La Télégraphie internationale
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 101 (p. 551-583).
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LA
TÉLÉGRAPHIE INTERNATIONALE

II.
LES CONFÉRENCES DE VIENNE ET DE ROME[1].

I. Documens diplomatiques des conférences télégraphiques internationales de Paris, de Vienne et de Rome, Paris 1865, Vienne 1868, Rome 1872. — II. La télégraphie à l’exposition universelle de 1867, Paris 1869. — III. Procès-verbal des réunions de la conférence convoquée à Berne par les administrations austro-hongroises pour le règlement des tarifs des Indes et de la Chine, Berne 1871. — IV. Journal télégraphique publié par le Bureau international des administrations, Berne 1870-71-72.


V.

De toutes les tentatives faites par les nations européennes pour concerter entre elles des mesures d’utilité publique, aucune, avons-nous dit, n’a produit de résultat aussi satisfaisant et aussi digne d’intérêt que celle qui est poursuivie depuis plusieurs années par les administrations télégraphiques. Nous avons exposé avec quelques développemens les travaux de la conférence tenue à Paris en 1865. Il nous reste à montrer quelle suite y a été donnée. Ce que nous avons à cœur de mettre en lumière, ce sont les procédés par lesquels on est arrivé à constituer une entente européenne sur un point précis, un syndicat européen qui dirige un grand service public; si, pour placer cette question dans son cadre véritable, il nous faut parler de quelques détails professionnels, nous ne le ferons que dans la mesure nécessaire pour éclairer les résultats obtenus et pour montrer le succès de la tentative qui nous intéresse. La convention télégraphique signée à Paris le 17 mai 1865 entra en vigueur le 1er janvier 1866. L’œuvre était double; elle comprenait un traité destiné à être révisé diplomatiquement en 1868 et un règlement-annexe que les différens offices avaient le pouvoir de modifier en se concertant entre eux. Une administration spéciale restait chargée de la correspondance relative aux modifications à introduire dans le règlement; dévolue à l’office de l’état où s’était tenue la dernière conférence, cette fonction revenait, dans les années qui suivirent 1865, à l’administration française.

Elle la remplit en effet, mais en atténuant autant que possible ce rôle de direction ; elle borna son intervention à quelques cas d’absolue nécessité. Peut-être l’échec subi par la proposition qu’elle avait faite au sujet d’une assemblée centrale l’amenait-il à se désintéresser ainsi de la conduite des affaires. Ajoutons enfin que, pendant les trois années qui suivirent le traité de Paris, l’Europe fut agitée par des crises qui entravèrent le développement de l’industrie et du commerce et par conséquent celui de la télégraphie. Nous allons donc franchir tout de suite un intervalle de près de trois ans, et nous reporter d’une seule traite au milieu de l’année 1868. C’était l’époque qui avait été fixée pour la réunion de la prochaine conférence.

Le 12 juin 1868, les plénipotentiaires des états européens sont de nouveau groupés autour d’une table de délibération. La réunion a été convoquée par l’administration austro-hongroise, — car depuis le dernier traité l’empire d’Autriche est devenu l’Austro-Hongrie, — et c’est à Vienne qu’elle se tient. Les différens gouvernemens qui avaient signé le traité de Paris sont encore représentés à Vienne. Il y a cependant quelques changemens. Les puissances allemandes n’ont plus que quatre voix (Allemagne du nord, Bade, Bavière et Wurtemberg) par suite de l’agglomération qui s’est produite autour de la Prusse. En revanche, certains états, qui n’avaient pris part qu’indirectement à la convention de Paris, interviennent cette fois par des délégués spéciaux : ce sont la Roumanie, la Serbie, le Luxembourg, dont les intérêts n’avaient été défendus en 1865 que par les représentans de la Turquie et des Pays-Bas.

Deux nouveaux membres effectifs viennent grossir l’association : c’est, en premier lieu, l’administration britannique. Elle intervient non pas pour la télégraphie de la métropole, qui est encore entre les mains des compagnies privées, mais pour le réseau de la péninsule indienne, qui s’est maintenant rattaché aux lignes européennes. Aux délégués qui représentent spécialement le réseau indien se joint le délégué de l’office semi-gouvernemental qui a installé et qui exploite, à travers la Perse et la Turquie, la ligne de jonction entre les Indes et l’Europe. L’Angleterre prend ainsi place dans la famille télégraphique par voie incidente d’abord et à titre extra-européen; on sait que depuis lors elle y est entrée comme puissance européenne, comblant ainsi la seule lacune que l’association présentât. L’autre membre nouveau, — celui-là tout à fait asiatique, — fut le gouvernement persan. Le shah avait remis ses pouvoirs au directeur-général des télégraphes de Russie.

L’assemblée nouvelle présentait, si l’on peut s’exprimer ainsi, un caractère moins diplomatique que la précédente. En 1865, on avait eu recours, pour inaugurer le concert international, aux ambassadeurs et aux ministres plénipotentiaires. En 1868, il s’agit surtout d’apporter des modifications techniques à la convention en vigueur; les différens états ont donc confié leurs pouvoirs aux chefs mêmes des administrations télégraphiques. Où auraient-ils pu trouver des commissaires plus compétens pour régler et trancher les questions en litige? Ce caractère extra-diplomatique de la conférence de Vienne s’accusait si nettement que le ministre d’Italie près la cour d’Autriche, primitivement désigné pour faire partie de la réunion, s’y trouva comme isolé et perdu; il crut devoir se retirer, laissant à un délégué technique le soin de représenter seul son pays.

Aussi bien la diplomatie fut la première à reconnaître la convenance qu’il y avait pour elle à s’effacer devant les discussions professionnelles. Ce sentiment fut exprimé avec une parfaite bonne grâce par le baron de Beust, ministre austro-hongrois des affaires étrangères. En ouvrant la conférence, il exprimait naturellement la satisfaction qu’il éprouvait à prendre part à une œuvre de paix et d’amitié internationale. Ce n’est pas qu’un grain de scepticisme ne vînt tempérer l’expression de son contentement. Quelque puissance qu’ait le télégraphe pour unir les nations, il n’arrive guère à prévenir les conflits. « Il ne manquera pas d’esprits chagrins, disait l’orateur, qui m’objecteront qu’un long état de paix dont jouissait l’Europe a fini à peu près à l’époque où les chemins de fer et les télégraphes se sont établis avec une admirable rapidité, et que nous avons vu alors se succéder dans l’espace de douze années trois guerres sanglantes, en même temps que l’autre hémisphère fut témoin de batailles civiles dont l’histoire n’offre pas d’exemples. » A coup sûr, il serait cependant injuste de s’en prendre au télégraphe d’un pareil résultat. Il fait du moins ce qu’il peut; « il transmet, lorsqu’il en est temps encore, des conseils de prudence et de modération; il arrête des actes précipités, il dissipe des malentendus, il fait renaître la confiance, souvent en autant de minutes qu’il fallait autrefois de jours et de semaines pour y parvenir... L’année dernière n’a-t-elle pas offert, ajoutait le ministre, un exemple frappant de l’extrême utilité du télégraphe dans les crises politiques? On doit se rappeler la collision soudaine qui menaça de rallumer le flambeau à peine éteint de la guerre, et il est permis de se demander si les cabinets, privés de correspondance télégraphique, auraient réussi à conjurer le danger. » Le ministre faisait ici allusion au conflit qui s’était élevé entre la Grèce et la Porte, et que le télégraphe seul avait étouffé dans son germe.

La conférence de Vienne n’a plus à rédiger un traité, elle n’a qu’à réviser la convention de Paris. Ses délibérations portent donc sur une série d’amendemens déposés d’avance au sujet des différens détails du service; ces amendemens étaient si nombreux qu’il fallut d’abord décider qu’aucun d’eux ne serait pris en considération, s’il n’était appuyé par deux membres de l’assemblée. Les dispositions plus ou moins techniques auxquelles elle s’est arrêtée peuvent se classer en deux catégories correspondant à deux préoccupations de la conférence. D’une part, elle veut assurer de plus en plus étroitement l’adoption de mesures uniformes, l’uniformité étant, comme nous l’avons dit déjà, la condition la plus essentielle de l’extension du service. D’autre part, elle se montre fermement décidée à donner au public toutes les facilités qui ne sont pas incompatibles avec la régularité des transmissions.

Voyons d’abord les mesures qui se rapportent au premier ordre d’idées. On avait décidé à Paris que les fils internationaux auraient un fort diamètre pour offrir une grande conductibilité électrique; mais, faute d’une règle suffisamment explicite, quelques états restaient au-dessous des besoins de la pratique. On stipule donc cette fois que le diamètre sera de cinq millimètres au moins. On désigne comme devant servir aux rapports de nation à nation, concurremment avec l’appareil Morse, anciennement spécifié, l’appareil Hughes, qui trace les lettres en caractères d’imprimerie. Sur l’insistance de l’administration portugaise, on insère dans le traité les principales dispositions relatives aux sémaphores. En souvenir sans doute de Vasco de Gama et du Camoens, les délégués portugais firent une véritable croisade pour donner dans la teneur de la convention une grande importance au service sémaphorique. La France, le Portugal, l’Italie, étaient alors les seules puissances qui eussent installé sur leurs côtes un rideau de sémaphores pour correspondre avec les bâtimens en mer; la Russie se préparait à suivre cet exemple. La correspondance sémaphorique exige une langue spéciale. Le board of trade anglais et le ministère français de la marine ont donc institué de concert un langage qui est formulé dans le Code commercial des signaux. Tous les bâtimens de guerre français sont tenus d’avoir ce vocabulaire, et les navires de commerce sont vivement invités à s’en munir. L’administration portugaise eût voulu que la conférence exerçât une pression sur les états pour l’adoption de ce langage; mais la plupart des délégués tinrent à rester en dehors d’une question qui est surtout du ressort de l’autorité maritime. Portant leur attention sur un détail technique d’un grand intérêt, les délégués spécifièrent, non point par un article du traité, mais par une insertion au procès-verbal de leurs séances, l’usage de l’unité de résistance électrique qui porte le nom « d’unité Siemens. » Les électriciens n’avaient point jusque-là, pour estimer la résistance des conducteurs, une mesure commune. L’Association britannique pour l’avancement des sciences avait proposé à ce sujet des principes assez compliqués, en prenant pour base les idées nouvelles sur la corrélation des forces physiques. L’unité Siemens se réfère à un principe plus simple. Elle représente la résistance d’une colonne de mercure d’un millimètre carré de section sur un mètre de long, à la température de 0° centigrade. Ce n’est point que l’usage en soit tout à fait exempt d’inconvéniens, mais du moins elle fournit une donnée pratique qui permet aux électriciens de s’entendre.

