérieur… La pièce me paraît très au point maintenant…

(Il regarde en connaisseur attentif.)
MARTHE.

N’est-ce pas ? Il manque encore quelques petites touches, par-ci, par-là…

JALLIGNY.

Mais vraiment, cette chambre omelette trop cuite !… Oh ! il y a là un certain paravent en cristal taillé qui est bien un des événements les plus affreux de ces dernières années.

MARTHE.

Le petit Jésus l’a emporté…

JALLIGNY.

Je vous en remercie… On peut regarder ?

MARTHE.

Si vous voulez…

(Ils se lèvent. Elle va ouvrir la porte de la chambre.)
JALLIGNY, (sur le seuil, évaluant.)

La pièce est d’une belle proportion !… (Négligemment.) Avec cent cinquante mille francs, pas plus, on pourrait faire quelque chose de très bien… Vous devriez vous mettre à ça dans vos moments perdus.

MARTHE, (revient s’asseoir.)

Il faut avoir le temps, mon cher !

JALLIGNY.

Êtes-vous donc si prise ?… Ce mobilier de chambre ne s’harmonise pas avec une beauté dont c’est malgré tout le cadre… Si vous y consentez je pourrais vous donner quelques conseils… Je ne m’occupe de bibelots que par dilettantisme… mais parfois, je vois passer, en raison de mes relations, des choses admirables. Je suis le ramasseur de beautés perdues !

(Il a prononcé cette phrase-cliché comme s’il l’improvisait.)
MARTHE.

Personne ne l’ignore.

JALLIGNY.

Nous pourrions ébaucher ce projet à nous deux, si vous voulez… (Il s’accoude au fauteuil dans lequel Marthe est assise.) Avez-vous toujours votre petite maison d’Asnières ?

MARTHE.

Toujours. Une cahute.

JALLIGNY.

Pour la peine que vous prendrez à mettre cette chambre au point, chère amie, je m’engage à vous faire profiter de certaines occasions… et vous verriez se meubler votre maison de campagne (Avec intention.) absolument pour rien… d’une façon féerique… Vous savez que je crois aux fées !

MARTHE.

Meublée… à titre gracieux, si je saisis bien ?

JALLIGNY.

Complètement.

MARTHE, (riant.)

Ma commission, quoi ? Merci. C’est trop… Je ne mange pas de ce pain-là !

JALLIGNY.

Soignez vos métaphores, je vous prie, ma petite amie !

MARTHE.

Non, mais vous plaisantez !… Me voyez-vous touchant mon pourcentage sur la dépense que je ferais faire à Barnac ?… Je ne vous dis pas ça pour vous être désagréable, mais, si vous connaissiez le désintéressement qui me lie à Barnac et la façon dont je suis attachée à lui (Vivement, et pour atténuer le refus,) vous ne me parleriez pas comme vous venez de me parler, dans une intention d’ailleurs très gentille, et dont je ne m’offense pas le moins du monde… Ce sont propositions d’usage courant maintenant… Tenez, quand Barnac a commandé ce portrait (Elle le désigne au mur.) signé Farmenge… Farmenge m’a offert tranquillement la combinaison suivante : « Pour Barnac, ce sera trente mille. Il y aura dix mille pour vous. » C’est simple !… On ne se fâche pas, on rit !…

(Et elle le fait comme elle le dit.)
JALLIGNY.

Mais il peut advenir que l’autre le prenne moins gaiement !

MARTHE.

Pas vous, Jalligny ! Nous sommes de trop vieux amis, vous le constatiez tout à l’heure… Nous avons eu trop de conversations antérieures sur le chapitre budget, sur votre vie, vos ennuis matériels, votre divorce, etc.

JALLIGNY.

Oui, il y a des aveux qui créent l’intimité et la confiance.

MARTHE.

Rappelez-vous, rappelez-vous, Jalligny !… Vous m’avez fait vos confidences, un soir, quai du Mont Blanc, à Genève, en attendant de Chavres.

JALLIGNY, (s’asseyant à ses côtés.)

C’est vrai… J’ai traversé une sale passe au moment de mon mariage !… Je me rappelle que vous aviez été très amicale, ma petite Dellières.

MARTHE.

Vous m’avez ouvert votre cœur, ce soir-là… vous paraissiez attendri sur vous-même… chaleureux…

JALLIGNY.

C’est que nous avions bu un peu trop de champagne. L’agréable soirée d’été… dans la voiture découverte qui nous ramenait à Divonne ! Vous souvenez-vous que, ce soir-là, votre petite tête tournait un peu…

MARTHE.

Il me semble, oui…

JALLIGNY.

Je vous ai pressée dans la voiture. Mais, délicatement, je n’ai pas abusé de la situation… (Il se rapproche d’elle.) J’aurais pu… Que vous en semble ?

MARTHE, (les yeux au loin.)

Je me souviens, vaguement, d’une bouche dans l’ombre, qui cherchait la mienne…

JALLIGNY.

Et qui ne l’a jamais oublié…

(Il la saisit brusquement. Une vraie petite lutte assez brutale s’ensuit. Elle se dégage.)
MARTHE.

Oh !… que c’est mal !… Que c’est mal ce que vous faites là !… Pour une phrase bêtement interprétée !… (Il veut la reprendre.) Cette fois, attention, si vous recommencez, j’appelle !

JALLIGNY, (ironique.)

Vos gens ?… Comme dans les romans de Georges Ohnet !

MARTHE.

Comme dans la vie !… (Elle s’appuie à la cheminée et elle est prise d’un petit rire convulsif.) Décidément, c’est la série noire… J’ai la main aujourd’hui !… Ah ! ils sont bien, les amis ! Aussitôt qu’on se trouve seule avec eux !

JALLIGNY, (retrouvant toute sa morgue.)

Ce terme collectif signifie ?…

MARTHE.

Avez-vous jamais vu chez les dresseurs de chiens le type rigolo qui tient le rôle de Papache ?… Il est rembourré de cuir jusqu’au cou, matelassé de fond en comble, et il doit subir tous les assauts, les empoignades, tirer des coups de revolver… pour en arriver à dire avec le plus charmant sourire à ses assaillants : « Bons toutous ! bons toutous… vous aurez du susucre !… » C’est moi, ça ! Ah ! il faut de l’entraînement !…

JALLIGNY.

Faites-moi grâce de cette indulgence ! J’ai éprouvé un désir. Je l’ai exprimé à ma façon. Elle vous déplaît… je passe !

MARTHE, (ses yeux pétillent de rage et d’orgueil blessé.)

Comment donc !… Reprenez votre ton grand seigneur et achevez par une grossièreté ce que vous avez commencé par une muflerie.

JALLIGNY.

Plaît-il ?… De quel français de cuisine vous servez-vous ?

MARTHE.

Dame ! Quel autre français voulez-vous que j’emploie à l’usage de quelqu’un qui m’offre, à cinq minutes de distance, deux tentations charmantes (Dans les dents.) : celle d’exploiter mon amant et celle de le tromper avec lui.

JALLIGNY.

De qui que ce soit, je ne tolérerais pas ces paroles, à plus forte raison d’une actrice, fût-elle la plus jolie et la moins bien élevée du monde…

(Il reprend son chapeau et ses gants.)
MARTHE.

Comme c’est bête ce que vous dites là ! Appelez-moi fille d’opéra, pendant que vous y êtes ! Ça vous fera peut-être croire que vous êtes le Régent. (Le voyant s’éloigner.) Tenez, nous voilà brouillés, stupidement, pour quelques paroles de trop. Allons ! un bon mouvement. Effaçons, voulez-vous ?

(On sent qu’ennuyée de cette scène et de son résultat elle offre, à cause de Barnac, une paix rapide et bâclée dont les jolies filles de son genre ont le maniement.)
JALLIGNY.

On n’efface que ce qui marque !

MARTHE.

Oh ! si vous préférez cette solution, à votre aise ! (Maintenant, très froide et gourmée.) Alors, vis-à-vis de Barnac ? Que faudra-t-il lui dire à propos de la console ?

JALLIGNY, (s’inclinant.)

Que les Malloire ont vendu cet objet depuis longtemps et que j’en suis au regret. Adieu, Madame.

MARTHE.

Bonsoir, Monsieur !

(Il sort.)


Scène IV


MARTHE, seule, puis AUBIN

MARTHE.

La brute !… Quel goujat !… (Elle maugrée, va à la glace et arrange ses cheveux.) Il m’a toute décoiffée !… Eh bien ! ma fille, joli début de journée !… (À bout de nerfs, prête aux sanglots nerveux.) Oh ! vivement rentrer chez soi… Un costume tailleur… et deux heures de footing !… (Elle va sortir, puis se ravise.) Non… Je ne peux pas, tout de même ! (Elle cherche de l’œil une diversion pour apaiser son agitation qui se traduit par des pianotements de doigts. Son regard rencontre le téléphone. Hésitation. Puis elle se décide.) Allô !… Central 32-88. (Silence. Après le temps nécessaire et baissant le ton.) Allô !… C’est vous, Marie ? Monsieur est-il chez lui ? (Elle attend et surveille la porte du regard.) Oui, c’est moi… Non, il n’y a rien… mais non, rien, absolument… Je téléphonais, histoire de me détendre un peu les nerfs… Je viens de subir deux visites destinées à Barnac… ouf !… Quel paquet !… Oui, oui, je me suis donné beaucoup de mal !… C’est cela même… Une bonne maîtresse de maison… (Elle ricane.) Qui c’était ?… Quel genre ?… des académiciens… des gens austères, quoi !… (Un temps.) Non, non… impossible… J’avais bien pensé à faire le tour du lac, pour me dégourdir… mais il faut que je reste jusqu’à sept heures… j’ai promis… (Un temps.) Après, je dîne ici… Bah ? J’ai oublié mon rôle ? Pas possible ! Mais je crois bien ! Il m’est indispensable… C’est pour après-demain… le gala de l’Opéra-Comique… et je ne sais pas le premier mot de ce que j’ai à dire… Le remettre chez Miss ?… Non, trop long… Il faut me le déposer chez le concierge tout de suite, tout de suite !… J’en profiterai pour apprendre !… Oh ! pourquoi me le monter ? Une seconde, je parle au valet de chambre… (Au valet de chambre qui est entré.) Qu’est-ce que c’est, Aubin ?

(Elle met la main sur le récepteur.)
AUBIN.

Une personne qui a apporté l’autre jour un album d’autographes pour que Monsieur le signe… Elle vient le réclamer.

MARTHE.

Un album ? J’en ai vu deux tout à l’heure sur le bureau… Demandez à cette personne de quelle couleur est la couverture du sien ? (Aubin sort. Elle reprend le récepteur.) Alors me le monter ?… Voilà des choses parfaitement inutiles !… Mais parce que… parce que… Oh ! toujours cette insistance à ce sujet !… Enfin deux minutes… pas plus… Vous direz au valet de chambre que vous m’apportez un rôle copié… tout simplement… Pas de nom… Il sera prévenu… Dans une petite demi-heure… (Le domestique revient.) Alors, parfaitement, Monsieur. J’attends la copie de mon rôle.

(Elle raccroche.)
AUBIN.

L’album a une couverture marron, paraît-il.

MARTHE.

Bien. (Elle va au bureau.) Ils sont presque de la même couleur, tous les deux… Faites donc entrer la personne… Qu’elle prenne son album elle-même. Ce sera plus simple. (Au moment où Aubin se retire.) Ah ! tout à l’heure, Aubin, on doit m’apporter un rôle copié… Vous laisserez entrer ici directement, sans annoncer… (Pendant qu’il sort, elle feuillette un album.) « Je ne donne jamais d’autographes, écrivant toujours à la machine à écrire. » Ça c’est bien lui… (Elle ouvre l’autre et cherche l’autographe de Barnac.) La même chose !



Scène V


MARTHE, LE JEUNE HOMME

MARTHE.

Ah ! mon Dieu !… À quel âge les fait-on maintenant, les collectionneurs d’autographes !!

LE JEUNE HOMME, (rapide, balbutiant.)

Je suis en philosophie…

MARTHE, (riant)

Quoi ?… Vous êtes ?

LE JEUNE HOMME.

Je dis que je suis en classe de philo… à Janson, Mademoiselle ; il y a deux ans que j’ai commencé cet album.

MARTHE.

Quelle précocité !… D’abord, lequel est-ce, Monsieur ? Le grand ou le petit ?

LE JEUNE HOMME, (intimidé, de loin.)

Celui-ci… Si vous le permettez !

MARTHE.

Oh ! moi, vous savez, ça m’est égal ! Je vous laisse le choix… (Elle feuillette.) C’est le plus avancé. Vous avez réuni déjà beaucoup de signatures… Et des pensées notoires !… Tous les gens célèbres !… (Elle le lui tend.) Voilà… Monsieur Barnac a répondu à vos désirs… Il a écrit une pensée profonde. La même que dans l’autre album, d’ailleurs.

LE JEUNE HOMME, (le prenant.)

Si j’osais, Mademoiselle… je vous demanderais aussi votre signature ?…

MARTHE, (étonnée.)

Mais vous ne savez pas qui je suis… On ne demande leur signature qu’aux personnes célèbres…

LE JEUNE HOMME.

Oh !… je vous ai reconnue tout de suite… J’ai même reconnu votre auto verte et blanche à la porte.

MARTHE.

Comme on est au courant en philosophie ! Si vous potassez les autos parisiennes, vous serez recalé à vos examens, je vous avertis. (Elle le regarde des pieds à la tête.) Vous vous appelez ?

LE JEUNE HOMME.

D’Ablaincourt… Julien d’Ablaincourt…

MARTHE.

J’ai connu un Guy d’Ablaincourt à Deauville.

LE JEUNE HOMME.

C’est mon cousin… Il est rentré à Poitiers, maintenant !

MARTHE.

Ah ! il n’a pas de veine.

(Un silence.)
LE JEUNE HOMME.

Je vous connais depuis plus longtemps que vous ne le pensez, Mademoiselle !

MARTHE.

Parce que ?… (Il se tait et baisse la tête.) Eh bien !… Parlez… Parce que ?

LE JEUNE HOMME.

Oh ! vous ne devez pas vous souvenir !… C’est idiot !… Un matin de l’année dernière, au mois d’avril, je sortais justement du lycée… j’étais posté sur le trottoir devant une boutique… je regardais en l’air…

MARTHE.

C’est une chanson connue…

LE JEUNE HOMME.

Tout à coup, deux dames ont passé devant moi… et celle qui riait m’a pincé le menton en disant : « Il a de jolis yeux, ce petit-là !… » Vous ne vous rappelez pas naturellement !…

MARTHE, (amusée.)

Oh ! oui, oui… j’ai un vague souvenir… oui, oui… Oh ! que c’est drôle !… Je vois ça !… Un petit bonhomme qui s’est mis à rougir comme un coq… et qui est resté médusé, avec sa serviette sous le bras… (Elle l’écoute.) Mais comment ce gosse a-t-il su le nom de la dame pressée qui lui flanquait une chiquenaude en passant ?

LE JEUNE HOMME.

Un camarade à côté de moi s’est écrié : « Mais je crois que c’est Dellières… elle lui ressemble en tout cas. » Alors, j’ai été au théâtre où vous jouiez… Je vous ai reconnue.

MARTHE.

Et maintenant, vous reconnaissez jusqu’à mon auto… Ça m’apprendra du reste à dire tout haut ce que je pense et à faire des remarques intempestives… Depuis lors, naturellement, votre chambre au lycée est remplie de mes photographies ?

LE JEUNE HOMME.

Je ne suis pas pensionnaire au lycée, Mademoiselle… Je vis chez mes parents, qui me laissent très libre. (Marthe fait un ah ! d’admiration.) Vous avez deviné juste… Seulement ce n’est pas dans ma chambre que j’ai votre photographie… Tenez… (Il sort gauchement un portefeuille.) Vous voyez que ce n’est pas un fait exprès… Je ne savais pas que je vous rencontrerais un jour…

(Et il prend dans le portefeuille une photographie cartonnée. Il la lui tend.)
MARTHE, (la prend. De plus en plus amusée.)

Oh ! que c’est mignon !… Une gentillesse qui console de bien des mufleries !… Et il rougit en disant ça, comme sur le trottoir de… de quelle rue, déjà ?

LE JEUNE HOMME.

Avenue Victor-Hugo…

MARTHE.

Mazette !… (Elle le détaille du regard avec plus d’attention. Sa mise est un peu négligée, mais le col et le veston sont serrés à étouffer, pour obtenir la ligne classique du jeune homme à la mode. Les cheveux rejetés en arrière, la peau claire, les yeux brillants.) Je ne m’étais pas trompée… C’est vrai que vous avez de très jolis yeux… avec des cils retournés… (Du doigt, elle fait le geste.) Eh bien quoi ?… Voilà que vous rougissez encore plus !… C’est une simple constatation, vous savez… sans importance… (Il baisse d’abord les yeux et la tête, puis, dans une grande résolution, voici que, maintenant, il la regarde avec assurance.) Eh bien, au moins, on peut dire que vous changez rapidement de manière, vous !… Vous soutenez le regard avec crânerie… (Sévère.) Alors ?… C’est fini, hein ?… (Il obéit et rabaisse les yeux.) À la bonne heure !… Tenez, passez-moi l’album ; je suis bon prince… Je vais vous écrire une pensée.

LE JEUNE HOMME.

Oh ! je vous remercie bien, Mademoiselle ! Vous êtes trop aimable.

(Elle prend une chaise près du bureau et désigne au jeune homme un siège éloigné.)
MARTHE.

Une pensée… choisie ?… Asseyez-vous… (Il s’assied.) Une pensée… Laquelle ? (Elle allume une cigarette.) Cigarette ? (Elle lui tend distraitement un étui, il se lève, va prendre la cigarette, la porte à sa bouche, puis, obéissant à une pensée brusque, il la fourre ostensiblement dans son veston.) Vous préférez la fumer dehors ?…

LE JEUNE HOMME.

Non… Je préfère la garder…

(Il détourne les yeux et demeure sage, dans son fauteuil, les genoux serrés et le chapeau sur les genoux. Elle le dévisage encore un instant, puis elle s’installe devant l’album, lance des bouffées rêveuses de cigarette. Le regard va alternativement de l’album au jeune homme. Un imperceptible frémissement des narines trahit une réflexion intérieure. Elle referme l’album avec brusquerie.)
MARTHE.

Décidément, non !… l’inspiration ne vient pas… Écoutez… Laissez-moi ce machin… Je l’emporterai chez moi et je chercherai une phrase à tête reposée… Vous reprendrez l’album 42, rue de Courcelles… jeudi, voulez-vous ? Ou vendredi ?

LE JEUNE HOMME.

Mais le jour que vous préférerez…

MARTHE, (rapide, d’un air détaché.)

Jeudi ?… À quelle heure ?

LE JEUNE HOMME.

L’heure que vous préférerez également !

MARTHE.

Six heures ?

LE JEUNE HOMME.

Six heures.

MARTHE.

