La Tâche actuelle de la philosophie

La Tâche actuelle de la philosophie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 172-204).
LA TÂCHE ACTUELLE DE LA PHILOSOPHIE[1]

La situation présente de la philosophie n’est pas sans quelque ressemblance avec l’état critique où elle se trouvait à l’époque de Socrate et de ses disciples.

Les personnages qui occupaient alors la scène se divisaient en deux chœurs principaux, celui des physiciens ou « physiologues, » celui des sophistes, sans compter celui des « mythologues, » partisans des croyances traditionnelles ou chercheurs de symboles nouveaux. Les physiologues s’absorbaient dans l’étude de la nature et ne connaissaient guère, pour l’interprétation du monde, que les élémens matériels ou leurs rapports mathématiques. Les sophistes, déclarant que l’homme est « la mesure de toute chose, » battaient en brèche l’idée de « vérité, » pour y substituer l’utilité pratique ou la coutume sociale. — Aujourd’hui, le rôle des physiologues est tenu par nos savans positivistes, celui des sophistes, par nos pragmatistes, qui d’ailleurs se réclament eux-mêmes de Protagoras et déclarent la guerre à Platon.

D’un côté, donc, toute réalité semble s’évanouir dans les phénomènes extérieurs et mécaniques ; de l’autre, toute vérité tend à se perdre dans l’utilité individuelle ou sociale ; la science même n’a plus de valeur que relativement à nos besoins et dans la mesure où elle nous permet d’agir sur les choses pour les adapter aux fins humaines. Nietzsche, un des chorèges du pragmatisme contemporain, n’a pas assez de sarcasmes pour Platon, pour son monde réel au delà des phénomènes, pour son monde vrai au delà des apparences. Si la réaction anti-platonicienne triomphait, la haute philosophie spéculative, qui poursuivait le réel et le vrai, aura bientôt disparu au profit de la technique scientifique, morale ou sociale, qui n’atteint que le « commode » ou le « pratique.»

Heureusement, la philosophie spéculative est loin de disparaître, surtout en France, où, depuis quarante ans, elle a pris le plus remarquable essor.

Depuis un certain nombre d’années, chez quelques-uns, elle revêt une forme nouvelle ou en apparence nouvelle ; elle devient une métaphysique d’intuition et de sentiment, superposée à la philosophie d’action et de pratique que soutiennent les pragmatismes. Les abus d’une méthode faussement scientifique, qui prétendait traiter les choses morales comme les choses matérielles et qu’on a justement appelée le scientisme, ont provoqué l’excès contraire : le retour au sentiment immédiat comme vrai moyen de connaissance, non plus scientifique, mais philosophique.

D’après les partisans de cette méthode, la tâche de la métaphysique future serait de substituer l’intuition et l’instinct, vrais révélateurs de l’absolu, aux procédés ordinaires de réflexion, d’observation intérieure, d’induction, d’analogie, de déduction, qu’on a jusqu’ici considérés comme les seuls capables d’établir une interprétation intelligible du monde. L’essentiel, en philosophie, serait de restaurer chez l’homme les facultés divinatrices des animaux, uniquement guidés, semble-t-il, par leur sagesse instinctive. Dans la philosophie première, l’intuition remplacerait ou compléterait la réflexion, la sympathie suppléerait à la comparaison et à l’analogie, l’instinct à l’induction et à la déduction. Tous les procédés laborieux d’analyse et de synthèse préconisés par. les auteurs de « Discours de la Méthode » ou de Regidæ ad directionem ingenii ne seraient qu’un exercice préliminaire, d’ailleurs utile et même indispensable, pour aboutir à la grande question : Comment vivez-vous la vie réelle et absolue, et comment sympathisez-vous avec les autres vies par le sentiment, par l’action, par la pensée ? Chaque philosophe s’efforcerait de symboliser au moyen du langage, — surtout du langage imagé, — sa vie interne et profonde, indivisiblement sentie et vécue, ce serait comme la musique de son. âme. Les autres philosophes échangeraient leurs plus intimes impressions avec les siennes. A la mélodie sortant du cœur et de l’esprit de chacun, répondraient les mélodies des autres, et l’ensemble finirait par produire le grand concert philosophique. Ce serait entre tous une suggestion réciproque d’intuitions par voie de « sympathie » intellectuelle, comme si les cordes d’une lyre, non encore accordée, à force de vibrer sous les doigts, arrivaient à se mettre elles-mêmes d’accord par l’éveil progressif de vibrations harmoniques.

En face des diverses tendances de l’esprit contemporain que nous venons d’indiquer, nous essaierons de faire voir que la tâche de la philosophie actuelle est triple :

1° Affirmer et démontrer sa pérennité en face de la science positive, tout en s’alliant à cette dernière pour l’interprétation du monde ;

2° Maintenir sa portée spéculative et sa valeur de vérité, en face des praticiens et techniciens de toute sorte qui voudraient la subordonner à la recherche utilitaire ou même morale des fins humaines ;

3° Maintenir son caractère propre d’intellection du réel, tout en faisant leur part légitime aux suggestions du sentiment immédiat et intuitif, de l’instinct et de la sympathie.

Le triple problème qui se pose ainsi à la pensée contemporaine est, en quelque sorte, vital pour la philosophie et, à ce titre, commande toute l’attention de ceux qui s’intéressent aux idées sur le monde et sur la vie, de ceux qui comprennent la force de réalisation inhérente à ces idées. Marx a dit : Interpréter le monde n’est rien, le transformer est tout. Certes, la philosophie doit être transformatrice, créatrice d’idéaux et créatrice de réalités. — Mais, pour transformer le monde, ne faut-il pas d’abord l’interpréter dans son passé, dans son présent et surtout dans son avenir ? Cette interprétation ne restera pas purement spéculative ; elle passera dans la pratique par la force efficace qui appartient aux idées. — Bien plus, interpréter le monde, c’est déjà le transformer en y ajoutant quelque chose qui n’y était pas d’abord compris : notre propre interprétation. Celle-ci est un microcosme qui vient se superposer au macrocosme ; par là, l’homme n’est plus seulement, comme le croyait Leibniz, un miroir de l’univers, il est un des agens de l’évolution universelle. Non moins que l’homme d’action et plus encore peut-être, le philosophe contribue, par ses idées, à l’histoire de l’univers.


Est-il vrai d’abord, comme le répètent volontiers nos positivistes et « physiologues, « que, les sciences particulières s’étant détachées toutes du tronc de la philosophie pour vivre d’une vie indépendante, l’arbre antique et vénérable perde aujourd’hui sa sève, se dessèche et meure ? La philosophie disparaitra-t-elle au profit des sciences, seules qualifiées désormais pour interpréter le monde et la vie ?

Il y a tout au moins, remarquons-nous d’abord, une chose qui ne saurait disparaître : c’est l’idée même de la philosophie comme recherche de ce qu’il y a de radical et d’universel dans la réalité. Or cette idée exerce une action et tend à se réaliser ; si sa réalisation complète est impossible, sa réalisation progressive n’est pas démontrée impossible. Par cela même que la conception de la philosophie est un idéal, elle est aussi une force ; elle meut l’intelligence, elle meut toute l’âme et l’empêche de se murer dans aucune science particulière, pas plus que l’univers n’y est muré.

Mais la philosophie est plus qu’une idée ; elle a, elle aussi, et aura toujours sa réalité, quelque incomplète qu’on la juge ; elle a sa nature spécifique et sa valeur propre, que la première tâche du philosophe actuel est de mettre en pleine lumière.

La philosophie est, selon nous, le plus haut effort de cette volonté qui fait le fond de notre être et que nous avons proposé ailleurs d’appeler la « volonté de conscience, » par opposition à la « volonté de vie » de Schopenhauer et à la « volonté de puissance » admise par Nietzsche. En effet, la philosophie est une tentative pour prendre conscience, aussi profondément et aussi largement qu’il est possible à l’homme, d’abord de ce qui constitue notre réalité propre, puis de celle des autres êtres et du monde entier. Elle pourrait se définir : la recherche progressive de la conscience radicale et intégrale.

C’est à cette conscience universelle qu’aspire déjà, mais sans pouvoir l’atteindre en sa sphère propre, la science elle-même. Supposez achevée l’optique, elle ne suffira pas pour donner à un Saunderson, outre la connaissance parfaite de toutes les lois de la lumière, la conscience de la lumière, du bleu, du rouge, du vert et de leurs nuances. On ne peut pleinement connaître une sensation sans l’éprouver. La science ne peut donc être une connaissance complète du réel sans la conscience, parce que tous les élémens de la connaissance sont, en dernière analyse, des faits de conscience et tous les élémens de la réalité connaissable des faits révélés à la conscience. Mais, dans l’avenir comme par le passé, la conscience ne pourra jamais être appliquée à l’interprétation du réel que par une étude qui domine toutes les sciences objectives : la philosophie.