Voilà quelques-unes des mesures qui tendaient à uniformiser le service. La conférence s’efforçait de ne réglementer que les matières où l’adoption d’une même règle multiplie les forces du service. Dans tout autre cas, elle ne travaillait qu’à donner au public des facilités nouvelles. C’est ainsi qu’elle résista aux efforts que firent quelques états pour restreindre le nombre des langues admises dans le service international. C’est une sérieuse difficulté pour les bureaux que d’avoir à transmettre des dépêches dans un grand nombre d’idiomes différens. Aussi quelques-uns demandaient-ils qu’on se réduisît aux trois langues les plus usitées : le français, l’anglais et l’allemand. L’assemblée s’en tint à la règle adoptée à Paris et d’après laquelle on admet toutes les langues que les états contractans ont déclarées propres à la transmission internationale. On y ajouta même la langue latine, qui peut être à la rigueur considérée comme un idiome vivant, puisqu’elle est encore employée dans quelques districts de la Hongrie. D’après ces décisions, vingt-sept langues sont officiellement admises; elles doivent être toutes écrites en caractères latins. Citons encore quelques dispositions accessoires. On assure aux expéditeurs les moyens de faire légaliser leur signature; des actes importans peuvent dès lors être faits avec une sanction convenable par l’intermédiaire du télégraphe. — On rend au public le droit de demander un accusé de réception au prix de la taxe d’une dépêche simple. — On décide que les dépêches retardées ou dénaturées par la transmission pourront être remboursées aux intéressés, alors même qu’elles n’ont pas été « recommandées. »

Une mesure qu’il faut encore porter à l’actif de la conférence, c’est celle qui affranchit le public des frais éventuels de transmission postale. Quand une ligne télégraphique est momentanément interrompue, les dépêches sont confiées à la poste pour le parcours sur lequel l’obstacle existe. Des dépêches sont aussi adressées hors du réseau télégraphique, soit à de petites localités, soit à des régions que le télégraphe ne dessert pas; parvenues au dernier bureau, elles sont mises à la poste. Le public doit-il payer les frais accessoires qui résultent de cet état de choses? L’avis de la grande majorité des délégués fut qu’il fallait l’en affranchir. Dans la plupart des pays, on obtiendrait sans doute facilement que la poste fît gratuitement ce service; mais, dût-elle continuer à exiger son paiement, le télégraphe le prendrait à sa charge et en exonérerait le public.

Tel fut le principe essentiellement libéral posé par la conférence. Quelques pays, la Suisse, la Suède, d’autres encore, déclarèrent qu’ils le mettaient immédiatement en pratique. Les grandes administrations se montrèrent en général plus timorées; elles demandèrent à en référer à leur gouvernement et laissèrent arriver la fin de la conférence sans que le principe proposé fût inscrit dans le traité comme obligatoire. Le résultat cherché n’en fut pas moins obtenu. En dehors de la convention, les délégués signèrent une déclaration spéciale à la date du 22 juillet 1868 : il y était spécifié que les dépêches, soit ordinaires, soit recommandées, qui auraient à emprunter la voie postale, circuleraient comme lettres chargées sans aucun frais pour l’expéditeur ni pour le destinataire. On ne faisait d’exception que pour les correspondances qui traverseraient la mer, soit par suite d’interruption des lignes sous-marines, soit pour atteindre des pays non reliés au réseau continental. La France accéda par voie diplomatique à cette déclaration le 27 juin 1869.

En même temps qu’elle élaborait ces mesures pratiques, la conférence avait à rejeter, comme il arrive toujours, quelques propositions utopiques à grande allure. Un jour, c’est la Turquie qui veut qu’on adopte uniformément l’heure d’un même méridien; on lui fait remarquer que le réseau auquel s’applique la convention embrasse à peu près les deux hémisphères; l’idée émise par l’administration ottomane produirait donc les résultats les plus bizarres et amènerait un désaccord tout à fait singulier entre l’heure réelle et l’heure télégraphique. Un autre jour, le Portugal ne demande rien moins que l’invention d’une langue universelle; à défaut de cette création, il estime qu’une des langues usuelles pourrait être choisie entre toutes et exclusivement adoptée pour la correspondance télégraphique. On le renvoie pour le principal de son projet à Condillac et à Condorcet; cependant la conférence en retient quelque chose, et décide que l’envoi des dépêches de service aura lieu généralement en langue française.


VI.

Arrivons à l’œuvre principale de la conférence de Vienne, aux mesures qu’elle prit pour constituer ce que nous avons appelé déjà l’hégémonie télégraphique. On sait qu’il y avait beaucoup à faire. L’association des offices n’avait pu jusque-là se passer entièrement d’une direction; mais la France, investie dans une certaine mesure du rôle de puissance directrice, avait réduit son action au point de l’annuler. Le plus clair de son travail était une carte embrassant l’ensemble des ré: eaux internationaux, carte qu’elle avait dressée conformément à la mission qu’elle avait reçue de la réunion de Paris en 1865. Les délégués français vinrent déposer sur le bureau de la conférence la minute magnifique de la carie ainsi préparée; ce n’était là cependant qu’un détail, il fallait fonder la direction du service.

Diverses propositions, deux surtout, étaient à ce sujet soumises à la conférence. L’une émanait de la France, l’autre de la Suisse. La convention de Paris, révisée à Vienne, devait bien constituer pour le syndicat des offices un code permanent; mais des incertitudes pouvaient se produire, hors de l’époque des conférences, au sujet de l’interprétation de tel ou tel article du traité. Que ferait-on en pareille circonstance? Comment trancherait-on les litiges qui devaient naître un jour ou l’autre? L’office français proposait que, sur la demande de l’un des états, une commission spéciale, composée des délégués de toutes les puissances, s’assemblât dans la capitale où aurait eu lieu la dernière réunion. Cette commission résoudrait souverainement toutes les difficultés, et les décisions en seraient obligatoires pour ceux même des états qui n’auraient pas cru devoir s’y faire représenter. Telle était la proposition française.

Quant au projet suisse, il portait sur un point différent. Ce projet était longuement développé dans une note distribuée à la conférence. On y faisait ressortir les inconvéniens dont tout le monde avait été frappé. Entre les vingt-six administrations qui composaient le syndicat télégraphique, tant en Europe qu’en Asie et en Afrique, des divergences d’opinion se produisaient nécessairement; les renseignemens fournis par chacun des offices aux vingt-cinq autres ne parvenaient pas toujours à toutes les adresses; ces documens n’étaient pas toujours conçus dans des termes parfaitement clairs pour tous; enfin le défaut d’unité se faisait sentir à chaque instant dans la pratique. Pour remédier à cet inconvénient, la Suisse demandait qu’on instituât un agent spécial nommé par la conférence et payé par tous les états. Cet agent, auquel on donnerait le titre de secrétaire-général des conférences, ferait les affaires de tous les offices et se chargerait de toutes les notifications. Le rôle de l’agent ne se bornerait pas là d’ailleurs. La nomenclature détaillée des bureaux de tous les pays est le principal élément des tarifs internationaux. Elle constitue un document volumineux, difficile à établir et à maintenir toujours exact. Qui empêcherait que l’agent se chargeât seul de le dresser et de le fournir à tous les intéressés? Et en matière de statistique quels services ne pourrait-il pas rendre! La statistique est le flambeau qui éclaire les questions et qui signale les progrès faits et à faire. Si chacun l’établit de son côté, on tirera difficilement parti de renseignemens exprimés sous des formes très diverses. L’agent adopterait une formule, ferait les démarches nécessaires pour qu’elle fût remplie par chaque office, et publierait les tableaux généraux qui en résulteraient.

La note suisse ne donnait point à l’agent une existence tout à fait indépendante. Elle admettait une administration directrice, à qui les demandes de modifications au règlement seraient adressées, qui demeurerait également chargée, quand l’assentiment unanime des contractans aurait été obtenu, de promulguer les changemens adoptés. L’agent spécial devait être placé sous les ordres de l’administration directrice et fonctionner auprès d’elle pour l’étude de toutes les questions d’intérêt commun. Il assisterait aux conférences avec voix consultative.

La commission proposée par la France d’une part, — le secrétaire-général proposé d’un autre côté par la Suisse, — étaient deux organes différens qui ne se remplaçaient pas l’un l’autre, mais qui pouvaient fonctionner d’une façon connexe et dont le jeu pouvait être solidaire. Aussi la conférence les comprit dans une délibération commune malgré la résistance des intéressés, qui tenaient à assurer à chacun des deux sujets une discussion particulière. C’était surtout sur le rôle de l’agent spécial qu’il importait de s’entendre. Les délégués de la Belgique demandèrent pour cet agent une position plus indépendante que celle qui résultait du projet. Ils avaient un exemple à proposer. Sous le titre « d’agent général des chemins de fer rhénans, de l’état belge et de la compagnie française du nord, » un agent résidant à Cologne fournit à chacun de ces trois offices les renseignemens dont il a besoin, s’occupe des affaires communes à leur réseau; en cas de désaccord, il donne son avis sans prendre par lui-même aucune décision. Tel devait être, dans l’opinion des délégués belges, le nouvel agent télégraphique. Cet agent ne devait pas suivre l’administration directrice, destinée à changer tous les trois ans; on lui laisserait une résidence fixe; les Belges estimaient en effet que, si l’on obligeait l’agent à se transporter de capitale en capitale, on ne trouverait point pour remplir cette fonction un homme qui joignît à un mérite reconnu l’expérience du service et des affaires.

On voit comment la question se posait. Trois organes en résumé coexistaient dans la discussion : la commission proposée par la France, l’agent demandé par la Suisse, l’office directeur, toujours implicitement admis d’après les vieilles habitudes. En somme, les idées flottaient, et l’on n’arrivait pas à une formule qui satisfit tous les intérêts. Le délégué des Pays-Bas vint alors apporter dans la discussion des élémens nouveaux qui préparèrent une solution.

L’office directeur ne serait plus celui de l’état où aurait eu lieu la dernière conférence, on le désignerait par une décision spéciale; on pourrait donc, à chaque réunion, changer l’office en fonction ou le maintenir dans sa charge. La direction du service échappait dès lors à cette mobilité qui répugnait à beaucoup d’esprits. La proposition hollandaise effaçait également le rôle du secrétaire-général, qui avait donné lieu à de nombreuses critiques; à un agent nommé par la conférence, elle substituait un organe impersonnel, un « bureau international » qui serait formé par l’office directeur. Le délégué néerlandais conservait en somme ce qu’il y avait d’essentiel dans les projets qu’on avait mis en avant ; il en effaçait seulement ce qui avait paru trop arrêté et trop aigu. Ces idées éclectiques rallièrent tout le monde, et la conférence institua en conséquence, pour la conduite des intérêts communs, un régime dont les traits principaux sont : un office directeur, — un système de commissions facultatives pour résoudre les difficultés imprévues, — enfin un bureau international permanent.