All right !… Oui, mais je vois ça d’ici… Tout de suite vous allez vous imaginer des bêtises et vous vanter de cette visite à vos petits camarades !…

LE JEUNE HOMME, (protestant.)

Pensez-vous !… Soyez tranquille ! (Il tente une insinuation.) Même si par hasard vous me faisiez la faveur de me recevoir une seconde fois…

(Il s’arrête.)
MARTHE.

C’est qu’à votre âge on est ou déjà supérieurement intelligent, ou stupide. Il n’y a pas le choix.

LE JEUNE HOMME, (avec un sourire malin et sournois hoche la tête.)

Je suis supérieurement intelligent.

MARTHE, (éclate de rire.)

Oui ?… À jeudi, alors !… Voilà l’album, Monsieur… (Il prend l’album et va se retirer. Elle l’appelle.) Au fait… vous m’avez bien nommé l’avenue… mais la boutique que vous regardiez ?… Ah !… vous voyez que je vous colle ?…

LE JEUNE HOMME.

Je crois, je suis sûr même que c’était un chapelier…

MARTHE.

Ah ! c’était un chapelier ?… Eh bien ! regardez là… que je me rappelle la scène du crime… (Elle lui montre le mur. Il regarde, un peu interloqué, souriant bêtement.) Lisez l’inscription… Chapeaux… 29 fr. 75. (Il se prête à la plaisanterie, sans bien comprendre. Elle lui prend le menton entre le pouce et l’index, le fixe bien dans les yeux et lui donne une pichenette sur la joue.) Maintenant, la scène est complètement reconstituée… Allez, mon petit…

(Le jeune homme, ravi, de la porte salue. Marthe lui fait un gentil signe de la main.)
LE JEUNE HOMME.

Au revoir, Mademoiselle ! À jeudi.

(Empressé, il disparaît. La porte à peine claquée, elle formule sa gaieté dans une exclamation comique et mutine.)
MARTHE.

Ces gosses !…(De la main au piano elle fait, en passant, un arpège joyeux. Mais, tout à coup, elle s’arrête net. Un nuage passe sur son petit front. La figure se contracte, se plisse, sous une poussée d’angoisse et de mélancolie. C’est bref. Elle revient à la réalité, va au bureau, sonne et attend en se mordant un ongle. Aubin entre.) Aubin descendez me chercher tout de suite, boulevard Saint-Germain, chez Perrez, le pâtissier, une livre de petits fours glacés… glacés…

AUBIN.

Mais si on sonne ?… Je suis seul ; la cuisinière n’est pas là.

MARTHE.

J’ouvrirai moi-même… Tout de suite, n’est-ce pas ?

AUBIN.

Immédiatement, Mademoiselle.


(Il s’en va. Restée seule, rêveuse, elle ouvre plus grande la porte par laquelle vient de sortir Aubin et qui donne sur la galerie d’entrée. Elle tient toujours machinalement à la main gauche sa cigarette éteinte. Elle se dirige vers la chaise longue en chantonnant, reprise par une songerie intérieure, s’allonge, étire voluptueusement les bras, bâille, prend sur une petite table un magazine, essaie de s’y intéresser, le laisse tomber, met le coude sur la tête et regarde au loin. Elle murmure à nouveau plus mollement : « Ces gosses ! » Puis elle ferme tout à fait les yeux. Le corps ondoie sur la chaise longue. L’expression du visage se fait plus animale, plus grave dans la volupté naissante. La main qui tient toujours la cigarette retombe le long du canapé. Elle a l’attitude du sommeil. Mais elle ne dort pas, elle songe. Un grand temps. On voit par la porte ouverte dans la galerie s’avancer un homme à qui le domestique montre de loin le chemin. Sur le seuil il s’arrête, le chapeau et un manuscrit roulé à la main. Celui-ci est de quelques années plus âgé que l’autre, les traits plus mâles et plus définis. Il sourit en regardant Marthe, puis entre sur la pointe des pieds et pose son chapeau. Marthe, les yeux clos toujours, porte la cigarette éteinte à sa bouche : les lèvres essayent en vain d’aspirer la fumée. Le jeune homme, sans bouger, tire de sa poche une boîte de tisons, gratte une allumette qui s’enflamme. Le bruit fait sursauter Marthe.)


Scène VI


MARTHE, SERGYLL

SERGYLL.

Du feu ?

(Il s’approche aimablement et gaiement en tendant l’allumette.)
MARTHE.

J’ai eu peur !… Comment es-tu rentré ?

SERGYLL.

Pas par la fenêtre, bien sûr !

MARTHE.

Chut !

(Elle va par prudence à la porte en regardant si Aubin n’était pas dans la galerie.)
SERGYLL.

Rassure-toi… Quand j’ai demandé Mademoiselle Dellières au concierge, ton larbin, qui passait justement devant la loge, m’a dit : « Elle est là. » Poliment, il est remonté m’ouvrir lui-même… Alors, une fois entré, j’ai déclaré, comme convenu, que j’apportais le rôle de Madame…

MARTHE, (appelant.)

Aubin !

SERGYLL.

…il m’a indiqué le salon, la porte ouverte… je t’ai vue seule, les yeux fermés, tenant en main une cigarette froide… Tu sais le reste.

MARTHE.

Cette façon d’entrer !… Attends que je sonne pour m’assurer que le valet de chambre est bien redescendu.

SERGYLL.

Bonjour, Manoune.

MARTHE.

Fais attention.

(Il veut l’emhrasser, elle se retire.)
SERGYLL.

Rien à craindre.

(Il tend le rouleau de papier.)
MARTHE, (après encore quelques secondes d’attente, constate, rassurée.)

Oui, le domestique est redescendu.

SERGYLL.

Voilà ton rôle.

(Il le lui tend.)
MARTHE.

Merci, tu me rends service… Je l’ai à peine regardé. Maintenant, file.

SERGYLL.

Oh ! une minute, au moins… le temps de souffler.

MARTHE.

Tu ne sais pas comme ça m’est désagréable de te voir ici, dans cette maison. Ta vue me choque… ta voix m’horripile tout à coup… (Avec humeur.) Ne te suffisait-il pas de laisser le manuscrit chez le concierge…

SERGYLL.

Mais c’est toi-même qui m’as autorisé à monter… J’avais envie depuis si longtemps de connaître l’atmosphère dans laquelle tu passes une si grande partie de ta vie… Laisse-moi jeter un coup d’œil sur ton portrait de Farmenge et je déguerpis.

MARTHE.

Soit ! le temps de compter jusqu’à dix.

(Elle le lui indique.)
SERGYLL.

Ah ! épatant… C’est bien ton mouvement… l’attache de l’épaule. Épatant !… Tiens, j’imaginais le bureau à droite alors qu’il est à gauche…

MARTHE, (de plus en plus impatientée.)

As-tu fini de faire le commissaire-priseur ?

SERGYLL.

Écoute, c’est un peu toi, ici… les meubles où tu t’assieds, au milieu desquels tu circules. Si j’avais voulu vraiment pénétrer dans la place, je pouvais me présenter moi-même à Barnac pour lui proposer une affaire de film, par exemple… Et tu n’en aurais rien su.

MARTHE.

Cette réflexion mérite amplement la porte… Tu verras, l’escalier aussi est très beau…

SERGYLL.

Manoune… Manoune jolie… gronde pas !… Ne gonfle pas ton collier de Vénus comme si tu allais foncer sur moi.

MARTHE.

J’avoue que je ne me rendais pas compte de l’impression immédiate que notre tutoiement, sous ce plafond, allait me produire, dès les premiers mots… Il me semble qu’il y a ici la complicité de deux cabots…

SERGYLL.

Comme tu nous rabaisses !

MARTHE.

Et cette familiarité-là donne tout à coup un aspect installé, sérieux, à une aventure (À voix appuyée.) passagère !…

SERGYLL.

Merci !… Était-il bien utile de me le rappeler ?… Ma soumission, depuis un mois que tu as daigné me remarquer, doit te prouver suffisamment que je ne m’illusionne pas là-dessus. Sois tranquille, ce n’est pas parce que j’ai franchi un jour cette porte par curiosité, et par hasard, que je romprai pour cela le secret… la limite que tu m’as assignée…

MARTHE, (les poings au menton.)

Oh !… le secret ?… Voilà l’inquiétude quotidienne… le mot à la fois rassurant et torturant. Le secret ?… Est-ce bien vrai, au moins ? Cette bouche ne s’est-elle jamais vantée de ce qu’elle a reçu ?…

(Elle s’avance vers lui, sombre et anxieuse.)
SERGYLL.

Sois rassurée, complètement rassurée.

(Il essaie de lui prendre amicalement la main. Elle la retire.)
MARTHE.

Je frémis toujours… oh ! pas pour moi, grand Dieu… (Avec colère.) Il m’arriverait une bonne catastrophe de ce genre que je ne l’aurais pas volée, Dieu non ! C’est qu’il y aurait une justice ! (Soupir.) Mais… l’idée qu’il pourrait éprouver une peine !… Et celle-là serait si grande, si désolante… Ce serait si injuste qu’elle lui arrive à lui !… Voyons, quand tu es chez Gaumont ou Pathé, quand tu tournes avec des acteurs, qui, malgré tout, me connaissent ?… Des vantardises stupides, peut-être ?… Hein ?…

SERGYLL.

Au ciné, dans le travail, il n’existe aucune intimité. Ce n’est pas comme au théâtre… On ne se parle avec un peu de laisser-aller qu’en wagon…

MARTHE.

Tu vois… Eh ! bien, l’autre jour, lorsque tu es allé tourner à Nice ?…

SERGYLL.

Pas plus ce jour-là que les autres… Ne fais pas cette tête effarouchée d’angoisse.

MARTHE.

J’aime mieux te croire !

SERGYLL.

À la bonne heure… Et, là-dessus, je te débarrasse de ma présence qui, je le sens, est au-dessus de tes forces…

MARTHE.

Exactement !

SERGYLL.

Ah ! au fait. (Il tire de sa poche un petit paquet ficelé.) Tu avais laissé ce petit paquet… J’ignorais s’il avait quelque importance. Je l’ai apporté en tout cas.

MARTHE.

Tu as eu raison. Ce sont des épingles spéciales pour paginer le manuscrit de la pièce… Il n’y a qu’un magasin, à Paris, où on les trouve.

SERGYLL.

Le manuscrit en train ?

MARTHE, (allant à la table et frappant sur le manuscrit.)

Et c’est beau, je te prie de le croire !

(Elle a, en prononçant « beau », un air d’extase.)
SERGYLL, (prend son chapeau pour s’en aller.)

Dis donc, il n’y aurait pas un bout de rôle pour moi, là dedans ?

MARTHE, (gouaillant.)

Non, mais… des fois… par exemple !…

SERGYLL.

Je dis ça à la blague… Mon physique et mes affaires me confinent dans le ciné, mais je pourrais très convenablement jouer un rôle de comédie. Penses-y tout de même, à l’occasion.

MARTHE.

Je te prie de ne jamais renouveler une allusion de ce genre, n’est-ce pas ?… Te rends-tu compte de la saleté que tu me proposes là ?… Que je t’immisce dans notre vie commune ?… La trahison sous sa forme la plus vile, alors ?… Grand merci ! Ce n’est pas mon genre.

SERGYLL.

Laisse-moi rire… Tu en as de bonnes !… La trahison, mais où commence-t-elle pour toi ?

MARTHE.

Elle commence à ma lâcheté, c’est entendu, mais elle ne finira pas dans la complicité.

SERGYLL.

Tu l’as déjà dit tout à l’heure, d’une façon particulièrement blessante, et tu le redis, comme si je te proposais quelque chose de monstrueux… comme si mon cœur et ma personne étaient choses si basses que tu leur fasses bien de l’honneur en les acceptant.

MARTHE.

Si tu imaginais de quel mépris, de quel dégoût de moi-même je paie mes faiblesses ! Si tu connaissais les remords de mes lendemains !

SERGYLL.

Vrai ?… Tu as le désir honteux… Pas toujours, en tout cas, heureusement… (Il se rapproche d’elle et lui parle presque dans la nuque.) J’ai dans l’oreille les éclats de ton rire, de ton plaisir… ce que tu m’as dit, les bras noués autour du cou, et qui ne s’oublie pas… Est-ce que tu mens lorsque tu murmures des phrases de ce genre : « Ta peau sent la pêche mûre… tes yeux se… »

MARTHE, (une lumière de fureur s’allume dans ses prunelles. Elle saisit un presse-papier et le lève comme une menace.)

Suffit, n’est-ce pas ?… ou je te jette ça à la tête !

SERGYLL.

Et nos nuits valent bien tes remords !

MARTHE.

Ah ! tu oses… tu oses !

SERGYLL.

C’est trop fort tout de même !… Tu vous traites avec un de ces mépris !… N’est-ce pas toi qui es venue à moi la première ?… Alors, sans doute, je n’étais ni vil, ni odieux ?

MARTHE.

Oui ! je t’ai pris… je t’ai pris, sache-le, comme une chose qu’on trouve belle, qui vous plaît une heure et dont on apaise l’envie… Je t’ai pris comme une chose passive, entends-tu ?

SERGYLL.

Vas-y !… Comme un domestique !… De passive tu as fait passade… La jeunesse ne compte qu’à de certaines heures… je le sais bien… J’ai déjà lu l’axiome, autrefois… (Déclamant.) « Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est gr… »

MARTHE, (hors d’elle, lui coupant la parole.)

Ah !… ne touche pas à celui-là !… Pas un mot sur cet homme… ou, aussi vrai que je suis ici, je ne te revois de ma vie… Ça, c’est la chose sacrée !… Tu peux dire de moi ce que tu voudras, j’accepte, et tu n’en diras pas plus que je n’en pense… mais, sache, si tu ne l’as pas suffisamment compris, que cet amour-là, c’est toute ma fierté, ma vénération profonde, absolue… mon âme… et ma chair aussi…

SERGYLL.

Et tu le trompes… Arrange ça !

MARTHE.

Imbéciles et fats que vous êtes tous, qui croyez quand une femme se donne, quand ses désirs ont parlé plus haut que son cœur, qu’elle efface en même temps des années d’immense affection, d’une affection où les sens trouvent peut-être une place restreinte, mon dieu, c’est certain, mais où la tendresse n’a pas de bornes !… Oui, il est possible que, certains matins, à de certaines heures, on éprouve le besoin de se sentir étreinte par des bras jeunes, touchée par une bouche de vingt ans, comme on éprouve le besoin de se griser d’été, de courir dans le soleil… Cela s’appelle tromper… et c’est tromper, en effet, misérablement… Mais, dans ce cas, nous savons bien, nous autres femmes, à quoi nous en tenir !… Cela m’empêche-t-il de boire ses paroles à cet homme-là… de le chérir avec passion, et d’éprouver un vrai plaisir physique à vivre tout près de lui, une sympathie perpétuelle de la peau et de l’esprit… Je n’ai pas su lui faire certains sacrifices, celui de ma liberté… c’est lâche… très lâche… Cependant si cet homme, si âgé soit-il, me demandait de me jeter par la fenêtre, je crois que je le ferais sans hésiter une seconde… Comprends si tu peux, mon petit, mais ça c’est la vérité et qui part de là…

(Elle se frappe le cœur et s’en vient tomber rageusement sur la chaise-longue. Grand silence.)
SERGYLL, (va à elle, la voix douce, timide.)

Pardonne-moi, Manoune… J’ai eu un moment d’impatience. J’ai manqué de tact vis-à-vis de toi.

MARTHE.

D’ailleurs, dès que je t’ai vu entrer ici comme chez toi, plaisantant, dans un endroit où je ne pénètre qu’avec une sorte de respect extasié, j’ai eu l’impression nette que l’incident allait surgir. Je me suis repentie immédiatement de t’avoir laissé monter dans un moment de désarroi nerveux et je viens de mesurer la distance infinie qui sépare encore deux êtres quand ils se sont tout donné d’eux-mêmes.

SERGYLL.

Cette distance, ne crois-tu pas que je pourrai la combler un jour, à force de patience et en rectifiant mes défauts ?

MARTHE, (haussant les épaules.)

Ne dis donc pas d’insanités !

SERGYLL.

Tu as eu raison de me les indiquer vertement et de me faire comprendre que j’agissais à la légère, comme un gamin… Je ne suis pas un gamin. Il y a en moi un côté sérieux, grave, pratique aussi… Je me trouve en face d’un grand amour sérieux, je n’ai nulle intention de le déranger ou de m’y immiscer, comme tu le prétends… C’est à moi de m’en accommoder et d’acquérir dans ton cœur, à force, la petite place que j’ambitionne.

MARTHE, (affalée, le coude dans les coussins.)

Mais non ! C’est de la folie pure !

SERGYLL.

Ne me décourage pas, Manoune, je t’en prie, quand je tiens un langage meilleur… Laisse-moi une illusion dont tu profiteras… (Humblement.) Il ne faut pas me chasser, ou, du moins, me chasser, avant que ta satiété ne soit venue… Je t’ai comprise : ce n’est pas moi qui t’irrite particulièrement, mais tu te morigènes toi-même en proportion du remords que tu éprouves…

MARTHE, (mordant son mouchoir.)

Ah ! le remords l’emporte !

SERGYLL.

Alors, tu t’accuses et tu exagères terriblement tes torts, mon pauvre chat… Au fond, quelqu’un de sincère pourrait-il te blâmer de rechercher, à cause même de l’écart d’âge qui te sépare de ton ami, quelques expansions de jeunesse ?… Tes remords sont naturels, mais tes plaisirs le sont aussi… (S’asseyant.) Il est nécessaire que je comprenne bien la situation et la place que tu m’as réservées… Je vais me faire autre, et plus humble, Manoune, plus efîacé encore dans ta vie, si tu veux bien m’y conserver un petit coin.

MARTHE.

Je t’ai averti… J’ai été sincère !

SERGYLL.

Oui, un beau matin, je recevrai mon ordre de départ, j’apprendrai ainsi que j’ai cessé d’exister dans ton souvenir ; c’est entendu. Mais laisse-moi, jusque-là, courir ma chance et lutter contre ma fin !… Ne pense pas que je puisse devenir le moindre obstacle à ta vie ! Du reste, sois tranquille ; je le vénère autant que toi ton grand homme !… La fois où je l’ai rencontré, où on m’a présenté à lui, j’ai balbutié : « Maître ! maître ! » avec un petit serrement de cœur très douloureux… et s’il arrivait là, en ce moment, et qu’il me reprochât ma conduite, il me semble que je serais sidéré… je m’écroulerais à genoux en disant : « Pardon, maître, pardon !… » Alors, tu vois ?… Je sais que ce grand homme est bon.

MARTHE.

Ah ! oui !

SERGYLL.

Délicat, sensible, modeste même, malgré sa gloire, et qu’il t’aime d’un amour profond… (Elle éclate en sanglots.) Manoune !… voyons, Manoune, n’aie pas de chagrin… Manoune chérie…

(Elle n’entend plus rien. Elle pleure. Le téléphone sonne.)
MARTHE, (se dégage sans se presser et se tamponnant les yeux.)