La science dite positive d’un objet cherche ce qui constitue, non pas sa réalité propre, mais seulement ses relations. La philosophie essaie et essaiera toujours de connaître l’objet lui-même. Si je ne vous ai jamais vu, mais qu’on m’énumère toutes les personnes avec lesquelles vous êtes en relation et la nature de vos rapports avec tout votre entourage, je ne dirai pas pour cela que je vous connais. C’est pourtant de cette manière que le chimiste, par exemple, connaît l’atome d’hydrogène, comme étant dans telle relation avec celui d’oxygène, avec celui de chlore, etc. La science, qu’on nomme positive, qu’on devrait appeler relative et idéale, n’est qu’une connaissance partielle de rapports partiels séparés de l’ensemble, qu’elle s’efforce de ramener finalement à des rapports logiques et mathématiques dans l’espace et dans le temps. Alors même que la science parle de termes, plantes, animaux, hommes, etc., elle ne désigne encore par là que des ensembles complexes de relations dont le fond reste en dehors de sa sphère.

La philosophie, au contraire, a plus que jamais pour tâche de poursuivre les termes concrets entre lesquels s’établissent les rapports abstraits ; elle doit être essentiellement la recherche du réel et de l’existant ; soit qu’elle puisse, soit qu’elle ne puisse pas atteindre complètement son but, elle va vers lui, elle est mue par l’idée-force de réalité ultime, et c’est là, pour l’esprit humain, la plus puissante, la plus irrésistible de toutes les idées. Jamais on n’empêchera l’esprit de se poser cette question : qu’est-ce qui est réel ?

La science positive, à notre époque, est justement fière de ses certitudes ; mais elle n’est certaine que parce qu’elle se contente des comme si et se suspend à des hypothèses. Tout se passe pour nous, dit-elle, comme si les corps s’attiraient, comme si les volumes des gaz étaient en raison inverse des pressions. La science est donc en partie artificielle et hypothétique. La philosophie, elle, se donne pour tâche de rejeter les comme si, les analogies, les fictions ; son idéal serait devoir face à face ce qui est, au moins ce qui est en nous et pour nous, ce que nous concevons comme existant en vertu de la nature de notre pensée et de notre conscience. Idéal impossible à atteindre entièrement, mais dont il est possible de se rapprocher sans cesse.

La philosophie, qui se mêla jadis à la science, ira donc en se distinguant de plus en plus des sciences positives. Une proposition de philosophie première, par contraste avec celles des sciences particulières, est une proposition qui porte soit sur quelque chose de simple et de fondamental pour nous dans notre conscience, soit sur quelque chose qui s’étend absolument à tout ce que nous pouvons concevoir. L’individuel indécomposable et l’universel infranchissable, l’élément de la réalité et le tout de la réalité, le terme de notre humaine analyse et le terme de notre humaine synthèse, voilà les objets de la philosophie humaine.

Sans doute, la philosophie future, pas plus que la philosophie d’autrefois, ne pourra rien saisir d’absolument primitif par la pensée proprement dite, qui est une réflexion sur l’existence en devenir continu. — Mais, si la pensée réfléchie complique nécessairement la vie spontanée de la conscience, ce n’est pas à dire pour cela qu’elle l’altère. On peut toujours, sinon penser le primitif lui-même, du moins s’en rapprocher et le traduire en idées de plus en plus voisines de ce qu’il est. Ces idées sont aussi des sentimens, elles sont même des actions et incitent à de nouvelles actions. C’est précisément parce qu’elles ont ce caractère actif qu’elles nous révèlent non pas seulement des formes et contours, mais le fond même de la vie et de l’existence, qui est action accompagnée de sentiment plus ou moins sourd. Ce sont donc, en ce sens, nos idées-forces les plus fondamentales, qui sont des ouvertures sur la réalité la plus fondamentale.

Par cela même que la philosophie sera toujours l’étude de l’être universel et individuel, elle sera aussi toujours l’étude de la pensée, car l’être n’est donné à lui-même que dans la pensée, qui seule le pose comme existant véritablement, qui seule prononce à la fois le cogito et le sum.

Quoi que nos savans puissent dire, le sujet pensant restera toujours en dehors de toutes les sciences d’objets, qui sont les sciences dites positives. La philosophie aura donc toujours, outre un objet propre, un sujet propre ; la pensée dans son rapport avec la réalité, rapport qui est précisément la conscience ou plutôt la volonté de conscience universelle.

En parlant de la pensée, nous prenons ce mot, comme le fit Descartes, au sens le plus large, qui embrasse la conscience entière ; sensations, sentimens, tendances, appétitions, non moins que jugemens, raisonnemens et idées. Il y a de la pensée dans tous les faits ou actes de conscience, parce qu’aucun d’eux ne peut se saisir lui-même et devenir conscient que par un acte de discernement qui est déjà la pensée en germe, le sujet saisissant un objet ; de plus, aucun d’eux ne peut être posé comme réel et affirmé comme vrai que par la pensée. Nous n’admettons nullement la séparation classique des « facultés : » intelligence, sensibilité, volonté. Pas de pensée sans quelque sentiment et sans quelque vouloir ; pas de sentiment ni de vouloir sans quelque pensée ; l’intellectuel, le sensitif et le volitif sont toujours inextricablement mêlés. L’œuvre de la psychologie contemporaine est de retrouver en tout état ou acte intérieur le même « processus » à triple aspect, que nous avons nommé « le processus appétitif : » sensation, émotion, appétition.

Ainsi conçue, la psychologie sera essentiellement philosophique, puisqu’elle partira toujours du réel concret, conscient ou subconscient, et aboutira toujours au réel concret, devenu de plus en plus conscient pour la pensée. Son travail proprement scientifique ne consistera jamais que dans l’établissement de simples rapports internes et de lois internes, comme celles de l’association des idées, comme aussi de rapports entre ces lois internes et les lois externes, entre le mental et le physique ; mais ce qu’il y aura toujours de profondément philosophique dans la psychologie, c’est le point de vue de la conscience de soi : nous nous y plaçons nécessairement pour nous voir vivre de la vie qui se sent et se pense elle-même, seule vie réelle et complète d’après laquelle nous pouvons interpréter toute autre vie.

A la différence de la psychologie pure, la philosophie ne doit pas rester confinée dans l’étude du moi, elle doit être, selon nous, une psychologie étendue à l’univers. A la différence de la science positive, elle ne se borne pas à considérer les différens êtres du dehors et à les interpréter dans ce qui n’est pas eux ; elle cherche à s’unir par la pensée avec l’être de tous les êtres, à nous faire prendre conscience d’eux et, conséquemment, à reproduire en nous par induction, par analogie, par représentation concrète, leur vie intérieure. La science se contente, dans le grand bal masqué de l’univers, de noter du dehors les costumes et de dénombrer les figures de danse ; la philosophie s’efforce de lever les masques, d’atteindre les visages et surtout les cœurs. Elle prend, pour ainsi dire, la place de tous les autres êtres, hommes, animaux, plantes, minéraux, et cherche à pénétrer leur existence immanente, leur développement interne ; elle est, encore un coup, la psychologie universelle.


Nous venons de comparer l’interprétation philosophique et l’interprétation scientifique par rapport aux deux grands points de vue de l’être et de la pensée ; comparons-les maintenant par rapport aux grandes idées de la quantité, de la qualité, de la causalité et de la finalité ; nous verrons s’accuser encore le contraste.

La quantité, avec son expression spatiale ou numérique, est l’objet propre de la science positive, qui s’efforce de tout ramener aux lois de la quantité dans l’espace et dans le temps. La philosophie ne s’occupe de la quantité que pour rechercher l’origine et la valeur de cette idée, que pour se demander si elle est applicable à toutes choses ou si elle doit être restreinte aux choses matérielles.

Nous avons toujours, pour notre part, conçu la qualité comme essentiellement « psychique, » On parle bien de qualités physiques, comme la chaleur ou la lumière ; mais ce qu’il y a de qualitatif dans la chaleur, ce qui, à ce point de vue, la distingue de la lumière, c’est la sensation qu’elle nous fait éprouver. Supprimez nos sensations, qui ne sont pas des objets de la physique, il ne reste plus que des mouvemens auxquels, pour les distinguer et les classer, nous donnons les noms subjectifs de chaleur, lumière, son, etc. Dans la couleur rouge, qu’est-ce que la science positive considère ? Ce n’est nullement. la qualité sensible du rouge, ce n’est nullement ce que nous éprouvons et sentons en présence d’une rose vermeille ; c’est 1° le rapport physiologique entre notre impression et ses objets ; 2° les rapports physiques des objets entre eux. Et, par objet, le physicien n’entend toujours que des ensembles de relations, isolées des autres pour notre organisme et acquérant ainsi une certaine indépendance objective.

