La Tâche de demain - La population

La Tâche de demain - La population
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 840-875).
LA TÂCHE DE DEMAIN

LA POPULATION

Tandis que, de la mer du Nord aux Vosges, tous les Français encore jeunes offrent leur vie avec un héroïsme tranquille et joyeux pour la patrie, la liberté et la civilisation, c’est le devoir de ceux que leur âge retient loin des combats de songer à l’œuvre réparatrice du lendemain de la guerre. Cette œuvre sera double, puisque le plus pur de notre sang coule à flots chaque jour, en même temps que s’accumulent les dépenses et les ruines. Elle sera d’autant plus difficile qu’un véritable retour à la barbarie pousse les destructions matérielles bien au-delà de ce qu’imposent les nécessités de la lutte, et ajoute volontairement des femmes et des enfans à la liste des morts.

Les richesses perdues sont peu de chose, pour un peuple qui sait travailler et épargner. Nous sommes fondés, d’ailleurs, à compter que les dépenses publiques imposées à tous les Alliés et les ruines privées multipliées à plaisir en Belgique, en France, en Pologne, en Serbie, retomberont à la charge de leurs auteurs responsables.

Pour remplacer les hommes, c’est sur nous-mêmes qu’il faut compter. Certes, le sol et le climat de la France auront toujours assez de charmes pour attirer à l’intérieur de ses frontières autant d’hommes qu’elle en désirera ; notre pouvoir d’assimilation est assez grand pour transformer en véritables Français, dès la première ou la seconde génération, un nombre notable d’immigrans. Mais il ne faut pas que ce nombre soit excessif, si nous ne voulons pas laisser s’altérer les qualités de notre race. Ce sont ces qualités qui nous ont permis de garder dans le monde un rang bien supérieur à celui que comporterait notre population présente. Ce sont elles qui, dans la lutte actuelle, ont suppléé à l’infériorité du nombre, à l’insuffisance d’une préparation pleine de lacunes, qu’il a fallu combler peu à peu, sous le feu même d’un ennemi organisé avec un soin méticuleux jusque dans les moindres détails. Plus que jamais, nous tenons à ce que la France reste à la race française.

L’insuffisance de notre natalité pour l’alimenter, dans ces dernières années, a été trop souvent mise en lumière pour qu’il y ait lieu d’y insister. Le nombre annuel des naissances, descendu pour la première fois à 913 000 en 1886, a décru depuis lors jusqu’à tomber à 746 000, en moyenne, de 1911 à 1913, avec une diminution de 18,3 pour 100 en vingt-cinq ans. Malgré la réduction de la mortalité, l’excédent de ce nombre sur celui des décès, qui était de près 200 000 sous la Restauration, de plus de 100 000 encore pendant les vingt années 1876 à 1885, s’est abaissé à 38 000 en moyenne pour les dix années suivantes, 1886 à 1905, puis à 26 000 de 1906 à 1913. Si la diminution avait continué à s’accentuer, en dehors de toute cause exceptionnelle, intérieure ou extérieure, comme tout portait à le craindre avant la guerre, elle eût suffi pour amener bientôt une diminution de l’effectif de la population, succédant à l’état stationnaire actuel et destinée à s’accélérer, dans les années suivantes, avec la rapidité croissante de toute progression géométrique.

Sur les causes de cette diminution, qui sont avant tout d’ordre moral, sur ses conséquences, non seulement au point de vue de la puissance militaire de la France, mais aussi à celui de son développement économique, intellectuel, artistique, de son rayonnement dans le monde, il n’y a rien à ajouter à ce qui a été exposé dans l’œuvre magistrale publiée par M. Paul Leroy-Beaulieu, il y a deux ans à peine[1]. Nous n’aurions pas eu la pensée de revenir après lui sur ce sujet, si la guerre ne lui donnait une poignante actualité. Il ne s’agit plus, pour la France, d’arrêter plus ou moins vite une décadence lente et progressive ; il va falloir réparer immédiatement des pertes dont l’étendue dépassera celle qu’aucune guerre a jamais pu produire aussi brusquement. Qui de nous ne voit autour de lui un grand nombre de jeunes ménages brisés au lendemain de la naissance du premier enfant, parfois même avant ? Combien va être diminué le nombre des jeunes gens en situation de se marier d’ici dix ans ! Si les survivans ne sont pas convaincus que le célibat, la limitation trop étroite du nombre des enfans dans chaque famille conduisent à l’effacement progressif de la patrie, en attendant son écrasement dans le prochain conflit, la victoire elle-même n’aura fait qu’accélérer notre ruine, en réduisant encore le nombre des naissances dans les prochaines années, après avoir si cruellement grossi celui des décès.

C’est parce que nous sommes profondément convaincu de cette vérité, que nous voulons aujourd’hui rappeler et préciser quelques-unes des indications données à l’Académie des Sciences morales et politiques, dans la discussion provoquée par l’étude de M. Leroy-Beaulieu, sur cette partie essentielle de la tâche la plus urgente à entreprendre dès demain.

Heureusement, les circonstances qui imposent cette œuvre de propagande la facilitent aussi singulièrement. En effet, quiconque a étudié la question de la natalité en est convaincu : c’est une question exclusivement d’ordre moral. Si les Français ont peu d’enfans, c’est que peu d’entre eux désirent et que beaucoup redoutent une nombreuse famille. La secousse que nous traversons peut amener, à ce point de vue comme à beaucoup d’autres, une rénovation salutaire.

La diminution de la natalité est un phénomène qui se manifeste chez tous les peuples civilisés. En cette matière, comme en beaucoup d’autres, la France ne fait que devancer les autres nations dans les voies, bonnes ou mauvaises, où elles s’engagent plus ou moins rapidement. Et les dispositions d’où nait ce mouvement tiennent, il faut bien le reconnaître, aux vertus autant qu’aux vices que développent une aisance très répandue, une civilisation raffinée et une sensibilité de plus en plus délicate.

La limitation du nombre des enfans s’explique en partie par l’égoïsme des parens, par la crainte des efforts et des privations qu’impose une nombreuse famille, mais en partie, aussi, par le développement même des affections familiales, par les soins minutieux dont on entoure les premiers nés, par le souci surtout de leur assurer un avenir meilleur. Le goût du bien-être matériel conduit à la réduction du nombre des enfans chez les uns ; chez les autres, le même effet résulte de l’aspiration vers une ascension aussi bien intellectuelle que sociale, du désir de donner à leurs descendans une éducation soignée, une instruction prolongée et supérieure à celle que les parens ont reçue eux-mêmes : c’est une idée fréquente, chez nous, qu’un père manquerait a un devoir absolu, s’il s’exposait à ne pouvoir éviter, dans une famille trop nombreuse, un recul à cet égard. Sans doute, la crainte excessive des risques de l’avenir, pour soi et pour les siens, est une lâcheté ; une certaine prévoyance n’en est pas moins une vertu et, dans les rapports conjugaux comme dans tous les autres, gouverner ses instincts est loin d’être une déchéance. Le célibat lui-même n’a pas pour uniques causes l’égoïsme et les mauvaises mœurs : que de fois il résulte d’un dévouement excessif à des parens âgés ou de l’impossibilité de réaliser un idéal haut placé !

Eh bien ! la guerre a déjà modifié et modifiera de plus en plus, dans une direction que nous croyons favorable à l’accroissement de la natalité, l’idéal de la jeunesse française. D’abord, elle a donné un sens concret et un but à ce goût un peu vague pour l’action qui, par le mouvement naturel de flux et de reflux, dans les aspirations des générations successives, tendait à remplacer, chez les jeunes gens, le culte exclusif de la science ou le dilettantisme artistique. En réveillant, avec l’héroïsme, toutes les énergies, la guerre ramènera dans de plus justes limites des idées de prudence devenues souvent excessives. Son issue donnera aux générations prochaines des âmes entreprenantes de vainqueurs ; tout nous donne le droit d’y compter, à nous qui avons vécu dans une patrie démembrée, avec la douleur et l’humiliation de la défaite. Et si trop de parens, aujourd’hui, sentent qu’en multipliant leurs affections, ils ont multiplié les points où la mort peut déchirer leur cœur, l’avenir montrera combien plus inconsolable est le désespoir de ceux qui ont perdu toute leur raison d’être, en perdant un fils unique.

Au fond, dans nos sociétés civilisées, il n’y a que trois forces morales qui puissent faire envisager, dans un sens ou dans l’autre, le nombre des enfans à un point de vue indépendant de la satisfaction des vœux et des affections personnelles des parens : l’une est la foi en une providence qui règle elle-même l’essor des familles et défend de limiter le nombre de ses créatures ; les deux autres sont le patriotisme ou la solidarité de classe, qui font envisager la question de la population au point de vue des intérêts d’une collectivité. Les croyances religieuses, comme les conceptions scientifiques et philosophiques, dépendent de conditions d’un ordre supérieur aux conséquences pratiques à attendre des unes ou des autres, et l’on ne saurait, sans manquer à toute probité intellectuelle, faire dépendre la foi ou la pensée d’intérêts sociaux, si grands soient-ils ; il importe cependant de constater que la guerre, comme toutes les grandes causes d’exaltation sentimentale, tend à réveiller les croyances religieuses, favorables à une forte natalité. L’amour de la patrie, le dévouement aux intérêts de classe ont, au contraire, un caractère essentiellement pratique et social. Leur action s’exerce, en ce qui concerne la natalité, dans des sens opposés : tandis que la patrie réclame des citoyens, le socialisme syndicaliste a popularisé, dans certains milieux, un des argumens de la propagande néo-malthusienne moderne, tiré des avantages à attendre, pour les classes ouvrières, de la raréfaction de la main-d’œuvre. Or, la guerre a singulièrement modifié l’importance relative de ces deux sentimens : l’attitude des partis ouvriers, depuis le début des hostilités, a prouvé que les préoccupations de la lutte de classe s’effaçaient devant le danger national ; ce danger a montré aussi combien le patriotisme était resté vivant, même dans les cœurs où on avait pu craindre qu’il eût entièrement disparu, combien était devenue tout à coup impossible la propagande antimilitariste, qui avait conduit nos ennemis à proclamer et beaucoup de Français à craindre, au fond de leur cœur, une déchéance irrémédiable de la grande nation d’autrefois. C’est sur l’amour de la patrie qu’il faut tout d’abord compter, pour arrêter le fléau menaçant de la dépopulation.

