L’Édition (p. 165-180).

VIII

Les amies ennemies


— Quand on a une maîtresse, et que le hasard ou sa propre initiative vous en donnent une seconde, est-il sage de les présenter l’une à l’autre et d’en faire des amies ?

— Cela est sage et pratique, car l’on évite une foule de mensonges, on n’a pas à partager son temps en deux parties inégales que l’on offre toujours mal à propos et qui sont toujours jugées insuffisantes. On a une vie qui forme ainsi un tout double et harmonieux dont on n’a rien à distraire ni à modifier.

— Mais les deux maîtresses ne tardent pas à engager une lutte sans merci qui empoisonne cette vie harmonieuse et la rend bientôt impossible !

— Il n’en est rien, si elles ont du penchant l’une pour l’autre, soit que ce penchant soit naturel, soit qu’on le suscite en disant à l’une que l’autre l’aime et réciproquement. Mais il convient surtout qu’il y en ait une qui soit celle que l’on aime le mieux, la vraie maîtresse, et que l’autre n’occupe qu’une situation de second plan, parce qu’elle est venue la seconde et qu’elle ne fait qu’un apport d’amour moindre.

— Comment pèsera-t-on cet apport et qu’arrivera-t-il si elle aime et si elle souffre ?

— Avez-vous remarqué qu’il n’arrive presque jamais rien et qu’il n’y a pas de chose qui ne s’arrange pas au bout de quelque temps ?



— C’est qu’elle est tout à fait gentille, dit Jocelyne en prenant la main d’Aline, pendant que la voiture cahotait dans la poussière le long de la mer.

Jocelyne souriait en montrant toutes ses dents, qui étaient superbes. Elle parlait de Paris, des théâtres, de ses amis, de ses toilettes. Elle avait la faculté de changer brusquement de conversation, sans raison apparente, et elle laissait se développer en elle cette faculté, à cause de la commodité qu’elle présente.

Ayant déclaré qu’Aline était gentille, elle parla aussitôt d’autre chose, donnant ainsi de l’insignifiance à cette déclaration. Et les sujets de la conversation étaient des choses et des gens qu’Aline ne connaissaient pas, et de temps en temps Jean Noël et Jocelyne s’efforçaient, par quelque parole banale, de la rattacher à leur groupe et de lui enlever le sentiment de la solitude. Mais cette solitude ne faisait que s’aggraver à mesure que la voiture roulait et que le soleil devenait plus brûlant.

— Comme cela va être amusant de déjeuner tous les trois ! dit Jocelyne.

La voiture s’était arrêtée. Aline secoua son manteau, que la poussière de la route avait recouvert d’une fine cendre grise. Et elle aurait bien voulu pouvoir secouer son âme, sur laquelle il était tombé aussi une pluie de cendres.



— Nous sommes à peu près du même âge, et je vous admire d’être tellement plus loin que moi sur un des chemins de la vie, sur le plus beau, sur celui qui monte, car il y en a un autre qui serpente dans les bas-fonds, qui est très sombre et que je connais mieux que personne.

Là-bas, il y a ce grand mystère qu’est Paris pour moi avec ses boulevards prodigieux, ses hôtels vibrants d’orchestres, ses thés éblouissants de toilettes, et je vous admire de le pénétrer avec aisance, d’en sortir en souriant, ayant gardé sur votre robe son parfum le plus délicat.

Malgré la franchise du regard, la simplicité du désir, l’amitié voulue de toutes les paroles, je vous crains un peu, parce que vous m’entraînez quelque part et que je n’entrevois pas où.

Comment vous aimerai-je ? C’est à partir du moment où j’ai su que vous existiez que cette sorte d’atmosphère lumineuse dans laquelle je marchais s’est soudain voilée.



— Je t’ennuie avec mes conseils, dit le peintre Fortune à Aline, en allumant sa pipe, et c’est pourquoi tu ne viens plus me voir.

Un peintre doit vivre avec des pinceaux et des couleurs, il doit avoir des modèles pour maîtresses et d’autres peintres pour amis. Une petite femme comme toi doit fréquenter d’autres petites femmes dans le même genre, et tes amants doivent s’accouder dans les cafés, jouer aux cartes en devisant, avoir un visage provincial. C’est une condition essentielle du bonheur de demeurer dans son milieu, d’y occuper une place étroite, mais bien à soi.