Laisse !… Passe-moi l’appareil… Allô !… (Elle se lève précipitamment.) C’est toi ?… Pas possible ! Qu’est-ce qu’il y a ?… Mais qu’est-ce qui est arrivé ?… Quel malheur ?… La statue est tombée par terre ?… (Elle essaie de rire.) C’est comique… Alors, ça s’est passé pendant que vous étiez là ?… À huit jours ?… Eh ! bien, vrai ! voilà qui est réjouissant… Tu as pu prendre le train de deux heures ?… Et pourquoi n’es-tu pas venu ici directement ?… D’où téléphones-tu donc ?… De chez Legardier ?… De la Mazarine ?… (Elle met la main sur le récepteur et fait des signes d’effroi à Sergyll.) C’est donc ça que j’entends si nettement !… Mais, mon chéri, je ne pouvais pas être chez moi, je t’avais promis de recevoir à ta place. Je crois bien, coco, arrive ! À tout à l’heure… (Elle raccroche le récepteur.) Vite, vite, décampe !… Il sera là dans deux minutes… Il téléphonait de la Bibliothèque Mazarine, juste à côté… Le temps de sauter dans son taxi, il sera là…

SERGYLL.

Il n’y a donc pas eu d’inauguration ?

MARTHE.

Un accident stupide… Tu vois de quelles imprudences on est capable ! Ce sont toujours les choses les plus invraisemblables qui arrivent, dans la vie !… Dépêche-toi… Oh ! je m’en veux !

SERGYLL, (à la porte, réfléchissant.)

Mais comment se fait-il qu’il ne soit pas venu ici directement, au lieu de téléphoner ? Pourquoi ?

MARTHE, (le poussant.)

Pour savoir s’il devait passer me prendre chez moi ou si j’avais réellement tenu parole… Ne traverse pas le quai surtout… Prends par la rue Bonaparte, à gauche… Descends quatre à quatre. Tu n’as que le temps… Oui, oui, je te ferai téléphoner un de ces jours par Miss…

SERGYLL.

Sans faute ?

MARTHE, (évitant tout contact d’adieu et refermant la porte.)

Puisque je te le dis !



Scène VII


MARTHE, seule.

(Sergyll parti, elle a un léger mouvement à la fois de répulsion et de soulagement.)
MARTHE.

Il n’a rien laissé au moins ?… (Elle inspecte.) Non, rien. (Elle court à la fenêtre.) Bon ! ça y est… Enfin ! (Elle sonne le domestique. Quand il entre, elle prend un air détaché, naturel.) Aubin, il y a longtemps que vous êtes entré ?

AUBIN, (apportant le paquet de gâteaux ficelé.)

À l’instant… Faut-il préparer le thé ?

MARTHE.

Tout à l’heure, quand Monsieur sera là… Posez les gâteaux… Je vous sonnerai… laissez la porte ouverte. (Il sort. Elle retourne à la fenêtre. Elle énumère.) Taxi… taxi… voiture… Non, ce n’est pas lui… (Tout à coup.) Ah ! voilà.

(Elle referme la fenêtre, va prendre sur le piano le rôle copié que Sergyll a apporté et se met exprès à répéter à haute voix. On entend des choses comme « À quoi bon mentir ? Les infidélités de l’imagination sont-elles des arguments pour votre cruauté ? Eh bien ! non, Philippe ! Vous venez de porter des accusations contre lesquelles je m’insurge. À quoi bon prolonger une équivoque… » De temps en temps elle baisse le ton pour prêter l’oreille aux bruits de l’antichambre. Quand elle a entendu claquer la porte, elle élève la voix et récite avec gestes.)


Scène VIII


BARNAC, MARTHE

BARNAC, (sur le seuil en chapeau et en pardessus, tête basse.)

Quelle aventure !… Crois-tu ?

MARTHE, (se jette à son cou, avec élan.)

Pauvre chéri !… Je suis désolée !… Où as-tu déjeuné ?

BARNAC.

Mais, à Melun, avec les autres…

MARTHE.

Tu dois être éreinté ?… Comment cette bête d’histoire a-t-elle pu arriver ?

BARNAC.

Tout à l’heure. Je te raconterai en détail… Qu’est-ce que tu faisais ? Tu répétais ?

MARTHE.

Mon rôle pour la matinée de gala de l’Opéra-Comique. Je n’arrive pas à me le mettre dans la tête… (Elle s’empresse, maternelle plus même que de coutume.) Enlève ton pardessus… Tu avais bien ton foulard ?… Ah ! oui, il est dans la poche… mais l’as-tu mis ?… Avec ces différences de température !…

BARNAC.

Il est venu beaucoup de monde ?

(En dissimulant son visage, il va à son bureau.)
MARTHE.

Au fait, tu es tellement distrait que tu avais oublié de décommander Carlos et sa partition. Il est aussi venu, cet idiot de Jalligny…

BARNAC.

Tiens, oui ?… Alors ils sont venus ?

MARTHE.

Tu ne m’écoutes donc pas ?

(Elle rit.)
BARNAC, (levant la tête.)

C’est vrai ! Il faut m’excuser. Je suis un peu abruti.

MARTHE.

Tu as l’air extrêmement fatigué, en effet.

BARNAC.

On le serait à moins !… Mais figure-toi qu’en plus j’ai travaillé et même très bien travaillé dans le train !

MARTHE, (extasiée tout de suite.)

Comment ça ? Tu es prodigieux ! Quel homme !

BARNAC.

J’ai pris le train tout seul (Étonnement de Marthe.) ou du moins, il n’y avait personne dans mon compartiment… J’en ai profité pour écrire toute une longue scène sur des feuilles que j’avais emportées au cas où j’aurais eu à préparer un discours !

MARTHE.

C’est inouï !

BARNAC.

Bref, j’ai fait la scène du trois, tu sais ? celle qui ne marchait pas… Ça me préoccupait… Je l’ai recommencée entièrement… Je crois que c’est épatant maintenant… Elle attaque bien… Et puis ton rôle est magnifique !

MARTHE (bat des mains.)

Oh ! que je suis contente !… Tu me liras tout à l’heure ?

BARNAC.

Tout de suite, si tu désires ?

MARTHE.

Non… repose-toi… Il faut que tu me racontes Melun d’abord. Procédons par ordre.

BARNAC.

Idiot, idiot, Melun !… Nous n’en finirions pas ! Je crois que la petite fille préférera d’abord la scène… (Il lui touche du doigt le menton.) Et puis je suis dans tout le feu de l’inspiration !…

MARTHE.

Eh bien ! attends une minute… Veux-tu un peu de thé ? Je t’ai fait préparer quelques gâteaux… Tu verras, ceux-là sont excellents… C’est une spécialité… J’ai pensé que tu aurais faim.

BARNAC, (prenant des papiers dans la poche intérieure du pardessus qu’il vient d’enlever.)

Non… Je désire même ne pas être dérangé. J’ai hâte de te lire la chose…

MARTHE.

Et moi aussi j’ai hâte de l’entendre, tu imagines !… Rien ne me passionne plus !… J’écoute…

(Elle lui envoie un baiser de loin.)
BARNAC.

Nous allons faire un peu de mise en scène… Un fauteuil là… La chaise longue où elle est… Allonge-toi… (Il pousse un fauteuil au milieu.) Tu es allongée à l’entrée…

(Elle obéit intéressée.)
MARTHE.

Vraiment, tu vas faire déjà de la mise en scène ?

BARNAC.

Oh ! esquisser !… Pour avoir un point d’appui, pour que ce soit plus vivant. Toi, tu liras ton rôle…

MARTHE.

Je m’y reconnaîtrai ? Au crayon ?

BARNAC.

Très bien… Je te passerai les feuillets l’un après l’autre.

MARTHE.

Mais toi alors ? Comment t’en tireras-tu ?

BARNAC.

Je me rappellerai le texte… Et puis, l’homme ne dit presque rien… Je préfère avoir tout de suite la scène dans l’œil… comprends-tu ?

MARTHE.

Seulement, je vais lire très mal… Très mal, je t’avertis !

BARNAC.

Ça ne fait rien.

MARTHE.

Je ne pourrai pas mettre les intonations…

BARNAC.

Si… si… tu dis toujours très juste.

MARTHE.

Mais cette fois !

BARNAC, (lui donnant une page seulement.)

Voilà ton premier feuillet… (Elle va jeter les yeux dessus. Il lui fait signe d’attendre.) Je passe l’entrée, un peu confuse sur ces notes… mais le reste est clair, tu verras… Donc, il entre.

(Il se pose dans une attitude d’acteur.)
MARTHE.

Tu entres !

BARNAC.

J’essaie naturellement de t’embrasser.

MARTHE.

Je reste toujours sur la chaise-longue ?

BARNAC.

Non, tu te lèves… (Elle se lève.) Je te donnerai à peu près la réplique.

MARTHE, (lisant.)

« Tu ne sais pas comme ça m’est désagréable de te voir ici, dans cette maison… Ta vue me choque. »

(Elle s’arrête.)
BARNAC.

Eh bien ?… Continue… pourquoi t’arrêtes-tu ?

MARTHE, (lisant et reprenant.)

« …dans cette maison… Ta vue me choque !… Ne te suffisait-il pas de laisser ce… »

(La voix s’étouffe.)
BARNAC, (continuant de jouer.)

« Mais c’est toi-même qui m’as autorisé… » (Il s’arrête à son tour.) Après ? Souffle-moi…

MARTHE, (extraordinairement troublée, lit en balbutiant.)

« J’avais depuis si longtemps envie de… »

BARNAC, (reprenant vivement.)

« J’avais envie depuis si longtemps de connaître l’atmosphère dans laquelle tu passes une partie de ta vie… » (Cette fois il s’interrompt et la considère. Elle demeure muette, atterrée.) Qu’est-ce qu’il y a ?… Pourquoi restes-tu en panne ?… Ça ne te plaît pas cette entrée ? Qu’as-tu ?

MARTHE, (pâle sourire, mouvement nerveux du bras.)

Rien… rien…

(Elle parcourt du regard, puis relève la tête et fixe Barnac dans une expression défaite, mais qui lutte encore contre le frémissement progressif qui monte en elle.)
BARNAC.

Décidément, tu es figée, Marthon ?… Tu ne comprends pas bien la scène ?… Elle est très belle pourtant, je t’assure… très pathétique… Seulement, il y a quelque chose qui la rend humaine… terriblement… quelque chose que je ne t’ai pas encore raconté, et qui va t’éclairer… tout mettre en valeur… Voilà… Précédemment, on a vu que l’amant en titre… le protecteur… éprouvait des soupçons… Un ami l’a mis en garde contre la trahison… Comme un bon auteur dramatique qu’il est, il a tout de suite organisé un petit guet-apens, plus ou moins machiné… Le métier veut ça !… (Il ricane, puis reprend.) Deux sténos placées derrière une porte… l’une écrit ce qu’elle pourra entendre… l’autre, au fur et à mesure, devra traduire ce que sa compagne aura pris. Tu vois, ce n’est pas très fort !… (La figure de Marthe grimace affreusement. Le corps fléchit.) Il a organisé ce traquenard enfantin, d’abord pour mieux détourner les soupçons de la fine mouche, mais surtout pour fuir cet acte de surveillance dont il a honte… Il est tellement sûr que les feuillets seront la preuve saisissante de l’innocence, il a tellement confiance… il…

MARTHE, (défaillante.)

Est-ce que ?…

BARNAC, (violent.)

Laisse… N’interromps pas, je te prie !… À l’heure dite, il erre dans Paris… le cœur un peu étreint… Tout à coup, il n’y tient plus… Que se passe-t-il là-bas ?… C’est trop bête ce traquenard-là, vraiment !… Quel misérable moyen de vaudeville !… Il rentre chez lui, décidé à avouer sa honte… Le voilà qui met la clef dans la serrure… se faufile, monte dans la petite pièce où se tiennent les sténos… « Bonjour, Mesdemoiselles ! Ne vous dérangez pas ! » Tout de suite, d’en bas, parviennent jusqu’à lui des voix, des voix chuchotantes. Il ne reconnaît pas le timbre de l’homme… Qui est-ce ?… Donnez ! Il saisit les feuillets qu’on lui tend en silence… Il lit… C’est bien ça, parbleu !… Un goujat tout à l’heure a insulté la petite et elle s’est rebiffée !… Les larmes montent aux yeux du pauvre bougre… Oui, mais pourquoi les complices ne lui donnent-elles pas tous les feuillets, les derniers feuillets ?… Pas encore traduits ?… Allons donc ! Pourquoi ce choix ? Il y a de l’écriture sur ces pages !… D’ailleurs, il connaît la sténographie, il n’a pas besoin de traduction… Mais, au moment où il empoigne le paquet et va continuer sa lecture, un mot, un mot crié derrière la tapisserie lui serre le cœur… il se penche, il écoute… Alors… alors… en une minute, il a compris tout… le présent et le passé !…

MARTHE, (éperdue.)

Paul, tu as…

BARNAC.

Ah ! tu commences à comprendre ce qu’elle peut donner cette scène muette, hein ?… Te la représentes-tu, toi qui as de l’imagination ?… L’homme accroché au rideau… Il a envie de bondir… de descendre l’escalier quatre à quatre… de… Mais, ce n’était encore rien !… Oh ! il y a mieux !… C’était encore trop beau pour lui !… Quelque chose de plus terrible l’attend… Une voix monte, et ce n’est plus celle du partenaire inconnu. Cette fois, c’est la voix de l’être chéri… et il lui est donné d’entendre ce qu’on n’entend généralement jamais… l’aveu secret… la prière du soir… le cri d’affection sincère, l’élan désolé, triste et tendre pour le vieil homme !… Ça, c’est plus affreux que tout !… Assez ! assez !… Il ne veut plus rien écouter… Il s’enfuit pendant le colloque abominable… Il entraîne les guetteuses, il serre les pages dans son poing… Il se cogne aux passants… Il va… il va… puis… Puis, tu sais la suite !… Dix minutes après, il est là… Après avoir téléphoné, pour donner à l’amant le temps de disparaître, il est là, seul avec elle, se demandant s’il ne va pas se venger comme une bête sur une bête… As-tu compris, cette fois, toute l’horreur terrible de la scène ?… Dis ? dis ?… Salope !… Mauvaise petite rosse !… Réponds… réponds donc !… Hein !… hein !… chienne !…

(Il la saisit sous le cou, la renverse sur la table, puis la lâche parce qu’elle pousse un cri. Silence palpitant.)
MARTHE.

Faut-il que je m’en aille tout de suite ?

BARNAC.

Et c’est tout ce que tu trouves à répondre !… Déjouée, le masque bas, tu prends tes cliques et tes claques !… Admirable !… Tu ne m’as laissé parler sans m’interrompre que pour connaître jusqu’à quel point j’avais soulevé le voile… Puis, renseignée et jugeant la partie perdue, froidement, tu ramasses tes nippes… Pas un mot d’explication pour te justifier !

MARTHE.

D’explication ?… Quand ma vie s’écroule, quand je suis là, comme quelqu’un qui va mourir, et que j’entends ton cri d’affreuse douleur au-dessus de ma tête !… Qu’est-ce que tu veux que j’explique ?… Je ne sens même plus rien, tant je dois souffrir… C’est le sang-froid qu’on éprouve dans les grandes catastrophes… On se dit : « Bon, ça y est. C’est l’heure, voilà tout !… » Exactement comme si on tombait au fond de l’eau !… Ça y est… c’est fini !

BARNAC, (le poing dressé.)

Non, pas fini !… Maintenant, à mon tour !

MARTHE, (le regardant avec une désolation sans bornes.)

Mon pauvre grand chéri !… Comme tu vas souffrir !… Et c’est à moi, moi qui t’aime tant, que tu devras cette souffrance-là qui t’empoisonnera pendant des années, même quand je ne serai plus là !

BARNAC.

Plains-moi !… Te rends-tu bien compte que tu es un être dénaturé… un de ces êtres inclassables, mais dont la psychologie m’échappe totalement, par exemple !… Je n’y comprends rien, je l’avoue !… J’ai peur de soulever le voile tout à fait… Oui, sais-tu bien que tu m’épouvantes ?… Cette indignation avec Jalligny, et deux minutes après cette sorte de levage clandestin entre deux portes, puis… Oh ! le mystère à la fois de tes appétits et de tes ruses combinées !… Mais parle donc !… Explique-toi une bonne fois avant que tu disparaisses pour toujours… N’emporte pas ton énigme !

(Il la tient aux poignets.)
MARTHE.

Plus tard, Paul, oui, tu sauras tout de moi !… Et si je ne te revois pas, je te ferai une confession écrite.

BARNAC.

Non. Maintenant ! Maintenant !

(Il la jette sur un fauteuil.)
MARTHE.

Mais nous souffrons trop !… la blessure est trop nouvelle… Tu ne supporteras pas cet aveu !

BARNAC.

Des faits !… La vérité avant la séparation !… Et ne la mâche pas… en admettant que des lèvres de cette sorte puissent jamais dire la vérité !… Va donc ! Je suis homme à l’écouter sans broncher ?

(Il se poste devant elle, acide et terrible.)
MARTHE.

Avant tout, il y a une chose dont tu ne peux douter, c’est que je t’aime comme jamais de ma vie je n’ai aimé quelqu’un. (On entend un amer éclat de rire.) Ne raille pas, tu sais que c’est exact !… Rien ne m’attachait à toi, pas même l’intérêt… J’aurais les hommes que je voudrais. Non, rien ne m’attachait à toi, si ce n’est le plaisir de t’aimer… J’aimais tout de nous, ton esprit, nos joies, nos blagues, nos baisers, nos étreintes… (Nouvel éclat.) Mais oui, nos étreintes… notre façon de vivre à deux…

BARNAC.

Passe ! Passe !

MARTHE.

Notre manière de comprendre les choses… les gens, les conversations des autres, le spectacle quotidien…

BARNAC.

Si c’était vrai, pourquoi, malheureuse, cette vie double ?

MARTHE.

Ah ! voilà ! Paul, tu ne te trompais pas, tout à l’heure, et il faut que tu connaisses la vérité… Voilà… figure-toi… (À voix très basse.) je suis un monstre.

(Elle le dit d’une façon si étrange que Barnac a presque un mouvement de recul et d’effroi glacé.)
BARNAC.

Ah !

MARTHE.