A vrai dire, nous ne doutons pas qu’il ait ce résultat, au premier moment, et qu’après la guerre la natalité reprenne, dans la mesure compatible avec la diminution du nombre des jeunes hommes. Mais, pour que le mouvement se continue, quand arriveront à l’âge de se marier les classes que la guerre n’aura pas décimées, il faut qu’un grand effort soit fait en vue de perpétuer le sentiment d’un devoir, à cet égard, envers la patrie. Or, la patrie se personnifie dans l’Etat ; elle se manifeste dans les lois édictées par la puissance publique. Nous ne croyons guère à l’efficacité de telle ou telle de ces lois, pour modifier un courant économique ou intellectuel. Mais, précisément parce que le patriotisme est un sentiment essentiellement social, nous sommes convaincu que l’esprit général qui anime les représentans de l’Etat et qui pénètre la législation peut beaucoup, sinon pour changer l’esprit public, du moins pour confirmer et consolider certaines tendances et pour en atténuer d’autres. Un ensemble de lois toutes pénétrées de cette idée, que le citoyen qui élève assez d’enfans pour assurer la perpétuité de la race accomplit son devoir, que celui qui se dérobe à ce devoir ou qui ne peut pas le remplir reste débiteur envers le pays et qu’il devra s’acquitter sous d’autres formes, pourra prolonger un état général des esprits favorable à l’essor de la natalité, quand le souvenir des luttes actuelles s’affaiblira et quand les nécessités militaires paraîtront moins pressantes. Nous ne nous rallions certes pas à la doctrine d’après laquelle l’approbation ou la réprobation publique serait le fondement même de l’idée morale ; nul ne peut nier, pourtant, que cette approbation ou cette réprobation, manifestée notamment par tout un ensemble de lois dont chacune en particulier n’aurait guère d’effets, soit de nature à renforcer singulièrement une idée morale dans la masse des esprits.

Il va falloir refaire, au lendemain de la guerre, une grande partie de notre législation fiscale et militaire ; il va falloir opter pour la consolidation ou pour la suppression de mesures provisoires de police, qui ont été rendues nécessaires par les événemens. C’est en présence d’électeurs tout pénétrés encore du danger couru, de la nécessité absolue d’en éviter le retour, d’être forts si nous voulons durer, que cette refonte va s’opérer. Il y a là une occasion, qui ne se retrouvera jamais, pour faire accepter des mesures de salut presque irréalisables en toutes autres circonstances, car elles seraient combattues avec acharnement par la coalition d’intérêts actifs, réduits sans doute aujourd’hui à un silence momentané.

Nous n’avons pas la prétention d’étudier complètement, dans un article nécessairement très limité, toutes les mesures de cet ordre ; la plupart d’entre elles ont, d’ailleurs, été discutées à maintes reprises, au cours des dernières années. Nous voudrions seulement en faire une énumération rapide, et sans doute encore fort incomplète, afin de montrer par combien de côtés le législateur peut agir, pour éviter qu’une nombreuse famille soit une charge sans compensations, et cela, non au moyen de faveurs arbitraires, mais en supprimant de véritables inégalités, absolument injustifiées. Nous indiquerons d’abord les dispositions par lesquelles il faut, dans les lois financières, sociales ou militaires, tenir compte des charges de famille pour les rendre moins difficiles à porter. Nous dirons ensuite quelques mots des précautions qui s’imposent, pour empêcher l’alcool, la débauche ou le crime de frapper à l’avance de tares souvent mortelles, de détruire même parfois volontairement les générations futures.


On a souvent proposé l’établissement d’impôts spéciaux ou de surtaxes sur les célibataires et sur les ménages sans enfans. Il serait difficile, il faut le reconnaître, d’établir d’office une taxe fondée sur des investigations concernant la situation de famille de chaque contribuable. Mais de nombreux impôts directs comportent des exemptions ou des réductions à la base et des dégrèvemens pour les petites cotes. Réserver d’une manière à peu près absolue ces exemptions ou ces réductions aux ménages qui ont élevé un nombre suffisant d’enfans est chose à la fois facile et juste : facile, puisque, à défaut de renseignemens précis, l’administration n’aura qu’à ne pas appliquer le dégrèvement, jusqu’au jour où le contribuable le réclamera, avec preuves justificatives à l’appui ; juste, car il n’existe aucune raison pour accorder ces adoucissemens de l’impôt, motivés par les difficultés de l’existence, à ceux qui s’exonèrent de la charge la plus lourde pour les ménages n’ayant d’autre ressource que leur travail, celle des enfans.

D’un autre côté, des lois de plus en plus nombreuses instituent de véritables droits à l’assistance, dans un grand nombre de cas, ajoutent des allocations de l’Etat aux retraites ouvrières et paysannes. Ces lois sont motivées par la difficulté qu’éprouvent les travailleurs à se constituer une petite épargne pour traverser une maladie ou une période de chômage, surtout à conserver une épargne suffisante pour s’assurer le pain de leurs vieux jours. Ces considérations renferment une grande part de vérité, à l’égard des familles nombreuses ; elles ne sont nullement fondées pour les ouvriers qui n’ont pas élevé d’enfans.

Personne n’admet plus aujourd’hui la fameuse théorie du salaire nécessaire, la prétendue loi d’airain, qui ramènerait inévitablement à la somme indispensable pour subsister dans la misère le salaire de la famille ouvrière. Cette loi, théoriquement fondée sur des raisonnemens incomplets, est démentie chaque jour par la hausse des salaires, dépassant énormément celle du coût de la vie depuis trois quarts de siècle. Elle contient cependant une petite part de vérité, si on la ramène à cette idée simple, qu’il y a toujours et partout un lien étroit entre les habitudes de dépenses et les ressources de la population ; seulement, ce sont les habitudes qui se règlent d’après les ressources. Ce que l’on considère comme le nécessaire, dans chaque milieu, ce sont les conditions d’existence que le salaire moyen permet à la famille de composition moyenne de réaliser. Le salaire moyen dépasse donc toujours, pour l’homme qui vit seul, la somme nécessaire pour satisfaire à ses besoins, tels qu’ils résultent des habitudes de son milieu, puisque ce salaire correspond aux conditions générales d’existence qu’une famille de composition moyenne réalise, avec le gain de son chef. Grossi par le salaire d’une femme qu’aucun enfant ne retient au logis, il dépasse les besoins du ménage stérile. Les travailleurs qui, dans de telles situations, ne réalisent aucune épargne pour les momens difficiles et pour la vieillesse, ne méritent nullement que l’ensemble des impôts, pesant directement ou indirectement sur toute la population, soit grossi, afin que l’Etat leur donne la possibilité de dépenser en totalité, à leur seul profit, un salaire sur lequel rien n’est prélevé pour des enfans, en se chargeant de parer plus tard aux conséquences de leur imprévoyance.

Sans doute, il y a des infirmes et des ouvriers souvent malades, d’autres qui ont eu longtemps à leur charge des parens âgés ou des collatéraux, d’autres encore qui ont été victimes de malheurs ou d’imprudences. A tous ceux-là, des secours peuvent être nécessaires, même s’ils n’ont pas élevé d’enfans, et ne doivent pas être refusés, même s’ils ne les ont guère mérités. C’est pour ces cas, impossibles à définir légalement, qu’est faite l’assistance accordée sans conditions spéciales. [Mais les lois générales visent, les cas habituels, et, quand elles ouvrent des droits à des allocations prélevées sur le budget de l’Etat, des départemens ou des communes, pour quiconque remplit certaines conditions, elles ne doivent les ouvrir qu’à ceux qui n’ont réellement pas pu pourvoir à leurs propres besoins et se prémunir pour l’avenir, à raison des charges assumées par eux en donnant au pays des citoyens.

Dans le grand courant de pitié pour les déshérités qui pénètre chaque jour davantage toute la législation, on parle constamment du droit des prolétaires à être aidés et soutenus. C’est le cas de ne pas oublier le sens étymologique du nom qu’on leur donne : il désignait, à Rome, le citoyen qui ne peut apporter son concours à l’Etat qu’en élevant des enfans. La première chose à demander au législateur, pour combattre le fléau de la dépopulation, c’est de ne pas oublier, quand il croit juste d’accorder une faveur aux prolétaires, que c’est aux pères de famille seuls qu’il la doit, parce qu’eux seuls ont supporté les charges d’une existence normale.

M. Leroy-Beaulieu insiste avec raison sur ce fait, que c’est la naissance du troisième enfant qu’il faut encourager. Les familles de quatre enfans ou plus doivent sans doute être le plus énergiquement soutenues ; mais elles resteront toujours l’exception, et bien des ménages auraient grand’peine a en assumer les charges. La plupart, en France, considèrent même que deux enfans constituent le nombre raisonnable, celui qui assure le remplacement du père et de la mère ; mais alors, d’une génération à l’autre, les jeunes gens morts prématurément, les célibataires, les ménages stériles ne seront pas remplacés, et la décroissance sera rapide. Avec trois enfans en moyenne par ménage sain et valide, l’avenir serait assuré par une progression modérée de la population. Seulement, faire commencer au troisième enfant les avantages de la paternité, c’est les reculer, pour les jeunes ménages, dans un avenir bien éloigné. Le second enfant est sur le chemin du troisième et suppose déjà des charges de famille appréciables. Persuadé que les bienfaits de la loi doivent être réservés aux pères de famille, nous croyons qu’il faut commencer à les leur faire goûter partiellement dès le second enfant, sauf à ne les accorder avec le plein tarif que pour le troisième et pour chacun des suivans. Il est juste, d’ailleurs, de ne pas les réserver soit aux indigens, soit même aux travailleurs manuels et aux petits employés. Les charges d’une nombreuse famille sont aussi sensibles dans les situations moyennes, plus sensibles peut-être, par suite du coût d’une éducation non gratuite, plus soignée et plus prolongée, qu’il faut donner à chaque enfant. C’est dans la petite bourgeoisie et parmi les petits propriétaires que la multiplicité des enfans impose le plus de privations, qu’elle entraîne le plus de risques d’une sorte de déchéance sociale et qu’elle est le plus redoutée, en fait. C’est là aussi que se recrutent les élites laborieuses qui sont les véritables auteurs du progrès social. Limiter à de trop faibles revenus les exonérations ou les allocations réservées aux pères de famille, c’est, à la fois, manquer à la justice et enlever à cette législation une grande partie de son efficacité.