Il s’ensuit que la qualité, comme telle, échappe à la science positive ; celle-ci roule sur ce que Stuart Mill appelle des faits de « séquence » et sur des quantités ; elle ne se sert ou ne devrait jamais se servir des qualités que provisoirement, comme symbole de rapports non encore analysés et de quantités non encore calculées.

Le philosophe, au contraire, s’installe dans le monde des qualités, soit réelles, soit idéales. Pour lui, la qualité est la manifestation propre de l’existence ; l’être sans qualités est égal au non-être. Le philosophe ramène la quantité elle-même à une espèce de qualité, la plus pauvre de toutes. Aussi est-ce par les qualités essentielles qu’il définit l’être, de manière à caractériser ainsi ce qu’il a d’individuel, tout en dégageant les qualités communes qui le rattachent aux autres êtres.

Il est à remarquer que la qualité n’est jamais immobile et, pour parler le langage d’Auguste Comte, « statique. » Elle est toujours « dynamique » et en voie de changement. L’être, avide de la variété et de l’accroissement, a une tendance perpétuelle à passer d’un certain mode de qualité à un autre, et d’une conscience plus pauvre à une conscience plus riche ; c’est cette tendance interne, cette volonté de conscience, qui est le vrai principe de l’évolution. Elle est « l’évolution en train de s’accomplir » par contraste avec « l’évolution accomplie » et toute faite, que la science positive étudie. Son étude n’est donc plus du domaine de la science positive, qui ne considère que les résultats ; seule, la philosophie étudie le mouvement interne de l’évolution et montre que, en dernière analyse, ce mouvement est de nature psychique. Il est l’inquiétude de l’être qui s’agite en vue du mieux, qui aspire à la conscience croissante et plus pleine. La seule évolution véritable, celle qui est en train de se faire et non toute faite, ne se constate que dans l’existence consciente.

De la considération du changement évolutif, passons maintenant à la considération de l’activité qui l’explique. Nous aborderons ainsi une catégorie nouvelle et importante : celle de la causalité. La science positive s’en tient aux lois extérieures et superficielles du changement, c’est-à-dire : 1° aux formules purement quantitatives (mathématiques et mécaniques) ; 2" aux formules purement empiriques de « concomitance » ou de « séquence « dans l’espace et dans le temps. Non seulement la science ne cherche pas une source première d’où descendrait le torrent des phénomènes, mais, dans ce torrent même, elle se borne à constater l’ordre selon lequel les flots coulent, puis à soumettre au calcul la régularité qui se cache sous les sinuosités du cours.

Pour cela, la science n’a à sa disposition que deux données : la masse des élémens et la nature de leurs mouvemens. Or, elle ne pourra jamais tirer de là une explication vraiment causale. En effet, la masse scientifiquement considérée n’est encore elle-même qu’une formule de mouvemens possibles, en résistance à d’autres mouvemens possibles ; les « élémens » matériels ne sont que des arrêts provisoires dans la régression à l’infini, et on les formule géométriquement pour en faire des atomes jusqu’à nouvel ordre indivisibles ; enfin la nature des mouvemens ne consiste qu’en leur vitesse, en leur direction, en leur composition, toutes choses d’ordre spatial et temporel qui se traduisent encore en pures formules.

Même dans l’ordre biologique, le savant ne peut, pour ainsi dire, que tâter le pouls à la réalité vivante, compter les battemens, en mesurer l’intensité et le rythme, exprimer le tout par un graphique ; mais il n’a pas à rechercher la force cachée qui anime l’organisme ; il n’essaie pas de saisir la vie dans sa causalité mystérieuse.

Le philosophe, lui, à ses risques et périls, doit se poser le grand problème de la production et de l’activité vraiment causale. Au delà du monde vulgaire des apparences sensibles, au delà du monde scientifique des lois abstraites, le philosophe a pour tâche de pénétrer et d’interpréter un troisième monde, le seul véritable, celui des activités réelles. Or, ces activités, il ne pourra jamais se les représenter que par analogie avec l’unique espèce de causalité que nous puissions prendre comme en flagrant délit d’action, à savoir la nôtre, qui se révèle à soi dans la volonté inhérente à notre être. C’est là que le réel palpite en nous et pour nous ; c’est là qu’il devient nous-même.

Dès lors, en présence de tous les autres êtres, nous n’avons que deux partis possibles : ou les laisser à l’état d’X absolument indéterminés, ou bien, mutatis mutandis, les figurer comme d’autres nous-mêmes à des degrés très divers et projeter en eux quelque activité plus ou moins analogue à celle dont nous avons le sentiment quand nous avons conscience d’agir au lieu de pâtir, de vouloir et de désirer au lieu de sentir. Après tout, nous sommes dans le monde et le monde est partiellement en nous ; sans s’égaler au tout, la partie peut donc interpréter le tout d’après ce qui se passe en elle-même ; sans méconnaître le caractère fragmentaire de cette interprétation psychique, le philosophe peut la confronter avec le témoignage de l’expérience externe et scientifique.

L’ancienne métaphysique, ou ontologie, se flattait de saisir, sous le nom de substance, quelque chose qui serait différent à la fois des phénomènes extérieurs et de la conscience intérieure. Kant a montré la vanité de l’entreprise ; mais il ne s’ensuit nullement que toute idée de réalité substantielle soit vaine. Ce qu’on doit chercher et ce qu’on peut atteindre, c’est la conscience de l’être en nous et, par analogie, dans les autres êtres ; c’est donc la réalité substantielle prise en flagrant délit au plus profond de notre conscience et non en dehors de toute conscience ou de toute action. Cause et substance ne font qu’un.

En même temps que l’idée de cause, nous avons aussi celle de fin, qui n’a pas moins d’action sur notre pensée. Nous puisons encore cette idée, comme celle de cause, dans notre volonté même, dans l’insatiable appétition qui fait le fond de notre vie. En nous, le mouvement évolutif ne se relie pas seulement au passé par ses causes ; il est, par sa direction, en marche vers l’avenir ; il n’est pas seulement une « poussée » par derrière ; il est une aspiration en avant. Cette aspiration essentielle à l’existence, et sans laquelle elle retomberait aussitôt dans le néant comme l’éclair dans la nuit, peut prendre deux formes principales. Dans la première, l’être n’a pas conscience de la fin qu’il poursuit avec une spontanéité sans retour sur soi ; il agit sans voir et sans savoir où il va. Dans la seconde forme, au contraire l’être se représente une fin à l’avance et la poursuit avec réflexion, les yeux ouverts. Il est abusif de réserver le nom de finalité à ce second mode, qui n’est que le mode intellectuel ; l’autre, tout sensitif et appétitif, n’en est pas moins déjà la finalité à son début. Il est faux de dire : ignoti nulla cupido, puisque l’être aspire d’abord sans connaître l’objet de son aspiration.

Quelle est la nature, quel est le but dernier de la finalité interne et immanente, du désir inassouvi qui meut l’être ? Voilà un nouvel objet de la philosophie, pour laquelle la recherche des fins est étroitement liée à la recherche des causes. Cet objet est plus que jamais en dehors des sciences positives. La philosophie seule est une recherche des fins immanentes, de l’idéal pressenti ou prévu qui se réalise lui-même en se concevant et en se désirant. En d’autres termes, pour parler la langue que nos contemporains affectionnent, la philosophie est la recherche des plus hautes valeurs, — Platon eût dit : des idéaux les plus élevés que puissent poursuivre la pensée et le désir.

En même temps qu’une psychologie amplifiée et généralisée, la philosophie est une sociologie à portée universelle. Il se produit, chez les êtres en société, des phénomènes originaux que la simple psychologie n’eût pas fait prévoir, pas plus que la physique ne fait prévoir la chimie. Les rapports sociaux étant les plus élevés de tous et se retrouvant dans les diverses manifestations de la vie, depuis les sociétés animales jusqu’aux sociétés humaines, leur étude peut jeter un jour nouveau sur les lois mêmes de l’évolution universelle. C’est ici qu’il faut dire avec Comte : l’inférieur se comprend par le supérieur.

Pour résumer tout ce qui précède, la philosophie doit être désormais conçue, selon nous, comme la volonté de la conscience s’efforçant de saisir par la pensée l’être réel, dans son individualité et son universalité, avec ses qualités essentielles, son changement évolutif, sa causalité active et sa finalité tout interne. Or, réalité, qualité, changement, causalité, finalité, tout cela ne saurait être appréhendé comme existant que dans la conscience, et affirmé comme vrai que par l’acte de la pensée. Si l’on admet ces diverses propositions, — et elles sont incontestables, — on admet que la philosophie aura toujours un objet différent de celui des sciences positives. La conception scientifique de la nature appellera donc toujours, comme nécessaire complément, une interprétation philosophique de l’univers, qu’elle ne saurait jamais remplacer.