La conférence avait à désigner l’office directeur, et, quand on passa au vote, l’unanimité des suffrages se porta sur l’administration suisse. Berne devint ainsi la métropole télégraphique de l’Europe, et c’est là sans doute un rôle qu’elle continuera longtemps à remplir. Nous n’avons pas besoin de faire remarquer que le centre choisi par la conférence présentait les plus heureuses conditions. A toutes les raisons politiques qui s’offrent d’elles-mêmes, venaient se joindre les longs et anciens services rendus à la télégraphie par l’administration helvétique, qui s’était de tout temps signalée par une entente admirable des questions pratiques. Quant aux commissions intermittentes, le régime en fut établi dans les termes qu’avait posés l’amendement français.

Il fallait assurer le budget du bureau international. La conférence arrêta la répartition des dépenses entre les différentes puissances. A cet égard j les états furent partagés en six classes, en tenant compte du chiffre de la population, de l’étendue des lignes et du nombre des bureaux. La première classe comprit l’Allemagne du nord, l’Austro-Hongrie, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, la Russie, la Turquie; la seconde, l’Espagne seule; la troisième, la Bavière, la Belgique, les Pays-Bas, la Roumanie, la Suède; dans la quatrième, on plaça la Norvège, la Perse, la Suisse, le Wurtemberg; dans la cinquième, le grand-duché de Bade, le Danemark, la Grèce, le Portugal, la Serbie; dans la sixième enfin, le Luxembourg et l’état pontifical (non représenté à la conférence).

Si succinctes que soient les indications qui précèdent, on voit comment se formulait le gouvernement donné par la conférence de Vienne à la fédération télégraphique. L’office directeur, les commissions intermittentes, le bureau international, formaient trois rouages, dont le dernier surtout était une création originale. C’était une véritable innovation que ce pouvoir exécutif qu’on chargeait d’entretenir d’une façon continue l’harmonie et l’accord de tous les associés.

Avant d’en finir avec la conférence de 1868, nous dirons encore quelques mots d’une question qui offre un intérêt particulier, parce qu’en raison des incidens qui ont surgi depuis, elle a été la première matière où a dû s’exercer l’action du syndicat européen. Nous voulons parler des questions de concurrence qui se présentent lorsqu’un même courant de correspondances peut se diviser entre plusieurs voies. Les délégués cherchèrent à concilier dans ce cas les prétentions de tous les intéressés.

Un incident mit ce problème à l’ordre du jour. On s’occupait de déterminer le nombre de mots assignés à la dépêche simple. La plupart des délégués le fixaient à vingt suivant un usage déjà ancien. L’Italie demandait quinze mots; elle alléguait des études statistiques d’où il résultait que la dépêche de quinze mots entre pour 63 pour 100 dans le mouvement des correspondances; mais cet argument ne frappa que faiblement les esprits, préoccupés surtout de l’inconvénient qu’il y aurait à modifier une règle généralement admise. Cependant l’on vint demander au nom de la pratique une autre dérogation à cet usage : les compagnies sous-marines qui, depuis peu de temps, faisaient le service de l’Amérique et des Indes avaient cru devoir abaisser à dix mots le minimum de la dépêche. Ne convenait-il pas de tenir compte de cet état de choses? Si l’on n’allait pas jusqu’à admettre en Europe la dépêche de dix mots, ne pouvait-on, par une sorte de transaction, la concéder aux compagnies sous-marines? Ce dernier avis fut émis par les délégués de la Belgique. Le compromis qu’ils proposaient était le suivant : rien ne serait changé sur le parcours des lignes d’Europe; mais les offices extra-européens pourraient faire admettre pour leur propre parcours la dépêche de dix mots avec taxe réduite en conséquence. Suivant les auteurs de cet amendement, c’était là une condition tout à fait nécessaire à l’exploitation des lignes sous-marines; c’était le seul moyen qu’eussent les compagnies pour réduire à des proportions raisonnables un tarif nécessairement fort élevé; c’était aussi pour elles une arme contre une spéculation qui s’organisait à leur préjudice : des agences se formaient pour recueillir les courtes dépêches, les grouper en télégrammes de vingt mots et les expédier sous cette forme, faisant ainsi concurrence aux compagnies elles-mêmes. A côté de l’amendement belge venait se placer une motion qui faisait de la dépêche de dix mots la base même du système européen. Ce dernier projet était soutenu par les représentans de l’Allemagne du nord et de la Russie. Bientôt le courant de la discussion amena ces deux délégués à faire connaître le véritable motif qui leur suggérait cette opinion. Les gouvernemens de l’Allemagne du nord et de la Russie avaient accordé à une compagnie privée la concession d’une ligne terrestre entre l’Angleterre et les Indes; un des articles du traité de concession autorisait la compagnie à fixer la dépêche simple à dix mots, et lui assurait ainsi les avantages qui résultent d’une taxe réduite. Si maintenant la conférence venait à proscrire cette sorte de dépêches, la nouvelle société se trouvait dans une position tout à fait irrégulière et en dehors du droit européen.

Les membres de la conférence manifestèrent quelque étonnement en apprenant l’existence d’une compagnie fondée dans des conditions si anormales avec l’appui des gouvernemens russe et allemand. Que devenait donc l’engagement que les divers états avaient pris à Paris d’assujettir aux règles du traité les compagnies à qui des concessions seraient faites? Le délégué de l’Allemagne du nord était réduit à se défendre; il objectait que la ligne incriminée reliait deux pays qui, à l’époque de la concession, n’avaient point encore adhéré au traité de Paris. C’était une faible défense, et d’ailleurs depuis les choses avaient bien changé. On pressait donc l’envoyé allemand, qui se réfugiait alors sur un autre terrain. — On s’est engagé seulement, disait-il, à imposer «autant que possible » les règles de la convention aux compagnies concessionnaires. Les états n’ont ainsi d’autre obligation que de faire « tous leurs efforts » pour obtenir ce résultat. L’Allemagne et la Russie n’ont « rien négligé » pour faire accepter à la compagnie la dépêche de vingt mots; on n’a cédé que devant sa volonté bien accusée de renoncer à la concession plutôt qu’au minimum qu’elle demandait. Il n’était pas difficile de montrer comment de pareils principes compromettaient l’œuvre des traités précédons. Un état qui voudrait s’affranchir d’une obligation gênante n’aurait plus qu’à susciter sur son territoire une compagnie privée, qu’il laisserait en dehors de la règle après avoir lutté « autant que possible » pour l’y ramener. Voudrait-on par exemple échapper à la loi en vertu de laquelle tous les particuliers sont traités rigoureusement sur le même pied, vite on fonderait une société à l’ombre de laquelle on commettrait les iniquités projetées. Si incontestables que fussent ces raisonnemens, les représentans de l’Allemagne et de la Russie restèrent sur le terrain du fait accompli, d’où on ne put les déloger. La conférence adopta, de guerre lasse, l’amendement proposé par la Belgique; elle décida que les offices extra-européens pourraient admettre sur leurs lignes la dépêche de dix mots avec taxe réduite, cette dépêche étant d’ailleurs taxée pour le parcours d’Europe comme si elle avait vingt mots.

La découverte de cette société germano-moscovite, qui prenait le nom d’Indo-European, appelait l’attention de la conférence sur des questions nouvelles et délicates. Suivant quelles règles devait se faire la concurrence entre états? Chacun gardait-il toute liberté pour ouvrir de nouvelles voies et en fixer la taxe de façon à détourner certains transits à son profit? Il semblait naturel de laisser toute latitude à cet égard. Les exemples ne manquaient point en faveur du principe de liberté. On citait notamment l’établissement prochain d’un câble direct entre l’Angleterre et la Norvège. Jusque-là les dépêches britanniques, pour gagner la grande péninsule scandinave, devaient passer par le Danemark et l’Allemagne du nord. La ligne anglo-norvégienne serait-elle tenue d’adopter les prix qui résultaient du tracé ancien? Si le câble nouveau adoptait un tarif inférieur, l’ancienne voie ne pourrait-elle pas abaisser le sien? Ici l’on convenait généralement que les créateurs de la nouvelle voie, seule voie vraiment naturelle, devaient rester maîtres d’agir à leur guise, et qu’il en était de même de ceux au détriment desquels une concurrence venait à se produire; mais d’autres cas étaient cités où le droit était moins clair. On tomba d’accord que les états ne pouvaient pas se faire entre eux de concurrence hostile, comme ces compagnies industrielles qui cherchent à tuer leurs rivales pour relever ensuite leurs prix. On écrivit dans le traité que « les réductions devraient avoir pour but et pour effet, non point de créer une concurrence de tarifs entre les voies existantes, mais bien d’ouvrir au public, à taxes égales, autant de voies que possible. »

C’était une matière assez subtile que ce principe d’égalité des taxes. Juste en lui-même, il demandait à être appliqué avec discernement et sans trop grande extension. Il n’y avait pas d’embarras pour les petites distances; mais, sur les grandes lignes, comment maintenir et assurer l’équilibre entre un grand nombre de voies souvent très différentes l’une de l’autre? Où s’arrêter d’ailleurs dans un moment où le réseau télégraphique atteignait les deux hémisphères? La conférence crut sans doute indiquer le maximum d’espace auquel son principe pouvait s’appliquer en inscrivant sur ses tableaux, d’après la règle qu’elle posait, la taxe des dépêches entre Londres et Kurrachée (frontière indienne). Huit voies furent ainsi placées côte à côte, et par une habile pondération on leur assigna à toutes pour la dépêche simple la même taxe de 61 fr. 50. Parmi ces voies se trouvait celle que suivait la compagnie Indo-European, dont l’existence avait été révélée à la conférence dans les circonstances que nous avons dites. C’était un édifice fragile que ce tarif multiple établi entre Londres et Kurrachée, si fragile qu’au dernier moment les longs efforts qu’on avait faits pour y arriver faillirent échouer par la résistance de l’Autriche, mécontente de la part qui lui était assignée. On arrangea l’affaire; mais de nouvelles difficultés devaient bientôt troubler cet équilibre instable.