Il est facile de préciser, par un certain nombre d’exemples, les applications innombrables qui pourraient être faites de ces principes. Les avantages de chacune d’elles pourront sans doute paraître bien minimes pour être efficaces ; mais l’ensemble constituerait un total d’avantages sérieux et créerait bien vite un état d’esprit propre à modifier les dispositions d’un grand nombre de familles.


Au point de vue fiscal, l’application la plus facile, qui a déjà pris place dans nos lois, concerne la contribution mobilière. Cette contribution, proportionnelle à la valeur locative de l’habitation de chaque famille, est une sorte d’impôt sur son revenu, évalué d’après le signe extérieur qui répond le moins mal à ses ressources. C’est un impôt de répartition, en sorte qu’à l’intérieur de chaque commune, les allégemens accordés aux uns, dans la répartition individuelle, retombent sur les autres. La loi autorise les conseils municipaux à déduire de chaque loyer, pour cette répartition individuelle, une certaine somme constante ; cette somme peut être augmentée d’un dixième par personne a la charge du contribuable, en sus de la première, jusqu’à concurrence de trois. A Paris, la déduction est de 375 francs pour tous les loyers, plus 37 fr. 50 par personne au-delà de deux. Il y a franchise générale pour les loyers inférieurs à 500 francs, ainsi que pour les pères de sept enfans vivans dont la cote ne dépasse pas 10 francs ; cette dernière clause est d’une application trop rare pour produire un effet quelconque.

On peut dire que la franchise jusqu’à 500 francs est une véritable prime au célibat. Si le loyer de 500 francs, pour une famille de quatre ou cinq personnes, est un signe de gêne véritable, pour l’homme seul, qui vit au restaurant et n’a besoin ni de cuisine, ni de salle à manger, il répond à un logement très acceptable, même avec une certaine aisance.

La première mesure à prendre est de supprimer toute exemption et toute déduction pour les célibataires et les ménages sans enfant ou ayant un seul enfant, d’admettre une déduction modérée sur le loyer qui sert de base à l’impôt, mettons 100 ou 200 francs, pour les ménages ayant deux enfans légitimes ou légitimés, et une déduction de 200 ou 300 francs en plus par enfant, en sus du premier, n’ayant pas atteint l’âge du service militaire, sans limitation par aucun maximum.

Pour généraliser ainsi la mesure et ne plus la faire dépendre des conseils municipaux, il faudrait transformer la contribution mobilière en impôt de quotité ; c’est la seule manière d’éviter que la déduction, à peu près sans effets dans les départemens à très faible natalité, oblige à majorer outre mesure le taux normal de l’impôt dans les régions prolifiques, où beaucoup de familles en jouiront. Cette transformation est d’ailleurs facile à réaliser, depuis qu’elle a été appliquée à la contribution foncière sur les propriétés bâties, puisque l’administration procède, tous les dix ans, à une évaluation nouvelle de la valeur locative de tous les édifices. La contribution mobilière et celle des portes et fenêtres sont les seuls impôts de répartition qui subsistent dans notre droit fiscal, puisque la contribution foncière sur la propriété bâtie vient aussi de perdre ce caractère. La fusion de ces deux impôts, dont l’objet est au fond le même et dont le second repose sur une base indéfendable, condamnés à maintes reprises par le Parlement, leur transformation en un impôt de quotité unique, sont des mesures de justice, qu’on ne saurait ajourner.

Cette transformation, votée en 1901 par la Chambre pour la contribution mobilière, a été abandonnée dès que l’on s’est aperçu que la réforme, comme toute correction dans les inégalités de la répartition des impôts, impliquerait une majoration des charges dans certaines communes. Mais les frais de la guerre vont obliger à chercher partout des ressources, et il est évident que les premières auxquelles il faudra faire appel seront celles qu’on pourra tirer de la péréquation de tous les impôts dans la répartition desquels certains contribuables ou certaines régions sont indûment favorisés. Si jamais il y a chance de mettre fin à ces iniquités, c’est au moment où la nécessité d’accroître les ressources de l’Etat sera évidente pour tous et où l’acceptation des sacrifices, qui se manifeste actuellement partout d’une manière admirable, n’aura pas disparu des esprits encore tout vibrans de l’entraînement des combats. La fusion de l’impôt des portes et fenêtres, qui produit 130 millions (centimes locaux compris), avec la contribution mobilière, qui en fournit 206, rendra les dégrèvemens à la base, pour les familles nombreuses, beaucoup plus sensibles. Le relèvement du contingent dans les régions indûment favorisées par la répartition actuelle et la suppression des exemptions pour les célibataires, qui aujourd’hui occupent une grande partie des petits logemens, compenseraient sans doute très largement l’extension des dégrèvemens résultant de leur application aux deux impôts réunis et de leur majoration pour chaque enfant en sus de deux.

A la suppression de toute exemption à la base, pour tout ménage n’ayant pas deux enfans, on peut objecter que les très petits loyers répondent souvent à des situations vraiment misérables, même pour des ménages sans enfans ou pour des célibataires incapables d’un travail régulier. Mais l’incapacité de payer peut donner lieu, dans notre droit fiscal, à des remises ou à des modérations qui n’ont rien de commun avec les dégrèvemens, acquis de plein droit à quiconque, riche ou pauvre, vit dans certaines conditions.

L’obligation de produire un certificat de mariage, de naissance des enfans, pour être porté sur les rôles comme ayant droit à la remise, n’est certes pas une gêne excessive. En attachant le dégrèvement aux naissances légitimes ou légitimées, on combattrait la diffusion de cette idée, destructrice de toute morale comme de toute société régulière et trop répandue dans certains milieux ouvriers, que le mariage et la reconnaissance des enfans sont des formalités dénuées de tout intérêt pratique.

Des dispositions analogues pourraient être adoptées pour le calcul de la partie de l’impôt des patentes fondée sur le loyer d’habitation, pour les exemptions de cet impôt accordées aux petits métiers, pour le dégrèvement des petites cotes foncières, qu’on réserverait aux familles nombreuses. La suppression des remises pour les contribuables sans enfans serait encore une ressource nouvelle pour le budget.

L’impôt progressif sur le revenu va ouvrir un nouveau champ aux applications du même principe. La loi du 15 juillet 1914 a fixé le taux de cet impôt de la manière suivante :


Exemption jusqu’à 5 000 fr. de revenu.
Taxe de 0, 4 p. 100 sur le revenu compris entre 5 000 et 10 000 fr.
— 0,8 — — — 10 000 et 15 000 fr.
— 1,2 — — — 15 000 et 20 000 fr.
— 1,6 — — — 20 000 et 25 000 fr.
— 2,0 — — — sur la partie du revenu dépassant 25 000 fr.

Les limites indiquées ci-dessus sont toutes relevées de 2 000 francs pour les contribuables mariés, de 1 000 francs en plus par personne à leur charge jusqu’à concurrence de cinq, de 1 500 francs en plus par personne au-delà de cinq. En outre, chaque contribuable a droit à une réduction de 5 pour 100 pour une personne à sa charge, de 10 pour 100 pour deux personnes et de 10 pour 100 en plus par personne en sus de deux, sans que le total puisse réduire l’impôt de plus de moitié.

Ces dispositions sont très bonnes, quoiqu’un peu compliquées. Peut-être aurait-on pu ne réaliser le dégrèvement que pour les enfans n’ayant pas atteint l’âge militaire, l’âge étant facile à vérifier, tandis que le fait d’être à la charge d’un contribuable est d’une vérification difficile. Il faudrait aussi supprimer la limitation à la moitié de l’impôt, qui empêche le dégrèvement de continuer à croître, pour les enfans en sus de cinq. Mais ce qui nous paraît absolument excessif, c’est l’exemption absolue jusqu’à 5 000 francs pour un célibataire, jusqu’à 7 000 francs pour un ménage sans enfans.

Sans doute, il serait pratiquement impossible d’établir le revenu réel, pour chacun des 13 millions environ de ménages qu’il y a en France. L’exemption jusqu’à 5 000 francs a pour but de réduire aux environs de 500 000 le nombre des cotes, et c’est déjà une tache fort lourde d’en établir autant, en évaluant le montant du revenu de chaque contribuable.

Mais on pourrait, pour les revenus les plus bas, établir une cote fixe, remplaçant la contribution personnelle, qui est inscrite aujourd’hui dans nos lois et perçue avec des exceptions et des inégalités vraiment indéfendables. Supposons que la taxe soit fixée uniformément à 10 francs par an et due par tout célibataire mâle, ayant atteint l’âge militaire, dont le revenu n’atteint pas 5 000 francs, par tout ménage dont le revenu est inférieur à 7 000 francs, s’il n’a pas d’enfans, à 8 000 francs, s’il n’a qu’un enfant, — qu’il y ait, au contraire, exemption absolue jusqu’à. 8 000 francs pour un ménage ayant deux enfans, avec augmentation de 2 000 francs du revenu exempté par enfant en sus du second. Ces dégrèvemens, combinés avec les réductions du taux de l’impôt prévues par la loi du 15 juillet 1914, constitueraient des avantages d’autant plus sérieux qu’il sera sans doute impossible de ne pas accroître sensiblement, après la guerre, le taux très modéré de l’impôt sur le revenu. Qu’on en soit ou non partisan en principe, on ne peut guère espérer le voir supprimer ; tout ce qu’on peut demander, c’est que le taux n’en soit pas trop grossi. S’il devait l’être notablement, il faudrait majorer les réductions déjà prévues dans le taux de l’impôt et fondées sur le nombre des personnes à la charge du contribuable. Avec les diverses modifications que nous indiquons, l’impôt sur le revenu prendrait au moins en partie le caractère d’un impôt sur les célibataires, et les ménages sans enfans, croissant rapidement avec leur fortune.

Les diverses mesures préconisées ci-dessus seraient en opposition avec cette conception, très répandue, que l’ouvrier ne doit pas aller chez le percepteur. Mais leur efficacité résulterait précisément du fait que la dispense de cette pénible démarche serait ainsi attachée à la paternité. Il y aurait là un signe frappant, mettant en relief le principe que celui-là seul peut être exempté d’impôt direct qui s’est acquitté envers la patrie d’une autre manière.