Oui… je suis un monstre affreux… celui dont vous ne parlez pas dans les livres, dans vos pièces, tant il est abject… Et on a bien raison de le passer sous silence, comme indigne d’être noté !… Il existe pourtant, à plus d’un exemplaire… Écoute… Je suis ce monstre : (Elle se lève pour l’aveu.) la femme qui a des sens !… Oui, voilà ! Quelle misère ! Je le sais bien, une femme qui cède à des attirances purement physiques est une femme méprisée et méprisable ! (Avec élan.) Paul, je t’adore, entends-tu, je t’adore !… De quel mot plus vrai puis-je nommer l’attachement extraordinaire qui me lie à toi… mais, je t’en conjure, pense un peu à mon passé, à la femme que j’étais avant de te rencontrer ?… À mon âge, on ne refait déjà pas ses sens, ses désirs, ses habitudes ! Un grand esprit comme le tien, qui est descendu dans le fond du cœur humain, devrait comprendre ces faiblesses, quitte à me repousser après avec dégoût !… Et, d’ailleurs, si tu n’en avais pas eu le soupçon, pourquoi m’aurais-tu fait surveiller au point d’attacher une gardienne à mes pas ?… Mais oui, mais oui, tu le pressentais, tu t’en défiais !… Oh ! ces bassesses-là, tu es trop haut, trop maître de ton cerveau pour les absoudre, et nous sommes, nous, de méchants petits êtres enfoncés dans la matière… Aussi, je me suis rudement méprisée moi-même, va !… Et je croyais tellement que ç’allait en être fini de cette vie-là lorsque je suis entrée dans le grand amour admirable que tu m’as offert !… Ah ! ce que j’avais envoyé promener tout le reste, mon métier, mon art lui-même ! Ce que tout le passé m’était devenu égal !… Je me sentais si fière, si heureuse… Et puis… et puis… (Elle hésite.) Faut-il tout dire, Paul ?… Au fait, pourquoi la moindre réserve, puisque nous ne nous reverrons plus jamais, que tu me chasses, et que tu as mille fois raison de me chasser !

(Elle pleure.)
BARNAC.

Parle… Achève… Au point où j’en suis !…

MARTHE, (ravalant ses larmes.)

Eh bien ! je me suis aperçue rapidement que je te devenais nuisible avec mon exigence absorbante… Oui, je te trouvais moins dispos au travail… plus las… Certains jours, tes traits crispés… une pâleur, m’inquiétaient. Toi-même, avoue-le, tu as eu des inquiétudes ? Tu as consulté des médecins… L’été, on t’a envoyé dans les villes d’eaux, exprès pour t’éloigner de moi… J’ai eu la maladresse de t’y rejoindre… Alors j’ai simulé l’indifférence, même la froideur… Tu as ignoré tout un côté de ma nature ! Quand on éprouve une affection pareille à la mienne pour un homme de ta valeur, est-ce que tout notre être ne se bouleverse pas à l’idée qu’on peut être la cause d’une diminution, à l’idée qu’on est imprudente avec sa bête de tendresse ?

BARNAC.

Continue !… Comment désigner plus tristement l’abîme qui sépare un être jeune et sain de celui qui touche déjà à la vieillesse !… Oui, dis toute la folie de ce couple imprudent et de cet orgueilleux qui défiait la vie !…

MARTHE.

Tiens ! c’était l’été d’il y a deux ans, justement… à Châtel… quand j’ai excursionné dans la montagne… joué au tennis… au golf… Je me suis un peu grisée de nature, de santé… Un jour de promenade, bêtement… (Elle baisse la voix.) Te rappelles-tu le jeune Argentin de l’hôtel ?…

BARNAC.

Saleté !… ordure !… Assez !…

MARTHE, (acharnée à l’aveu, haletante.)

Seulement, par la suite, quand j’ai ressenti à nouveau ces appels des sens, quand je fus fixée, hélas ! sur mon propre compte, je n’ai pas voulu que le cœur eût la moindre place dans ces caprices… Je ne les ai acceptés qu’obscurs, anonymes, afin qu’ils ne laissent pas la moindre trace et qu’ils ne t’atteignent pas. Et avec tout ça je t’aime, je t’adore, Paul… Je te fais du mal, je voudrais ne t’en faire aucun… Ah ! je te disais bien que j’étais un monstre, et que tu avais mille fois raison de me chasser !

(Elle se jette sur la chaise-longue en proie à une crise de désespoir.)
BARNAC.

Maintenant je sens que tu es sincère… et que tu as lâché le paquet. Sincère dans l’aveu de tes désirs… sincère dans l’explication de tes refus et peut-être t’accuses-tu encore plus que tu ne le devrais, puisque trente ans nous séparent… Mais tout ce que tu diras sur l’acharnement que tu as mis à détourner tes sens de l’amour, à les satisfaire en dehors de moi, tout cela n’en est que plus affreux… plus irrémédiable… parce que je t’aimais, moi, en amant, le comprends-tu… et que je me moque de ta pitié ou de ta cruauté amortie. À mesure que tu parles, moi, j’ai l’envie de t’étrangler pour tout ce que tu me fais souffrir d’abominable !… Ton amant, oui… ton amant, prêt à te cogner au mur… ou à te casser les reins. Salope !… Tiens !… tiens !…

(Il la rudoie.)
MARTHE.

Mon chéri… mon chéri !…

BARNAC, (la poussant contre la porte.)

Va-t’en, tout de suite… Allez ! Maison nette ! Ou je ne sais plus du tout ce dont je serais capable.

MARTHE, (avec une passion désespérée.)

Mon grand… mon amour !… Je t’adore… je t’adore !… Tu ne sais pas à quel point !… Oh ! ce n’est pas possible, dis, que ce soit fini, nous deux ?… Tu verras, à force, à force, si tu le veux bien, je te ferai oublier toutes ces horribles choses… Jamais plus tu n’auras à me reprocher quoi que ce soit… J’ai été égoïste et lâche, je m’en rends compte, mais tu verras bien que l’amour peut renaître !

BARNAC.

L’amour ?… Tu l’as tué complètement !

MARTHE.

Non, il est intact, au fond de toutes ces misères !

BARNAC.

L’amour ? Tu ne l’as pas seulement tué… tu as tué la joie de l’amour… Et c’est pire !… Le pardon, deux êtres jeunes se l’octroient ; ils ont la vie devant eux pour se reprendre !… Même si je me trouvais en face d’une trahison nette, claire, en face d’un vrai amour rival qui t’aurait entraîné, j’aimerais mille fois mieux ça ! Je lutterais. Ce serait à moi d’être le vainqueur ou le vaincu, et si je t’avais reprise, la lutte même aurait apaisé la souffrance !

MARTHE.

Eh bien ?… Eh bien ? Ce que tu as à pardonner, n’est-ce pas mille fois moins ?

BARNAC.

Pire, mille fois !… Tu crois trouver une atténuation dans le fait que tu n’as pas donné ton cœur… mais, malheureuse, avec ta vie en partie double, tu as empoisonné pour moi le souvenir de toutes les heures passées !… Il n’y a plus une parcelle de notre existence qui ne soit pourrie désormais, et qui ne porte la marque de ta duplicité… Comprends le crime exécrable que tu as commis !… Je le voudrais, qu’il me serait impossible de t’aimer comme je t’aimais ! Qu’y a-t-il de beau, de doux et de charmant dans l’amour ?… C’est de tout mettre en commun, du matin au soir… C’est la confiance dans le regard, dans la voix… la menue monnaie du bonheur… le plaisir d’être ensemble… de rire… de se promener… d’aller, comme nous le faisions, à la campagne, bras dessus, bras dessous, donner à manger aux canards… d’appeler, inquiet, tout à coup : « Où es-tu, mon petit coco, je ne te vois plus ? »

MARTHE.

Tais-toi… tais-toi !…

BARNAC.

L’amour ?… Ce n’est pas seulement les grands sentiments, le tumulte du cœur… non… Oh ! c’est aussi plus simple que ça !… C’est d’être ensemble dans une voiture, par exemple, et de dire à l’autre : « Lève la glace, tu vas avoir froid, mon chéri !… » C’est ça, c’est ça, l’amour qui ne renaîtra pas… qui ne peut pas renaître !…

(Il sanglote.)
MARTHE, (à ses pieds.)

Pardon… pardon !… Oh ! ta pauvre voix… Je t’adore… Je te ferai oublier ce vilain cauchemar. Mon amour chéri… nous ne nous quitterons pas une seconde désormais.

BARNAC.

Non, impossible !

MARTHE, (l’enlaçant.)

Pas une seconde… entends-tu !… Je t’entourerai de tant de tendresse que tu me ressouriras, que tu me remettras un jour ma tête sur ta poitrine en disant encore : « Ma petite », comme autrefois !…

BARNAC.

Non, c’est fini !… c’est fini !

MARTHE, (accrochée à lui.)

Songe donc ! Qu’est-ce que nous deviendrions l’un sans l’autre… Je ne pourrais plus vivre sans toi !… J’ai mérité toutes les punitions… mais l’adieu… ah ! non ! non ! Ce serait au-dessus de mes forces !… Je deviendrai si sage, si tienne… tellement à toi !… Tu verras bien à la fin qu’on peut pardonner !

BARNAC.

Tu as même rendu le pardon impossible… Tu t’es galvaudée… tu m’as ridiculisé… humilié… bassement. (Avec désespoir.) Pourquoi, pourquoi as-tu fait ça ?… Moi qui t’ai aimée si gentiment !… Oh ! ton parfum… qu’il est abominable maintenant à respirer !

MARTHE.

Mon parfum, oui, celui de moi, blottie en toi… Donne ta bouche ! Nous nous calfeutrerons dans notre chez nous, dis ? Et la campagne, dont tu parles ! Oh ! la campagne… nous irons pas ? C’est si bon l’hiver, ensemble…

BARNAC, (se débattant faiblement.)

Laisse-moi… laisse-moi… Tu m’étouffes ! Tu m’étrangles !

MARTHE.

Ah ! Ce n’est pas moi qui t’étouffe !… C’est ton cœur qui faiblit !… Tu sens bien que rien ne peut nous séparer ! Donne, donne ta bouche !

(On frappe à la porte.)
BARNAC, (dans un sursaut.)

Entrez !

MARTHE.

Es-tu fou ?… Personne maintenant ! Je t’en supplie !…

BARNAC, (la voix forte et allant à la porte.)

Si, entrez ! Je sais ce que c’est !… (Le domestique, sur le seuil, lui remet une lettre.) Merci… (Il fait signe à Aubin de sortir.) C’est une lettre… une lettre, figure-toi, que je me suis adressée à moi-même et que je viens d’écrire chez Legardier…

MARTHE.

Une lettre ?… Quoi ? Que signifie ?

BARNAC.

J’avais tellement la certitude des mots dont tu allais m’envelopper… je redoutais tellement ma faiblesse… qu’avant de monter ici, j’ai couru chez Legardier. C’est de là que je t’ai téléphoné, tu te souviens ?

MARTHE.

Et alors ?

BARNAC.

Je lui ai crié : « Accourez, mes amis. Sauvez-moi ! Appelle aussi Genius !… Venez m’arracher à la sirène… En quelques mots, elle va me bouleverser le cœur !… Dans vingt-cinq minutes, exactement, que tu sois seul ou avec Genius, sonne à ma porte et fais-moi passer cette lettre ! » Alors, je me suis précipité sur une plume, j’ai griffonné deux ou trois lignes. Et ils sont là, entends-tu, dans l’antichambre, à l’heure dite ! Ils sont là, et voici ce que contient cette lettre désespérée, écrite dans un moment de lucidité. (Il la décachette et lit à voix haute.) « Courage, capon ! N’écoute pas cette femme ! Sa vie avec toi n’a été qu’un long mensonge ! Tu jettes des perles aux cochons ! Sauve-toi, ou tu n’es pas digne du nom d’homme ! » (Avec violence.) Je te chasse. Je ne suis plus seul avec toi, maintenant, je suis sauvé !…

(Il va à la porte, l’ouvre. Du geste, il appelle Legardier et Genius, qui se précipitent.)
MARTHE.

Paul… écoute-moi ! Reste-là !…



Scène IX


Les Mêmes, LEGARDIER, GENIUS

BARNAC.

Genius, je te demande pardon d’avoir douté de toi, hier…

MARTHE, (dans un cri de rage.)

Ah ! c’est vous, Genius, qui avez donné le premier coup de pioche ! Bravo ! les voilà les amis des mauvaises heures !

GENIUS.

Croyez-vous, Madame ? Hier, quand il a exigé de moi le nom de celui qui le trahissait, un nom que je connaissais bien pourtant, je n’ai pas pu ! Je l’ai lancé sur une fausse piste, pour égarer ses recherches…

MARTHE.

Vous, Genius, qui me serriez de près dans les couloirs du théâtre, vous, l’ami, professionnel !… Ah !… ils sont superbes, vraiment !…

GENIUS.

N’écoute pas. Barnac, ces outrages !… L’amitié ne trahit pas comme l’amour !

MARTHE.

Ah ! tu les verras à l’œuvre, quand tu seras seul, tous ceux qui ont profité de tes faveurs, envié ta gloire !…

BARNAC.

Non pas !… Ceux qui, simplement, vont aider le blessé à remonter la côte et à retrouver un peu de force.

MARTHE.

Oh ! je ne lutterai pas contre eux !… J’y suis décidée… Sois tranquille !… Je me laisserai condamner par eux, sans révolte !…

GENIUS.

Pourquoi nous prêter de pareils desseins. Madame ! Nous ne sommes pas juges. Votre seul crime, à nos yeux, c’est de l’avoir choisi, lui !… Nous ne voyons que deux êtres qui souffrent et nous leur disons, avec tout notre cœur : « Mes chers amis, ne vous déchirez plus ! Quittez-vous plutôt !… »

MARTHE.

Vous n’avez pas été les témoins de notre vie !… Alors, de quoi vous mêlez-vous ? Écoute, Paul, pas devant les étrangers ! Si l’heure est venue de partir, dis-le… mais dis-le toi-même !…

LEGARDIER, (à voix basse à Barnac.)

Courage, vieux ! Surmonte ta douleur. La guérison est à ce prix !

GENIUS, (tout à coup, en regardant fixement Barnac.)

Assez, Legardier !… Ce ne sont pas de fades paroles qu’on lui doit à cet homme-là !… Non, non, la vérité !… Assez de cette vie qui n’est plus de son âge ni de son rang !…

LEGARDIER.

Oui, Barnac ! Pas de souillure à la pensée ! Il y a des raisons plus hautes d’exister. Songe à ton renom et à ton œuvre !

BARNAC, (se redressant, en frappant sur la table.)

Soyez sans crainte. Mes amis, ne craignez rien, vous allez me connaître !…

MARTHE.

Ah ! tu es bien gardé, maintenant !… Je le prévois, ils te feront, contre moi, un rempart de leur grandeur d’âme !… Eh bien, puisque tu veux que je m’en aille… si tu crois que cette séparation t’apportera le bonheur… pour toi, mais pour toi simplement, je m’en irai sans lutter, mon pauvre grand !… Car si je voulais, si je voulais tout de même… peut-être que, malgré eux… (Elle fait un mouvement en avant, vite réprimé.) Mais je n’en ferai rien, va !…

GENIUS, (derrière Barnac, suppliant à voix basse.)

Barnac, ne l’écoute pas, je t’en conjure !…

MARTHE, (en larmes.)

Oh !… n’ayez pas peur, allez !… J’ai dit que je le laisserais, et je le laisserai !… Mais j’ai mon cœur si gros, si gros !… Adieu, mon chéri, adieu… (Barnac, immobile, appuyé sur la table, ne se retourne pas.) Dis-moi adieu, toi aussi, puisqu’on ne se reverra plus… Qu’est-ce que ça te ferait de me dire adieu ?… Pourquoi détournes-tu les yeux, ces yeux qui m’ont tant aimée ? Regarde-moi d’un bon regard qui pardonne… un regard qui aura l’air de dire une dernière fois : « Marthon… ma petite Marthon ! » Tu ne veux pas ? Non ?… Eh bien, alors… sans même nous être regardés !… Sois heureux loin de moi, mon grand… Tâche de vivre en m’oubliant très vite… et puis… tâche de… de te soigner aussi… Ah ! je ne sais plus, moi !… Là… là… n’ayez pas peur !… Vous voyez que je m’en vais petit à petit… On ne peut pas s’en aller d’un coup, quoi !… Voilà… Elle s’en va, mon grand… elle s’en va, la vilaine femme !… Souviens-toi qu’elle a été mauvaise, mais souviens-toi aussi un peu qu’elle t’a aimé d’une tendresse infinie, n’est-ce pas ?… Tu veux bien t’en souvenir ? Voilà… ça y est… Je suis partie… (Avec un désespoir atroce, les bras tendus.) Adieu, coco !…

(Elle disparaît dans la galerie.)
BARNAC, (balbutiant, les mains crispées sur les bras de ses amis…)

Mes amis, il faudra être bon, parce que je suis un pauvre homme qui souffre beaucoup… mais beaucoup… beaucoup…

(De grosses larmes coulent sur ses joues.)

RIDEAU

ACTE TROISIÈME

La chambre de Barnac, « très dernier genre », est neuve à donner la nostalgie de la poussière. Elle fait contraste avec l’ameublement qu’on a connu dans son cabinet de travail.



Scène PREMIÈRE


(Dans ce décor raffiné de jeune homme, il est là, en pyjama sombre, un foulard mauve au cou. Il reçoit à deux pas d’un lit bateau, écrasé sous les soieries hétéroclites. Mais Barnac n’a pas l’air « de la même époque », et ses gestes paraissent ne point se plier aux exigences des meubles.)

BARNAC, GENIUS, GUÉRIN, MABELLA, une petite blonde.

GUÉRIN.

On m’a cédé de la fine Napoléon… je ne vous dis que ça !… J’en ai acheté trois paniers… Je vous en enverrai un pour votre cave…

BARNAC.

Vous êtes trop gentil, Guérin… Vous m’avez déjà procuré du Mumm 94.

GUÉRIN.

Hein… était-il assez épatant !…

BARNAC.

En tout cas, mon bon Guérin, ce diable de rhume va me condamner pour un bout de temps au cru minéral et au looch, que je remets en faveur… Connaissez-vous le looch, Mademoiselle ?

MABELLA.

Looch, il me semble que je connais ça… C’est un mot anglais ?…

BARNAC, (souriant.)

Vous voulez dire look out probablement… Mais ça n’est pas tout à fait la même chose… Ceci est une espèce de lait d’amandes. Mon barman s’appelle Leclerq et il est pharmacien au coin de la rue.

MABELLA, (regardant la fiole.)

On dirait un biberon sans tétine.

GUÉRIN.

Laissez donc toutes ces sales drogues !… Quand on est vert comme lui !… À quatre-vingts ans il vous sifflera une bonne bouteille de chablis pour se débarrasser d’un coryza !

GENIUS, (frappant sur l’épaule de Guérin.)

Il est étonnant, notre cher agent général… Puisqu’on se donne du cher, allons-y !… Sacré Guérin !… Les affaires et la table…

GUÉRIN, (clignant de l’œil.)

Et les petites poules.

BARNAC.

Il y a ça aussi… Tous les samedis, hein ?… Rue Labruyère ?…

GUÉRIN.

Mais oui, mais oui… tous les samedis… (' Montrant Barnac.) Lui aussi n’est pas insensible à la petite poule !… Je le connais !

GENIUS.

Ignorez-vous, mon cher, que notre académicien s’est plongé depuis un an dans les lectures et les connaissances les plus graves… Tenez, Guérin…

(Il prend des livres sur la table.)
GUÉRIN, (lisant les titres.)