Quant à la question de savoir jusqu’à quel point la philosophie pourra ou ne pourra pas atteindre son but propre, cette question fait elle-même partie de la philosophie. Ce qui est dès à présent certain, c’est que l’homme a l’idée de la philosophie comme effort de son esprit tout entier, — pensée, sentiment, volonté, — pour se mettre consciemment en harmonie avec la totalité du réel. La question du connaître est pour elle inséparable de la question de l’être, mais cette dernière, en définitive, sera toujours la principale. Cette conception de la philosophie réconcilie toutes les autres ; mais elle fait plus, elle en montre le lien et en découvre l’unité dans le moteur le plus profond de notre être, et, par extension, de tout être : volonté de conscience.

Pour rendre le monde aussi intelligible et aussi un qu’il est possible, il faut trouver un type d’existence universelle qui en fournisse, pour ainsi dire, l’unité décomposition. Ce type d’existence doit-il être cherché dans la conscience ou au dehors ? Voilà le problème.

Mais d’abord, nous ne connaissons directement que ce qui est dans la conscience ; ce que nous disons être au dehors n’est conçu que médiatement.

En second lieu, le dehors n’est conçu que par une répétition ou une diminution de notre conscience. Par une répétition et duplication, s’il s’agit des autres sujets consciens que nous nous représentons à notre image. Par une diminution, s’il s’agit des êtres dits matériels, que nous concevons en les dépouillant d’un certain nombre des attributs de notre existence consciente ; nous appauvrissons notre conscience, nous la réduisons à ce qu’elle offre de plus élémentaire : activité et passivité. De cette façon, nous concevons des forces extérieures qui ne seraient que des sources de résistance ou de mouvement, et nous répandons dans l’espace ces résidus de nos sensations visuelles ou tactiles, sous le nom de corps.

Selon Nietzsche, nous lisons le monde extérieur dans notre conscience comme le sourd-muet lit sur les lèvres les mots qu’il n’entend pas directement. Selon nous, au contraire, c’est quand nous regardons le monde extérieur que nous lisons sur les lèvres de la nature des mouvemens dont le sens intérieur nous échappe ; en nous seulement, au fond de notre conscience, retentit en écho la musique des sphères. Choisissez un type d’existence non conscient, non réductible à des états quelconques de la vie consciente, qu’arrivera-t-il ? La conscience, avec son caractère absolument spécifique et sui generis, demeurera réfractaire et irréductible au type que vous aurez choisi. Dès lors, au lieu d’unité, vous aurez une dualité entièrement inexpliquée et inexplicable. Le problème de l’existence restera sans solution. Vous direz : il y a la matière et il y a la conscience, sans pouvoir ramener la conscience à la matière, et sans essayer de ramener la matière au type de l’existence consciente. C’est là une solution évasive, un refus de solution.

Nous n’avons sans doute pas le droit, dans notre représentation de l’univers, de substituer purement et simplement la partie au tout ; mais il faut, néanmoins, que nous nous représentions incomplètement le tout d’après les parties que nous en connaissons. Alors se pose le problème : Quelle partie faut-il prendre de préférence comme spécimen ? Est-ce la plus pauvre en élémens ou la plus riche ? Là où il y a une plus grande variété réduite à une plus grande unité, avons-nous plus de chance d’entrevoir le secret du tout ? L’homme, par exemple, est-il un meilleur fragment de miroir pour l’univers qu’un des grains de poussière qui flottent dans l’air ambiant ? La vie consciente de l’homme a-t-elle chance d’envelopper un plus grand nombre des élémens du tout que l’existence pauvre et monotone du minéral ? Sont-ce les élémens figurables dans l’espace, auxquels aboutit par l’analyse la science humaine, qui constituent la réalité vraie, ou sont-ce les touts concrets, agissans et vivans, que nous appréhendons dans notre conscience ? Par exemple, ce qui est réel, est-ce de souffrir et de pleurer sur la mort d’un être chéri, d’avoir la conscience remplie de l’image aimée, de tous les souvenirs qu’elle éveille et, en même temps, d’être privé, à jamais de la voir et d’entendre sa voix ? Est-ce de se sentir mutilé, appauvri, souffrant, malheureux ? Est-ce tout cela qui est réel, ou est-ce le tourbillonnement de corpuscules insensibles dans lesquels le scalpel de l’entendement anatomise notre cerveau, nos organes, le monde même qui nous entoure ? That is the question. Où est l’apparence, où est la réalité ? Pour nous, nous disons : Je souffre, donc ma souffrance est réelle, donc je suis réel en tant que souffrant ; c’est ma conscience de souffrir qui, dans ce cas particulier, me révèle la réalité en la constituant pour sa part et en se révélant ainsi comme réelle. C’est donc dans la conscience qu’il faut descendre pour trouver ce qui est.


Outre les partisans exclusifs de la science, la philosophie actuelle trouve devant elle les partisans exclusifs de la pratique, qui, en ces derniers temps, se sont intitulés pragmatistes. La méthode, selon eux, consisterait à interpréter le monde, non pas d’après les élémens de réalité que nous trouvons en nous et d’après les lois que la science découvre au dehors de nous, mais d’après nos sentimens et nos besoins, d’après les nécessités de notre action.

Le pragmatisme contemporain est une extension utilitaire de la méthode morale des postulats, que Kant avait appliquée à la métaphysique. Kant, pour introduira en philosophie sa méthode morale, avait une raison importante et digne d’examen ; il considérait la moralité comme un mode d’action supra-sensible et le devoir comme la loi d’un monde également supra-sensible ; cette loi lui paraissait donc donnée à l’homme d’une manière certaine au milieu même de la vie sensible, et elle pouvait communiquer sa certitude aux postulats de la liberté, de la divinité et de l’immortalité. Mais ce n’est pas ainsi que, de nos jours, les pragmatistes procèdent. Ils professent, avec William James, un empirisme absolu, auquel la loi morale n’échappe pas plus que tout le reste. Dès lors, la moralité n’est plus qu’un besoin supérieur de notre activité dans le monde de l’expérience, une condition de vie personnelle ou sociale, d’utilité pour l’individu ou pour la collectivité. La vie future elle-même n’est que notre vie empirique et temporelle prolongée au delà de la tombe ; elle peut devenir certaine du jour au lendemain, d’une manière tout empirique, par la découverte de communication avec les spiritistes, avec les morts, soit par l’intermédiaire des médiums, des tables tournantes, de l’écriture automatique, soit par la télépathie ou par les apparitions d’esprits, etc. La méthode morale n’a donc plus, pour le pragmatiste empiriste, le caractère rationnel et impératif « catégorique et apodictique » qu’elle avait chez Kant ; elle se perd au sein d’une méthode plus vaste, celle qui affirme pour les besoins de l’action en général (non pas seulement de l’action morale). C’est la méthode utilitaire, chère aux Anglo-Saxons.

Dans l’application de cette méthode, jamais on n’a vu s’élever un édifice de paradoxes comme ceux que le pragmatisme contemporain a entassés les uns sur les autres ; mais, selon nous, ce n’est pas avec cette tour de Babel qu’on escaladera le firmament philosophique. L’école pragmatiste, comme l’école nietzschéenne, semble vouloir, à l’inverse du Discours de la Méthode'', proposer à la philosophie actuelle des « canons de logique » à rebours : 1° N’admettre pour recevables, en métaphysique, en morale et en religion, que les idées obscures, indistinctes et inévidentes ; 2° ne rien définir avec précision, ne rien analyser avec rigueur, la réalité étant un « flux » indéfini et indéfinissable (fluxus, stream), l’analyse, un jeu subjectif de « concepts ; » 3° ne pas établir de liens trop rigoureux et rationnels entre les idées, tout lien, surtout logique, étant factice ; se dispenser ainsi de preuves en règles, la preuve n’étant qu’un « discours ; » 4° ne faire ni divisions, ni classifications exactes, ni dénombremens complets, la division étant un artifice, la classification une discontinuité fictive au sein du réel continu. De là une philosophie fluente, fuyante, insaisissable et incommunicable, mais purgée, et pour cause, de l’ « intellectualisme » comme de l’intelligibilité. C’est le « je ne sais quoi » qui s’évanouit entre les mains dès qu’on veut le saisir.

Si pourtant on essaie de démêler, dans l’amas des sophismes pragmatistes, ceux qui sont dominateurs et commandent tout le reste, on pourra mettre à part les cinq suivans, sur la valeur des idées, la nature de la vérité, son critérium, la méthode pour la découvrir, et le degré de certitude qui y répond.

1° Nos idées produisent toujours des effets qui peuvent devenir pour nous des fins, donc nos idées sont uniquement valables pour nos fins.