Sans doute, la multiplicité des cotes accroîtrait la tâche de l’administration des contributions directes, qui va être déjà très chargée par la mise en vigueur de l’impôt sur le revenu, et aussi le travail des percepteurs. Après les pertes subies au feu, toutes les administrations vont avoir grand’peine à accomplir une besogne accrue par tant de ruines à réparer. Mais des rôles comportant une taxe fixe pour la plupart des contribuables, se substituant d’ailleurs dans un très grand nombre de cas à ceux de la contribution personnelle actuelle, qui serait d’autre part supprimée et ne serait remplacée par rien pour tous les chefs de famille exemptés, ne paraissent pas dépasser ce qu’on peut demander raisonnablement.


Après l’impôt en argent, il faut mentionner l’impôt du sang et celui du temps pris pendant la paix par le service militaire. Le moment parait mal choisi pour parler de réductions ; mais ici, comme en matière financière, il ne s’agit pas de déterminer le montant total des charges : il s’agit de déterminer sa répartition, quel qu’en soit le chiffre. S’il y a une matière où les avantages aux pères de famille soient justifiés, c’est bien celle-là. Dans l’élan admirable qui a porté tous les hommes valides de France à la frontière, sans défaillances et sans résistances, le seul regret que nous ayons entendu formuler, c’est que des pères de trois ou quatre enfants fussent obligés de partir, quand tant de célibataires valides, quoique plus âgés, ne partaient pas.

La loi actuelle fixe l’entrée au service a vingt ans en moyenne (exactement 20 ans et 3 mois), — le passage dans la réserve de l’armée active à 23 ans, — dans l’armée territoriale à 34 ans, — dans la réserve de l’armée territoriale à 41 ans, — la libération définitive à 48 ans. Les sursis ou les devancemens d’appel peuvent avancer ou reculer d’une ou deux années toutes ces limites, sans en modifier l’écart. Quelle que soit la durée de service qui sera reconnue nécessaire, après la guerre, on ne s’éloignera pas beaucoup de ces moyennes, sauf -peut-être pour le service actif.

La durée de celui-ci ne saurait dépendre de la situation de famille, et il n’est d’ailleurs pas désirable que les jeunes gens se marient avant d’être appelés sous les drapeaux. Supposons que le maintien dans la réserve de l’armée active jusqu’à 34 ans en moyenne continue à être reconnu nécessaire ; il ne serait certes nullement impossible d’avancer le passage dans l’armée territoriale, en le fixant à 33 ans pour les pères de deux enfans légitimes, — et de décider qu’il aura lieu immédiatement, en cas de naissance d’un troisième enfant, quel que soit l’âge du père. On compenserait aisément le déchet qui en résulterait, en maintenant dans l’armée active les hommes mariés sans enfans jusqu’à 35 ans, et les célibataires jusqu’à l’âge que la statistique déterminerait comme répondant au maintien de l’effectif total actuel. La durée du séjour dans l’armée territoriale et dans sa réserve ne serait pas allongée et pourrait même être abrégée, pour ceux qui y auraient été versés plus tôt, en qualité de pères de deux ou trois enfans ; en tout cas, elle devrait être abrégée d’un an en cas de naissance d’un deuxième enfant après le passage dans cette armée et de deux ou trois ans en cas de naissance d’un troisième enfant. S’il fallait, pour maintenir l’effectif, allonger le séjour des célibataires dans l’armée territoriale, rien n’y mettrait obstacle. Il faudrait seulement bien spécifier qu’en cas d’appel par classe, les pères de famille ne marcheraient qu’avec la classe plus âgée à laquelle ils seraient assimilés au point de vue de la libération,

La législation militaire sera sans doute modifiée, après la terrible expérience à laquelle elle vient d’être soumise, et la charge sera sans doute allégée, après l’abaissement de l’Empire qui était une menace permanente pour la paix du monde. Mais, quelle que soit la durée de service définitivement admise, des différences analogues à celles que nous venons d’indiquer, ou même plus fortes, seraient admissibles. L’appel en temps de guerre jusqu’à un âge plus avancé, la multiplication en temps de paix des périodes d’exercice nécessaires pour conserver un certain entraînement, constituent des charges qu’il est tout naturel d’imposer principalement aux célibataires. Envoyer d’office au feu des pères de famille ; mettre à la charge du budget d’innombrables pensions de veuves et d’orphelins sont des nécessités que l’exemple et les menaces de la Prusse ont imposées progressivement au monde entier ; même allégées, il faudra sans doute encore les subir, mais en reportant le plus possible les charges militaires sur les hommes qui ne contribuent pas au développement de la population. Ce serait là un des encouragemens les plus efficaces au mariage assez prompt, après le service dans l’armée active, et à la naissance du troisième enfant…


Après avoir envisagé ce que l’Etat demande aux citoyens, voyons ce qu’il leur donne. Nous laissons de côté, bien entendu, les secours alloués librement aux indigens, qui, eux aussi, devraient être accordés surtout aux familles nombreuses, mais pour lesquels il n’existe aucun droit reconnu, aucune règle positive. Nous omettons également l’assistance aux enfans, qui ne saurait être trop largement ouverte dans un pays à faible natalité, et le service des aliénés, que l’ordre public ne permet pas de limiter. Passons en revue les autres branches d’assistance organisées depuis une vingtaine d’années.

La loi du 15 juillet 1893 a institué un service d’assistance médical gratuit, sur les listes duquel sont inscrites près de 2 200 000 personnes et qui dépense près de 30 millions par an, — abstraction faite du département de la Seine, où ce service ne fonctionne pas, en raison de l’étendue des soins donnés gratuitement sous une autre forme. Ne serait-il pas légitime d’exclure en principe des listes tous les adultes qui ne sont ni trop âgés pour travailler, ni atteints de maladies chroniques ou d’infirmités, s’ils n’ont pas eu deux ou trois enfans à élever ?

L’assistance aux vieillards, aux infirmes et aux incurables, instituée par la loi du 14 juillet 1905, est allouée à environ 600 000 personnes et coûte près de 100 millions par an. Le seul compte tenu, en vertu de la loi, des enfans qu’ont eus les assistés, consiste à ne pas porter en déduction des secours le revenu acquis par l’épargne de l’assisté jusqu’à 120 francs, au lieu de 60 francs, s’il justifie qu’il a élevé trois enfans jusqu’à l’âge de 16 ans au moins. Mais c’est là un avantage bien illusoire, puisque ce sont précisément les travailleurs ayant élevé trois enfans qui ont eu le plus de difficultés à se constituer une épargne appréciable. Ceux, au contraire, qui ne se sont imposé aucune charge pour assurer l’avenir de la patrie sont inexcusables, n’ayant travaillé toute leur vie que pour eux-mêmes, d’avoir consommé au jour le jour un gain égal à celui des ouvriers chargés de famille ; il est immoral de leur reconnaître un droit à l’assistance. Pour être juste, la loi ne devrait admettre l’obligation du secours régulier que vis-à-vis des vieillards ayant élevé deux enfans, l’allocation devant être pour eux la moitié seulement de ce qu’elle serait pour ceux qui ont élevé trois enfans, puis croître ensuite en raison du nombre des enfans.

La pension alimentaire due par ces derniers est considérée comme un moyen d’existence, dont il est tenu compte dans le calcul des allocations. Nous admettrions bien volontiers que, toutes les fois que les ressources des enfans ne viennent pas de biens à eux donnés par leurs parens, l’assistance vint s’ajouter sans diminution aux alimens qu’ils doivent à ceux-ci. Le vieillard qui a élevé des enfans doit certes trouver auprès d’eux aide et appui, quand il ne peut plus se suffire ; mais il est d’un bon exemple qu’il ne soit pas entièrement à leur charge et que, du moment où les budgets de l’Etat, des départemens et des communes assument légalement des sacrifices pour la vieillesse, ce ne soit pas précisément aux pères de famille ayant élevé leurs enfans de manière à leur assurer une situation convenable, que les contribuables refusent l’aide accordée aux autres.

Les mêmes considérations s’appliquent, à plus forte raison, aux allocations et majorations accordées en vertu de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes, qui ne sont qu’une assistance déguisée et généralisée. Si la loi arrivait jamais à jouer complètement, elle coûterait au Trésor 350 ou 400 millions par an, sans compter les frais d’administration, — car on doit évaluer aux environs des trois quarts la fraction des 5 millions de Français âgés d’au moins soixante ans qui pourrait prétendre à l’allocation, fixée normalement à 100 francs, ou aux majorations équivalentes. Nous n’entendons discuter ici ni le principe de l’obligation, ni le mécanisme compliqué adopté pour l’appliquer. Le seul point que nous voulions critiquer, c’est l’allocation de 100 francs aux vieillards qui n’ont pas élevé d’enfans. Sans doute, elle ne peut plus être retirée à ceux qui ont acquis des droits, en se conformant régulièrement, depuis la date fixée par la loi, aux obligations qu’elle impose. Mais, pour tous les assujettis, et ils sont nombreux, qui ne sont pas actuellement en règle avec les prescriptions légales, ainsi que pour les générations suivantes, l’allocation devrait être réservée à ceux qui ont élevé trois enfans, sinon jusqu’à l’âge de 16 ans, au moins jusqu’à celui de 13 ans, qui est celui où les enfans peuvent commencer à travailler d’après la loi ; on pourrait allouer 25 francs, par exemple, à ceux qui ont élevé deux enfans, et une majoration de 50 francs par enfant en sus de deux à ceux qui en ont élevé trois ou davantage. La majoration de un dixième seulement, accordée par la loi actuelle aux retraités ayant élevé au moins trois enfans, est absolument insuffisante pour frapper les esprits.

Il importe de remarquer que les effets de la guerre faciliteront beaucoup, pour les célibataires ou pour les ménages n’ayant pas plus d’un enfant, la constitution de pensions de retraite plus élevées, au moyen de leurs propres versemens volontairement majorés. La grosse difficulté, pour arriver à une rente viagère appréciable, résultait de la baisse du taux de l’intérêt depuis une trentaine d’années. Une tendance marquée au relèvement se manifestait déjà, depuis quelque temps. La hausse considérable que va entraîner, pour une longue période, l’énorme destruction de capitaux causée par la guerre, rendra les versemens bien plus productifs et encouragera à les grossir les personnes que des charges de famille n’en empêchent pas. Il sera temps de revenir pour elles aux subsides de l’Etat, si on le juge utile, à l’époque lointaine où les pertes actuelles seront réparées et où le taux de l’intérêt reviendra entre 3 et 3,5 p. 100, pour les placemens les plus sûrs.