Le peintre Fortune jeta une grande bouffée de fumée et selon son usage se mit longuement à rire.

— Et puis il y a un moyen de traverser la vie sans souffrir : c’est de rire de tout, car toute chose est joyeuse et ne vaut pas la peine qu’on se donne du mal pour elle, toute chose, hors la peinture, qui doit être le but de la vie.

Aline allait répondre qu’elle n’était pas peintre, mais déjà Fortune jetait hâtivement un croquis d’Aline sur une toile et se réjouissait d’une pose aussi naturelle dans une aussi belle lumière.



— Il ne te faut pas être jalouse, Lucette, puisque je ne t’aimais pas et que je n’aime pas davantage cette femme que je ne connais pas. Je te prenais dans mes bras plus pour te consoler que me consoler moi-même de la tristesse de ma vie. Tu n’étais pas jalouse des hommes que je n’aimais pas, tu n’as pas été jalouse de l’homme que j’ai aimé, et voilà que tu l’es ce soir d’une femme qui ne m’est rien.

Si je t’abandonne dans ta chambre, sans baiser, à l’heure où tu es si tendre d’ordinaire, ce n’est pas à cause d’elle, mais à cause de lui.

Je vais rentrer toute seule. Tu pourras entendre mon pas dans le couloir, ma porte qui se referme, et même un peu plus tard tu pourras venir écouter pour te rendre compte de ma solitude.

Je vais m’étendre sur mon lit, je mettrai mes mains sur mes yeux et j’aurai baissé la lampe pour tâcher d’y voir clair.



— Autrefois…, répondit Jean Noël, mais pourquoi parler d’autrefois quand le présent est là avec son plaisir et son ennui, et quand l’avenir va apparaître bientôt avec son mystère qui se dévoile à tout instant ?

Quelle âme charmante que celle de cette petite femme qui se livre avec tout son cœur ! Il faut lui rendre l’amour pour l’amour. Voilà ce que j’aurais pensé autrefois. Mais n’est-il pas vain de se demander ce que l’on aurait pensé autrefois, quand il est si difficile de savoir ce que l’on pense dans le moment où l’on parle ?

Vous me demandez si je l’aime. Ce mot a tant de sens que je n’ose pas m’en servir. Oui, je l’aime. Mais ce n’est pas vous répondre, car je m’efforce, en principe, d’aimer tous les êtres. Vous me demandez si je ne crains pas de lui faire de la peine. Il se peut que je lui en fasse, mais je ne le crains pas et elle le craint encore moins.

Autrefois, j’aurais surtout pensé à faire son bonheur. On est, chaque année, dans la traversée de la vie, un personnage différent. Ce jeune homme que je vois en jetant un regard en arrière, c’était déjà un égoïste. D’ailleurs, vous me dites que je suis un égoïste. Il se peut très bien que je ne le sois pas. Nous ne pouvons pas mesurer la portée de la sympathie et savoir si ce n’est pas le mal que nous gardons pour nous et le bien que nous donnons généreusement à autrui sans qu’il s’en doute et sans que nous nous en doutions nous-même.



Et puis, examinons les faits suivants. Il y a deux femmes, dont l’une est ma maîtresse depuis longtemps, et dont l’autre l’est depuis huit jours. Je les ai fait se connaître et je ne leur ai rien caché. La sincérité, le manque d’inconnu ont privé leur jalousie de tout aliment. Elles ne sont pas jalouses, ou elles ne le sont presque pas.

Supposons qu’elles se trouvent réciproquement charmantes, qu’elles sympathisent, qu’elles deviennent deux amies. Tenant la première avec ma main droite et la deuxième avec ma main gauche, je marche entre elles deux sans savoir s’il en est une que je préfère à l’autre.

Par le croisement de ces trois sympathies ne va-t-il pas résulter un plus grand bonheur, une plus grande richesse d’amour ? Atteindre dans l’amour un degré subtil qui n’a pas été atteint encore, ne vaut-il pas la peine de faire vibrer des instruments délicats, d’une façon inaccoutumée, au risque même d’en arracher quelque note déchirante, parce que l’instrument est mystérieux et qu’on ignore ses possibilités d’harmonie ?