La Critique de la raison pure... La Monadologie… Ah ! nom de nom… Mona… Mona… Et celui-ci… (Il ouvre et lit un titre de partie.) L’Impératif catégorique… Ah ! nom de nom !… Eh ! bien, qu’est-ce que vous prenez pour votre rhume ! C’est le cas de le dire !…

BARNAC.

Eh ! eh !… une pièce en deux actes sur l’impératif catégorique.

GUÉRIN.

Mais, sapristi, avec tout ça vous n’allez pas abandonner le théâtre ?… Vous écrivez un peu chaque jour, j’espère ?…

BARNAC.

Il y a dans mes tiroirs un manuscrit inachevé depuis deux ans, mes amis.

MABELLA.

Quand allez-vous donner votre nouvelle pièce, maître ?

BARNAC.

Je ne peux pas m’y résoudre… Je suis si loin de ces préoccupations-là !…

MABELLA.

Avec votre talent…

GENIUS.

Je ne cesse de le lui répéter ; tout Paris attend son œuvre… C’était naguère encore une joie annuelle que la pièce de Barnac… L’hiver parisien sans l’esprit de Barnac !

BARNAC.

Je me fais vieux, mon ami.

GUÉRIN.

Lui ? Il nous enterrera tous… Bon pied, bon œil !…

BARNAC, (il tousse.)

Tenez, Mademoiselle. Versez-moi un peu de looch dans la tasse…

MABELLA.

Avec joie !…

BARNAC.

De vos petites mains fines, ça ne me sera pas désagréable. Odor di femina !

GUÉRIN.

Cinq heures déjà ?… Les jours raccourcissent sensiblement en décembre. Vous permettez, Barnac, que j’allume le plafonnier ?… (Bas à l’oreille.) Elle est gentille, la petite. Et quelles dents ! Regardez-moi ces dents !

(À cet encouragement amical, Barnac répond par un pâle sourire.)
BARNAC.

Ça ne vous offense pas que je vous aie reçue dans ma chambre, mon enfant ?

MABELLA.

Oh ! maître… Je suis flattée !…

BARNAC.

D’ailleurs il fait également très bon dans mon cabinet de travail ; seulement, je n’aime pas beaucoup me tenir là-dedans… J’y retrouve de trop sales souvenirs !… Si j’étais plus jeune et moins sédentaire, j’aurais même déménagé d’ici.

GUÉRIN.

Pourquoi ? Il est si chic, cet appartement ! Et meublé avec un goût !… Surtout depuis vos derniers aménagements… d’art moderne…

MABELLA.

Et puis, quand on entre ici, on ne croirait pas entrer chez un grand auteur dramatique…

BARNAC.

Ah ! bah !… La raison ?

MABELLA.

On croirait entrer chez une femme… Il y a un parfum dès la porte d’entrée !

BARNAC.

Vraiment ?… Ça reste encore imprégné dans les murs !… Je ne le sens plus, moi… Un parfum met longtemps à partir… Eh bien, c’est de l’« Un soir viendra », Mademoiselle. Ce n’est pas un parfum complètement démodé ?

MABELLA.

Mais non… De chez Verlet, n’est-ce pas ?

BARNAC.

Je crois bien me rappeler que c’est de chez Harrisson, car j’en avais acheté quelques flacons l’année dernière…

GUÉRIN, (bas à Genius.)

Elle gaffe… (Haut.) Au fait, elle voudrait bien vous réciter sa scène, la petite ! Elle brûle de vous épater…

MABELLA.

Oh ! je n’oserai jamais… Je serai trop intimidée… Je n’ai plus de salive quand je regarde Monsieur Barnac.

BARNAC.

Excellent pour l’articulation. Qu’est-ce que vous avez apporté ?

MABELLA.

De vous, Angèle et Toto.

BARNAC.

Eh bien, allez-y, je vous donnerai la réplique… Je ferai Toto.

MABELLA.

Je me suis permis quelques coupures… Vous ne vous y reconnaîtrez pas dans la brochure. Je ne les ai pas marquées… Avez-vous un crayon ?

BARNAC.

Tenez. Guérin, donnez-lui tout ce qu’il faut pour écrire, à cette enfant… Sur la table, là…

MABELLA.

Je vous demande pardon.

BARNAC.

Mais comment donc… les coupures, ça me connaît.

(Guérin et Mabella vont à la table.)
GENIUS.

Eh bien, mon ami, quel est ton état d’âme actuel depuis quinze jours que j’ai été privé de te voir ?

BARNAC.

Genius, je me sens toujours aussi abominablement mélancolique…

GENIUS.

C’est affreux.

BARNAC.

Après deux ans, et deux ans d’effort, de lectures passionnées, de régularité au travail du dictionnaire !… Et vous tous, si bons pour moi, si attentifs, vous m’avez pourtant apporté votre petite solution morale… Regarde Guérin ; si dévoué, si attaché à moi, le brave homme ! Sa solution, et dans laquelle il a obstinément confiance, c’est : la petite femme !… La petite femme !… Je lui laisse cette illusion en souriant, pour ne pas le contrarier…

GENIUS.

Mais cependant, Jeanne Marel ?

BARNAC.

Oui, c’est une femme charmante, très dix-huitième, que la Comédie-Française n’empêche pas d’être aussi lettrée que Mademoiselle Aissé… Elle vient, de temps en temps, m’apporter un peu de sa bonne grâce… (Geste vague.) Odor di femina !…

GENIUS.

C’est la postulante en tout cas !… Avoue !… Il y a bien eu entre vous deux…

BARNAC.

Indiscret !… (Nouveau geste désabusé.) Bah !… si peu !…

GENIUS.

Alors… comme je te l’ai conseillé tant de fois : marie-toi.

BARNAC.

Le mariage sans les enfants…

GENIUS.

Eh bien ?

BARNAC.

Flatteur !… Mais mon opinion est irréductible : passé quarante-huit ans, un homme n’a plus le droit de reproduction… Copyright !

GENIUS.

D’ailleurs, tu n’as jamais aimé les enfants…

BARNAC.

Tu te trompes ; j’en ai aimé deux très tendrement…

GENIUS.

Par extension… à cause de la mère.

BARNAC.

Pas seulement à cause de ça… parce qu’ils riaient et que c’étaient des enfants bons enfants.

GUÉRIN, (après avoir donné les conseils suprêmes à Mabella, se rapprochant.)

Quoi qu’il dit ?

GENIUS.

Qu’il exècre les enfants qui pleurent.

GUÉRIN.

Approuvé !… Il y en a trois au-dessus de mon appartement. Quel boucan.

BARNAC.

Non point parce qu’ils font du boucan… mais parce qu’ils profanent pour des futilités cette chose divine, les larmes.

GUÉRIN.

Bougre !… Il m’en vient à chaque rhume. J’avoue que…

GENIUS.

Et tu les apprécies ?…

BARNAC.

Comme la musique… Ce sont des consolations qui nous fatigueraient si on les prolongeait, mais de temps en temps une heure de musique, dix minutes de larmes, c’est de la bonne thérapeutique… Il ne faut pas en abuser.

GUÉRIN.

Au choix, j’opte pour la musique… Entre deux maux ! J’approuve du moins que vous ayez fait mettre le théâtrophone chez vous…

BARNAC.

Tous les soirs, près de la cheminée, je m’inflige l’Opéra-Comique ou l’Opéra… Très bon pour le rhume, l’Opéra… Magnifique !…

MABELLA, (apportant la brochure corrigée.)

Voilà !

BARNAC.

Ça y est ?… Dégoisez.

MABELLA, (lui montrant le livre.)

La scène VIII à partir de là… Oh ! mais je n’oserai jamais !

BARNAC.

Vous l’avez déjà pronostiqué.

GUÉRIN.

Courage, la petite !…

MABELLA, (commençant.)

Ah ! si vous m’aviez dit : « Je viens de la part de Monsieur votre père pour acheter des tonneaux… » (Elle s’interrompt.) Non, je ne peux pas… Je n’ai plus de salive…

BARNAC.

C’est moi qui vous intimide à ce point-là ?…

MABELLA.

Non, c’est eux, maintenant…

BARNAC.

Quelle versatilité !

MABELLA.

Trois personnes, dame, ça fait un public.

GUÉRIN.

Qui m’aurait dit que j’intimiderais un jour les femmes !

BARNAC.

Eh bien, qu’à cela ne tienne, nymphe émue !… Passons dans mon cabinet, vous et moi…

MABELLA.

J’aime mieux ça !

GUÉRIN.

Vous n’aurez pas froid, Barnac ?…

BARNAC.

Du tout… (À Mabella.) Si vous vous évanouissez d’émotion, il y a des sels, du vinaigre… tout ce qu’il faut pour les dames…

(Ils sortent.)


Scène II


GUÉRIN, GENIUS

GUÉRIN, (clignant de l’œil.)

Eh ! eh ! Il n’aura pas froid aux yeux en tout cas…

GENIUS, (s’asseyant sur le bord du lit.)

Vous êtes le dévouement en personne, mon cher Guérin ! Ses affaires, vous les connaissez, mais le fait que vous essayez de le distraire en lui amenant, comme au roi Saül, en pure perte, de fraîches petites filles, prouve surabondamment que ses affaires de cœur vous sont moins familières !

GUÉRIN, (clignant de l’œil.)

Avec ça !… Je suis au courant de tout… Rien de sa vie ne m’est caché… Théâtre-Français ?… Jeanne Marel ?… Allons, allons… je ne suis pas né d’hier… Eh bien ! voulez-vous que je vous dise une bonne chose ?… Ça ne collera pas, cette liaison-là !

GENIUS.

Tant pis !… Elle me semblait présenter quelques chances de durée. C’est une femme à laquelle il a fallu toujours un grand homme… Elle ne regarde pas à l’âge. Et combien en a-t-elle déjà consommé !

GUÉRIN.

Trop chichiteuse, la grande courtisane !… Ce que Dellières avait d’excellent, c’est qu’elle l’amusait follement… Fallait les voir jouer tous les deux à la crapette ou au matador !… Ils se flanquaient des taloches, comme des arpètes.

GENIUS.

Oui, oui… la petite femme sans importance ! Elle s’est rattrapée depuis… Elle a rétabli la moyenne… Dites donc, au fait, et son type ?… Racontez-moi où en est cette affaire de ciné… À ce qu’on m’a assuré, la Société va poursuivre ?…

GUÉRIN.

La commission, hier, en effet, a décidé de se joindre à l’action Benoitier et d’envoyer du papier timbré au bonhomme.

GENIUS.

Comique !… Le dieu qui préside aux destinées du théâtre a des combinaisons très morales.

GUÉRIN.

Chut… Il ne faut pas parler trop haut… Je le lui ai caché… Tout ce qui touche au passé…

GENIUS.

Soyez psychologue, Guérin. Il n’y a rien là qui puisse le chagriner… Racontez, avec force détails.

GUÉRIN.

D’abord : deux choses distinctes. Ce qui regarde la Société qui, elle, ne peut pas poursuivre nominalement…

(Entre Mademoiselle Morel.)


Scène III


Les Mêmes, MADEMOISELLE MOREL

MADEMOISELLE MOREL.

Bonjour, Guérin… Bonjour, Monsieur Genius… Où est Racine ?… Comment, Racine n’est pas là ?…

GUÉRIN.

À côté… Il donne une audition à une petite poule. Je vais le chercher.

MADEMOISELLE MOREL.

Je vous en prie, ne le dérangez pas. Je ne fais qu’entrer et sortir… Je reviendrai tout à l’heure… Je cours au Théâtre-Français ; l’administrateur m’a fait mander… mais je n’ai pas voulu passer devant ses fenêtres sans prendre des nouvelles de notre grand homme. Comment va-t-il aujourd’hui ?

GUÉRIN.

Mieux… Il se plaint moins de son rhume… Ce n’est plus que l’affaire de peu de jours…

MADEMOISELLE MOREL.

Je lui apporte des violettes.

(Elle va à sa table et y dépose un bouquet.)
GENIUS, (à Guérin.)

Oui, plus j’y réfléchis, plus je trouve ce que vous me racontez là, Guérin, très moral… et rigolo, ce qui ne gâte rien.

MADEMOISELLE MOREL.

De quoi parliez-vous ?… Je peux savoir ?…

GENIUS.

Mais vous connaissez sans doute le dernier potin ?…

GUÉRIN.

Chut donc ! Bon dieu de bon sang !…

GENIUS.

L’affaire Alain Sergyll ?

MADEMOISELLE MOREL.

Ah ! oui, le fiasco… On m’a raconté… Joli garçon d’ailleurs… beau physique.

GENIUS.

La Société des Auteurs lui intente des poursuites, figurez-vous.

MADEMOISELLE MOREL.

Pas possible !… Quel bonheur !

GENIUS.

Elle n’aura pas volé d’être un peu mortifiée, celle-là…

MADEMOISELLE MOREL.

Potinez… J’en suis avide !

GUÉRIN.

Taisez-vous, cré chameau !… Le voilà… je l’entends tousser dans mon dos…

(Reviennent Barnac et Mabella.)


Scène IV


Les Mêmes, BARNAC, MABELLA

BARNAC.

On vous laisse deux : on vous retrouve trois, comme en amour… (Mademoiselle Morel lui baise la main.) Les rôles renversés… C’est elle qui me baise la main maintenant.

MADEMOISELLE MOREL.

La dévotion qu’on vous doit.

BARNAC.

Il me semble tout à coup que je suis Monseigneur de Cabriac. Soyez bénie, chère paroissienne… Mais je vous réponds à ma manière et puisque vous m’embrassez le dos de la cuiller, il convient que j’embrasse l’intérieur de la vôtre… Excusez la vulgarité du style, le sentiment y est.

(Il lui baise la main.)
MADEMOISELLE MOREL.

C’est un bonjour et un au revoir… Je reviendrai dans dix minutes, mais on m’a convoquée aux Français…

GUÉRIN.

Et alors cette audition ?…

BARNAC.

Excellente… du naturel, de la vie.

MABELLA.

Oh !… maître… quelle reconnaissance !

BARNAC.

Elle fera très bien dans la pièce des autres.

(Entre Legardier.)


Scène V


Les Mêmes, LEGARDIER

LEGARDIER.

Avons-nous enterré le coryza, Barnac ?…

GENIUS.

Salu… e…

BARNAC.

Ma foi… tu arrives l’enterrement fini…

MADEMOISELLE MOREL.

Ah ! Monsieur Legardier, il faut que je vous félicite… Votre roman, dans La Revue de Paris, est une pure merveille… Ah ! notre chère beauté, si nous ne l’avions pas pour nous consoler des vulgarités de l’ambiance !

MABELLA, (à Barnac.)

Maître, je vous quitte, très reconnaissante.

BARNAC.

Enchanté, ma petite, de cette audition… Comptez sur moi. Je vous recommanderai (Entre les dents.) à mes ennemis.

GENIUS.

Nous nous en allons aussi, Mademoiselle Morel et moi.

MADEMOISELLE MOREL.

Je vous déposerai.

GENIUS.

Place du Théâtre-Français, si vous voulez bien.

GUÉRIN.

Bibi reste. J’ai des comptes à mettre à jour avec Barnac.

MADEMOISELLE MOREL.

Pas le moins du monde ; je vous prends en auto et vous ramènerai tout à l’heure ! Vous ferez vos comptes après. (À part, l’entraînant.) Vous allez me raconter en route l’histoire du procès… Je veux me payer ça !… Je vous donnerai aussi certains tuyaux utiles. (Haut.) Racine, je fourre votre agent général sur le strapontin et nous reviendrons ensemble tout à l’heure. J’ai besoin d’un patito.

GENIUS.

On te laisse donc avec Legardier tout sec !

BARNAC.

Je ne m’en plains pas.

MADEMOISELLE MOREL.

Monsieur Legardier, faites-lui bien prendre son…

GUÉRIN, (montrant les fioles.)

Son lolo… son petit lolo…

MADEMOISELLE MOREL.

Son ambroisie, voulez-vous dire !

GUÉRIN, (à Barnac.)

Gentille, la petite que je vous ai amenée ?

BARNAC.

Elle ferait assez bonne figure à vos samedis, rue La Bruyère.

GUÉRIN, (ronronnant.)

À tout à l’heure, Barnaci-Barnaco…

(Ils sortent. Aubin arrive du cabinet de travail en présentant un livre et une lettre.)
AUBIN.

Un livre de la part de Monseigneur de Cabriac… Faut-il le mettre sur le bureau de Monsieur ?

(Barnac fait signe que non. Aubin se retire.)


Scène VI


BARNAC, LEGARDIER

BARNAC, (décachetant les envois.)

Sapristi ! Je suis si bas que ça !

LEGARDIER.

Parce que !

BARNAC.

Trop tôt, Cabriac ! Il faudra repasser… Figuretoi que j’avais jadis conclu un petit pacte avec Monseigneur de Cabriac. « Quand vous entendrez dire : ce pauvre Barnac, il baisse beaucoup… venez donc me rendre une petite visite. » Il s’en est souvenu, le bougre ! Et il se fait précéder d’un ambassadeur en veau plein ! Une admirable édition de Pascal, ma foi, avec cette dédicace : « Un soir viendra… » Dis donc, Legardier, est-il donc vrai que j’aie baissé tellement ?… Ça se dit ?

LEGARDIER.

Aimable plaisanterie académique. Il aime mieux t’envoyer un Pascal, pour guérir ton rhume, qu’un flacon d’eau de Lourdes ! Barnac, ta santé n’a jamais été plus robuste… Quant à ta robustesse spirituelle, elle me remplit de joie !… Tu lis tout… tu pénètres tout… Toi, vieil esprit léger, tu m’éblouis… De ta méditation sort un homme réconforté et magnifique…

BARNAC.

C’est-à-dire que je fais, en vue de la soixantaine, l’éducation négligée de ma vingtième année. Les humoristes, même académiciens, manquent de lecture… Ils chargent généralement leurs secrétaires de ce soin ! Depuis deux ans, j’ai fait du tourisme d’idées… pas mal… Ça ne m’a pas trop courbaturé, mais un peu lassé.

LEGARDIER.

Il faut monter au sommet ; de là on a une belle vue…

BARNAC.

Je ne suis pas un alpiniste… Et puis, quand on est jeune, les idées, on les aime pour elles-mêmes… C’est comme les femmes : elles ne vous ont pas encore trahi !… Vient un âge où on leur pardonne difficilement de ne pas vous conduire au bonheur.

LEGARDIER.

Si elles conduisent aux certitudes, c’est déjà quelque chose.

BARNAC.

Mon bon ami, quand j’aurai acquis la certitude qu’en physique je suis cartésien, en biologie lamarckien, en morale stoïcien, en pédagogie spencériste, la belle affaire !… En serai-je plus heureux ?…

LEGARDIER.

C’est la négation même de la curiosité et du voyage, ce que tu dis-là ! Il faut voyager pour le plaisir seul de voyager et de connaître.

BARNAC.