Si la situation des finances publiques permet de ne pas retenir pour le budget l’économie à attendre de la suppression ou de la réduction d’une grande partie des allocations, il est un emploi à en faire, aussi juste qu’utile : c’est l’institution d’allocations sérieuses et régulières pour les orphelins des assurés morts prématurément. La crainte de laisser des enfans dans la misère est un des obstacles que rencontre, dans les ménages prudens, le développement de la natalité. En limitant à l’âge de 13 ans, au-dessous duquel le travail des enfans est interdit, le droit à cette allocation, elle n’entraînerait pas des charges excessives pour le budget. S’il est un état de gêne qui mérite la sollicitude de la puissance publique, c’est celui de la veuve laissée sans appui avec de jeunes enfans. C’est pourtant le dernier dont se préoccupent les lois de solidarité sociale, dans tous les pays, apparemment parce qu’il concerne des familles où il n’y pas d’électeurs.

Ce point n’est pas le seul sur lequel nous voudrions voir élargir les subsides de l’Etat, que nous demandons de restreindre dans les cas indiqués ci-dessus. La loi du 14 juillet 1913 organise l’assistance aux familles nombreuses, en prévoyant des secours de 60 a 90 francs par an, pour chaque enfant au-delà de trois n’ayant pas atteint l’âge de 13 ans, quand le chef de famille n’a pas les ressources nécessaires pour les élever. Pour être efficace, il faudrait que l’allocation commençât dès le troisième enfant. Elle pourrait alors être réduite à 50 francs dans les campagnes, à la condition d’être maintenue entre 60 et 90 francs dans les villes. Il faudrait surtout qu’elle eût le caractère, non d’un secours donné aux indigens, mais d’une allocation acquise à tous les travailleurs. Ce n’est pas la misère, l’expérience le prouve, qui arrête la natalité ; c’est la gêne dans les familles qui se suffisent, mais non sans difficultés ; c’est pour celles-là qu’un secours régulier, en argent, peut être une atténuation très appréciée des charges qu’entraîne une nombreuse famille. En allouant le secours à toute famille n’atteignant pas, par exemple, le minimum de ressources au-delà duquel l’impôt sur le revenu commencerait à être appliqué aux pères de trois enfans, on n’accroîtrait pas démesurément les charges budgétaires, et on atténuerait, par un avantage réel, les dépenses qu’un ménage très modeste s’impose, en n’évitant pas des naissances multiples.

Pour la même raison, les dispositions de la loi du 31 juillet 1913, sur l’assistance aux femmes en couches, devraient être complétées par l’allocation d’une somme fixe de 50 ou de 100 francs, pour couvrir en partie les frais qu’entraîne la naissance d’un nouvel enfant, dans tout ménage déjà chargé de deux enfans vivans.


La limitation à 13 ans des secours, pour l’éducation des enfans, est fondée sur cette idée, qu’à cet âge l’enfant commence à apporter des ressources à la famille. L’âge auquel il cessait d’être une charge était bien plus bas jadis, et il a été reculé par les lois qui ne permettent pas l’emploi des enfans trop jeunes dans l’industrie. Personne ne conteste que ces lois aient puissamment contribué à la diminution de la natalité, en transformant en cause de dépense des enfans qui, jadis, étaient une source de revenu pour leurs parens. Ce n’est pas un motif pour renoncer à une législation qui est imposée par l’humanité et qui, même au point de vue de la race, compense, par l’obstacle qu’elle met à l’épuisement prématuré des forces, le mal qu’elle peut faire par la diminution de la natalité. Toutefois, il ne faut pas pousser à l’excès les difficultés apportées à l’emploi des enfans et, sur ce point, la législation actuelle nous paraît dépasser la limite raisonnable.

Il n’est pas douteux que, jusqu’à 16 ou 18 ans, un excès de travail peut être nuisible à la formation de la jeunesse ; la plupart des législations restreignent la durée de la journée de travail, pour les jeunes gens au-dessous de cet âge. Afin d’éviter les difficultés résultant de ce que ces jeunes gens devaient quitter l’atelier avant leurs parens, la loi du 30 mars 1900 a réduit à dix heures la journée pour les travailleurs de tout âge, dans les établissemens où sont employés des garçons de moins de 18 ans. Il en résulte que, dans beaucoup d’ateliers où le nombre des jeunes gens était relativement faible, on a préféré cesser d’en employer, plutôt que de réduire la journée de travail des hommes : on ne prend même plus d’apprentis, dont la présence entraînerait cette réduction pour tout le personnel.

La difficulté qui en résulte, dans le placement des enfans, n’a pas seulement pour conséquence de prolonger les charges qu’ils imposent à leurs parens et, par suite, de contribuer à réduire la natalité ; elle n’est sûrement pas étrangère à l’effrayant développement de la criminalité juvénile. Si l’on ne veut pas encourager le vagabondage, qui forme les apaches et les jeunes criminels, il faut absolument supprimer tout intervalle entre l’âge où la fréquentation de l’école est obligatoire et celui où rien n’entrave l’entrée à l’atelier.

La limitation spéciale du travail s’imposait pour les garçons de 13 à 18 ans, quand les journées de douze à treize heures étaient fréquentes dans les ateliers. Elle offre bien moins d’intérêt, depuis que les journées de plus de onze heures sont devenues l’exception. Les besoins et les charges que la guerre aura multipliés dans toute l’Europe vont sans doute ralentir le mouvement d’abréviation de la durée de travail, de multiplication des jours de repos qui se manifestait dans tous les pays, et particulièrement en France. Il n’en est pas moins tout à fait invraisemblable qu’on revienne aux journées démesurées de jadis et, dans l’état actuel, nous croyons que la restriction de la journée de travail, entre 13 et 18 ans, produit beaucoup plus de mal que de bien. Que l’on interdise à cet âge certains travaux particulièrement pénibles, rien de mieux ; mais, en dehors de ces travaux, que l’adolescent puisse participer au fonctionnement de l’atelier pendant toute sa durée normale, c’est une condition nécessaire, à la fois, pour alléger les charges des nombreuses familles et pour réduire le nombre des jeunes gens qui, bien avant leur majorité, ont contracté dans l’oisiveté des habitudes incompatibles avec la fondation d’une famille comme avec toute vie régulière.


En dehors de l’assistance obligatoire, dont nous avons passé en revue les formes principales, il existe une foule de mesures par lesquelles l’Etat et les contribuables viennent en aide aux familles gênées. Dans toutes, la situation de celles-ci, au point vue du nombre des enfans, devrait être envisagée comme une considération capitale.

Par exemple, la question du logement de la population ouvrière est une de celles qui préoccupent le plus, à bon droit, les pouvoirs publics. Des exemptions d’impôts et des subsides sont accordés, par l’Etat ou par les villes, pour les habitations à bon marché. Ce mouvement est très louable, à la condition qu’il n’aille pas jusqu’à détourner les capitalistes de construire des maisons de rapport pour les ouvriers, comme placement ; car, s’il fallait que les villes prissent à leur compte, d’une manière directe ou indirecte, la tâche de loger toute la population ouvrière, nul budget n’y suffirait, avec les frais qu’entraînent et les difficultés de recouvrement que comportent les œuvres municipales. Or, il y a une première restriction de l’intervention de l’Etat ou des villes dont la légitimité saute aux yeux, car il n’existe aucune raison pour que les célibataires ou les ménages n’ayant pas plus de deux enfans soient logés à un prix inférieur au prix de revient du service qui leur est rendu, dans les conditions normales.

On conçoit cependant l’utilité, au point de vue moral, d’œuvres spéciales assurant un logement convenable aux jeunes filles isolées. En dehors de ce cas, seules les familles ayant trois enfans ou davantage rencontrent réellement, à se loger, des difficultés qui justifient l’intervention de la puissance publique. Les dégrèvemens et les subventions devraient être réservés aux édifices recevant uniquement ces familles ; tout au plus pourrait-on y conserver celles qui, ayant pris un logement avec trois enfans, les auraient perdus, placés au dehors ou mariés. Ainsi limitée, l’œuvre ne viserait plus que des besoins réels et justifiés ; elle pourrait alors se développer suffisamment pour subvenir à la plupart d’entre eux.

L’allocation de bourses ou la remise de frais d’études est encore un des actes de la puissance publique qui peuvent influer sur la natalité. Quand il s’agit de sujets véritablement exceptionnels, il y a un tel intérêt, pour le progrès intellectuel d’un pays, à leur donner les moyens de pousser leurs études aussi loin que possible, qu’aucune condition n’y doit mettre obstacle. Mais, en dehors de ce cas, la plupart des boursiers sont des sujets moyens, qui sans doute doivent justifier de leur aptitude à profiter des sacrifices assumés pour eux par l’Etat ou par les villes, mais dont le choix est fait en tenant compte de la situation des parens, des services rendus par eux, etc. Le fait d’appartenir à une famille nombreuse devrait tenir le premier rang dans les titres ainsi pris en considération. En dehors du cas de décès prématuré du père, les parens ayant plus de deux enfans sont les seuls qui se trouvent souvent, sans faute et sans malheurs exceptionnels, dans l’impossibilité d’assurer à ceux-ci le degré de culture répondant au milieu dans lequel ils sont appelés à vivre, les seuls, par conséquent, qu’il y ait lieu d’aider à remplir cette tâche.


Après ce que l’Etat donne par charité, voyons ce qu’il paie aux particuliers qu’il emploie. Là encore, il peut très utilement tenir compte des charges de famille. M. Leroy-Beaulieu voudrait aller jusqu’à réserver tous les emplois publics aux enfans des familles ayant trois enfans[2]. C’est le seul point sur lequel il nous soit impossible de le suivre. L’Etat ne pourrait, sans grand dommage, limiter à ce point le choix de ses agens. On dit, il est vrai, que la passion des Français pour les fonctions publiques lui garantit qu’il trouvera autant de bons candidats qu’il le voudra, même en restreignant beaucoup le champ du recrutement. Mais c’est là une idée fondée sur des faits anciens. Depuis la hausse récente des salaires dans l’industrie, les candidats sont à peine en nombre suffisant, pour la plupart des fonctions publiques exigeant quelque compétence ; même en les accueillant tous, l’Etat ne peut en attirer un nombre suffisant que par de continuelles augmentations des traitemens.