En se donnant la tâche malaisée d’égaliser les tarifs par les différentes voies naturelles, la conférence devait songer à affermir, à augmenter au besoin les pouvoirs dont elle disposait pour agir sur les compagnies privées. Jusque-là en effet, le régime des adhésions au traité était resté un peu vague et indécis. Cette fois on spécifia nettement les conditions que les compagnies, comme les administrations d’état, devraient remplir pour participer aux avantages stipulés par la convention. Il y aurait sans doute des réfractaires; certaines compagnies, certains états même, refuseraient de se prêter à une réduction suffisante, et resteraient ainsi en dehors de la convention. S’abstiendrait-on de tout rapport avec eux? les tiendrait-on comme hors la loi? C’était là un programme bien difficile à réaliser. En fait, on avait été amené à entretenir des relations avec des offices dont le tarif restait manifestement trop élevé. Ne valait-il pas mieux déterminer un traitement, un modus vivendi, qu’on leur appliquerait,? On décida en conséquence que dans les rapports avec cette catégorie d’offices les dispositions réglementaires de la convention seraient appliquées au moins pour la partie du parcours située sur le territoire des états contractans; quant à la taxe afférente à ce parcours, elle serait un multiple de celle qu’indiquait le tarif syndical. Chacun pourrait ainsi, sans grande complication, choisir un taux proportionné aux prétentions maintenues par les non-adhérens : en regard d’une taxe excessive, l’Europe doublerait, triplerait, quadruplerait la sienne.

Nous venons de montrer comment le syndicat des administrations européennes avait été amené par le cours des événemens à déterminer, au moins d’une façon générale, la conduite qu’il tiendrait envers les compagnies qui ne se rangeraient pas sous son drapeau. Il ne refusait pas de s’entendre avec elles; il se donnait seulement des armes pour contenir leurs exigences dans de justes limites. Aussi bien les préoccupations qui se produisaient à cet égard répondaient au véritable état des choses. Peu à peu l’importance des compagnies avait grandi, et les états se trouvaient en présence de circonstances nouvelles.


VII.

Les travaux de la conférence de Vienne étaient terminés au mois de juillet de l’année 1868; mais la convention révisée entra seulement en vigueur au 1er janvier de l’année suivante. L’association télégraphique, bien qu’elle dispose d’un puissant moyen d’abréger le temps, a pris ainsi la sage habitude de ne pas rendre immédiatement exécutoires les dispositions qu’elle adopte. En toute affaire, il faut un certain temps pour préparer l’application d’une mesure nouvelle. C’est donc à partir du 1er janvier 1869 qu’entre en fonction ce bureau international qui est désormais comme le pouvoir exécutif de l’association télégraphique.

Depuis vingt-cinq ans, la télégraphie avait pris une extension considérable; elle s’était répandue dans les contrées les plus lointaines. En Europe, la pratique du télégraphe, entrée profondément dans les mœurs, avait renouvelé les habitudes du commerce et de la navigation; des combinaisons inusitées avaient surgi dans le monde des affaires, basées sur un système d’informations incessamment recueillies dans toutes les parties du monde. Des appareils ingénieux raffinaient d’ailleurs l’emploi de ce nouveau moyen de correspondance; non-seulement on imprimait les dépêches en beaux caractères, mais on transmettait l’écriture même, on reproduisait à distance les dessins, les formes les plus capricieuses. Des conducteurs sous-marins couraient au fond des océans. Les bâtimens en mer avaient été mis en mesure de correspondre avec les côtes. Il y avait là tout un développement dont les élémens étaient encore nouveaux, et ne demandait qu’à se continuer de lui-même. Sans sortir des voies maintenant tracées, en se bornant à suivre l’impulsion des dernières années, il y avait d’immenses progrès à réaliser. Il suffisait donc au nouveau pouvoir exécutif de faciliter un travail qui devait se faire en quelque sorte spontanément. Il n’avait pas d’impulsion puissante à donner, il n’avait qu’à écarter délicatement les obstacles que chacun pouvait rencontrer sur sa route.

Le bureau international a entrepris cette œuvre avec la simplicité et le naturel qui distinguent l’esprit helvétique. L’association télégraphique peut reconnaître dès maintenant qu’elle ne pouvait mieux faire que de confier à la Suisse la conduite de ses intérêts. Aux termes de la convention, le bureau international doit fournir annuellement un compte de gestion; il a publié en conséquence, à la date du 12 novembre 1871, le résumé de ses travaux. Ce document fait ressortir les services modestes, mais incontestables, qu’il a rendus. Son action s’est manifestée dans une série de détails qui ne sont pas susceptibles d’un exposé brillant, mais qui n’en ont pas moins une sérieuse importance. Consulté de plus en plus par les différens offices sur l’interprétation des articles de la convention, il a répondu aux questions ainsi posées, tantôt après avoir pris l’avis des divers intéressés, tantôt en opinant de son propre chef; ses réponses ont toujours témoigné d’un intelligent désir d’aplanir les difficultés.

C’est encore une obligation imposée au bureau international que de publier en français un journal télégraphique. Le premier numéro de ce journal a paru le 25 novembre 1869, et la publication se continue par cahiers mensuels. On conçoit ce que peut être un pareil document. Il s’agit de porter à la connaissance des offices télégraphiques tous les détails techniques ou administratifs qui peuvent les intéresser. Le journal de Berne remplit ce programme avec un soin scrupuleux. La statistique en fait le fond. Une question a-t-elle été proposée et traitée par un grand nombre d’offices, le journal enregistre à la suite l’une de l’autre toutes les solutions qui lui sont envoyées, sans intervenir, sans élaguer ce qui est inutile, sans signaler ce qu’il importe de mettre en relief.

Tout en bornant son rôle, le bureau international a su le rendre efficace. S’il eût voulu se donner plus d’influence, s’il eût pris des allures de puissance directrice, il eût sans doute éveillé des susceptibilités et compromis son existence, au grand détriment de l’entente générale. La simplicité de son attitude a servi au contraire la cause de l’union européenne. Cette modestie se traduit par l’exiguïté même de son personnel et la modicité de ses dépenses. Avec le directeur des télégraphes suisses, qui en est le chef, le bureau ne comprend qu’un secrétaire, un commis et un copiste. Ses dépenses se sont élevées en 1869 à 28,985 fr., en 1870 à 22,506 fr., et en 1871 à 32,085 francs. Les chiffres de 1872 ne seront pas supérieurs. Tel est l’humble budget à l’aide duquel s’obtient un résultat hors de proportion avec de pareils chiffres.

À ces rapides indications se borne tout ce que nous avons à dire du bureau international. En raison même de la sagesse de son attitude, il n’a point d’histoire. Pendant les trois années qui s’écoulent du commencement de 1869 à la fin de 1871, nous ne voyons qu’un épisode qui doive être mentionné : c’est celui qui se rapporte au conflit d’intérêts né entre divers états et compagnies privées au sujet du tarif des dépêches pour l’Inde et pour l’extrême Orient. Pendant plusieurs mois, le bureau international, mis en présence de prétentions rivales, s’efforça de concilier les intérêts divergens. Comme il n’y arrivait point et que des compagnies puissantes continuaient à imposer leur volonté, l’office austro-hongrois provoqua la réunion d’une commission spéciale, suivant les termes de la convention de Vienne. Cette commission se réunit à Berne au mois de septembre 1871; mais avant de nous attacher à cet épisode il convient d’étudier ces élémens, ces personnages nouveaux qui entrent en scène, et qui rendent nécessaire la réunion de Berne.

Jusqu’ici notre attention ne s’est guère portée que sur les administrations officielles des différens pays. C’est que dans tous les états de l’Europe, l’Angleterre exceptée, l’établissement du réseau des télégraphes a été l’objet d’un monopole. Les gouvernemens seuls ont établi les lignes et les exploitent; entre eux seuls, des accords sont intervenus pour fixer les règles de cette exploitation. Çà et là nous aurions bien pu signaler quelques efforts dus à l’initiative privée; mais, jusqu’à la période qui s’étend des années 1865 à 1870, ces travaux isolés restent effacés par l’action commune des gouvernemens. L’état des choses se modifie à l’époque que nous venons d’indiquer. De grandes compagnies formées pour l’exploitation de lignes sous-marines obtiennent d’éclatans succès, joignent l’Europe à l’Amérique, aux Indes, à l’Australie, au Japon. Les compagnies qui ont établi ces voies nouvelles ont acquis par là une importance considérable, et se présentent dès lors comme des puissances avec lesquelles les gouvernemens ont à traiter. Comme d’ailleurs elles ont grandi à l’écart, qu’elles n’ont subi que dans une faible mesure l’action de l’union européenne, elles apportent des élémens, des principes nouveaux dont le syndicat télégraphique se montre quelque peu étonné, mais dont il faut qu’il tienne compte.

Les compagnies ont établi leurs règles d’exploitation en ne se préoccupant que de leur strict intérêt et du milieu spécial qu’elles desservent; elles ont créé sur beaucoup de points des précédens qui sont incompatibles avec les principes établis par les gouvernemens de l’Europe. Ainsi, par exemple, nos relations avec l’Amérique sont entravées par les règles que suit la compagnie transatlantique. Elle a non-seulement abaissé le minimum de la dépêche à dix mots, mais au-delà de ce minimum elle taxe isolément chaque mot supplémentaire. Voilà donc les bureaux obligés, pour un même télégramme, de décompter d’une façon la taxe européenne, et d’une autre manière la taxe du câble. D’autres divergences se produisent de même entre les règles admises sur les deux sections du parcours. Ainsi tend à se rétablir l’état de désordre qui régnait en Europe avant le traité de Paris. Si l’on n’y prend garde, la taxation des dépêches va de nouveau se hérisser de difficultés et le service se trouver quelquefois paralysé par des dispositions contradictoires. Quel remède apporter à cet état de choses? Sur quel pied traitera-t-on avec ces puissances nouvelles? car on ne peut faire autrement que de s’entendre avec des compagnies qui disposent de grands capitaux, qui viennent d’établir des communications de première importance, et qui ont appelé sur elles l’intérêt, — nous pouvons même dire l’admiration, — du public. Cette préoccupation se trouvait exprimée déjà dans les délibérations de la conférence de Vienne.

Quelles étaient d’ailleurs ces compagnies sous-marines? Voici d’abord celle à qui appartiennent les câbles joignant l’Angleterre au continent européen, à Dieppe, à Boulogne, à Calais, à Ostende. C’est l’héritière des anciennes entreprises fondées par les Brett et les Carmichael. Elle a subi bien des transformations depuis le jour où un homme audacieux jetait à travers la Manche un petit fil de cuivre recouvert de gutta-percha. Formée des débris d’une série d’entreprises plus ou moins heureusement conduites, elle constitue maintenant une puissante société (Submarine telegraph Company between Great-Britain and the continent of Europe) qui dispose de presque tout le transit anglais. Nous ne parlons pas de l’entreprise qui joint l’Angleterre à l’Irlande ni de la compagnie Reuter, qui joint l’Angleterre à Emden (Prusse).