2° La vérité nous est utile comme moyen, donc elle n’est, en sa nature intime, que finalité, non rationalité.

3° Nous jouissons de la vérité, donc le critérium ultime du vrai est une jouissance, une satisfaction de besoin.

4° Toute méthode fait appel à l’expérience et à la vérification objectives ; donc toute méthode est une poursuite de fins subjectives posées par la volonté.

5° Toute certitude théorique peut devenir pratique ; donc le rapport de principe à conséquence n’est encore qu’un rapport de moyen à fin. — Tels sont les principaux paradoxes qui sont constitutifs du pragmatisme, et où chaque conclusion déborde manifestement ses prémisses.

Que nos idées produisent toujours des effets, qui peuvent ensuite devenir pour nous des fins, que nous soyons toujours actifs dans la connaissance, c’est ce que nous avons soutenu nous-même bien avant les pragmatistes ; mais il n’en résulte nullement que toute la valeur de nos idées et de nos connaissances, surtout en philosophie, consiste dans les résultats qu’elles produisent, et non dans leur concordance intrinsèque avec les choses elles-mêmes, révélées à nous par l’expérience.

« A la recherche des causes, disent les pragmatistes, la philosophie actuelle doit substituer la mesure des valeurs et les mesurer à l’efficacité des buts. » Autrement dit, les causes explicatives seront remplacées par les causes finales, et encore celles-ci seront-elles mesurées à nos buts humains, à nos valeurs humaines. Poussez à bout cet abandon de toute vraie science, comme de toute vraie philosophie, vous aboutirez à dire, avec Bernardin de Saint-Pierre, que les rochers des rivages ont été créés noirs pour avertir de loin les matelots en détresse, que le melon a été créé avec des tranches pour être mangé en famille. Voilà la recherche des « valeurs humaines. » Bernardin de Saint-Pierre était un pragmatiste avant l’heure.

« Qu’est-ce que la vérité ? » demandent les pragmatistes avec Ponce-Pilate. Et ils répondent avec Protagoras, que connaissait sans doute Pilate : Rien n’est vrai en soi, quoi qu’en puisse dire Platon, mais nous affirmons telles et telles choses comme vraies « parce que nous en avons besoin pour agir. » Toute affirmation est « un postulat en vue de l’action. » Est vraie, selon William James, la proposition telle que « l’affirmation de son objet est utile et efficace pour nos fins. » Ainsi la vérité se trouve déplacée ; des objets et de leurs rapports, elle passe au sujet sentant et au rapport des objets avec le sujet pris pour but ; c’est là, purement et simplement, nier toute vérité objective et ramener le vrai à l’utile, au praticable, au pratique. Du même coup, c’est nier la philosophie. En effet, celle-ci n’a pas seulement pour objet la recherche de la réalité telle que nous la pouvons appréhender par toutes les puissances dont nous disposons ; elle a aussi et aura toujours pour objet, comme le crurent les Platon et les Malebranche, la « recherche de la vérité. » Le vrai, c’est le réel même en tant que posé et affirmé par une intelligence comme objet possible pour toute intelligence, comme quelque chose qui non seulement existe ou devient, mais qui, même passé, conserve éternellement ce caractère d’avoir existé, et ne peut plus en être dépouillé par aucune puissance humaine ou surhumaine. Affirmer un fait, n’eût-il que la durée d’un instant, c’est l’élever à la dignité de quelque chose qui, d’une certaine manière, existe à jamais pour toute intelligence. Ainsi la pensée,. en déclarant le réel universellement affirmable, éternise le fait qui passe et change l’éclair disparu en un jour sans fin.

L’objectivité plus qu’humaine du vrai n’empêche pas la découverte du vrai d’être un résultat de tout l’effort humain. On a dit excellemment, à propos de William James, que, pour la théorie courante, la vérité est une découverte, pour le pragmatisme, une invention. Mais par là, selon nous, on ne fait que mettre en évidence la confusion pragmatiste de la vérité avec la connaissance. C’est de la connaissance qu’on a toujours dit qu’elle est une découverte, quand elle est vraie, c’est-à-dire en concordance active avec le réel. Ce n’est pas à dire que la connaissance, par un autre côté, ne soit pas invention, en ce sens qu’elle est un effort de l’intelligence pour reconstruire le réel dans l’esprit, pour inventer des hypothèses qui soient en une concordance plus ou moins approximative avec le réel, qui nous le fassent toucher dans la mesure où elles expriment des rapports réels. Toute découverte non fortuite présuppose une invention : toute idée est active et est un produit d’activité. Mais toute invention n’a de valeur que si elle aboutit à une découverte.

Nous ne saurions donc accepter l’antithèse établie par le pragmatisme entre découvrir et inventer. Une pure invention est chimérique ; une pure découverte, qui serait absolument passive, est impossible dans le domaine de la science. L’Amérique a pu être d’abord une invention de Colomb, mais elle est ensuite devenue une découverte ; il faut convenir que, même avant Colomb et son invention, il était vrai qu’elle existait. La vérité de la mort de Socrate n’est pas une invention ; la vérité de notre mort future n’est pas une invention et, quoique cette vérité ne soit pas logée d’avance dans « une cachette » où nous la découvririons en mourant, il n’en est pas moins vrai, dès maintenant, c’est-à-dire affirmable et intelligible pour toute intelligence, que la mort arrivera pour nous, comme pour tous.

Les pragmatistes reprochent à la philosophie qui les a précédés de poursuivre des vérités qui regardent en arrière, au lieu de vérités qui regardent en avant et portent sur ce qui sera. Mais la vérité regarde à la fois en arrière, en avant, de toutes parts dans l’espace et dans le temps, parce qu’elle est indépendante des lieux et des momens. Même pour la vie future, qui est « en avant, » les conditions de cette vie sont préexistantes ; sinon, elle n’aura pas lieu. Si ces conditions n’existent pas, dès maintenant et aussi en arrière, William James aura eu beau, dans une pensée généreuse, promettre à ses amis de leur envoyer des messages après sa mort ; les messages ne viendront pas : l’ « invention » des spirites ne sera pas devenue une « découverte. »

Nous ne voulons pas de vos vérités toutes faites, répètent les pragmatistes. — Que vous les vouliez ou non, elles s’imposent à vous et à tous. C’est une vérité toute faite que vous existez ; c’est une vérité toute faite que vous n’existiez pas il y a cent ans et que vous n’existerez plus dans cent ans ; c’est une vérité toute faite que vous ne pouvez pas à la fois, sans contradiction, être et ne pas être et que, quand vous cesserez de vivre, votre mort aura des causes qui, dès maintenant, commencent à agir au sein de votre organisme. Et, quand vous serez mort, il demeurera vrai que vous avez vécu et cessé de vivre. Nulle omnipotence ne pourrait anéantir cette vérité du fait qui survit au fait lui-même et le consacre en le perpétuant pour toute intelligence. Bref, quand on dit : qu’il n’y a point et ne doit point y avoir pour la philosophie actuelle de « vérités toutes faites, » on abuse de l’ambiguïté, chère au pragmatisme : les vérités ne sont pas toutes faites dans nos intelligences, si vous entendez par vérités les rapports exacts qui se produisent entre notre intelligence même et les choses, c’est-à-dire, au fond nos connaissances ; mais, si vous entendez par vérités les rapports intelligibles qui sont immanens aux réalités mêmes et affirmables pour toute pensée, n’y eût-il de fait aucune pensée pour les affirmer, on peut dire alors que les vérités sont toutes faites ou préformées avec les réalités mêmes et dans les réalités.

Profitant de ce que l’homme ne peut pas, ne doit pas s’éliminer lui-même entièrement du monde dont il est partie et qu’il interprète, le pragmatisme conclut de là que ce qui doit être désormais la mesure de nos idées sur le monde, sur la réalité et sur la vérité, ce sont nos besoins et nos fins, comme si nous n’avions pas une autre mesure, celle-là objective : la pensée, aidée de la sensation qui la confirme et lui donne le caractère d’expérience. Les pragmatistes ont beau parler sans cesse de l’expérience, ils la méprisent sans cesse, puisque, au lieu de l’interroger, ils interrogent nos désirs intérieurs.