Dans ces augmentations, il lui sera facile de tenir un compte sérieux du nombre des enfans des fonctionnaires. Il n’est pas besoin, pour l’y engager, d’admettre l’idée anti-économique qu’un service doit être payé d’après les besoins de celui qui le rend, et non d’après sa valeur propre : l’État, comme tout employeur, doit payer le travail de chacun ce qu’il vaut, d’après les conditions générales du marché ; quand il le paie plus cher, il fait un cadeau qu’il n’a pas le droit de faire, puisque c’est aux dépens des contribuables, c’est-à-dire de tous, qu’il favorise ses agens.

Mais l’équivalence entre les services rendus et la rémunération s’établit d’une manière très différente, selon qu’il s’agit d’engagemens à court terme ou à long terme. L’atelier, qui emploie des ouvriers entrant et sortant chaque jour, est obligé de payer, pour chaque journée, exactement ce qu’elle vaut, sans pouvoir établir aucune compensation entre les avantages faits à certaines situations et les réductions répondant à des situations moins intéressantes ; en effet, les allocations promises aux pères de famille n’exerceraient aucune attraction sur les jeunes gens, nullement assurés de travailler dans la même usine quand ils auront des enfans. Au contraire, dans les carrières où l’on entre avec l’intention d’y passer toute sa vie active, c’est l’ensemble des avantages attachés à la profession, avec toutes les chances d’augmentations futures, de gratifications, de retraite, etc., qui attire la jeunesse. C’est ainsi que l’Etat ou les grandes Compagnies ont, pour un même emploi, cinq ou six classes d’agens, dont les plus anciens reçoivent souvent un salaire double de celui des débutans, tout en donnant parfois un rendement moindre, comme travail, s’ils sont fatigués par l’âge.

Nous ne doutons pas qu’un droit reconnu à une majoration de traitement de 5 pour 100, 10 pour 100 et même davantage, suivant le nombre des enfans, soit tout aussi propre à attirer des candidats, dans les fonctions publiques, qu’un sacrifice équivalent fait par l’Etat sous toute autre forme. Les Compagnies de chemins de fer en font une expérience heureuse, quoique encore trop restreinte. Ce qui attire dans une carrière de ce genre, ce n’est pas le salaire de début, toujours faible ; c’est la constatation du fait que ceux qui la suivent se trouvent relativement heureux, n’ont pas trop de peine à lutter avec les difficultés de l’existence. Les fonctionnaires comptent parmi les Français ayant le moins d’enfans : d’après la statistique des familles, dressée à la suite du recensement de 1906, tandis que le nombre moyen d’enfans vivans ou morts qu’avait eus chaque ménage était en moyenne de 2,93 pour l’ensemble de la population[3], il descendait à 2,74 pour les ouvriers de l’État, à 2,03 pour ses employés. C’est qu’en effet, la situation de ceux-ci, donnant plutôt une grande sécurité qu’une forte rémunération, exigeant une certaine tenue, rend difficile pour eux d’élever une nombreuse famille ; l’augmentation lente des traitemens les pousse au mariage tardif. Si l’on voyait leur salaire croître aussitôt qu’arrivent les enfans, si les agens qui en ont trois ou quatre à leur charge étaient moins gênés, grâce à l’allocation supplémentaire correspondante, il y aurait là un attrait sensible pour les jeunes gens sérieux, dont le but dans la vie est de fonder une famille. Et l’Etat serait moins souvent entraîné à élever tous les traitemens, par les demandes fondées sur leur insuffisance pour répondre aux besoins d’une famille, si les familles un peu nombreuses recevaient des majorations croissant avec leur effectif.

Ces majorations devraient d’ailleurs s’appliquer aussi bien aux gros traitemens qu’aux petits, car ce sont peut-être les fonctionnaires ayant les qualités nécessaires pour occuper des emplois importans qui reçoivent les salaires s’écartant le plus de la rémunération des fonctions analogues dans l’industrie ; ce sont eux, par suite, qui sont les plus tentés de quitter le service de l’Etat, dès qu’ils ont de nombreux enfans à élever, au grand détriment du service public.

De même, au lieu d’accroître les retraites, et surtout d’abaisser l’âge d’entrée en jouissance, avantages qui profitent plus encore aux célibataires qu’aux pères de famille, toujours désireux de toucher le plus longtemps possible le traitement d’activité, l’Etat devrait assurer à la veuve d’un fonctionnaire mort prématurément une pension proportionnelle au nombre de ses enfans, pendant leur minorité ; l’angoisse du père atteint dans sa santé et exposé à laisser ses enfans sans ressources, s’il n’a pas une durée de services assez longue pour qu’ils aient droit à une pension, est une des plus cruelles que connaissent les agens n’ayant jamais eu un traitement suffisant pour contracter une assurance sérieuse. Favoriser le repos prématuré, au lieu d’assurer quelques ressources à ces misères criantes, c’est une faute que l’Etat non seulement commet, mais encore tend » imposer aux Compagnies de chemins de fer, quand il fait, sur les droits de leurs agens, à pension, des lois et des règlemens beaucoup moins ménagers de leurs deniers qu’il ne l’est des siens propres.

Nous croyons que l’Etat agirait, directement et par l’exemple, dans un sens très favorable à la natalité, s’il affectait désormais toutes les augmentations de sacrifices nécessaires, pour assurer le recrutement des services publics, d’abord à des majorations de traitement attribuées à ceux qui ont de nombreux enfans (comme la Chambre l’y a d’ailleurs invité par une résolution du 28 mars 1911), puis à l’attribution de pensions aux orphelins mineurs ; nous sommes certain qu’il atteindrait tout aussi bien ainsi le but poursuivi, qui est de trouver un nombre suffisant de bons agens.


Il ne suffit pas, pour provoquer l’accroissement de la population, de s’efforcer de renverser le courant d’opinion qui fait envisager la naissance de nombreux enfans comme un malheur, et presque comme une faute des parens ; il faut encore éviter que les générations futures soient frappées de tares entraînant une mort, ou des infirmités précoces. Or, deux causes attaquent la race, à ce point de vue, avec une effrayante progression : l’alcoolisme et la syphilis. Contre ces fléaux, l’action de la puissance publique peut être très efficace ; elle peut l’être plus encore contre un crime, l’avortement, qui, de plus en plus souvent, empêche des naissances, estropie ou tue des filles et des femmes mariées.

La plaie dont la progression a été le plus rapide, dans les dernières années du XIXe siècle, est l’alcoolisme. M. Raphaël-Georges Lévy en a déjà signalé les ravages, dans le remarquable article publié par la Revue le 15 janvier. Qu’il nous soit permis d’y revenir ici, au point de vue de la population. La consommation taxée d’alcool pur, par tête d’habitant, qui était d’un litre sous la Restauration et de deux litres et demi à la fin du second Empire, s’élevait à quatre litres et demi de 1898 à 1901. Elle était redescendue à trois litres et demi de 1901 à 1910, sous l’influence de la reconstitution du vignoble et des mesures fiscales encourageant la substitution des boissons dites hygiéniques, vin, cidre et bière, à l’alcool. Elle est remontée à quatre litres, en moyenne, en 1911 et 1912.

Quatre litres d’alcool par tête, cela représente à peu près 350 petits verres d’eau-de-vie aux environs de 50 degrés. Si l’on admet que, dans près des deux tiers de la population, femmes, jeunes gens au-dessous de quinze ans, vieillards de plus de soixante-dix ans, la consommation de l’alcool est encore heureusement très peu développée, on arrive, pour les hommes, à une consommation moyenne de 1 000 petits verres par an, — 3 000 petits verres dans les villes comme Le Havre, Rouen, Caen, Boulogne, où la consommation d’alcool pur, par tête d’habitant, est voisine de 12 litres.

.A côté de cette consommation constatée par le fisc, il en est une autre dont l’importance, impossible à chiffrer, est certainement considérable, celle de l’alcool produit par les bouilleurs de cru. On sait que ce nom désigne les propriétaires ne distillant que les fruits de leur récolte. La loi leur accorde, à titre de consommation de famille, la franchise pour 20 litres d’alcool pur ; mais, comme aucune surveillance n’est exercée sur leur production, leur consommation exemple de droits n’a, en réalité, d’autre limite que cette production ; beaucoup d’entre eux alimentent même le commerce de la région, en lui vendant en fraude des quantités d’eau-de-vie souvent considérables. Le recul de la consommation taxée, depuis que la production des bouilleurs de cru s’est accrue, grâce à la reconstitution du vignoble et notamment dans les années de bonne récolte de fruits, tient en grande partie à l’essor de cette consommation frauduleuse. La loi n’exprime que trop la vérité, en appelant allocation familiale la quantité pour laquelle la franchise est accordée aux bouilleurs de cru : comme cette quantité et celle, bien plus considérable, qui échappe illégalement au fisc, sont consommées à domicile et non au cabaret, elles empoisonnent les femmes et les enfans eux-mêmes, en même temps que les hommes, dans toutes les régions productrices de fruits abondans où l’habitude de bouillir s’est répandue.

La production des bouilleurs de cru ajoute peut-être, suivant les années, deux ou trois dixièmes à celle que constate seule la statistique fiscale.

Ce que la consommation d’alcool actuelle représente de tares individuelles et héréditaires, de crimes, de folies, de morts prématurées dues à des dégénérescences de formes diverses, à la tuberculose, à la misère résultant des dépenses faites au cabaret et des journées de travail perdues, on l’a exposé bien souvent. Le Gouvernement préposé aujourd’hui à. la défense nationale s’en est ému : il a interdit la vente de l’absinthe, dans laquelle le poison de la thuyone s’ajoute à celui de l’alcool ; il a interdit l’ouverture de nouveaux cabarets. Ce sont là des services signalés, dont nous ne saurions lui être trop reconnaissans. Mais, pour arrêter les ravages que l’alcool exerce sur l’effectif et sur la qualité de la population, il faut aller plus loin : il faut restreindre la consommation taxée ou non taxée et amener la fermeture d’une partie des cabarets existans. Comme l’exposait M. Raphaël-Georges Lévy, dans l’étude précitée, le meilleur moyen, pour y arriver, c’est de renchérir l’alcool et d’en restreindre le commerce, par des taxes écrasantes.