Quant aux trois câbles qui unissent maintenant l’Europe à l’Amérique, ils appartiennent à deux sociétés presque fusionnées en une seule; mais on sait combien de capitaux ont été engloutis et combien de compagnies se sont accumulées les unes sur les autres avant d’obtenir ce résultat. On a fait souvent, et dans les pages mêmes de la Revue, le récit des tentatives répétées qui ont abouti enfin à une triple jonction transatlantique. La Compagnie du télégraphe anglo-américain, qui réussit enfin dans les années 1865 et 1866 à poser les deux premiers câbles, était le résidu de plus de dix entreprises successivement avortées. La nouvelle compagnie qui en 1869 plaça un troisième conducteur entre Brest et Boston chercha naturellement à s’entendre avec l’anglo-américaine, et, sans qu’il y ait entre elles une fusion complète, leurs tarifs et les règles de leur exploitation sont établis d’après une entente commune : les bénéfices sont répartis entre le câble français et les deux câbles anglais dans une proportion favorable au premier; il reçoit 36 pour 100 sur le produit total de l’exploitation, les deux autres recevant ensemble 64 pour 100, soit 32 pour 100 pour chacun d’eux.

Après l’union de l’Europe et de l’Amérique, l’œuvre principale de la télégraphie sous-marine est l’établissement d’une communication avec les Indes anglaises; la péninsule indienne elle-même devient en effet comme une tête de ligne pour un réseau qui embrasse l’Océanie et l’extrême Orient, et qui viendra bientôt, par l’Océan-Pacifique, prendre les Amériques à revers. Ici encore le projet de jonction a fait comme le phénix, il est sorti de ses cendres. Dès l’année 1856, de hardis pionniers avaient offert au gouvernement anglais d’atteindre Bombay et Calcutta en passant par Suez, la Mer-Rouge et l’Océan indien. Les câbles qu’ils posèrent n’eurent qu’une existence éphémère, et, pour un temps, on renonça au tracé par la Mer-Rouge; cette mer, disait-on, tant à cause de la haute température de ses eaux que de la nature rocailleuse du fond, était impropre à la conservation des câbles. On songea donc à gagner la péninsule indienne en suivant autant que possible la voie de terre. En 1862, une première communication fut établie d’après cette donnée : comme le réseau européen atteignait Constantinople, la ligne traversa les provinces turques de l’Asie et le territoire persan pour gagner les bords du Golfe-Persique; de là jusqu’à la côte septentrionale de l’Hindoustan, on employa une série de câbles côtiers à cause du peu de sécurité qu’offraient sur terre les peuples barbares de cette contrée. — Cette première voie terrestre ouverte à la correspondance anglo-indienne fut doublée bientôt par une ligne qui, partant du Golfe-Persique, se dirigeait sur Tiflis et le Caucase pour gagner de là les lignes russes et Moscou. — Les négocians anglais, aux abords des années 1865 et 1866, avaient ainsi pour correspondre avec les Indes deux grandes voies distinctes, la voie turque passant par Constantinople, puis celle que nous pouvons appeler russo-persane. Ils trouvèrent bientôt que ces deux voies, nominales plutôt que réelles, ne répondaient point à leurs besoins. Confiées à des nations qui n’ont point d’aptitude pour la télégraphie, les dépêches restaient en chemin ou mettaient des semaines entières, voire des mois, à parvenir à destination, défigurées et inintelligibles. C’était d’ailleurs le moment où venait de se produire le grand succès de la pose des câbles transatlantiques. La télégraphie sous-marine, délaissée et repoussée encore la veille, éprouvait un retour de faveur, et les capitaux enhardis venaient se mettre à son service. En présence de cet état de choses, les Anglais résolurent d’établir, entre la métropole et toutes les stations qu’elle possède sur la surface des deux hémisphères, un réseau sous-marin entièrement indépendant des territoires étrangers.

Tout d’abord, — ce fut naturellement le premier objectif, — plusieurs sociétés concertèrent leurs efforts pour assurer la correspondance de la métropole avec sa grande colonie. Nous en trouvons trois principales : la British Indian submarine telegraph Company, l’Anglo-Méditerranean telegraph Company, et enfin la Falmouth’s Gibraltar and Malta telegraph Company. La compagnie anglo-méditerranéenne, fondée en 1868, tient le milieu du tracé général, c’est-à-dire l’orient de la Méditerranée. Entre Malte et Alexandrie, elle a succédé à d’autres compagnies dont les câbles joignaient autrefois Malte, Tripoli, Benghazi et la côte égyptienne. Elle obtint ensuite du gouvernement italien le droit d’établir, depuis la frontière française jusqu’à la pointe de Sicile, une ligne terrestre lui appartenant en propre et consacrée exclusivement à la communication avec les Indes; mais elle a depuis lors renoncé à cette combinaison, et en 1871 elle a reçu, en échange de ce privilège, celui de poser un câble direct entre Brindes et Alexandrie. — La Falmouth’s Gibraltar and Malta Company est de création plus récente. Ne servant guère qu’à doubler des communications qui existent déjà par voie terrestre, elle est l’expression la plus saillante du grand projet anglais, qui consiste à établir un réseau sous-marin tout à fait indépendant des lignes continentales. Par un premier câble, elle joint directement Falmouth à Lisbonne; de là elle atteint Gibraltar, puis Malte, où elle se raccorde avec la ligne anglo-méditerranéenne. Confiante en ses forces, elle a rompu avec l’ancien procédé, qui consistait à solliciter des gouvernemens des monopoles et des subventions; non-seulement elle n’a demandé au Portugal qu’un simple droit d’atterrissement sans privilège, mais elle s’est engagée à lui payer encore 1 pour 100 sur les bénéfices nets de l’exploitation. — Quant à la compagnie British Indian, elle est l’héritière des anciennes sociétés qui avaient adopté le tracé de l’Océan indien. Fondée au capital de 50 millions de francs, elle a deux câbles, l’un de Suez à Aden, l’autre d’Aden à Bombay, dont l’exploitation a commencé au mois de mars 1870. — Ces trois compagnies, séparées et distinctes au moment où nous les introduisons dans notre récit, ont depuis lors confondu leurs intérêts. Elles ne forment plus qu’une seule grande ligne qui, par un tracé entièrement sous-marin, relie l’Angleterre à Bombay.

La péninsule indienne sert d’origine à tout un réseau qui couvre l’extrême Orient. Au-delà de l’Inde, on trouve : la British Indian extension Company, qui a deux câbles, l’un de Madras à l’île de Pénang, l’autre de Pénang à Singapour, extrémité de la pointe de Malacca; — la British Australian Company, qui joint Singapour à l’île de Sumatra et à Java, puis Java à Port-Darwin, pointe nord de l’Australie du sud ; ses câbles ont été placés dans les premiers mois de l’année 1872; — la China submarine Company, qui a ouvert au mois de juin 1871 la ligne de Singapour à Hong-kong, passant par Saïgon, et qui joint par conséquent la Cochinchine française à la métropole; — enfin la Great northern China and Japan extension Company, qui, dans cette même année 1871, a joint Hong-kong à Shang-haï, ainsi que Shang-haï au Japon.

Tous les rameaux dont il vient d’être parlé en dernier lieu sont, comme on le voit, greffés sur un tronc unique, qui est la grande ligne anglaise de Falmouth à Bombay. Ce tronc principal a pour trait caractéristique de traverser le bassin de la Méditerranée; il dessert ces rivages où s’est de tout temps développée l’activité humaine, et qui forment comme la région classique de l’humanité. Aussi la Méditerranée a-t-elle été de bonne heure le théâtre de nombreuses entreprises de télégraphie sous-marine, et nous aurions une interminable liste à dresser si nous voulions mentionner toutes les sociétés qui y ont installé des câbles pour un temps plus ou moins long. C’est ainsi que des tentatives répétées ont été faites pour joindre la France à l’Algérie, tantôt directement, tantôt par l’Espagne ou les Baléares, tantôt par la Corse et la Sardaigne, tantôt enfin par l’Italie et la Sicile. Nous trouverions parmi les compagnies qui n’ont qu’une importance de second ordre, mais qui cependant subsistent depuis longtemps et donnent des dividendes à leurs actionnaires, la Mediterranean extension Company, qui joint la Sicile à Malte et qui a également un câble d’Otrante à Corfou. Tout en nous bornant à un exposé aussi rapide que possible, nous devons nommer la Marseille, Algier’s and Malt a Company, qui a un caractère plus spécialement français que les autres. Elle a posé un câble direct de Marseille à Bône et un autre de Bône à Malte; comme on lui a concédé l’usage d’un fil qui, traversant la France, joint sans aucun intermédiaire Londres à Marseille, elle s’est trouvée en passe d’obtenir dans une certaine mesure le transit des Indes jusqu’à Malte. Cette situation a d’ailleurs amené un résultat facile à prévoir. La compagnie Marseille-Alger-Malte s’est entièrement liée avec le groupe Falmouth-Bombay ; au lieu de se faire concurrence, les deux intérêts se sont confondus dans un traité commun.

Pendant que la ligne méditerranéenne s’établissait, une autre grande voie s’ouvrait dans le nord, non plus cette fois pour atteindre directement les Indes, mais pour gagner l’extrême Orient. A l’époque où les échecs multipliés des entreprises atlantiques avaient discrédité la télégraphie sous-marine, on s’était préoccupé de réunir les deux mondes par la Sibérie et l’Amérique russe; c’était un tracé qui, tout en présentant ses difficultés et ses dangers, paraissait cependant plus sûr que les trajets maritimes. Le réseau moscovite pénétra donc en Asie, et dès l’année 1866 il atteignit Nicolaïef, à l’embouchure du fleuve Amour, poussant en même temps sur Kiakhta un embranchement qui amorçait un service avec la Chine. De nouveaux intérêts vinrent se grouper autour de ce tracé, et un courant télégraphique s’établit à travers les états Scandinaves et moscovites. La Great northern telegraph Company, ayant son siège à Copenhague, établit une première ligne qui joignait l’Angleterre au Danemark, puis venait atterrir à la rive baltique de la Russie et gagnait ensuite Moscou; une seconde ligne, doublant cette première, reliait l’Ecosse à la Norvège, traversait la péninsule scandinave, franchissait la Baltique pour toucher Saint-Pétersbourg et gagner également Moscou. Bientôt une autre société vint greffer ses lignes sur ce grand tracé septentrional à l’extrémité orientale de la Sibérie. C’est la Great northern China and Japan extension Company, qui a également son siège à Copenhague, et que nous avons déjà rencontrée tout à l’heure; c’est elle qui, dans ces deux dernières années, a placé dans les mers du Japon des câbles qui joignent la côte sibérienne au sud de la Chine, et établissent de cette façon un circuit fermé entre les deux grands trajets du nord et du midi. Ainsi par une voie détournée une nouvelle concurrence naissait pour les lignes indiennes. Les dépêches adressées au Japon, celles même qu’on envoyait à Bombay, à Madras, à Calcutta, pouvaient aller chercher leur route à travers les neiges de la Sibérie.