Sans doute la philosophie première n’a pas, comme la science positive, la ressource de vérification expérimentale, mais ce n’est pas à dire que le choix des idées philosophiques doive être uniquement réglé par nos besoins ou désirs. Là où manque la possibilité de vérifier, la ressource du philosophe, à l’avenir comme dans le passé, sera de rechercher ce qui établit entre nos idées la plus grande concordance, de manière qu’elles forment un tout bien lié, sans contradiction interne et où les principes contiennent la raison des conséquences. Là encore, la vérité est l’intelligibilité, la rationalité intrinsèque, à laquelle l’expérience même est suspendue et sans laquelle l’expérience serait impossible. Quant à nos besoins pratiques, ils n’ont le droit de cité, en philosophie, que quand ils sont des besoins moraux, c’est-à-dire exprimant la direction essentielle de notre raison et de notre volonté, indépendamment de tout plaisir ou besoin. Mais alors on revient au point de vue de Kant, qui domine le point de vue pragmatiste de toute la hauteur du moral par rapport à l’ « utile » et au « commode. »


L’intuitionnisme contemporain, bien qu’opposé en un sens au pragmatisme, procède, comme lui, d’une réaction contre l’intellectualisme. On sait avec quelle force le romantisme allemand réagit avec Jacobi contre le rationalisme exclusif du XVIIIe siècle, en opposant le sentiment au raisonnement, la vie à la pensée.

Selon Schopenhauer, toute connaissance a pour objet ce qui est soumis à la causalité dans le temps et dans l’espace, ce qui est pensable et intelligible : la pensée, ayant pour objet la pensée même, est réduite à se repaître de ses propres abstractions qu’elle décore du nom de réalité. Il y a pourtant un moyen, un seul, de pénétrer par delà cette forme extérieure de la réalité, jusqu’à cette « chose en soi » que Kant nous interdit, dont Schelling et Hegel ne nous montrent que l’ombre. C’est au sentiment immédiat, à l’intuition qu’il appartient de nous révéler le fond même de l’existence universelle. Or, ce que l’intuition découvre sans intermédiaire, par une sorte de rentrée en soi, c’est la volonté, non une volonté pensée, mais une volonté en acte, une volonté sentie. Cette volonté, qui n’est pas plus la mienne que la vôtre, étant libérée de l’individualité que produisent le temps et l’espace, se manifeste comme volonté de vie, comme vouloir-vivre, et le monde n’est que son évolution.

Cependant Schopenhauer considère le temps comme une forme commune de l’intelligence et de ses objets. Cela est vrai du temps scientifique qu’on mesure par l’espace ; mais le temps véritable n’est pas, selon Guyau, une simple forme de la pensée : il est le « cours de la vie. » De cette vie réelle et vécue, nous avons dès l’origine une conscience immédiate, un sentiment interne qui ne se distingue pas de la vie même. Puis de la vie sentie et, pour ainsi dire, agie, nous détachons deux choses qui n’en sont que les « extraits et abstraits, » la conception de l’être, et celle de la pensée. Au lieu de dire avec Descartes : cogito, ergo sum, Guyau dirait plutôt : vivo, ergo sum, ergo cogito, concevant ainsi la philosophie comme une « expansion de la vie » et lui donnant pour objet « la vie elle-même dans toute son intensité, toute son extension. »

Nietzsche, de son côté, a fait de la « puissance » l’objet de l’aspiration universelle, et, par voie de conséquence, l’objet de l’aspiration philosophique. La métaphysique ne serait ainsi qu’une des formes de la volonté de puissance ou de domination : s’emparer du monde par la pensée pour le maîtriser.

Pareillement, selon M. Bergson, la durée ne fait qu’un avec la vie, avec l’être véritable ; la pensée, avec ses concepts, est simplement une adaptation à la matière, un extrait de la vie interne, que le sentiment déborde. Par delà l’intelligence et la matière, au sein de la durée pure, non plus de l’éternité, la vie se saisit elle-même en une intuition immédiate. Et elle se saisit, non pas à l’état d’immobilité, mais comme mobilité, comme un « élan » que rien n’arrête. Le vouloir-vivre de Schopenhauer, en évolution dans le monde, est devenu « l’élan vital, » principe d’une évolution créatrice où l’instinct s’oppose à la pensée comme une vision du dedans de l’être s’oppose à une vision du dehors. Pour saisir l’évolution de la vie réelle, il faut donc se retourner par une sorte de conversion intérieure, passer du domaine superficiel de la pensée dans les profondeurs de l’intuition.

Que la tâche de la philosophie actuelle soit de renoncer aux entités, aux abstractions, pour prendre sur le fait même la réalité évoluante, ce n’est point nous qui le contesterons, ayant depuis longtemps mis en lumière l’avenir de la « métaphysique fondée sur l’expérience. »

Mais qu’est-ce qu’on entend au juste par la vie ? Est-il vrai que cette idée soit plus claire et plus fondamentale que celle d’être et celle de pensée ? Nous ne le croyons pas. Quand nous disons : « Je vis, » nous voulons dire : j’ai conscience d’exister en relation avec d’autres êtres qui agissent sur moi par la sensation et sur lesquels je réagis par la motion. En d’autres termes, j’ai conscience de sentir et d’agir, de me mouvoir, de mouvoir et d’être mû. Toutes ces idées impliquent celle d’existence et celle de conscience discernant l’actif et le passif, le sujet et l’objet ; elles impliquent le sum et le cogito, qui restent les vraies idées fondamentales de toute philosophie. La nature de la vie, comme celle de la matière, sont parmi les objets de la philosophie ; elles ne sont pas son objet même, qui est toute la réalité ; on n’a donc pas le droit d’introduire d’avance dans la définition même de la philosophie une solution préconçue, celle du vitalisme universel.

Si la philosophie présente ne peut plus se contenter de simples concepts, elle ne peut pas davantage, croyons-nous, se contenter d’intuitions qui nous révéleraient, dit-on, les réalités par un sentiment immédiat de ce qui est comme il est.

Au sens exact, l’intuition d’une réalité consisterait à la voir telle qu’elle se verrait si elle pouvait se voir. En conséquence, l’intuition serait adéquate à son objet ; cet objet étant, comme toute vraie réalité, unique en son genre et spécifique, l’intuition aurait le même caractère. Toute vraie réalité étant encore, selon les intuitionnistes eux-mêmes, matériellement indécomposable en élémens, continue, indivisible et simple, l’intuition devrait encore offrir la simplicité indivise d’une vision qui embrasse tout d’un seul regard, sans que rien lui reste opaque ou impénétrable. Noble et généreux rêve, assurément, dont la réalisation constituerait la plus grande des découvertes philosophiques et nous mettrait enfin en possession de l’absolu. Malheureusement, l’intuition ainsi entendue est invérifiable et impossible à constater. Comment constater que j’atteins la réalité absolue et qu’il n’y a rien, dans mon « intuition, » de relatif à ma nature propre, à ma constitution mentale ? Comment constater que tels et tels autres philosophes ont eu la vision du réel absolu, face à face ? Comment, en un mot, distinguer le « voyant » du « visionnaire ? »

Non seulement l’intuition, avec sa simplicité irréductible, est invérifiable, mais encore elle est impossible, parce qu’elle est contradictoire en son essence, et, de plus, en contradiction avec les principes de la philosophie qui essaie de la préconiser. En effet, l’intuition nous est représentée, d’une part, comme une connaissance par le dedans qui nous ferait pénétrer la réalité des êtres ; d’autre part, on attribue aux êtres réels l’unicité absolue, ce qui fait qu’ils sont eux et constituent quelque chose d’original, de sui generis, d’impossible à reproduire. Comment donc un être différent d’eux, à savoir le philosophe, aura-t-il l’intuition de leur être propre ? S’il avait cette intuition, il ne ferait plus qu’un avec l’être qu’il veut voir du dedans, de même qu’une prévision complète et absolue devrait coïncider avec la chose même qu’elle prévoit, faire un avec l’agent dont elle annonce l’acte.

Dira-t-on que, sans coïncider entièrement, on peut avoir une représentation des autres êtres très voisine de celle qu’ils ont ou pourraient avoir ? Fort bien : mais alors, c’est une représentation et non une intuition ; c’est une copie, une ressemblance. Nous revenons de l’intuition à l’intellection ; notre prétendue vision intime est une analogie soumise à toutes les règles de la méthode intellectuelle d’analogie, sans lesquelles elle ne serait plus que pure imagination.

Comment, en particulier, pourrions-nous avoir l’intuition de la matière ? D’abord, nous ne pouvons pas avoir l’intuition d’une réalité matérielle telle qu’elle se verrait du dedans, si elle se voyait ; cela est contradictoire, car, si elle se voyait, elle ne serait plus la même qu’elle est en ne se voyant pas ; elle ne serait plus matérielle. Un charbon ardent et lumineux n’est pas le même charbon qu’à l’état froid et obscur. Quant à l’essence de la matière, en général, peut-on avoir l’intuition d’une essence, et d’une essence qui est générale, applicable à tous les objets matériels ? Là encore, contradiction. De même pour l’intuition des autres vies. Si un être vivant ne se voit pas lui-même et n’a pas la conscience claire de soi, vous ne pouvez pas l’avoir à sa place, car alors ce n’est plus lui tel qu’il est, mais tel que vous vous le représentez par analogie. Que sera-ce s’il s’agit de saisir par intuition l’essence de la vie en général ?