Les impôts sur l’alcool, comme les prélèvemens sur le jeu et quelques autres objets, ont cet immense avantage, qu’à l’inverse de la plupart des autres taxes, ils sont profitables, non seulement par le produit qu’ils donnent, mais plus encore peut-être par les consommations qu’ils empêchent. En les majorant, il n’est pas douteux qu’on procurera à l’Etat des ressources nouvelles, dont il va avoir grand besoin. Ces ressources ne seront pas, il est vrai, proportionnelles à l’aggravation de l’impôt, car la consommation sera sûrement entravée par la hausse des prix : ce sera là un avantage plus grand encore pour la patrie.

L’alcool supporte actuellement, en France, un droit général de consommation de 220 francs par hectolitre, qui a produit 356 millions en 1912, — avec une diminution de 10 millions par rapport à 1911, tenant à l’abondance de la récolte des fruits distillés par les bouilleurs de cru. L’Etat perçoit, en outre, un droit d’entrée dans les villes, s’élevant à 30 francs au maximum, qui produit 17 millions. Un grand nombre de communes y ajoutent des droits d’octroi, dont le plus élevé, à Paris, atteint 165 francs, et qui produisent 51 millions. Le montant total des impôts, par hectolitre d’alcool pur, varie donc entre 220 francs dans les campagnes et 415 francs à Paris ; ils ont produit, en 1912, 424 millions pour 1 619 000 hectolitres taxés à la consommation, soit en moyenne 2 fr. 62 par litre, 3 centimes environ par petit verre.

En Angleterre, le droit d’excise a été majoré successivement jusqu’à atteindre 711 francs par hectolitre d’alcool pur. On pourrait, sans atteindre ce chiffre, même à Paris, doubler le droit de consommation, — et, sans l’atteindre, en moyenne, élever le droit à 500 ou 600 francs, ce qui porterait à 6 ou 7 centimes la taxe sur chaque petit verre.

Mais l’augmentation de la prime à la fraude développerait énormément la production non surveillée des bouilleurs de cru, si celle-ci restait, en fait, exempte de droits, Pour que la taxe majorée soit perceptible, il faut qu’elle soit appliquée à toute la production ; il le faut, surtout, pour que l’empoisonnement de la moitié de nos populations rurales cesse, pour que les enfans ne contractent plus dans leur famille l’habitude de boire de l’eau-de-vie. La suppression du privilège des bouilleurs de cru sera certes difficile à faire accepter. Elle a été tentée à diverses reprises, dans l’intérêt du fisc ; mais aucune assemblée n’a eu le courage de résister aux demandes tendant à supprimer toute surveillance effective sur leurs opérations, à l’approche des élections. C’est pour faire accepter cette surveillance qu’un appel à l’élan général du patriotisme suscité par la guerre, à la nécessité supérieure d’éliminer tout ce qui décime la population, sera nécessaire.

Il semble d’ailleurs que la seule manière de rendre le contrôle acceptable soit de ne pas le faire exercer au domicile de chaque bouilleur : l’exercice, pratiqué chez un million de cultivateurs, produit des froissemens qui exaspéreraient même les particuliers disposés à accepter l’impôt. La loi de finances du 22 avril 1905 avait organisé un système de distillation en commun, qui a subsisté dans quelques départemens ; c’est ce système qu’il faut généraliser. L’interdiction de distiller à domicile, sauf dans des conditions spéciales, serait sans doute plus facilement supportée que l’exercice appliqué à tous les bouilleurs ; avec des pénalités suffisantes pour que nul ne s’expose volontiers à les subir, on peut réprimer la distillation clandestine, qu’il est très difficile de tenir partout secrète.

En même temps qu’on renchérirait l’alcool par l’impôt de consommation accru, il faudrait en réduire l’offre, rendre la tentation moins constante, par la diminution du nombre des cabarets. Celle-ci peut être réalisée sans expropriation et sans mesures arbitraires de police, si l’on a le courage d’accroître suffisamment l’impôt spécial qui les frappe, la licence. La dernière loi de finances, en exonérant de cette licence tous les débits qui ne vendent que des boissons hygiéniques, en assimilant à la vente en fraude la détention d’alcool par les débitans qui ont déclaré n’en point vendre, a préparé la voie à un relèvement considérable. Il suffirait d’admettre que la taxe majorée ne s’applique qu’en partie aux restaurans vendant de l’alcool uniquement avec des repas véritables, pour que la mesure fût parfaitement acceptable, et la surveillance paraît très susceptible d’être efficacement exercée.

L’impôt de la licence frappe aujourd’hui près de 500 000 cabarets, de droits variant entre 20 francs et 450 francs par an ; il produit 27 millions, soit en moyenne 54 francs par débit., En le portant entre 100 francs, comme minimum, et 2 000 ou 3 000 francs, par exemple, comme maximum, on amènerait sûrement une réduction énorme du nombre des cabarets vendant de l’alcool. Mais c’est là qu’un appel énergique aux sentimens de la population, pour le salut de la patrie, sera nécessaire, si l’on veut triompher de la résistance de la puissante corporation des débitans. Beaucoup d’entre eux, dans les pays où leur nombre est tel que la clientèle de chacun est très restreinte, devront fermer boutique, faute de pouvoir supporter l’impôt. Les tentations offertes partout aux travailleurs et l’alcoolisme, dont les débitans sont les premières victimes, seront singulièrement réduits.

Jointe à l’avance à faire par les débitans pour payer 3 ou 4 centimes de surtaxe par petit verre d’alcool, l’augmentation des licences amènerait sans doute une hausse d’un sou dans le prix de vente. Si le prix ne s’élevait pas, ce serait, l’expérience le montre, la contenance du petit verre, la teneur du liquide en alcool qui diminuerait. Le buveur obstiné, qui consacre à l’alcool toutes les ressources dont il dispose et qui saura toujours trouver un cabaret, serait obligé de diminuer d’un tiers sa consommation d’alcool pur. Le paysan bouilleur de cru ne considérerait plus l’eau-de-vie comme un produit qu’on consomme sans hésitation, parce qu’il ne coûte rien. Une des réformes les plus efficaces pour le salut de la race serait réalisée, non seulement sans sacrifices du budget, mais encore avec un gain sérieux. En effet, même si la consommation d’alcool était réduite d’un tiers et le nombre des cabarets de moitié, ce qui serait un résultat immense et difficile à espérer, le rendement de l’impôt, grossi de 300 ou 400 francs par hectolitre, augmenterait d’au moins 200 millions, le jour où les bouilleurs de cru rentreraient réellement dans le droit commun.

L’empereur de Russie a été bien au-delà de ce que nous réclamons quand, dès le début de la guerre, il a fermé dans tout son empire les débits de boisson. On sait que la vente de ]’eau-de-vie avait été transformée, en Russie, en un monopole qui rapportait près de deux milliards de produit net au Trésor public. Le Tsar a montré que son courage de chef d’Etat n’était pas inférieur au courage militaire de ses glorieuses armées, en supprimant cette ressource au moment où une lutte gigantesque en exigeait de colossales. La suppression de la plaie de l’alcoolisme parait avoir, à elle seule, compensé à peu près, au point de vue économique, les maux causés par la guerre. Elle a amené en Russie une augmentation de la productivité du travail, une diminution de la misère, qui atténuent singulièrement la crise inévitable dans un pays où une grande partie des hommes valides est appelée sous les drapeaux.

Sans demander au législateur français une pareille énergie, nous ne croyons pas aller trop loin en signalant la nécessité absolue de rechercher un fort produit de l’impôt sur l’alcool dans l’élévation de la taxe unitaire, et non dans le développement de la matière imposable, c’est-à-dire de la plaie la plus grave des sociétés modernes ; il ne faut même pas craindre, au besoin, d’aller jusqu’à diminuer le rendement de la taxe par la raréfaction des lieux de vente. Comme mesure accessoire fiscale, qui ne serait pas sans effet, nous signalerons l’interdiction de réunir un débit de tabac à un cabaret, qu’il sert à achalander ; une prescription administrative y suffirait.


A côté de l’alcoolisme, il est une autre cause d’infection de la race dont on éprouve quelque répugnance à parler publiquement et dont il importe pourtant de ne pas taire le danger, si on veut y remédier. C’est la syphilis, et avec elle les autres maladies secrètes, moins graves, mais diminuant fréquemment la fécondité des hommes ou des femmes qu’elles atteignent. Il semble bien que leur grande diffusion, de nos jours, soit, comme l’alcoolisme, une des plaies qui accroissent la mortalité à tout âge, notamment le nombre des mort-nés et celui des maladies congénitales amenant la mort de beaucoup d’enfans.

Contre ce mal, ce n’est pas par l’impôt, c’est par l’action de la police et de la justice qu’une action efficace peut être exercée. L’autorité publique ne saurait pas plus imposer les bonnes mœurs que la sobriété. Mais elle peut interdire la provocation publique, qui propage les mauvaises mœurs, la réprimer avec une sévérité particulière, si elle est faite par des personnes contaminées, enfin soumettre la prostitution à une surveillance rigoureuse, qui en réduirait énormément les dangers au point de vue sanitaire.

Seulement, il faut, pour cela, que l’action de la police soit régularisée par la loi et qu’elle ne soit pas affaiblie ou énervée par les exigences de l’opinion, lui demandant une perfection irréalisable. Certes, les erreurs policières sont déplorables en cette matière, plus qu’en toute autre, et il faut tout faire pour les rendre aussi rares que possible. Mais il faut bien partir de cette idée, que la seule manière d’éviter les erreurs de la police, c’est de n’arrêter personne, de même que la seule manière d’éviter les erreurs judiciaires, c’est de ne condamner personne ; il semble parfois que ce soit vers ce remède, infiniment pire que le mal, que l’on s’achemine en France. On se rappelle les attaques auxquelles ont succombé jadis plusieurs chefs de la police, à Paris, à la suite d’erreurs du service des mœurs, dont beaucoup étaient plutôt des erreurs sur la nuance que sur le fond même de la conduite des personnes qui en étaient victimes. La conséquence en a été cet étalage du vice, qui y entraîne tant de jeunes gens, à un âge où ils n’ont pas plus la fermeté nécessaire pour résister aux provocations qu’ils n’auraient la hardiesse d’aller chercher la débauche, si elle ne venait pas au-devant d’eux ; de là tant de contaminations précoces, tant de vies détournées ensuite du mariage et de la famille par les mauvaises habitudes.