Entre la voie méditerranéenne et le tracé scandinavo-sibérien est venue encore se placer une ligne instituée dans des conditions toutes spéciales et dont nous avons eu déjà l’occasion de parler. On sait qu’une compagnie dite Indo-European s’est formée, dès le mois d’avril 1868, sous la protection de l’Allemagne du nord et de la Russie, pour joindre l’Angleterre aux Indes par voie terrestre. Sa ligne, partant d’Emden, en Hanovre, où atterrit un câble anglais, traverse l’Allemagne en écharpe, gagne Varsovie, puis Odessa, longe la côte septentrionale de la Mer-Noire, touche à Tiflis dans le Caucase et aboutit à la frontière persane. Là, elle se relie à une ligne établie sur les terres du shah et qui est exploitée par cet office d’un genre particulier que nous connaissons sous le nom « d’office indo-européen du gouvernement britannique; » ce n’est pas précisément le gouvernement lui-même, ce n’est pas non plus une compagnie purement privée, c’est quelque chose d’intermédiaire et d’hybride. En somme, l’Indo-European forme une cinquième jonction entre l’Angleterre et les Indes.

C’est ainsi que sont nées successivement les différentes compagnies qui doivent maintenant entrer en scène et qui viennent se placer en regard de l’association formée par les administrations d’état. L’énumération qui précède en a laissé de côté un grand nombre. Elle ne cite que les principales, dont les lignes représentent d’ailleurs un capital d’environ 500 millions de francs. Ce chiffre, quoique fort respectable, ne donne encore qu’une faible idée de tous les intérêts que ces entreprises mettent en jeu. Nous avions donc raison de dire qu’il y avait là une nouvelle puissance avec laquelle le syndicat européen devait compter. Quelques-unes de ces compagnies avaient adhéré à la convention de Vienne. Pour quelques autres, il y avait une sorte d’accession de fait plus ou moins définie. Celles à qui les gouvernemens avaient donné des concessions avaient dû être soumises aux dispositions conventionnelles; mais dans la plupart des cas cela n’avait été accompli qu’avec des réserves sur lesquelles planait une grande incertitude. Des conflits devaient nécessairement surgir entre ces offices et les états.


VIII.

Une difficulté de cette nature s’éleva pendant les années 1870 et 1871, et amena la réunion d’une commission spéciale à Berne. Quant à la cause du conflit, nous l’avons en quelque sorte vu naître lorsque tout à l’heure nous assistions à la formation successive des compagnies diverses. On se rappelle que la conférence de Vienne, après avoir proclamé l’égalité de taxe par les voies naturelles, avait tout de suite appliqué ce principe aux dépêches de l’Angleterre pour les Indes. L’équilibre laborieux qu’elle avait établi s’était trouvé de plus en plus compromis, à mesure que s’ouvraient des voies nouvelles. On avait à Vienne fixé à 61 fr. 50 le prix de la dépêche entre Londres et Kurrachée. La compagnie méditerranéenne et l’Indo-European se contentèrent d’abord de ce tarif; mais bientôt, le trouvant trop peu rémunérateur, elles voulurent élever leurs taxes. Saisi de la question, le bureau international consulta les signataires de la convention de Vienne; ceux-ci se montrèrent pour la plupart disposés à admettre une révision du tarif indien, tout en déclarant qu’elle devait être faite par une conférence ou une commission spéciale. Pendant que l’entente se poursuivait à cet égard, la compagnie Indo-European brusqua le mouvement, et signifia qu’à partir du mois de janvier 1871 elle portait à 100 francs le prix de la dépêche entre Londres et Kurrachée. Aussitôt l’administration indienne et l’office britannique qui exploite le réseau persan profitent de la circonstance pour surélever le tarif de leurs lignes.

Le bureau international s’efforce de faire cesser ce désordre. Il rappelle les uns et les autres au respect des traités, et son action conciliatrice obtient d’abord quelque résultat. On accepte provisoirement les taxes arbitraires établies par l’Indo-European et les offices indiens, la voie turque restant de son côté soumise au tarif ancien ; mais de nouvelles complications ne tardent pas à surgir. Le réseau télégraphique avait dépassé les Indes et s’étendait d’une part sur Java et l’Australie, d’autre part sur la Chine et le Japon. Comment devait-on taxer les dépêches transindiennes? Si, au prix déjà fort élevé de la dépêche entre Londres et Kurrachée, on ajoutait des sommes considérables pour les câbles placés dans les mers de l’extrême Orient, on courait le risque de décourager le public et de paralyser la correspondance. Un nouvel élément se présentait d’ailleurs dans le programme. La grande ligne sibérienne s’établissait et devait bientôt par ses prolongemens desservir le Japon et la Chine. D’après les avis qui étaient publiés, la correspondance anglo-chinoise allait trouver de ce côté une voie moins coûteuse que celle des Indes. Les compagnies qui desservaient la voie indienne voulaient donc abaisser leurs tarifs pour lutter contre la concurrence du nord; mais que devenait alors ce fragile équilibre que la conférence de Vienne avait eu tant de peine à établir entre les voies rivales? Ici encore le bureau international s’ingéniait à résoudre par lui-même la difficulté, et il y parvint tant que le réseau télégraphique ne dépassa pas beaucoup les Indes. Grâce à ses efforts, on fit porter les réductions de tarif sur la partie transindienne du réseau, et pour un temps le précieux tarif égalitaire demeura intact. Cet expédient ne fit gagner que quelques mois. Le réseau s’étendant toujours, les compagnies se montrèrent de plus en plus décidées à reprendre leur liberté et à fixer le prix de leurs dépêches de la façon qui leur paraissait la plus avantageuse. Le bureau international désespéra de les contenir; une commission spéciale fut convoquée à Berne au mois de septembre 1871 pour trancher la question du tarif des Indes et de la Chine. On ne pensa pas qu’on pût attendre la conférence de Rome, qui devait cependant se réunir deux mois plus tard.

Les états qui envoyèrent leurs représentans à la commission spéciale de Berne sont les suivans : l’Allemagne du nord, l’Austro-Hongrie, la Bavière, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Roumanie, la Russie, la Serbie, la Turquie et le Wurtemberg. La Grande-Bretagne intervenait cette fois, non plus seulement pour le réseau indien, mais aussi pour les lignes métropolitaines. Depuis le mois de février 1870, le gouvernement anglais avait racheté aux compagnies leur droit d’exploitation, et la télégraphie était devenue un monopole d’état en Angleterre comme dans les autres pays d’Europe. C’est l’administration générale des postes britanniques qui avait été chargée provisoirement d’exploiter le réseau des télégraphes, et l’office anglais avait d’ailleurs adhéré régulièrement depuis le 8 juillet 1871 à la convention de Vienne.

Réunis le 25 septembre dans la grande salle du conseil du palais fédéral de Berne, les délégués se constituèrent en commission sous la présidence du représentant de l’Austro-Hongrie. Ils entendirent d’abord la lecture d’un rapport préparé par le bureau international pour rendre compte du procès qu’ils devaient trancher. Les diverses compagnies intéressées à la décision de l’assemblée avaient toutes envoyé des représentans à Berne. Les délégués des états se demandèrent quelle situation ils devaient leur faire; ils en vinrent naturellement à les admettre à titre consultatif et sans voix délibérative au sein de la commission. Il paraissait difficile en effet de régler les questions en litige sans que les compagnies eussent exposé tout au long leurs prétentions et leurs désirs. Ainsi prit séance dans la salle des délibérations un groupe d’agens qui représentaient les diverses compagnies.

Nous ne suivrons pas dans ses travaux l’assemblés de Berne. Elle n’est qu’un épisode, un intermède entre deux conférences. En deux mots, nous ferons connaître ses conclusions. Et d’abord elle commença par écarter le tarif de la Chine, estimant sans doute que pour de telles distances il fallait renoncer au principe d’égalité entre les voies diverses. En revanche, elle appliqua résolument ce principe au tarif anglo-indien, et fixa uniformément à 100 fr. 50 c. par toutes les voies le tarif de la dépêche entre Londres et Kurrachée. La voie turque dut subir ce tarif comme toutes les autres. C’était là le but que poursuivaient les compagnies, et la solution qui intervenait ne laissait pas d’avoir un côté piquant. A la Turquie, qui ne demandait rien, on allouait une augmentation considérable de transit : de 17 fr. 50 c. sa part était portée à 3t) fr. 50 c. — mais, disait le délégué ottoman, nous n’avons que faire de ce transit opime ; laissez-nous notre part modeste qui assure à notre voie le bénéfice du bon marché. — Point, lui répondait-on, subissez le principe de l’égalité des taxes ; on vous met sur le même pied que les autres, et vous n’aurez d’autre ressource que de faire un bon service pour attirer les dépêches sur vos lignes. En vain le représentant de la Turquie essaya d’échapper au nouveau tarif ; il dut céder et se contenta de réserver la sanction de son gouvernement.

Tout en refusant d’établir le tarif des dépêches à destination de la Chine, la commission crut devoir, pour ces dépêches, fixer la portion de taxe qui est relative au trajet entre l’Europe et les Indes. Sur cette question en effet, l’Indo-European, la ligne méditerranéenne, la voie sibérienne elle-même, émettaient des idées inconciliables entre elles ou contraires à celles des états intéressés. On pouvait fixer ce transit sans déterminer la taxe totale. La commission, toujours armée de sa balance et de son principe d’égalité, ramena toutes les voies au. taux uniforme (61 fr. 50 cent.) qui avait été arrêté à Vienne, puis elle se hâta de se séparer le 2 octobre 1871, laissant ses justiciables assez mécontens, et léguant à la prochaine conférence le soin de mieux régler leurs prétentions.

L’époque approchait en effet où les délégués des administrations devaient se réunir pour la révision trisannuelle du traité de Paris. En 1868, on avait désigné Florence pour le lieu de la réunion prochaine. Depuis lors l’Italie avait transporté sa capitale à Rome, et cette circonstance, jointe à tous les événemens qui ont troublé l’année 1871, amena quelque retard dans la convocation des délégués. L’Italie tenait naturellement à ce que la conférence eût lieu dans sa nouvelle capitale ; mais il lui fallait attendre que le nouvel état de choses fût plus ou moins explicitement admis par tous les gouvernemens. La date du 1er  mars 1871 avait d’abord été fixée, puis ce fut le mois de septembre ; enfin une dernière lettre assigna à la conférence la date du 1er  décembre.