Nous voilà donc sans cesse rejetés sur nous-mêmes au moment où nous voulions, par l’intuition, pénétrer dans les autres êtres et donner ainsi un double à leur unité, une copie à leur originalité, qui « n’existe qu’une fois et ne peut se reproduire. » — En nous-mêmes, du moins, pourrons-nous enfin réaliser l’intuition, qui ne saurait nous servir pour les autres, puisque nous ne pouvons faire de leur dedans notre dedans ?

La conscience nous révèle certainement notre existence, avec telles et telles modifications actuelles ; mais embrasse-t-elle toute notre réalité telle qu’elle est, telle qu’elle se verrait si elle pouvait se voir en entier, devenir parfaitement lumineuse et, par cela même, autre qu’elle est quand elle est obscure ? Non, nous n’avons pas la pleine et entière conscience de nous-mêmes comme nous sommes absolument. Nous n’avons pas l’intuition de notre individualité complète et réelle, mais seulement la conscience partielle de nous-mêmes au moment présent, qui passe et n’est déjà plus. L’intuition, qui nous était fermée pour autrui, nous est aussi, de toutes les manières, fermée pour nous-mêmes : c’est chose fâcheuse, mais c’est chose à laquelle nous ne pouvons rien. Si c’est notre durée pure qui nous constitue, cette durée étant hétérogénéité et nouveauté incessante, le passé n’y subsiste que sous une forme en grande partie inconsciente, qui ne laisse voir dans le présent qu’un ou deux points de lumière ; nous ne pouvons donc embrasser notre durée réelle tout entière dans notre vision ; nous n’avons sur elle qu’une vue instantanée. Là encore la vraie intuition se dérobe à nous ; nous ne possédons toujours que la conscience, avec ses limites, ses défaillances, son insuffisance à nous étaler tout entier sous notre regard intérieur, tel un rouleau déployé où nos yeux pourraient tout voir. Notre humaine condition, c’est d’avoir conscience et de penser : à Dieu seul appartiennent, pourrait dire Bossuet, la puissance, la majesté et l’intuition.

Quelque intuitionniste dira peut-être : Toutes ces distinctions de moi et de non-moi, de ma réalité et de notre réalité, ne sont que relatives et plus apparentes que vraies. Je puis avoir l’intuition de votre vie parce que votre vie ne fait qu’un avec la mienne : « Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » — « Tat wam asi, tu es moi. »

Ainsi se pose le dernier problème relatif à la méthode intuitive : Avons-nous vraiment l’intuition de l’Etre des êtres, qui suppose que nous sommes cet être et, avec lui, tous les autres êtres ? L’intuition panthéiste et bouddhiste est-elle possible ?

En tout cas, une telle intuition, si elle existe, n’est pas dès le début discernable et évidente, recouverte qu’elle est nécessairement par toutes les données sensibles. Pour la dégager, pour montrer qu’elle est la condition de toutes nos opérations intellectuelles et de toutes les démarches de notre volonté, il faudrait avoir épuisé les ressources de la méthode à la fois expérimentale et conceptuelle.

De plus, si une telle intuition existe, elle sera seule de son espèce et il n’y aura qu’une seule intuition supra-intellectuelle. Or les intuitionnistes semblent multiplier les intuitions de ce genre. Tantôt ils nous disent que nous avons, en nous, l’intuition du libre arbitre, d’une liberté créatrice qui ne dépend pas de ce qui existait avant elle, qui, indépendamment de son propre passé et du passé de l’univers, peut créer du nouveau en dehors de la loi qui régit les effets et leur rapport aux causes. Est-ce là une intuition distincte de celle du divin, de celle de l’acte créateur du monde et de nous-mêmes, ou ne serait-ce pas une intuition identique à celle-là ? De même, on nous dit que nous avons l’intuition de la vie comme d’un élan toujours créateur. Cette vie, qui semblait d’abord simplement ce qu’on entend d’ordinaire par se sentir vivre ou laisser vivre, devient alors la vie divine en nous, la liberté divine accomplissant par nous son œuvre créatrice. On nous attribue enfin l’intuition de l’essence de la matière, et il se trouve que cette essence est encore la vie en un moment de descente et de recul.

Nous ne sortons pas, en définitive, de l’intuition du réel absolu créant le monde en nous et par nous, comme dans et par les autres êtres.

Quelque séduisant que soit ce nouveau panthéisme et quelque opinion que l’on ait sur sa vérité intrinsèque, toujours est-il qu’il est un système philosophique et même religieux.

Or, si de tels systèmes sont plausibles, c’est uniquement au point de vue de l’idée et de la pensée, comme expression de la dernière démarche de la pensée même, de la dernière idée à laquelle elle aboutit ; mais ils sont insoutenables au point de vue de l’intuition, qui ici plus que jamais est contradictoire. Avoir l’intuition de l’Etre des êtres par le dedans, le voir comme il se verrait s’il se voyait, comme il se voit s’il se voit, c’est chose invérifiable, car on ne peut sauter au-dessus de sa tête, sortir de sa volonté pour saisir la volonté, transcender sa vie pour devenir la vie. — C’est là, de plus, une contradiction dans les termes, car une telle intuition ne serait exacte et vraie que si elle était adéquate et complète, que si elle embrassait le réel absolu comme il s’embrasse lui-même. Si donc j’ai une vraie intuition de Dieu, il n’y a plus de distinction possible entre cette intuition et celle que Dieu a de lui-même ; ce n’est plus mon intuition à moi philosophe vivant en l’an de grâce 1911, c’est l’intuition divine. On reconnaît là le rêve éternel des mystiques ; mais ce rêve est contradictoire. Ou il y a tout ensemble Dieu et le mystique, et dans ce cas, le mystique n’a pas d’intuition possible, ou il n’y a plus que Dieu, et alors le mystique n’a pas d’avantage d’intuition ; il est anéanti.

Dans cette alternative, il ne reste plus à la méthode intuitive qu’une ressource : surmonter le principe de contradiction et dire : J’ai conscience d’être réellement Dieu et moi, en dépit de la contradiction logique. Sous toutes ses formes, l’intuition est donc la contradiction même et, si elle existe néanmoins, nous ne pouvons l’affirmer comme existante, car toute affirmation implique l’exclusion de la contradiction. Ergo taceamus. L’extase mystique est silencieuse, inexprimable et surtout incommunicable.

Comme second procédé de la philosophie intuitionniste, on a proposé la « sympathie, » sorte de dilatation de la conscience qui la ferait pénétrer en autrui et dans l’essence même de la vie ou de la matière.

Si le savant, a-t-on dit, obéit à la nature pour lui commander, le philosophe, lui, n’obéit ni ne commande ; il « sympathise. » L’intuition se transforme ainsi en un procédé tout différent d’elle-même ; ce n’est plus qu’une répétition en nous de ce qui est en autrui et de ce qui, au fond, est unique, donc impossible à répéter. — Qu’est-ce à dire, sinon que la sympathie est une simple représentation cérébrale par suggestion nerveuse ? Le philosophe ne peut pas plus se contenter de ses sympathies pour se représenter la réalité vraie, que le moraliste ne peut s’en contenter pour se représenter la moralité vraie. Adam Smith, pour fonder la morale sur la sympathie, était obligé de recourir aux sympathies d’un spectateur impartial, c’est-à-dire capable, précisément, d’éliminer ses sympathies spontanées au profit de ses jugemens réfléchis ; à plus forte raison le philosophe doit-il être un spectateur impartial du monde ; il doit employer l’analogie et l’induction méthodique, non substituer les sentimens aux raisons.

Il en est de même pour l’instinct. Les intuitionnistes en veulent faire un procédé de la philosophie, afin de compléter la manière de voir proprement humaine, qui est la raison, par la manière de voir des autres animaux, qui, selon eux, est l’instinct. Mais, de ce que l’instinct est parmi les objets d’étude du philosophe, il ne s’ensuit nullement que le sujet humain doive ériger l’instinct en procédé de méthode philosophique. L’instinct moral, l’instinct religieux méritent d’être étudiés, pris en considération, impartialement critiqués ; mais il ne suffit pas, pour le philosophe, de s’écrier avec Rousseau : « Conscience, instinct divin, » ou avec Lamartine : « Immortelle et céleste voix ! » Un élément du problème n’est pas une méthode pour résoudre le problème.

L’intelligence, dit-on, n’est faite que pour l’action sur les choses et, conséquemment, ne nous fait pas pénétrer dans le fond des choses, tandis que l’instinct les connaît par l’intérieur même. — On peut faire à ce sujet deux réponses décisives.