Un jour on demandait à Renan devant moi, car j’ai rencontré deux ou trois fois Renan dans ma jeunesse : « Maître, aimez-vous les voyages, la nature ? » Il répondit : « Fichtre, je crois bien !… C’est que c’est quelque chose, la nature !… Les paysages, le voyage, je crois bien !… Tenez, je me souviens toujours avec émotion d’un lac, un petit coin de lac bleu… une descente de cyprès avec une route courbe… Le plus beau paysage du monde ! » Et il ajoutait : « D’ailleurs, je crois bien que je ne l’ai jamais vu ! » Legardier, le plus beau livre du monde, c’est peut-être celui qu’on n’a jamais lu ! (Le domestique revient sans frapper et parle bas à Barnac.) Parbleu, faites entrer… Je te demande pardon… Justement, deux grands philosophes réclament une audience.

LEGARDIER.

Je leur cède la place, je m’efface… ravi de voir que tu ne renonces pas au tourisme d’idées, quoi que tu en aies.

BARNAC.

Je ne te renvoie pas.

LEGARDIER.

Je reviendrai dimanche… Tout de même, ne te fatigue pas trop à faire du transcendantal avec tes deux philosophes… Il y a les droits de la grippe.

BARNAC.

Rassure-toi… D’autant plus qu’ils sont là avec leur gouvernante.

LEGARDIER.

Comment, avec leur gouvernante ?…

BARNAC.

Qu’est-ce qui t’étonne là-dedans ?… Même ceux d’entre nous qui possèdent la grande sagesse humaine ont toujours besoin d’être guidés. Ah ! les voilà !

(Entrent Colette et Jacques, puis leur gouvernante.)


Scène VII


Les Mêmes, COLETTE, JACQUES, LA GOUVERNANTE

JACQUES ET COLETTE.

Bonjour, tonton Poum !

(Ils sautent au cou de Barnac avec effusion.)
BARNAC.

Entrez, mes enfants… Bonjour, Miss, vous allez bien ?

LEGARDIER.

Je les reconnais…

BARNAC.

Tous les ans, à pareille époque, au moment de Noël, ils viennent chercher leurs étrennes… il me semble que tu n’as pas beaucoup grandi, Colette, depuis douze mois ?

COLETTE.

Je mange pourtant beaucoup de soupe et de chocolat…

BARNAC.

Et toi, mon gros ?… Tu vas toujours chez Mademoiselle Blanc ?…

JACQUES.

Oh ! non, je vais au lycée, maintenant !

BARNAC.

Ça ne nous rajeunit pas, vieux…

LEGARDIER.

Je te laisse avec Confucius et Lilith-Isis La Gouge !

BARNAC, (aux enfants qui pouffent de rire.)

Qu’est-ce qu’il dit ? Il est méchant, le Monsieur ?… De notre entretien va sortir probablement des choses qui révolutionneront le monde.

LEGARDIER, (avec une moue de mépris affectueux.)

Ou le quartier… Au revoir, élève Barnac…

(Legardier sort.)
BARNAC.

Comme ça, vous êtes venus plus tôt que de coutume, il me semble ?… Ce n’est pas encore Noël… Sans doute passiez-vous sur le quai ?

MISS.

Du tout, Monsieur, ils sont venus exprès… Il y a plusieurs jours déjà qu’ils répétaient tout le temps : « Il faut aller voir Tonton Poum… »

BARNAC.

Eh bien, regardez cette commode… Moi aussi, je pense souvent à vous, mes petits… Alors, voici plus de quinze jours que les paquets vous attendent… Seulement, à votre âge, c’est généralement du petit Jésus qu’on les reçoit… Vous mettez, j’espère, vos souliers dans la cheminée ?

COLETTE.

Oh ! non. J’sais qu’y a pas de petit Jésus dans la cheminée.

JACQUES.

Maman dit que c’est des bêtises qu’il ne faut pas nous apprendre !

BARNAC.

Oui… elle a toujours enlevé les illusions aux gens, votre maman… L’expérience ne lui a donc pas appris qu’on ne vit que de ça ?… Allons, je vais vous donner les objets… Miss, laissez-nous seuls un moment, voulez-vous ?…

MISS.

Jacques, retirez votre vêtement, il fait un peu chaud ici.

(Miss sort, il reste seul avec les enfants et les regarde avec émotion.)
BARNAC, (pendant que le petit enlève son paletot.)

Viens ! (Il attire à lui Colette et lui caresse les cheveux.) Tu as exactement ses yeux. La même nuance.

(Il la saisit et l’emhrasse.)
COLETTE.

Tu pleures, Tonton Poum ?… T’as du chagrin ?… Pourquoi ?…

BARNAC.

Mon petit, parce que, moi, je suis un vieux qui ne reçoit plus d’étrennes… Pour toute étrenne, j’ai vos petits baisers et je me console ainsi… Pourquoi ne venez-vous pas plus souvent ?… Autrefois, vous montiez chaque fois que vous passiez par ici.

COLETTE.

Oh ! nous le demandons souvent, mais maman ne veut pas… elle dit toujours : « Non, y faut pas déranger Tonton Poum… »

JACQUES.

« Vous irez à Noël ! »

BARNAC.

C’est bien suffisant !

JACQUES.

Pourquoi me regardes-tu comme ça ?… Comme si tu allais me gronder ?… On t’a dit que j’ai pas été sage ?…

BARNAC.

Te gronder ?… Et pourquoi donc, mon ange !… Non, je te regarde, simplement… Je pense à quelque chose…

JACQUES.

À quoi, Tonton Poum ?…

BARNAC.

Je pense à ceux qui ont, à l’heure de la souffrance, des petits êtres comme vous pour les entourer, et aux imbéciles qui n’en ont pas… Je pense au soir de Noël, au soir qui doit venir… à ma cheminée que je regarderai pour voir si l’illusion n’en descendra jamais… C’est beau, Noël, hein ?…

LES ENFANTS.

Oh ! oui !

BARNAC.

Chez toi, chez vous… il y aura du monde à Noël,… de la joie… du rire autour de la table en fleurs ?…

COLETTE.

Oh ! oui, Tonton Poum… Ce sera joli !…

BARNAC, (l’attirant encore et la respirant.)

Tu sens… tu sens… chez toi… Et dites-moi, mes enfants, votre maman… elle va toujours bien ?…

JACQUES.

Oui, très bien, je te remercie.

BARNAC, (timidement.)

Elle est toujours gaie, votre maman ?…

COLETTE.

Oh ! oui, toujours…

BARNAC, (avec hésitation.)

Et…

JACQUES.

Quoi ?…

BARNAC, (brusquement, il se lève.)

Rien… Je vais vous donner les joujoux… Ne bougez pas et ne regardez pas non plus…

(Les enfants, le dos tourné à Barnac, se consultent.)
JACQUES.

Qu’est-ce que tu crois que ça va être ?…

(Il ouvre le placard.)
BARNAC, (revenant les mains chargées de paquets.)

Défaites les paquets… Là… À nous trois…

JACQUES.

Oh ! merci, Tonton Poum !… Tu nous as gâtés !…

BARNAC.

Vous me remerciez avant même d’avoir regardé !… Attendez… (Il défait les cartons et exhibe des joujoux mécaniques.) Ça se remonte… Ça fait des tas de mouvements. Tiens, il faut tourner la clef à droite… bien doucement… (Il se met à quatre pattes avec les enfants, ravis, qui poussent des exclamations.) Na, tu vois… tout de suite ça remue… C’est un truc admirable…



Scène VIII


Les Mêmes, MADEMOISELLE MOREL, GUÉRIN

GUÉRIN.

Bon, le voilà à quatre pattes comme Henri IV… L’administrateur n’était pas là.

MADEMOISELLE MOREL.

Nous savions que vous faisiez de la puériculture, mais j’ignorais que vous eussiez préparé des joujoux.

BARNAC.

Au jour de l’An ou à Noël… Vieille coutume !… Voulez-vous m’aider à refaire les paquets ?…

MADEMOISELLE MOREL.

Grand merci. Je n’ai pas de dispositions pour ce travail.

GUÉRIN.

Moi non plus, mais mon dévouement…

BARNAC, (qui surveille l’énervement visible de Mademoiselle Morel.)

Guérin, prenez tout ça sous le bras… reconduisez les gosses à leur bonne et ficelez les paquets, je vous en prie. Vous serez tout plein gentil.

GUÉRIN.

Moi, qui n’aime pas les enfants, justement.

COLETTE.

Au revoir, Tonton Poum… Tu as été bien bon pour nous…

MADEMOISELLE MOREL.

Tonton Poum !… C’est attendrissant !…

JACQUES.

Et soigne-toi bien.

COLETTE, (au moment de partir.)

Tu ne veux pas un canari ?…

BARNAC.

Et pourquoi, mon chéri ?…

COLETTE.

Parce que j’ai un canari de trop dans ma cage… Si tu le voulais je te le donnerais… Il chante bien, tu sais.

BARNAC, (riant.)

Non, merci, mon chéri… Tu es prodigue. Je ne t’en remercie pas moins de l’intention. J’ai eu mes étrennes…

(Ils sortent avec Guérin.)


Scène IX


BARNAC, MADEMOISELLE MOREL

BARNAC.

Fâchée ?…

MADEMOISELLE MOREL.

Pas le moins du monde. Je redoute simplement que vous soyez un peu ridicule…

BARNAC.

En quoi ces innocences sont-elles responsables des fautes de leur mère ?

MADEMOISELLE MOREL.

Il y a des circonstances où des visites de ce genre apparaissent un peu trop combinées. Juste le jour où son amant vient de recevoir du papier timbré de la Société des Auteurs !… Ah ! elle est restée maligne, celle-là !

BARNAC.

Que chantez-vous là ?… Du papier de la Société ?…

MADEMOISELLE MOREL.

Voyez-vous, mon ami, à votre place je me méfierais. Et si elle vous envoie des colombes c’est que l’arche est en train de crouler !

(Guérin revient. Elle fait signe à Barnac de se taire.)


Scène X


Les Mêmes, GUÉRIN

BARNAC, (examinant leurs deux physionomies un peu gênées.)

Ce pauvre Guérin attend depuis deux heures le moment de faire ses comptes avec moi…

GUÉRIN.

J’ai le temps, mon bon ami.

(Mouvement froissé de Mademoiselle Morel qui fait mine de se retirer.)
BARNAC.

Ne vous en allez pas. Nous en avons pour cinq minutes tout au plus.

MADEMOISELLE MOREL.

Je vais en profiter pour faire changer de place le marbre de Coustou… Vous avez approuvé que je le mette dans la niche de la salle à manger ?

BARNAC.

Vous êtes chez vous.

(Elle sort par la porte du cabinet de travail.)


Scène XI


BARNAC, GUÉRIN

BARNAC, (changeant de ton, bourru.)

À nous deux !… Qu’est-ce qu’elle m’apprend ?… La Société poursuit Alain Sergyll ?…

GUÉRIN.

Bon. Elle vous a servi ça tout chaud ?… Ah ! les femmes… les bougresses !… Distinguons. C’est Benoitier qui le poursuit… Mais la Commission a décidé, vendredi, pour le principe, de se joindre à l’action.

BARNAC.

Et vous ne m’en avez pas averti ? Voilà qui est très mal, Guérin !

GUÉRIN.

Mon Dieu ! je ne jugeais pas que l’événement eût une importance exceptionnelle.

BARNAC.

Vous ne jugiez pas ?… Vraiment ?… Des explications !… tout de suite !… Et ne vous perdez pas en détails !

GUÉRIN.

Sergyll avait voulu faire, vous le savez, du ciné à son compte. Dernièrement, il a cru devoir se lancer dans une découverte de cinéma binoculaire ou stéréoscopique, je ne sais trop quoi !… Il a engagé de grosses dépenses, roulé quelques commanditaires et emporté une troupe, avec vedettes, en Corse… Tout à coup, devant le ratage de l’entreprise, crac… il a plaqué son monde… Fureur… Les commanditaires, les artistes se retournent contre lui…

BARNAC.

Mais, mon vieux, tout ça ne m’explique pas…

GUÉRIN.

Là-dessus, en grattant d’un peu près, on s’aperçoit qu’il a tiré précédemment une bande du roman de Benoitier, Les Perséides, un démarquage éhonté, sous un autre titre, bien entendu. Il avait vendu le négatif aux États-Unis… Benoitier, averti, bondit chez moi… Il réclame trente mille francs de droits. Il a fait appel à la Commission et vendredi, le président et tous les commissaires ont décidé à l’unanimité de se joindre à l’action de Benoitier en lui accordant l’assistance judiciaire.

BARNAC.

Mais, enfin, je suis ancien président, président honoraire et membre de la commission actuelle. J’aurais du être informé.

GUÉRIN.

Pourquoi ?… Puis vous venez si rarement à la Commission !

BARNAC.

Dellières s’imagine sûrement, à l’heure présente, que c’est moi qui ai organisé les poursuites, que j’exerce ainsi une basse vengeance… et que j’ai sauté sur ce moyen de l’humilier.

GUÉRIN.

Il n’y a pas de rapport possible…

BARNAC.

Pour elle, il y en a un direct, et cette idée m’est odieuse, entendez-vous… Si vous m’aviez averti à temps, Guérin, j’aurais empêché ces poursuites… J’en aurais bien trouvé le moyen, je vous le garantis !…

GUÉRIN.

D’abord, Sergyll et elle n’ont point partie liée, que je sache. Ce n’est pas un ménage. Ils ne vivent pas sous le même toit.

BARNAC.

N’importe… Si au bout de deux ans rien ne les a désunis, c’est qu’elle l’aime… Et si elle l’aime, à l’heure où nous parlons, elle doit souffrir… En admettant même le contraire, la jubilation des camarades, la malignité de notre sale monde, tout cela est bien suffisant pour la mortifier horriblement… Et qu’elle croie que j’aie voulu l’atteindre !… Il faut arrêter cette histoire-là, Guérin, je le veux.

GUÉRIN.

Mais par quel moyen, maintenant ?…

BARNAC.

Je m’en fous… C’est nécessaire. Benoitier réclame trente mille francs de dommages et intérêts ?

GUÉRIN.

Oui…

BARNAC.

Vous allez les lui verser immédiatement.

GUÉRIN.

Pas en votre nom, je suppose ?…

BARNAC.

Non, bien entendu… Vous les prendrez sur mon compte, voilà tout.

GUÉRIN.

Encore est-il indispensable que Sergyll soit consentant. Je ne vois pas bien comment je m’y prendrai pour…

BARNAC.

Exécutez mes ordres, d’abord… Dans l’autre affaire… celle de la tournée interrompue, quel est le principal poursuivant ?…

GUÉRIN.

Hermann.

BARNAC.

Tâchez de le joindre aujourd’hui même et de savoir à combien on transigerait pour désintéresser tout le monde, acteurs et commanditaires.

GUÉRIN.

Hein ! Vous n’allez pas aussi acquitter cette dette ?

BARNAC.

Jamais de la vie !… Mais je veux réduire toute l’affaire au minimum d’argent et de bruit possible… La Commission a manqué de tact vis-à-vis de moi !… Car il n’y a pas un commissaire qui ne connaisse mon ancienne liaison avec Dellières… Allez, courez vite chez Hermann.

GUÉRIN.

Entendu ; seulement…

BARNAC.

Mais, nom de Dieu !… Je ne veux pas, entendez-vous ?… Je ne veux pas !… Demandez-moi Central 22-46…

(Guérin va au téléphone.)
BARNAC, (arpentant la pièce, furieux.)

Voilà qui va être réglé en cinq minutes… Non, mais que vous n’ayez pas imaginé, vous mon vieil ami, ce…

GUÉRIN.

Je ne prévoyais pas que votre sentiment vis-à-vis de lui…

BARNAC.

Mais vis-à-vis d’elle, hein ?… Je ne ferai pas figure d’hypocrite… Moi qui recevais encore, il y a quelques instants, ses deux petits…

GUÉRIN, (lui passant l’appareil.)

Tenez !

BARNAC, (d’un ton naturel d’homme d’affaires.)

Allo… Mademoiselle Dellières ?… C’est vous ?… Bien… Allo !… Moi, Barnac… Oui, moi-même… J’ai absolument besoin de vous parler tout de suite… Très urgent… Vous pouvez ?… Vous allez sortir ? Très bien… Puisqu’elle est à votre porte, sautez dans votre auto… Je vous attends !… » (Il raccroche.) Elle sera là dans trois minutes, le temps juste de traverser le pont. Maintenant, Guérin, filez cher Hermann. Tâchez de le rencontrer, bien que ce soit dimanche… Pouvez-vous revenir demain, vers onze heures ?

GUÉRIN.

J’ai des rendez-vous au bureau, mais, pour vous, je me rendrai libre.

BARNAC.

Quelle est l’adresse personnelle de Sergyll ?…

GUÉRIN.

22, rue Montpensier…

BARNAC.

Merci, Guérin… Excusez-moi, vous êtes la bonté même.

GUÉRIN.

Vous savez bien pourquoi je me suis tu…

BARNAC, (lui tendant les bras.)

On s’embrasse ?…

(Ils s’embrassent très amicalement. Guérin sort. Resté seul, Barnac marche de long en large, réfléchit, puis va à la table, commence à écrire une lettre et sonne. Un temps. Du cabinet de travail entre Mademoiselle Morel.)


Scène XII


BARNAC, MADEMOISELLE MOREL

MADEMOISELLE MOREL.

J’ai entendu sonner, mon ami ?… Vous avez besoin de quelque chose ?

BARNAC.

Merci, j’ai sonné Aubin ; mais demeurez, maintenant. Vous n’êtes pas importune. (Aubin, rentre.) Faites porter cette lettre à son adresse immédiatement… Pas de réponse. N’y allez pas vous-même, j’aurai besoin de vous. Dites à la femme de chambre de prendre un taxi.

AUBIN.

Bien, Monsieur.

(Il sort.)
BARNAC, (la voyant prendre sur le lit son chapeau et son étole.)

Vous partez décidément ?

MADEMOISELLE MOREL.

Je crois que c’est préférable, car, dans une minute, vous allez solliciter de moi que je me retire à mon tour ?…

BARNAC.

Oh ! oh ! Qu’est-ce qui provoque sur vos lèvres une phrase aussi Louis XIV ?…

MADEMOISELLE MOREL.

On a beau s’occuper à déménager les statues de votre appartement, il faudrait être sourd pour ne pas entendre, à travers les portes, vos éclats de voix !… Ah ! vous ne vous gêniez pas !

BARNAC.

Vous avez écouté ?…

MADEMOISELLE MOREL.

Entendu… Vous n’avez pas été long à saisir l’occasion de lui téléphoner.

BARNAC.

Si vous assistiez à notre entretien, vous seriez bien étonnée… stupéfaite même… Je sais où je vais et ne sors jamais du cadre que je me suis imposé… Les gens vous croient toujours plus bête que méchant.

MADEMOISELLE MOREL.

Je vous ai entendu dire : « À l’heure actuelle, elle doit souffrir ! »

BARNAC.

J’abomine la souffrance, d’où qu’elle vienne.

MADEMOISELLE MOREL.

Dans ce cas, vous devriez bien penser à celle que vous faites naître chez les autres.

BARNAC.

Si vous êtes sincère, pardonnez-moi.