IX.

C’est donc au 1er  décembre 1871 que l’association des offices télégraphiques ouvrit sa troisième assemblée générale. Une première fois à Paris en 1865, une seconde fois à Vienne en 1868, elle avait tenu ses assises ; elle les tint pour la troisième fois à Rome, dans le bâtiment même du Capitule. C’étaient toujours, à de très faibles changemens près, les mêmes états qui se faisaient représenter. Le gouvernement anglais avait envoyé un délégué spécial représentant le Post-Office, auquel l’exploitation des lignes a été confiée; cette représentation restait distincte de celle de l’administration indienne, et il fut décidé que celle-ci aurait sa voix spéciale. La Grande-Bretagne disposa ainsi de deux voix dans la conférence; les Pays-Bas demandèrent également que les Indes néerlandaises eussent leur individualité distincte de celle de la métropole. On admit en principe cette division; on n’attribua cependant qu’une seule voix à la métropole et aux colonies : ce système de représentations multiples pour une même puissance conduisait à une pente dangereuse, et il était bon de couper court à cet abus. Le grand-duché de Luxembourg, qui avait eu un délégué spécial à Vienne, avait fait savoir cette fois qu’il ne se ferait pas représenter, mais il avait réservé pour son gouvernement le droit de ratifier les décisions de la conférence. Le shah de Perse avait encore, ainsi qu’il l’avait fait en 1868, confié ses intérêts à l’agent d’une autre puissance; il s’était fait représenter par le délégué de l’administration indienne. Le Japon enfin figurait à la conférence de Rome, mais sans voix délibérative; son envoyé demandait seulement à assister aux séances pour s’instruire et pour rapporter à Yeddo les résolutions télégraphiques de l’Europe. En somme, le nombre des voix attribuées aux différentes puissances fut de 20, comme il l’avait été à peu près dans les assemblées précédentes.

On sait ce que répondait Sieyès quand on l’interrogeait sur ce qu’il avait fait pendant la terreur. De même, si l’on nous demande ce qu’a fait la conférence de Rome, nous dirons que son principal mérite est d’avoir existé, c’est-à-dire d’avoir maintenu la tradition de ces assemblées périodiques dans lesquelles le syndicat télégraphique manifeste sa vie. Quant au travail effectif de la conférence, il se réduit à peu de chose, et nous n’aurons pas de peine à en parler brièvement. Signalons cependant tout de suite un des caractères brillans de la réunion. Les Italiens ont le génie de l’ornementation, et ils offrirent aux délégués quelques-unes de ces fêtes qu’ils savent si bien ordonner. Non-seulement ils leur ménagèrent des promenades à Naples et dans les environs, mais ils organisèrent pour eux une illumination variée du Forum, essayée pour la première fois, et qui offrait un spectacle vraiment féerique; des feux de Bengale éclairaient à la fois de nuances distinctes et charmantes le Colisée, l’arc de Constantin, celui de Titus, le temple de Vénus, la basilique de Constantin, la maison de Tibère, les colonnes de Castor et de Pollux, le temple d’Antonin et Faustine, celui de Saturne, l’arc de Septime-Sévère, toutes les ruines enfin qui font la gloire de Rome.

Aussi bien la conférence, en se bornant à un rôle effacé, se conformait peut-être à son insu à une sorte de nécessité de circonstance et à une certaine prudence politique. C’est un exemple unique que celui de ces offices administratifs qui ont pris l’habitude de se réunir pour régler directement leurs affaires; ils en sont venus à traiter leurs propres intérêts sans recourir à la diplomatie. On conçoit que l’union télégraphique, pour conserver la position qu’elle a conquise, doit se tenir strictement sur le terrain administratif; il lui faut éviter avant tout d’éveiller les susceptibilités de la diplomatie régulière. Dès le début, le délégué de la Belgique signalait à ses collègues cette particularité délicate. « Il attire l’attention sérieuse de l’assemblée, dit le procès-verbal, sur la situation toute spéciale faite aux administrations télégraphiques, qui, seules parmi les services publics, ont la faculté de traiter directement les questions internationales qui les intéressent le plus. Cette situation, il importe de ne point la compromettre; il faut donc éviter de sortir du domaine administratif pour se lancer, sous forme de vœux ou autrement, dans des délibérations qui, par leur nature politique, appartiennent à un autre ordre d’idées. »

C’était au sujet d’une proposition norvégienne que l’on faisait ainsi appel à la prudence de l’assemblée. La Norvège avait demandé qu’une disposition explicite du traité assurât aux câbles sous-marins la protection des gouvernemens et les neutralisât en cas de guerre, le Portugal insistait dans le même sens; mais la grande majorité des délégués pensa qu’il y aurait là une ingérence dans des matières d’un ordre essentiellement diplomatique. On convint donc d’abord que l’on s’abstiendrait de toute délibération et de toute mention sur ce sujet. Un incident toutefois modifia l’opinion des délégués sur la fin de la conférence. Le gouvernement des États-Unis avait depuis quelque temps déjà pris en main la cause de la protection des câbles. Dans le mois de janvier 1872, M. Cyrus Field, un des principaux promoteurs des entreprises de télégraphie sous-marine, débarquait à Rome, apportant à la conférence une lettre de Samuel Morse, le doyen, le patriarche de la télégraphie. Le vieux professeur conjurait la conférence de ne point se séparer avant d’avoir demandé à toutes les nations de considérer la télégraphie comme une chose sacrée en guerre comme en paix. Cette prière transatlantique eut son effet, et la conférence, sans en faire mention dans le traité, inscrivit du moins dans son procès-verbal un vœu pour appeler l’attention des gouvernemens sur les propositions de MM. Morse et Cyrus Field.

Pour ce qui est des travaux techniques de la conférence, nous pouvons les résumer en disant qu’elle a piétiné sur place ou tout au moins tourné en cercle. C’est ainsi qu’elle a achevé de détruire le système des dépêches « recommandées, » institué par la conférence de Paris et à demi désorganisé déjà par celle de Vienne. Elle a repoussé d’ailleurs les innovations qui étaient proposées dans cet ordre d’idées, comme par exemple la dépêche « garantie. » On demandait que le public pût « assurer » un message en payant une certaine somme qui lui serait remboursée au décuple, ou même dans une proportion plus forte, si le télégramme venait à être perdu ou gravement altéré[2]. Du moins, — mais ce n’était guère là qu’une question de forme, — les délégués introduisirent dans le traité cette mesure libérale qui consiste à affranchir le public des frais de poste surajoutés dans certains cas à la taxe télégraphique. On se rappelle qu’une déclaration spéciale avait été signée à Vienne à ce sujet, et qu’un très petit nombre de puissances était resté en dehors du concert commun : à Rome, l’accord fut général, et la mesure prit place parmi les articles du traité.

Pour peu qu’on ait suivi les indications que nous avons données tout à l’heure au sujet de la puissance naissante des compagnies sous-marines, on comprendra que là était la principale difficulté pour la conférence de Rome. Elle était appelée à régler la situation relative des états et des compagnies. Déjà la commission de Berne avait eu à s’occuper d’un incident provoqué par l’incertitude de cette situation. A Rome, il ne s’agissait plus seulement d’une question particulière, mais de la convention tout entière, qu’il fallait rendre acceptable par les compagnies.

En premier lieu, il fallut déterminer quels rapports auraient avec la conférence les agens que toutes les sociétés privées avaient envoyés à Rome. Quelques délégués déclaraient que l’assemblée devait conserver strictement son caractère gouvernemental, et que chaque compagnie pourrait faire défendre ses intérêts par l’agent officiel du pays auquel elle appartenait. D’autres pensaient qu’on ne pouvait se dispenser d’entendre directement les agens mêmes des compagnies, mais que, sans les introduire au sein de la conférence, on pourrait les faire venir dans les sous-commissions tenues en dehors des réunions générales. On proposait encore, toujours dans un esprit de conciliation, d’admettre, et cette fois dans la conférence même, un agent unique pour toutes les sociétés. Ici une objection se présentait : différens groupes de compagnies pouvaient avoir des intérêts distincts, contraires, inconciliables même; comment une seule personne pourrait-elle agir à la fois pour les uns et pour les autres? On en vint enfin à décider que les délégués de toutes les compagnies seraient appelés dans la conférence. On ne leur donnait bien entendu que voix consultative, et le président restait chargé de les inviter spécialement aux séances où il jugerait leur présence utile. Ainsi, dès la troisième réunion, les représentans des compagnies vinrent s’asseoir auprès de ceux des gouvernemens. Plusieurs agens représentaient collectivement le groupe des compagnies qui exploitent la grande voie méditerranéenne de l’Inde et ses prolongemens transindiens. La compagnie germano-moscovite, l’Indo-European, avait sa représentation spéciale. Il en était de même de l’antique Submarine telegraph Company, propriétaire des câbles qui joignent l’Angleterre au continent, et des compagnies transatlantiques réunies, à qui appartiennent les deux câbles anglais et le câble français. Un agent se présentait pour le groupe des deux sociétés Great northern telegraph et Great northern China and Japon extension. Enfin à la veille de la clôture de la conférence arriva des États-Unis M. Cyrus Field, représentant de la compagnie New-York’s, New-Fondland and London telegraph.

Les premiers rapports furent naturellement pleins de courtoisie. On se félicita de part et d’autre des relations qui s’établissaient entre les sociétés et les gouvernemens, et on exprima les plus heureuses espérances sur les résultats qui sortiraient de l’entente commune. De même que les états avaient de longue main préparé, par les soins du bureau international, la série des amendemens à la convention proposés par les différentes puissances, de même les compagnies apportaient le résumé des modifications qu’elles demandaient. Dès lors la révision du traité eut lieu en grande partie au point de vue des changemens projetés par les compagnies, et, il faut le dire, ils furent à peu près tous écartés.