L’assainissement de la voie publique n’empêchera évidemment pas les hommes qui le voudront de trouver la satisfaction de leurs vices. Mais une surveillance vigilante de la police, soumettant toutes les formes de la prostitution aux visites sanitaires, diminuerait sans doute beaucoup les ravages des maladies qui en résultent.

A cet égard, il semble que, comme beaucoup de lois excellentes dans leur principe, celle du 11 avril 1908, soustrayant à l’action de la police les filles de moins de dix-huit ans, ait donné des résultats tout autres que ceux qu’on en attendait. Le retard que des prescriptions trop compliquées entraînent dans l’application des sanctions nécessaires et le défaut d’énergie et d’entente entre les autorités chargées de cette application ont abouti à une absence à peu près complète de surveillance sur ces filles ; plus séduisantes et moins expérimentées que les autres, elles sont le principal véhicule des maladies secrètes. Qu’on évite de les confondre prématurément avec les femmes définitivement corrompues, rien de mieux. Mais l’arrestation immédiate, dans tous les cas de provocation à la débauche sur la voie publique, par qui que ce soit, et l’application de la surveillance sanitaire à toutes les prostituées n’en sont pas moins les conditions essentielles de toute police efficace, pour la protection de la santé comme pour le relèvement de la moralité publique.

Enfin, pour arrêter la propagation de la contagion, pour éviter qu’elle atteigne les ménages qui se fondent régulièrement, il est indispensable de placer en dehors du secret professionnel des médecins les tares qui en résultent. On dira que la suppression du secret accroîtra la diffusion des maladies, en empêchant beaucoup de malades de se soigner ; mais la nécessité les y obligera toujours. Le même argument a été invoqué contre la loi du 15 février 1902, rendant obligatoire, pour les médecins, la déclaration à l’autorité publique des maladies contagieuses dont la liste est arrêtée par décret rendu sur avis de l’Académie de médecine. Le législateur a passé outre. Le secret des maladies dont l’origine est honteuse n’est pas plus respectable que celui des autres. Sans aller, avec certains États américains, jusqu’à subordonner le mariage à un certificat médical, il convient d’établir, pour tout médecin, non seulement le droit, mais le devoir d’avertir tous ceux pour qui le secret gardé sur la maladie d’autrui peut être une cause de contamination.

Des lois, donnant une base légale à l’action de la police, en matière de mœurs, et prescrivant les mesures indispensables pour éviter la propagation des maladies secrètes sont parmi les plus urgentes de celles que la nécessité de sauver la race fera sans doute accepter, au lendemain de la guerre. L’insuffisance des mesures prises à cet égard, depuis que l’état de siège a si grandement étendu les pouvoirs de l’autorité publique, est certainement un sujet de regrets particulièrement vifs pour beaucoup de personnes.


Une autre plaie secrète, dont l’importance a été signalée par la grande Commission instituée, il y a quelques années, pour combattre la dépopulation, et sur laquelle M. Paul Leroy-Beaulieu a particulièrement insisté, c’est l’avortement. A en croire certains spécialistes, le nombre des avortemens volontaires atteindrait chaque année le quart ou le tiers de celui des naissances. Il est difficile d’admettre qu’il n’y ait pas là une énorme exagération. Il n’en est pas moins certain que ce nombre est très grand, et que les offres de service de sages-femmes prêtes à pratiquer les manœuvres criminelles qu’il implique s’étalent de tous côtés, avec des périphrases transparentes.

Ici, la loi répressive ne fait pas défaut ; mais elle est mal conçue. Elle prononce des peines tellement draconiennes, que leur application est très difficile ; elle remet cette application au jury, dont les décisions, en cette matière, n’ont plus leur caractère fantaisiste habituel, car elles consistent à peu près toujours en acquittemens. Devant cette situation, les poursuites sont devenues infiniment rares, à moins de circonstances exceptionnellement aggravantes. Les mesures à prendre sont d’ailleurs prévues dans une proposition de loi, pendante devant le Sénat, qui modifie le code pénal sur ce point et soumet les maisons d’accouchement à une surveillance devenue indispensable.

Ici encore se pose la question du secret professionnel. Observer ce secret, dans l’espèce, c’est presque toujours se rendre coupable d’une véritable complicité de crime. On a proposé d’inscrire l’accouchement prématuré parmi les maladies dont la déclaration est obligatoire. Nous sommes convaincus que cette mesure, appliquée à l’avortement, serait le meilleur remède contre une contagion morale plus dangereuse que les maladies épidémiques et dont la diffusion doit tomber sous la loi pénale.

Le projet sénatorial punit la propagande faite en vue d’inciter à l’avortement, qui est une excitation au crime, et celle qui a pour objet de répandre les pratiques propres à éviter la conception, qui est un outrage aux mœurs.

Le vote d’une loi permettant de réprimer efficacement et surtout de prévenir, en arrêtant une propagande criminelle, des faits qu’une impunité générale tend à faire considérer de plus en plus comme licites, suffirait sans doute à relever très sérieusement la natalité en France. Mais il faut se hâter, si l’on veut profiter du sentiment général de la nécessité d’un remède à la dépopulation qui suivra sans aucun doute la guerre, pour mettre sérieusement en application ces mesures de salut.


Nous n’avons parlé, dans tout ce qui précède, que de mesures législatives. Ce n’est point que nous ayons une foi aveugle dans l’intervention des pouvoirs publics ; seule, une modification des cœurs et des volontés, engendrée par la conviction des esprits, donnera des résultats, en cette matière, plus qu’en toute autre. Pour amener cette modification, l’action la plus efficace sera celle de la propagande par le livre, par le journal, par la conférence, par l’enseignement. Mais, puisqu’il s’agit, avant tout, d’un intérêt national, la première condition, pour qu’il touche tous les citoyens, c’est que les représentans de la nation marquent l’intérêt capital qu’il a pour elle. Nous ne doutons pas que la grande majorité des électeurs sente, au lendemain de la guerre, le caractère pressant de la nécessité qui s’impose à nous ; pour assurer la durée du premier élan, il faut qu’ils choisissent, à l’avenir, des élus résolus à graver profondément dans les lois, notamment dans les lois fiscales qui se rappellent à tous chaque année, cette nécessité de salut public. Il appartient aux membres du Parlement qui aura à procéder aux premières reconstructions de montrer qu’ils sont déjà de ceux-là.

Les mesures que nous proposons ne constitueraient d’ailleurs nullement une intervention de l’Etat dans les sentimens et les intérêts privés, sortant de ses attributions propres. Elles tendent simplement à obtenir qu’il tienne compte de la nécessité d’enrayer la dépopulation, dans l’exercice de ses attributions normales en matière d’impôts, d’assistance et de police.

Nous tenons d’autre part à constater que ces conclusions ne sont nullement en opposition avec les doctrines des anciens économistes, qui signalaient les dangers d’une natalité excessive. Nous ne saurions admettre, avec l’Ecole historique allemande, que la vérité scientifique, dans les questions économiques et sociales, varie d’une époque à une autre ; c’est là une idée fausse, qui ne peut d’ailleurs conduire qu’au scepticisme absolu ou à la justification de toutes les mesures tyranniques prises par les puissans de chaque jour. La vérité est toujours la même ; seulement, la propagande, à chaque époque, doit s’exercer pour combattre les erreurs qui poussent l’humanité à s’en écarter, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre.

Il est certain que la population tendrait à se développer plus vite que les moyens de subsistance, si chaque couple humain procréait autant d’enfans qu’il le peut, physiologiquement, sans se demander comment il les élèvera ; Malthus méritait bien de l’humanité, quand il combattait une pareille tendance, à l’époque où la natalité excessive, dans les classes ouvrières anglaises, engendrait l’exploitation de l’enfance, la misère et la mort prématurée. Aujourd’hui, c’est vers l’excès inverse que l’on incline partout. En France, cet excès devient un péril grave, précisément à une époque où les progrès de la production permettraient de subvenir aux besoins d’une population bien plus nombreuse. Grâce aux découvertes scientifiques, qui ont accru la maîtrise de l’homme sur la nature, grâce aussi à l’accumulation des capitaux, qui a multiplié ses moyens d’action, le sort des travailleurs s’est considérablement amélioré dans tout le monde civilisé ; l’humanité peut vivre infiniment mieux, tout en diminuant l’intensité d’un effort jadis épuisant. C’est en présence d’un avenir plus riche que jamais en promesses de toute nature qu’une crainte inexplicable menace la race française de disparaître, de ne plus compter au milieu des races plus fécondes. Et cette crainte se manifeste surtout, sinon dans les familles riches, du moins dans celles qui pourraient, sans difficultés, élever trois ou quatre enfans et les armer pour la vie mieux que ne l’étaient leurs parens.

Ceux-là seuls, dans ces conditions, méritent bien de la patrie et de l’humanité, qui combattent la disette d’hommes, la pire de toutes et la seule menaçante aujourd’hui. Nous avons été heureux de voir l’Académie des Sciences morales et politiques ouvrir une discussion nouvelle sur les conclusions formulées ci-dessus, et, par un vœu adopté le 27 mars 1915, appuyer de sa grande autorité, dans leurs traits généraux, les mesures que nous recommandons. Ce que doivent travailler à développer, dans chaque famille, tous ceux qui peuvent exercer quelque action sur l’opinion, ce que la puissance publique doit chercher à susciter par des dispositions légales multiples et convergentes, c’est la volonté d’élever de nombreux Français, pour conserver les résultats à la conquête desquels tant de Français sacrifient aujourd’hui leur vie. Mettre en vigueur, le plus tôt possible, les mesures propres à y contribuer, c’est la première des tâches de demain.


C. COLSON.

  1. La question de la population. 1 vol. in-16, 1913, Alcan, éditeur. A la suite de la lecture faite par l’auteur d’extraits de cet ouvrage, une très intéressante discussion a eu lieu à l’Académie des Sciences morales et politiques ; elle s’est terminée par l’ouverture d’une enquête sur les causes de la diminution de la natalité dans les diverses régions de la France, qui a été confiée à M. Charles Beiioist et qui a déjà donné lieu à de remarquables études.
  2. Il ne pourrait être question de les réserver aux pères de trois enfans, car ce n’est évidemment pas à l’âge où un homme peut réaliser cette condition qu’il est possible de débuter dans une carrière.
  3. Cette moyenne comprend les ménages anciens, dont les enfans sont nés ayant la période où la décroissance de la natalité s’est accélérée,