MADEMOISELLE MOREL, (allant à lui sur un ton de prière.)

Ne recevez pas cette femme.

BARNAC.

Je regrette…

MADEMOISELLE MOREL.

Si j’insiste de toute ma prière ?…

BARNAC.

Ma résolution n’en sera pas modifiée. Excusez-moi : ce que vous demandez est impossible.

MADEMOISELLE MOREL, (se levant et mettant froidement son chapeau.)

Adieu, mon ami… Vous perdez une affection qui était en train de se donner et vous n’avez rien fait pour la retenir.

BARNAC.

Chère amie, quand l’heure est venue que les feuilles tombent, croyez-vous que l’arbre fasse quelque chose pour les retenir ?… La terre doit être jonchée de solitude, et elle le sera, soyez tranquille !

MADEMOISELLE MOREL.

Je ne reviendrai pas le constater.

BARNAC.

Si vous reveniez, c’est que vous m’auriez aimé beaucoup… Si vous ne revenez pas, c’est que vous m’aimez un peu…

MADEMOISELLE MOREL.

Je n’ai plus que cette façon de vous le prouver… Bonsoir, mon cher Barnac…

BARNAC.

Je vous ai froissée… Plus tard, vous m’excuserez et vous reviendrez peut-être.

MADEMOISELLE MOREL, (la tête fièrement levée.)

Je ne crois pas… Je connais une chanson qui dit :

La vie est belle et les chagrins sont courts.


Adieu, cher ?…

(Elle sort. Une fois seul, il jette un coup d’oeil timide sur la glace, va au plateau, d’une main replie la serviette sur la fiole de pharmacie. La porte se rouvre brusquement. Il tressaille et se retourne : c’est Aubin très ému qui parle à voix basse.)
AUBIN.

Monsieur… Monsieur !…

BARNAC.

Vous entrez sans frapper, maintenant ?…

AUBIN.

Je n’osais pas prévenir Monsieur qui n’était pas seul… Mademoiselle !…

BARNAC, (bourru.)

Eh bien ! quoi Mademoiselle ?…

AUBIN.

Elle vient de sonner pendant que Monsieur était en conversation avec Mademoiselle Morel… Elle a prétendu qu’elle avait rendez-vous… Elle est dans le cabinet de travail… Alors, je suis venu prévenir Monsieur dès qu’il a été seul… Que faut-il ?…

BARNAC, (l’interrompant avec brusquerie.)

En faites-vous des histoires, mon pauvre garçon… pour des choses aussi simples !… (Il va à la porte, l’ouvre, et, très simplement.) Si vous voulez vous donner la peine d’entrer…

(Il revient en scène et regarde Aubin comme pour signifier en haussant les épaules : « Vous voyez, est-ce assez simple ! » puis le congédie du geste.)


Scène XIII


BARNAC, MARTHE

BARNAC, (tout de suite aussi naturel que s’il la revoyait d’hier.)

Je vous demande pardon de vous recevoir ici… Je suis un peu enrhumé en ce moment…

MARTHE, (d’une voix faible.)

Ah !…

(Elle est, au contraire de lui, terrifiée par sa propre émotion, les yeux démesurés sous la voilette.)
BARNAC.

Oh ! rien de grave… Le petit rhume que tout le monde a attrapé cette année… Ça dure une quinzaine de jours… (Il s’aperçoit qu’elle jette un regard interloqué sur la pièce.) C’est vrai, au fait, vous ne reconnaissez pas la chambre… Je l’ai complètement modifiée… J’ai bazardé mon ancien mobilier… même mon cabinet de travail… Je ne sais pas si vous avez remarqué, en passant à côté ?… Tout est modernisé…

MARTHE.

En effet…

BARNAC.

On se fatigue de l’ancien… à la longue…

MARTHE, (balbutie.)

Oui… tout ce qui est ancien…

BARNAC.

Mais ce n’est pas pour vous parler mobilier, vous vous en doutez, que je vous ai priée de venir… (L’air faussement étonné.) Qu’est-ce qu’il y a donc ?

MARTHE, (s’assied et se renverse sur une chaise.)

Rien ! Oh ! un malaise… qui va probablement passer…

BARNAC.

Il fait un peu chaud dans cette pièce… Le feu marche nuit et jour… Voulez-vous que j’ouvre les portes ?

MARTHE.

Ne vous dérangez pas, je vous en prie, merci. La faiblesse se dissipe…

(Silence. Elle se maîtrise peu à peu de tout l’effort de sa volonté.)
BARNAC.

Marthe, je viens d’apprendre à la minute une chose qui m’a vivement affecté, que je désapprouve entièrement et à laquelle je désire ne pas être mêlé…

(Il parle vite, avec autorité, très homme d’affaires.)
MARTHE.

Quoi donc ?…

BARNAC.

On m’informe à l’instant qu’un auteur et la Société des Auteurs elle-même ont envoyé du papier timbré à votre ami.

MARTHE, (surprise.)

Ah ? Je ne suis pas au courant. Serait-ce à propos de ces affaires de cinéma ?… Oh ! dans ce cas elles ne me touchent pas particulièrement. Je ne les connais guère et, de près ou de loin, n’y ai jamais été mêlée. Si vous deviniez, d’ailleurs…

BARNAC, (l’interrompant et cherchant exprès le diapason naturel.)

Je vous en prie, Marthon, ne vous croyez pas obligée d’affecter l’indifférence… C’est si loin, tout ça !… si loin !… L’irrémédiable a apporté dans mon esprit, avec l’apaisement, un esprit de justice et d’impartialité qui me permet de penser à vous sans rancune.

MARTHE.

Oh ! merci…

BARNAC, (rectifie.)

Comme sans émoi, d’ailleurs… Seulement, je souffrirais de vous savoir malheureuse, même chagrine. Je souhaite que votre vie intime s’équilibre et s’écoule sans heurt.

MARTHE.

Vous êtes si bon ! Je vous reconnais bien là…

BARNAC.

Il faut mettre un terme à cette histoire… Je viens de voir Guérin, et lui ai donné des instructions… J’entrevois le moyen de tout arranger. Je vous en parlerai tout à l’heure, car la signature de votre ami m’est nécessaire…

MARTHE.

Mais je vous assure que j’ignore absolument et n’avais pas à connaître ce dont…

BARNAC, (l’interrompant encore.)

Oh ! simple mesure de propreté vis-à-vis de moi et de vous… Si vous pensiez que je n’ai pas su, d’une pichenette, faire tomber l’arme qu’un adversaire braquait sur la paix de votre vie, j’en serais très mortifié !

MARTHE.

Je comprends le sentiment de charité froide qui vous pousse… Et puisque mes remerciements vous blessent, je ne dirai plus rien.

BARNAC.

Non pas, Marthe… Soyons naturels !… Justement, je viens aujourd’hui d’embrasser vos deux enfants que vous avez eu la gentillesse de m’envoyer…

MARTHE.

Alors, ça ne vous est pas désagréable que je vous les envoie tous les ans ?… C’est une fête pour eux dont je n’ose les priver… Ils ont gardé un si tendre souvenir de vous… Tonton Poum, pour eux !…

(Elle réprime son émotion.)
BARNAC.

Envoyez-les plus souvent… J’y serai sensible… Je les aime bien…

(Et il a dit cette phrase d’un ton si simple, si droit, si franc, qu’elle en est toute bouleversée.)
MARTHE.

Je ne peux pas vous dire à quel point je suis touchée… Ces attentions délicates… et encore maintenant, ce mouvement pour m’épargner une peine que vous imaginiez et…

BARNAC.

Parfaitement. Je forme le vœu que vous soit épargnée toute contrariété qui vous peinerait ou vous diminuerait, même de façon détournée… Il m’a bien semblé parfois, Marthe, en ces deux ans, que vous n’aviez pas mené votre barque avec assez d’attention… Pourquoi avez-vous joué la pièce de Reillart ?… Ce n’était pas votre affaire… Certes, je vous ai trouvée, comme toujours, excellente, mais si le succès n’a pas répondu à votre effort…

MARTHE.

J’avais joué cette pièce par acquit de conscience, pour faire quelque chose. Le théâtre ! Si vous saviez maintenant comme j’y deviens indifférente !… J’ai complètement renoncé à la scène.

BARNAC.

Pourquoi ?… Vous avez une belle carrière devant vous. Ce serait un crime de l’abandonner.

MARTHE.

Je vis très retirée, bien modestement. Mais vous ?… Je regarde tout le temps les journaux et je ne vois jamais rien d’annoncé… Ça, c’est un véritable crime !

BARNAC.

Je suis comme vous… le théâtre ne m’attire plus du tout. Je me suis tourné vers d’autres conceptions.

MARTHE.

Mais la pièce ?… la pièce si belle dont j’ai connu les deux premiers actes ?…

BARNAC.

Je ne l’ai pas achevée… À quoi bon ?… Ce qui m’intéressait depuis ces dernières années, c’était d’écrire pour vous… de vous voir jouer mes œuvres… Maintenant, le théâtre, sans vous !…

MARTHE.

Oh ! des paroles comme celles-là, comment voulez-vous qu’elles ne vous fendent pas le coeur ?… Et vous dites ça si simplement… si pauvrement… Oh !

(Un brusque sanglot lui bloque la gorge.)
BARNAC.

Ne nous laissons pas aller à l’émotion du passé… Évitons les paroles inutiles… Donc… (Il tousse et à son tour, ne peut plus parler.) Quel bête de rhume !… La vilaine toux ridicule !…

MARTHE, (allant à la table sur laquelle elle a aperçu une tasse.)

Voulez-vous prendre quelque chose ?…

(Elle saisit vivement la tasse pleine.)
BARNAC.

Merci…

(Elle la lui a tendue. Il l’a prise. Elle se détourne parce que les sanglots reprendraient.)
MARTHE, (s’excusant.)

Ce geste ! Je l’ai fait tant de fois, ce geste de vous apporter la tasse de thé… Alors, n’est-ce pas ?…

BARNAC.

Oui… les mêmes gestes avec l’âme en moins… Des gestes dont on sait qu’ils ne se prolongeront pas… C’est la caricature de notre passé.

MARTHE.

Et pourquoi la caricature ? Moi, il me semble que nous nous sommes quittés d’hier !… Cette chambre a beau avoir été bouleversée… aucun souvenir pour moi n’en parait effacé… Une tenture, une forme de lit ne changent rien… À peine ma main s’était-elle posée sur le bouton de la porte que j’ai eu envie de dire machinalement en entrant : « Tu as tort de chauffer ainsi, mon chéri ; ça finira par te donner mal à la tête… » (Elle ne peut plus continuer.) Je vous demande pardon… Vous deviez bien vous attendre à ce que, pour moi, cette entrevue n’aille pas sans accroc…

BARNAC.

Surmontons de pareilles faiblesses. On peut, vous le voyez, se parler maintenant avec bienveillance, posément… C’est beaucoup !… J’en profite pour vous toucher de certaines choses, comme il est fort probable que nous ne nous verrons plus… Voilà… Les enfants… ne soyez pas étonnée, plus tard — un jour — si vous apprenez que je leur ai laissé une petite dot… J’y tiens beaucoup… Je vous prierai par la suite de ne faire aucune difficulté…

MARTHE, (se levant en sursaut et protestant de tout l’être.)

Ah ! non, ne parlez pas de ça, je vous l’interdis, par exemple !… Vous ne voyez pas que vous me brisez !…

BARNAC.

Bien, bien… je n’en parlerai plus…

MARTHE.

Quelle horreur !…

BARNAC.

Tant pis, je me tais !… Nous aurions pu envisager avec calme des décisions utiles… Enfin !… (Précipitamment, elle se dirige du côté de la porte, derrière lui.) Vous partez ?…

MARTHE.

Non… Ne me regardez pas… Je cherche un endroit où laisser passer cette crise qui m’étouffe. Ne me regardez pas… C’est l’affaire d’une minute. (Il reste assis, le dos à elle, près de la cheminée. Machinal, il tisonne. Elle se cale dans un angle éloigné de la pièce et, debout, se laisse aller, tuméfiée de larmes, aux hoquets qu’elle réprimait avec tant de peine et qui donnaient à sa voix quelque chose de rauque et de cuivré.) Pas de chance !… Pour une fois que vous réentendez ma voix après deux ans, j’aurais tant voulu qu’elle ne fût pas altérée par les larmes, comme la fois où nous nous sommes séparés !… J’aurais voulu vous laisser, quand je m’en irai, un autre souvenir plus ressemblant au passé… Une femme abîmée par ces machines à pleurer, c’est vilain !… Et puis, ce n’est pas moi, ce n’est pas celle que vous avez aimée… Celle que vous avez aimée riait toujours… Vous vous amusiez de sa gaieté, vous la faisiez rire pour le plaisir seul de l’entendre… Alors, maintenant, cette affreuse voix cassée derrière vous… Mais voilà… je me calme… Vous entendez ?… C’est déjà mieux… (Elle cherche et s’essaie à retrouver le diapason normal, assuré.) Reconnaissez-vous maintenant le timbre habituel ?… Ne vous retournez pas encore… Vous me direz si, en fermant les yeux, il vous semble que c’est tout à fait moi ?… Tenez… il est onze heures du matin, l’heure du footing, la porte s’ouvre… (Elle attaque sur un timbre gai, enfantin.) « Bonjour chéri !… Encore au lit ? Gros paresseux, va !… Il fait si beau dehors… Je t’ai apporté des gâteaux… Tu es content !… Tu m’aimes ?… Tu m’aimes bien ?… Tu m’aimes beaucoup ?… » Dites, dites, est-ce bien ma voix maintenant ?…

(Mais la voix s’est altérée rapidement et Marthe est tombée sur le lit.)
BARNAC, (sans se retourner.)

Marthe, il vaut mieux ne pas aller plus loin, en effet… Dans le mouvement impulsif qui m’a porté à vous appeler, je ne me suis pas bien rendu compte… mais si cela débute ainsi… allez-vous-en, je vous en prie… Plus tard, je vous convoquerai.

MARTHE, (changeant de ton, résolument.)

Oui, je m’en vais, Paul, mais pas avant tout de même que vous ayez entendu à votre tour ce que, moi, j’ai à vous dire !… (Elle avance vers lui presque en glissant, se place derrière son fauteuil et lui parle à voix basse, à l’oreille.) Chéri… chéri, je n’ai jamais cessé un jour de penser à toi, de souffrir de n’être plus tienne… Oh ! va, ce n’est pas pour revenir que je te dis ça à ton oreille !… J’ai cru d’abord que je ne pourrais pas vivre quand tu m’as chassée… Après, j’ai surmonté le désespoir, comme toutes les femmes, quand arrive l’heure de la catastrophe… Il faut bien, n’est-ce pas ?… C’est la vie !… Seulement écoute : si, entre tous les hommes qui s’offraient à moi, j’ai gardé celui-là, ce n’a pas été par affection… Non, je ne voulais pas que tu apprennes que je pouvais éprouver un amour… tu comprends ?… J’ai tout écarté, tout repoussé…

BARNAC.

Ah ! la logique des femmes !… Ainsi, celui que tu aimais, tu l’as trompé abominablement et tu es restée fidèle à celui que tu n’aimais pas !…

MARTHE.

Qui te parle de fidélité ?… À côté de moi, il y avait de temps en temps, et à de certaines heures, un être docile que je pouvais rudoyer, comprends-tu ? qui connaissait le passé, à qui je pouvais parler de toi, un qui m’a regardé pleurer… une espèce de chien dévoué. On peut le chasser du jour au lendemain. Ma vie est exactement au point où tu l’as laissée… Tu pourrais la reprendre telle qu’elle était quand tu l’as brisée… pareille… avec cette différence que tu aurais maintenant un être mûri, déjà assagi par le chagrin et l’expérience de ses faiblesses.

BARNAC, (se dressant.)

N’essaie pas de me tenter, ma pauvre fille ; tes efforts seront inutiles !

MARTHE.

J’espérais sans cesse… je me disais : « Sait-on jamais… il faut attendre… Patience ! » Que veux-tu ? J’ai toujours eu le pressentiment que ça n’était pas fini, nous deux… Chéri, chéri… reprends-moi ! reprends-moi !… Laisse-toi être bon pour ta petite désolée… je te dis que tout peut revivre, que tout va revivre… (Ils se regardent. Une expression tumultueuse illumine le visage de Barnac.) J’en suis sûre, je le sens… je le sens à ma joie… je le sens… à ton regard !…

(Tout à coup, elle pousse un cri. Elle a compris ce qui se passait en lui. Il l’empoigne et l’étreint dans un baiser violent, dans un appel de tout l’être. Le cri de triomphe de Marthe s’achève en un susurrement tendre. Il la pousse contre le lit sur lequel elle se laisse crouler en le serrant dans ses bras. Mais à la brutale étreinte succède un retrait éperdu de Barnac qui se dégage et recule jusqu’à la cheminée.)
BARNAC.

Eh bien ! eh bien !… Quel est ce coup de folie ?… Tu viens de tenter le suprême effort pour me reprendre… Charitablement, oui, par charité, tu as voulu me persuader que tu éprouvais une attirance physique.

MARTHE.

Non, je ne t’ai pas menti ! C’est vrai !… Je l’éprouve ! Viens que je te serre encore dans mes bras comme autrefois. Tu verras si je ne t’aime pas !…

BARNAC.

Et peut-être arriverais-tu à t’illusionner quelques heures !… Mais le passé est là qui me crie : « Demain, un jour, la catastrophe surviendrait, plus atroce parce que tu serais plus vieux ». C’est profaner la vieillesse que de vouloir prolonger le désir… Mes résolutions sont prises. Ton appel vient de me décider. Désormais, aucune chair ne m’approchera, pas même la plus douce, la plus tendre qui soit, la tienne…

MARTHE.

Ne me refuse pas… ne laisse pas partir le bonheur que tu tiens dans les mains !…

BARNAC.

Ma pauvre Marthe, tu m’as révélé jadis à quel prix tu obtenais de toi-même la fidélité à ce vieil amant pour qui tu éprouvais une si charmante camaraderie. Quel avenir nous attendrait !… Quelques années honteuses et qui provoqueraient la risée de tout Paris ?… Merci bien !… J’ai reconquis la dignité de l’âge. Le dernier cri de la chair, je viens de le pousser, là. Il ne se renouvellera plus jamais, je te le jure bien !

MARTHE, (accablée, se tordant les mains.)

Mais c’est désespérant !… Moi, qui ai tant d’amour pour toi, en réserve… Il faut renoncer à cet espoir ?… Pourtant, pourtant, si tu voulais… J’ai tellement changé… Essaie-moi, dis ! Essaie !…

BARNAC.

Non, Marthe. Je t’ai pardonné parce que j’ai compris. N’abîmons pas ce pardon, cet équilibre actuel de l’intelligence et du sentiment !… D’ailleurs, on vient de sonner. Voilà qui va nous empêcher de quitter la ligne stricte du bon sens, car l’homme qui entre en ce moment, l’homme que j’ai convoqué ici-même, c’est ton ami.

MARTHE, (bondissant.)