Les compagnies cependant exposaient les nécessités propres de leur exploitation. Elles réclamaient notamment le droit de modifier leurs taxes, de les élever par exemple sans s’astreindre au consentement des états, sans subir les délais spécifiés par le traité. L’exploitation de ces câbles si coûteux et si capricieux, disaient-elles, exige des facilités spéciales. Sur les trois câbles anglo-américains, deux se sont trouvés rompus récemment; la compagnie transatlantique n’eût pu suffire au service, si elle n’avait pris immédiatement de son propre chef les mesures imposées par les circonstances : elle a tout de suite surélevé sa taxe et déclaré qu’elle n’accepterait plus de dépêche au-dessus de cinquante mots. Ainsi elle a modéré l’afflux des correspondances, de sorte qu’un seul câble a pu momentanément transmettre tous les messages échangés entre l’Europe et l’Amérique. Qu’eût-elle fait, s’il eût fallu laisser sa taxe invariable et ne rien changer sans de longs délais? Autre difficulté : le commerce anglais, le commerce américain, imposent aux compagnies des langages de convention. Faudra-t-il traiter leurs messages comme dépêches secrètes et les soumettre ainsi à la double taxe fixée par le traité? On n’y peut songer, vu le prix déjà considérable des dépêches ordinaires. En revanche, la convention spécifie qu’une même dépêche, lorsqu’elle est adressée à plusieurs destinataires, ne paie qu’une seule fois la taxe, sauf un léger supplément pour chaque adresse. Les compagnies ont pris dans ce cas l’habitude lucrative de faire payer à chacun la taxe principale, et elles refusent de renoncer à ce bénéfice. Sur ces points divers, on pouvait encore à la rigueur s’entendre, la conférence montrant la meilleure volonté pour admettre tout ce qui n’était pas trop profondément contraire à sa réglementation. A Vienne déjà, elle avait permis aux compagnies d’adopter pour unité la dépêche de dix mots; à Rome, elle compléta cette mesure en admettant la gradation par mots au-dessus de dix. C’était une grande gêne, une grande complication pour les bureaux européens, puisqu’il leur fallait avoir un barème spécial pour les dépêches qui empruntaient les lignes des compagnies. On en passa pourtant par là; mais d’autres prétentions s’élevaient encore, par exemple en ce qui concerne le choix de la ligne. Lorsqu’une dépêche arrive à un point où deux voies différentes s’offrent pour la conduire à destination, le bureau de bifurcation doit pouvoir, dans certains cas, choisir la direction qui répond le mieux aux besoins du service; le traité donne en effet à cet égard les facilités nécessaires. Il se trouve que cette façon d’agir est généralement contraire aux intérêts des compagnies; on le comprendra dans le cas particulier que nous allons indiquer, et qui ne laisse pas de présenter une certaine importance. Les compagnies qui desservent le réseau transindien sont complètement liées d’intérêt avec celles qui exploitent la voie anglo-méditerranéenne ; ce sont les mêmes actionnaires, les mêmes agens, il n’y a presque qu’une seule et même compagnie. Il est donc naturel que le réseau transindien donne toutes ses dépêches pour l’Europe à la ligne méditerranéenne ; mais, entre les deux tronçons ainsi solidaires, il y a un intermédiaire : de Madras à Bombay, il faut emprunter les lignes de l’office indien. Celui-ci peut donc, si la voie que doivent suivre les dépêches ne lui est pas impérieusement indiquée, en retirer une partie à la ligne méditerranéenne et les confier à des compagnies rivales, comme par exemple l’Indo-European. Dans un tel état de choses, on conçoit que les compagnies veuillent laisser dans tous les cas aux bureaux d’origine le soin de tracer expressément la route des dépêches jusqu’au bout de leur parcours. Si naturel que soit leur désir, fallait-il aller pour le satisfaire jusqu’à renoncer à une disposition utile au service? La conférence ne le pensa pas, et ce fut là un des premiers conflits graves qui s’élevèrent entre les champions des deux camps.

Nous ne suivrons pas d’ailleurs dans ses différentes phases cet antagonisme qui règne désormais entre les compagnies et les états. Nous l’avons spécifié par quelques traits particuliers, et il suffit de rappeler en termes généraux que c’est là maintenant le plus gros embarras que rencontre l’association télégraphique. En vain les délégués de Rome cherchèrent à l’atténuer en modifiant le régime des adhésions au traité, et ce n’est pas trop s’aventurer que de dire qu’ils manquèrent le but. On en jugera par la lettre qu’un groupe de compagnies unies remit à la conférence avant de se retirer. On y lit : « Les délégués des compagnies unies pour le service de l’Inde, de la Chine et de l’Australie regrettent d’avoir à vous faire part qu’ils jugent de leur devoir de ne pas faire acte d’adhésion plus intime que par le passé à la convention. Ils considèrent que le désir de l’uniformité, de la part des hautes puissances contractantes, l’a emporté sur le droit des entreprises privées, sans qu’il leur ait été accordé aucune compensation... Ils pensent que la tendance de plusieurs amendemens adoptés dans la révision actuelle a été d’apporter plus de restriction à la liberté des compagnies que n’avait fait la convention de Vienne, et que, lorsque des modifications ont été proposées, les vœux des compagnies ont été subordonnés à la protection d’intérêts opposés et à l’accroissement de la réglementation gouvernementale... Les compagnies se proposent donc de continuer à vivre comme précédemment sous la forme du modus vivendi qui a existé sous l’empire de la convention de Vienne. » La lettre se terminait par un appel à la protection du parlement britannique, qui soutiendrait sans doute ses nationaux non-seulement devant le Post-Office et l’administration indienne, mais encore vis-à-vis des autres états.

On voit que les délégués de Rome n’ont fait aucun progrès dans le sens d’une entente avec les compagnies. L’antagonisme que nous avons signalé subsiste comme par le passé. Continuera-t-il à s’accuser aussi nettement, ou en viendra-t-il à s’effacer? Les intérêts des états et ceux des compagnies réussiront-ils à se fondre ensemble ou restera-t-il entre eux une opposition constante? Cette opposition sera-t-elle utile ou nuisible aux intérêts du public? Ce sont autant de questions qui restent en suspens.

Dans cet état de choses, on comprend l’importance particulière qu’ont les décisions prises au sujet de l’hégémonie télégraphique. À ce point de vue, la conférence de Rome offre deux traits caractéristiques : elle a supprimé le régime des commissions spéciales et donné à l’existence du bureau international une sérieuse confirmation.

La commission spéciale de Berne n’était pas arrivée à trancher le litige qui lui était soumis. Le gouvernement ottoman avait tout d’abord refusé sa ratification au tarif qu’elle avait élaboré ; puis, revenant sur son refus, il avait en somme laissé la question dans un état complet d’incertitude. Quelle valeur fallait-il donner à la décision de Berne ? Quelques délégués prétendaient qu’une commission spéciale pouvait seulement interpréter des articles de la convention et n’avait pas qualité pour fixer les taxes ; à la conférence seule appartenait un tel droit. Dès lors, si la commission ne pouvait rien faire, à quoi bon la convoquer ? C’était une institution inutile, si l’on bornait à ce point son rôle. Le délégué russe parla le premier de la supprimer, et l’envoyé italien fit remarquer qu’on la remplacerait avantageusement en permettant à la conférence de se réunir, dès qu’il en serait besoin, sur la demande de six des états contractans. Enfin on se rallia à une proposition formelle faite à cet égard par le représentant de l’Autriche. Le régime des commissions spéciales fut ainsi effacé de la convention ; il n’avait été appliqué qu’une seule fois, ainsi que nous l’avons raconté.

Quant au bureau international, tous les délégués furent d’accord pour louer la manière dont il avait fonctionné et pour l’engager à continuer dans la même voie. Le délégué ottoman proposait bien de le renforcer en y plaçant, à titre permanent, un agent de chaque puissance ; cette proposition, déjà repoussée en 1865, ne parut pas justifiée par la nécessité. On adopta dans ses dispositions principales un projet présenté par la Prusse, qui, en détaillant par le menu les occupations du bureau international, l’affermissait dans la position modeste où il s’était tenu. Il héritait naturellement du rôle des commissions supprimées ; il était chargé de tous les rapports, de toutes les notifications entre les différens offices ; il recevait la mission de dresser la carte des relations télégraphiques, restée jusque-là en dehors de ses attributions. On lui confiait enfin le soin d’élaborer des modifications reconnues nécessaires : on était tombé d’accord qu’il fallait alléger, autant que possible, la convention et en reporter un certain nombre d’articles au règlement ; c’était là un travail d’ensemble qu’on ne pouvait bien faire dans l’agitation de la conférence ; il fallait le préparer à loisir, et l’on recommanda au bureau international d’apporter à la prochaine réunion un projet tout dressé. Il ne restait plus qu’à déterminer l’époque et le lieu de la prochaine conférence. On adopta d’abord sans objection l’année 1875, puis on vota au scrutin secret sur le choix de la capitale où se tiendrait la réunion. Un premier tour donna les résultats suivans : Saint-Pétersbourg, 7 voix; Londres, 7; Berlin, 5; Constantinople, 1. Un scrutin de ballottage eut lieu alors entre les deux capitales qui avaient obtenu égalité de voix au premier tour. Cette fois Saint-Pétersbourg obtint 10 suffrages et Londres également ; on eut recours alors à un tirage au sort, qui désigna Saint-Pétersbourg. C’est donc en Russie qu’aura lieu la conférence de 1875, et l’envoyé britannique, en adressant ses remercîmens aux délégués pour le nombre de suffrages qui s’étaient portés sur la capitale de la Grande-Bretagne, prit acte des titres que Londres avait ainsi acquis au choix de la future assemblée.

Nous venons d’exposer successivement les principaux résultats des conférences de Paris, de Vienne et de Rome. Pendant que des hommes de bonne volonté établissent autour d’un tapis vert les conditions propres à développer les relations télégraphiques, le réseau des lignes et des câbles s’étend de proche en proche et d’une façon continue. Il y a peu de temps, l’Amérique du Nord ouvrait à travers le far-west une communication entre New-York et San-Francisco; hier, dans l’Amérique du Sud, la république argentine donnait la main au Chili à travers les Andes; demain des câbles partiront des côtes américaines de l’Océan-Pacifique pour gagner les mers du Japon et de la Chine. Ainsi se trouvera complété un circuit qui embrassera le globe. Notre planète, sillonnée par un réseau complet, ressemblera, suivant une comparaison souvent employée, à un être pourvu d’un système nerveux. Les barrières élevées entre les nations s’abaissent et s’effacent. Assez souvent et assez longtemps nous avons occasion de nous arrêter sur ce qui sépare et divise les hommes, ne regardons pas comme perdus quelques momens consacrés à ce qui est fait pour les rapprocher et les unir.


EDGAR SAVENEY.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre.
  2. Certaines compagnies américaines en agissent ainsi depuis plusieurs années : l’expéditeur peut assurer sa dépêche pour la somme qu’il juge convenable et paie une prime calculés en conséquence. Nous estimons toutefois que la conférence de Rome a fait preuve de sagesse en refusant d’entrer dans cette voie. Si la poste peut assurer des lettres ou paquets dont la perte matérielle est facile à constater, la télégraphie se trouve en face de conditions moins simples, d’où résulteraient sans doute de sérieux embarras.