Ah ! ça… tu dis ?… J’ai bien entendu ?… Répète… tu as ?…

BARNAC.

Mais oui, Marthe… Pourquoi cette stupeur ?…

MARTHE.

Qu’est-ce que tu veux faire ?… Quel est ton but ?

BARNAC.

Rappelle-toi le point de départ de notre conversation ?… Il ne va plus y avoir ici que trois personnes très positives, très maîtresses d’elles-mêmes, discutant une affaire d’ordre intime : c’est tout… Voilà, petite Marthe… Ne reste pas ainsi stupéfaite… écrasée… Je suis à l’étape du devoir maintenant. Si tu savais, de là-haut, quand on y est parvenu, avec quelle sereine pitié on regarde les passions humaines !

(Aubin entre après avoir frappé.)
AUBIN.

Monsieur Sergyll.

BARNAC.

Faites entrer… (Le domestique se retire. Barnac, vivement, passant à Marthe son manteau et son chapeau tombé.) Ressaisis-toi ! Du calme ! Du calme ! Remets ton chapeau et écoute ce que je vais dire… devant toi… écoute bien…

(Il va au-devant de Sergyll qui s’arrête sur le seuil. Marthe a eu le temps de détourner de Sergyll un visage trop ému. À la porte, Sergyll, en voyant la scène, a marqué un léger frémissement.)


Scène XIV


Les Mêmes, SERGYLL

BARNAC, (très net, péremptoire, très président de la Société des Auteurs et désignant Marthe.)

Monsieur, je vous ai convoqués tous les deux, comme m’y autorisent mon âge, ma situation et l’intérêt que j’ai toujours porté à Mademoiselle Dellières, je vous ai convoqués dans le feu d’une nouvelle qui m’a été apportée tout à l’heure : le procès que vous intente la Société… Pour elle (Il la désigne.), pour moi (Il appuie sur le mot.), pour vous-même, il importe que cette affaire n’aille pas plus loin. Sans vous consulter, j’ai commencé par y mettre bon ordre.

SERGYLL.

Maître, je comprends le sentiment auquel vous obéissez dans le but d’éviter à Mademoiselle Dellières ce que vous estimez devoir lui nuire… Je dois, à la vérité, d’affirmer…

MARTHE, (interrompant avec dignité pour éviter toute pénible explication.)

J’ai déjà expliqué à Monsieur Barnac ; et je lui ai dit aussi que je n’étais pas plus au courant de ces poursuites que des raisons qui les ont motivées.

SERGYLL.

Mais, cependant, je crois me…

BARNAC.

Il n’y a pas de mais, Monsieur… Vous vous étiez mis dans une position sinon répréhensible, du moins regrettable. Cette histoire aura juste l’importance que la malignité publique voudra bien lui donner. Seulement, l’action de la Société est ennuyeuse ; il me faut de vous un mot qui m’accorde le pouvoir de liquider cette affaire.

SERGYLL, (étonné d’abord, puis, après avoir pris le temps de la réflexion.)

Maître, malgré le respect que m’inspire votre désir, je me demande si je puis obéir… Je vous sais un gré considérable, mais… Mademoiselle Dellières, consultée la première, partage-t-elle cette manière de voir ?… Elle seule a qualité pour…

MARTHE, (avec une autorité froide et sans réplique.)

Tout ce que décidera Monsieur Barnac ne peut être que parfait. Je viens de lui dire que je n’avais pas eu moi-même connaissance de cette assignation qui ne me touche pas personnellement. Il estime préférable qu’elle n’ait pas de suite. On doit s’incliner rspectueusement devant cette décision.

(Elle s’est ressaisie, s’est assise et remet ses gants.)
BARNAC, (vivement.)

Reste l’autre affaire… (Il fait asseoir Sergyll.) Celle-là n’a rien de répréhensible du tout… Vous avez tenté de vous élever, de vous créer une situation plus en rapport avec vos aptitudes et votre désir de conserver la femme que vous aimiez.

SERGYLL.

Exactement.

BARNAC.

L’entreprise n’a pas réussi ; l’échec est honorable… Vous éteindrez vous-même ce passif petit à petit. Il convient toutefois, pour les raisons que nous avons dites, de vous en faciliter le moyen. Eh bien, moi, — adversaire de l’écran, — je vous accorde l’exclusivité de quatre de mes plus célèbres succès, au choix. Vous en tirerez les adaptations cinématiques que vous voudrez. Guérin préparera le traité.

SERGYLL.

Cette fois, je vous arrête, maître… Oh ! je me rends bien compte que cette aide magnifique ne s’adresserait pas, dans votre esprit, à la vague personnalité que je suis et qui n’a aucun titre, aucun, à votre indulgence… bien au contraire ! Mais, quelle que soit la délicatesse de votre intention vis-à-vis de Mademoiselle Dellières, je redoute bien, maître, qu’elle n’ait une erreur à sa base… Permettez-moi de la rectifier en toute loyauté… Peut-être, insuffisamment renseigné, imaginez-vous que Mademoiselle Dellières a sa part dans l’adversité qui me touche, ou tout au moins une participation morale quelconque… Je veux vous détromper et vous mettre à l’aise. Je ne sache pas que je sois dans sa vie autre chose qu’un ami dont le sort n’est pas du tout lié au sien… mais pas du tout… Alors, s’il advient que je disparaisse de son horizon, votre générosité aurait été en pure perte, et, comme moi, j’en subirais néanmoins les effets, je crois nécessaire de vous dire : réfléchissez bien auparavant, maître, afin que plus tard vous ne regrettiez pas le mouvement que votre délicatesse vient de vous inspirer.

(Il a parlé posément, mais en cherchant ses mots et ces formules un peu oratoires, pour ne point se montrer inférieur à la situation.)
BARNAC.

Je vous entends… C’est parler en homme d’esprit et d’expérience… Mais je ne veux pas connaître la limite de vos accords personnels à tous deux ni leur chance de durée. Tout cela est pour moi lettre morte… Et quand bien même une séparation surviendrait, je n’en regretterais pas pour cela d’avoir agi comme un galant homme doit agir… Puis-je compter formellement sur votre acceptation ?…

SERGYLL, (hésitant.)

C’est à Mademoiselle Dellières de répondre pour moi… Je ferai ce qu’elle ordonnera de faire.

MARTHE.

Vous devez accepter ce que Monsieur Barnac vous propose. Voilà mon sentiment, très net.

SERGYLL.

C’est convenu, je m’incline.

BARNAC.

Parfait. Dans ce cas, deux lignes. (Il indique la petite table à écrire, Sergyll prend la plume et s’assied. Barnac dicte.) « J’autorise Monsieur Barnac à se substituer à moi pour tout règlement de l’affaire Benoitier… » Signez, s’il vous plaît ?… (Sergyll, un peu pâle et contracté, s’exécute, puis rejette la plume avec un mouvement d’impatience qui n’échappe pas à Barnac.) Oh ! oh !…

SERGYLL, (qui s’était levé, se retourne vers Barnac et se dominant.)

Je vous demande pardon de ce mouvement… Je n’ai pas le droit d’une impatience ni d’appeler humiliation ce qui ne doit être que… gratitude.

BARNAC.

De toute évidence, vous vous demandez, Monsieur, et avec une angoisse marquée, quelle va être ma prime dans tout cela… Il y en a une, vous ne vous trompez qu’à demi… Je vais vous demander en retour quelque chose d’important, de très important…

SERGYLL, (de plus en plus pâle.)

Mais, Monsieur…

(Marthe qui regardait, indifférente à la scène, les murs, les meubles avec une émotion solitaire, se rapproche, surprise.)
BARNAC, (après un sourire.)

Rassurez-vous, vous n’avez pas signé un papier qui impose à l’une des parties le poids de la reconnaissance en accordant à l’autre certains bénéfices déplaisants… Rassurez-vous, je ne suis pas l’homme de ces combinaisons.

SERGYLL.

Je n’en ai pas douté un seul instant… Alors ? Je vous écoute, maître, respectueusement.

(Marthe s’est assise sur le fauteuil près de la cheminée, Barnac, debout, entre eux, les a bien tous deux dans le champ de son regard.)
BARNAC.

De quoi, diable ! s’agit-il, vous demandez-vous en ce moment ?… Eh bien, voici… Il y a un vaste mot dont se sert le monde entier, si vaste qu’il englobe tout, qu’il résume, pour nous, joie, douleur, lutte, rage, corps à corps : « l’Amour »… De temps en temps se glisse bien dans la conversation, entre deux êtres qui se chérissent, un autre petit mot, tout petit, auquel on ne prête pas attention, tant il paraît inférieur… C’est ce petit mot-là pourtant qui est la clef du cœur. C’est celui qui devrait toujours, peu à peu, se substituer à l’autre tant il le dépasse en beauté, tant il est la vraie expression du sentiment pour ceux qui sont réellement aimés. Écoutez comme il sonne bien ce petit mot… comme il paraît beau quand on le prononce bien : « La Tendresse »… Est-ce qu’elle ne devrait pas toujours survivre à l’amour ? Est-ce qu’il n’est pas abominable que deux êtres qui se sont profondément chéris pendant des années ne sachent plus rien, tout à coup, l’un de l’autre… plus rien !… Pourtant, après, bien après l’adieu, on voudrait redire encore : « Mais non, ne fais pas ça… Tu as tort… Quelle bêtise !… Moi, à ta place, je ferais ça… Le dernier chapeau que je t’ai vu ne t’allait pas bien… » Mille choses bêtes, mille choses profondes ! Cette tendresse spiritualisée qui survit à tout, à la possession, à la vie commune, est-elle donc impossible, puisque tous les êtres la repoussent même au mépris de leur bonheur ?… Ah ! voilà, je sais bien… jeune c’est rudement difficile !… Mais vieux ?… À un âge où l’on renonce à l’amour physique, n’est-elle pas toute naturelle, et toute bonne, la tendresse ?… Quel inconvénient présente-t-elle ?… J’ai tellement pris l’habitude de m’intéresser à cette petite-là… de lui être utile, de lui écrire des rôles, de me réjouir de ses succès, de lui éviter des écueils, de la vouloir heureuse, que je ne ferai en somme que prolonger une habitude ancienne en la voyant de temps en temps ouvrir la porte, venir ici répéter ses rôles… car il faut qu’elle fasse encore du théâtre… En somme, j’ai été un peu son imprésario… Qu’est-ce que je demande ? Une amicale pression de mains, un petit bonjour de temps en temps… un éclat de rire dans l’antichambre… car vous ne connaissez pas, vous, la solitude de la vieillesse !… Oh ! cet appartement !… J’ai bien essayé d’en combler le vide. Rien, ça n’a rien donné… Mon cœur avait pris l’habitude de s’attacher à une seule personne au monde… Ah ! pourquoi a-t-on choisi celle-là à l’exclusion de toute autre ? Voilà… voilà le grand mystère !… Et il n’y a rien à faire… C’est celle-là… c’est sa voix… c’est son pas… c’est ce qu’elle dit… celle-là et pas une autre, celle qu’on souhaite auprès de soi à l’heure dernière… celle dont on aimerait tenir la main en partant pour toujours… (Marthe a la main sur le dossier du fauteuil. Il la caresse.) Ce sont ces chers petits doigts-là, eux seuls, que l’on voudrait, après, pour vous fermer les yeux… (La voix contractée, dans une sorte d’explosion.) Alors, alors, n’est-ce pas ?… quand c’est possible… pourquoi pas, hein ?… Le reste a si peu d’importance !…

MARTHE, (fond en larmes.)

Paul… Ah ! ces mots qui déchirent…

SERGYLL.

Je suis moi-même bouleversé, Monsieur.

BARNAC.

Combien d’anciens amants sur la terre ont dit : « Restons bons amis. » La méchanceté du cœur les en a empêchés. Mais nous ?… Si vous voulez bien respecter ce pacte inoffensif de tendresse, je m’engage à n’en jamais enfreindre la pureté charmante… Me comprenez-vous, Marthe ?… Comprenez-vous, ce que je désire… Promettez de tout votre cœur sensible…

MARTHE, (s’essuyant les yeux.)

Vous le savez bien, vos désirs seront scrupuleusement respectés, quels qu’ils soient.

SERGYLL.

Mais que suis-je dans sa vie, et devant vous, moi, humble comparse, qui vaille qu’on m’associe à ce pacte dont peut-être un jour prochain, la fatalité m’excluera…

BARNAC.

Qui vous êtes ?… L’Amant. Le nécessaire lien de la jeunesse à la jeunesse. J’aurais en face de moi un autre homme que vous, je lui tiendrais absolument le même langage… Vous n’avez pas à mes yeux de caractère distinct. Je demande à l’amant la titularisation de ma tendresse et de mes droits à la retraite. Oh ! sans doute, j’entends déjà la mauvaise gouaille de Paris !… Je le connais, mon Paris de théâtre, frelaté… Ils ricaneront des mots stupides et pourris quand on la reverra jouer mes pièces… Ils souffleront méchamment, bassement : « Ménage à trois ! » et bien d’autres saletés… Qu’importe qu’ils ne comprennent pas, les malheureux, si nous, nous comprenons des choses plus élevées et si nous prononçons, comme aujourd’hui, des paroles assez grandes, celles-là justement, que les hommes ne prononcent jamais, parce qu’elles sont vraies !

SERGYLL.

Seul, un être comme vous, au-dessus de toute vulgarité, pouvait les prononcer.

BARNAC.

Ainsi, nous nous sommes compris ?… Merci… À la bonne heure ! (Il tend une main furtive à Sergyll.) Huit heures et demie, déjà ! Vous avez votre voiture, Marthe ?…

MARTHE.

Oui.

BARNAC, (reprenant un ton froid et placide d’homme d’affaires.)

Adieu Monsieur. Guérin vous convoquera à la Société…

SERGYLL, (s’inclinant.)

Quand vous le jugerez bon.

BARNAC.

Au revoir, Marthe. (Elle fait signe discrètement à Sergyll de passer le premier, Sergyll obéit. Barnac, qui a aperçu le signe, et à voix haute, exprès.) Non, non, ne reste pas une minute de plus ici… Tout de suite nos conventions !…



Scène XV


MARTHE et BARNAC, seuls.

MARTHE.

Ah ! pas avant que je t’aie serré dans mes bras !

BARNAC.

Si tu veux !

(Elle va se précipiter à son cou. Mais il a tendu le front et Marthe y pose les lèvres, longuement.)
MARTHE.

Le voilà, le vrai baiser de tendresse !

BARNAC.

Tu l’as bien donné !

MARTHE, (métamorphosée, les yeux pétillants de joie.)

Oh ! la joie de te retrouver !… C’est donc vrai ! Je vais revoir tes bons yeux, ton cher sourire. Et tout ça si subit, si imprévu ! Que je suis heureuse !

(Elle bat presque des mains.)
BARNAC.

Oui, nous nous retrouvons sur un autre palier… Mais tu as bien compris ? Pas d’erreur ! Le pacte est conclu. Tu auras ta vie, une vie bien à toi, la vie qu’il faut que tu aies. De temps en temps seulement tu viendras bavarder avec ton vieux bonhomme d’autrefois… Nos relations se borneront à ces chastes visites.

MARTHE.

J’ai compris tout ce que tu désires de grand et de pur, va !… Notre amour sera ce que tu veux qu’il soit, Paul… transformé ! Il en prendra l’habitude, comme on prend celle de vieillir, quelque peine qu’on en éprouve… Nous avons failli le perdre, nous le retrouvons, c’est l’essentiel, mon dieu ! L’essentiel, oui, c’est de le sentir vivre comme un être cher qui a été en danger de mort, et dont on tâte le pouls avec avidité… (Elle lui a saisi les mains et les couvre avec les siennes.) Ce qu’on demande, c’est de le sentir battre sous le doigt longtemps… longtemps… toujours…

BARNAC.

Jusqu’à la fin…

MARTHE.

Tu verras de quelle affection je t’entourerai !

BARNAC, (avec maintenant le fin sourire que tant de Parisiens ont connu.)

Mais je le sais bien… Je suis un grand spéculateur… J’ai mis mon amour en viager !… (Il la pousse vers la porte.) Va-t’en vite, maintenant. Ne fais pas attendre ton ami… Tiens… ton sac. (Il prend sur la table le petit sac, puis à côté le mouchoir qu’avait laissé Marthe.) N’oublie pas ton mouchoir, ton mouchoir trempé de larmes !…

MARTHE, (le prend, se ravise, et gentiment le glisse dans la poche du veston de Barnac.)

Larmes et parfums !

BARNAC, (souriant encore.)

Toute la femme !… Es-tu contente, au moins ?

MARTHE.

Si je le suis !

BARNAC.

Pas trop tout de même, hein ?… (Marthe a un mouvement de reproche, mais Barnac la rassure tout de suite par l’expression même de sa physionomie.) Je plaisantais, rassure-toi…

(Là-dessus, Aubin est entré, apportant le plateau du dîner.)
MARTHE.

Bonsoir, Aubin !… C’est tout ton dîner, ça ?

BARNAC.

La soupe de huit heures… pas plus… À cause du rhume…

MARTHE.

Tu ne veux pas que je reste dîner avec toi ?…

BARNAC.

Non !… Nos conventions d’abord et avant tout…

MARTHE.

Mais tu vas être triste, seul ici, ce soir où tout justement redevient clair et joyeux…

(Et tout son être exprime la joie, une joie trop évidente qu’elle ne songe même pas naïvement à atténuer.)
BARNAC.

Ma foi… j’ai l’habitude maintenant… (Sonnerie théâtrophone.) Le théâtrophone… Depuis que je suis malade, je me fais donner le théâtrophone chaque soir…

MARTHE.

Attends, je vais te le passer… Qu’est-ce que tu as demandé ?…

BARNAC, (pendant qu’Aubin a disposé la table devant lui.)

L’Opéra-Comique, je crois… Une Manon quelconque…

(Elle écoute à l’appareil. Aubin est sorti.)
MARTHE.

C’est commencé déjà.

BARNAC.

Donne… (Elle le lui passe.) Les pieds au feu, la table devant moi, je ne serai pas si seul que ça !… Ne t’occupe pas.

MARTHE.

Demain, n’est-ce pas ?

(Elle s’approche et lui embrasse une dernière fois le front, tendrement, en lui pressant la tête contre la poitrine.)
BARNAC.

Demain, oui !

MARTHE.

À quel moment ?…

BARNAC.

Au crépuscule… Descends vite !

MARTHE.

Et heureuse !…

BARNAC.

Eh bien, alors, tu vois… tout est pour le mieux !… Qu’est-ce qu’on veut de plus ! Gazouille, en t’en allant, comme autrefois… gazouille…

(Il ferme les yeux pour écouter.)
MARTHE, (mutine, les yeux clairs, de la porte se met à chanter la chanson du premier acte.)

Au revoir, mon amoureux chéri !… Au revoir, bel infidèle !…

(La chanson s’éloigne. Marthe a disparu. La porte est refermée. Alors Barnac laisse glisser l’appareil qu’il tenait à la main. Il saisit le petit mouchoir de Marthe et le mord en sanglotant.)

FIN