La première, c’est que l’instinct est fait, bien plus encore que l’intelligence, pour permettre à l’animal d’agir en vue des besoins de la vie, soit individuelle, soit spécifique, et de la vie matérielle. Quand l’abeille fait instinctivement des cellules, une ruche, des provisions de miel, elle agit pour ses besoins et pour ceux de l’espèce ; on ne voit pas que cette action aveugle la fasse pénétrer plus que notre intelligence au fond des choses. Nos instincts à nous, hommes, ont aussi pour but l’action, l’action en vue de l’individu ou de l’espèce. Ils sont la part de l’animalité en nous. Loin de se fier à eux, le philosophe doit s’en méfier, lorsqu’il s’efforce de surmonter notre animalité, et même notre humanité, pour voir le réel tel qu’il est, indépendamment de nos besoins individuels ou spécifiques. Quant à l’existence en nous d’instincts qui n’auraient plus rien de biologique et de social, d’instincts qui seraient proprement métaphysiques et tournés vers l’être en tant qu’être, comme dirait Aristote, c’est une question à examiner pour la science philosophique, ce n’est pas un point de départ pour la méthode philosophique. Si l’homme, d’ailleurs, a de tels instincts surhumains, cosmiques, divins, ils n’auront guère de ressemblance avec les instincts de la ruche ou de la fourmilière ; ne seront-ils point simplement ce qu’on est convenu d’appeler la raison, c’est-à-dire l’intelligence en son principe même ?

Mais il y a plus, c’est gratuitement qu’on voit dans l’instinct une connaissance quelconque, alors qu’il est seulement une organisation automatique de tendances et d’actions aboutissant à un effet déterminé, utile pour la vie de l’individu et de l’espèce, mais n’impliquant pas même l’ombre d’une connaissance vraie, c’est-à-dire d’une conscience des raisons des choses et des raisons des actes. L’insecte qui pond ses œufs là où ils pourront se développer, ne sait pas ce qui arrivera, ne connaît ni l’enchaînement des causes et des effets, ni l’enchaînement des moyens et des fins. Alors même qu’il semble le plus prévoyant, il ne prévoit rien. Comment donc voir en son instinct une connaissance, et une connaissance supérieure à l’intelligence ?

Notre sagesse consciente vaut bien la sagesse inconsciente du petit oiseau qui brise machinalement la coquille de son œuf et se met machinalement à marcher ou à voler. Raisonner, c’est une manière de marcher et même de voler qui mène plus loin et plus haut que toutes les autres. J’admire les clairvoyances de l’instinct aveugle, que l’on veut opposer à l’intelligence comme une connaissance par le dedans à la connaissance par le dehors ; j’admire nos sœurs les fourmis et nos sœurs les abeilles, mais, quelque divinatoire que soit leur instinct, je doute qu’il dépasse les nécessités purement vitales de la fourmilière ou de la ruche, pour embrasser cet infini où plane la pensée humaine.


La conclusion de cette étude, c’est que la philosophie, à notre époque, doit se faire tout ensemble aussi spéculative et aussi pratique qu’il est possible. Après la période de critique que Kant a inaugurée, elle doit, sans rien abandonner de l’esprit critique qui lui est essentiel, maintenir les hautes visées qui caractérisèrent toutes les grandes doctrines, se mettre en présence du réel tel qu’il est et s’efforcer de le voir face à face.

Pour cela, elle ne doit négliger aucun des procédés qui sont à sa disposition et, tout d’abord, les opérations proprement intellectuelles : expérience intérieure et extérieure, analyse et synthèse. Mais, le réel n’étant pas de nature purement intellectuelle, il est certain que les procédés de l’intelligence pure ne sauraient s’égaler à lui. L’objet des sciences positives est, de sa nature, épuisable par l’intelligence, parce qu’il ne consiste que dans les rapports des choses, non dans leur réalité intime, ni dans leur activité profonde. L’objet de la philosophie ne saurait être épuisé de la même manière, parce qu’il y a dans la réalité autre chose que de l’intelligence, à savoir de l’activité plus ou moins aveugle ou clairvoyante, de la sensibilité plus ou moins sourde ou aiguë, enfin des formes instinctives d’adaptation qui diffèrent de l’entendement réfléchi. Toutes ces puissances du réel ne sont pas sans un rapport profond avec les lois essentielles de l’intelligibilité, qui les dominent comme elles dominent tout le reste.

C’est d’ailleurs en nous-mêmes que nous en trouvons le type, c’est en nous que nous voyons l’activité et la volonté à l’œuvre, c’est en nous que nous sommes témoins du plaisir et de la peine, des émotions plus ou moins confuses, du bien-être ou du malaise indistincts, du sentiment continu, quoique confus, de la vie animale et végétative. Toutes ces manifestations de l’être, qui ne sont pas intellectuelles, nous les affirmons cependant intelligibles, parce qu’elles sont toutes soumises aux deux grandes lois de l’intelligence : identité et causalité. Nous avons beau ne pas toujours voir les causes de nos sensations et émotions, de notre humeur gaie ou triste, de nos tendances obscures et subconscientes, de nos volitions spontanées ou même réfléchies : nous sommes certains que ces causes existent, que tous nos états ou nos actes ont leurs raisons suffisantes et que, de plus, pas un d’eux ne porte la contradiction dans son sein, quelque contraires qu’ils puissent paraître entre eux. C’est d’après tout ce que nous trouvons dans notre conscience et pressentons dans notre subconscience que nous pouvons nous représenter et essayer de nous expliquer la vie dormante du minéral, k vie à demi éveillée du végétal, la vie de plus en plus vigilante et remuante de l’animal.

Nous n’avons donc pas besoin de facultés mystérieuses pour pénétrer dans le réel ; nous n’avons besoin ni d’intuitions supra-intellectuelles, ni d’instincts supra-intellectuels, ni de sympathies supra-intellectuelles. Le fil de l’analogie avec notre conscience ne nous abandonne jamais dans le labyrinthe de la Nature. S’il nous abandonnait, n’ayant point d’ailes pour fuir en l’air, nous n’aurions plus qu’à nous arrêter, impuissans et silencieux, nous resterions à jamais perdus dans les ténèbres. Cherchons donc toujours et partout, sinon l’intellectuel, du moins l’intelligible. La philosophie est sans doute l’âme tout entière appliquée à pénétrer le réel, mais elle n’a d’autre moyen de le connaitre, de le comprendre, de le traduire à soi et aux autres, que de lui appliquer les lois de l’intelligence, qui s’appliquent aussi à l’activité et au sentiment. L’intelligence n’est pas en dehors du réel ; elle est le réel même parvenu à l’existence pour soi. La philosophie, étude du réel, est donc nécessairement intellection, non pas sentiment et volonté, quelque part qu’elle doive faire au sentiment et à la volonté. C’est par des inductions méthodiques qu’elle doit faire cette part, non en se laissant guider par des impressions vagues ou de vagues divinations. Tout, en philosophie, doit être motivé et raisonné, ce qui ne veut nullement dire que la philosophie doive réduire toute l’étude de la réalité à la pure raison ou à de pures idées de la raison. Non, elle doit seulement partir de ce principe qu’il y a en toutes choses de l’intelligible, et que rien ne peut se produire en dehors des lois posées par l’intelligence comme universelles. : identité et causalité. La tâche de la philosophie, comme celle de la science, c’est de mettre de plus en plus en évidence la profonde rationalité des choses. Elle ne sépare jamais réalité et intelligibilité, vie et lumière ; elle aussi a pour devise : Fiat lux !

Par cela même qu’elle est ainsi la plus spéculative de toutes les spéculations, la philosophie est aussi la plus pratique de toutes les pratiques. Il y a en elle identité entre l’acte le plus haut de la pensée et l’acte le plus haut de la moralité ; de part et d’autre, c’est le désintéressement absolu, c’est le moi s’identifiant avec le tout. La philosophie, connaissance des réalités vraies, est donc du même coup affirmation et même génération des valeurs vraies. Pour rendre la philosophie réellement pragmatique, gardons-nous de la rabaisser à la poursuite de l’utile et du commode. C’est précisément parce qu’elle se déprend entièrement de nos utilités, de nos commodités, de nos fins humaines, qu’elle nous élève a la vie morale et nous révèle des fins plus qu’humaines. Après s’être demandé ce qui est réellement réel et vraiment vrai, elle se demande ce que vaut le réel, ce que vaut le vrai, ce que vaut le monde entier, ce que vaut la vie, ce que vaut l’intelligibilité découverte par l’intelligence dans le monde et dans la vie. En un mot, le dernier des problèmes philosophiques, c’est le problème du bien. Toute interprétation de l’existence est en même temps une évaluation de l’existence.

Il est clair que cette évaluation, une fois faite, doit dominer la morale, mais en elle-même, elle n’est pas encore la morale ; elle fait partie de la philosophie première, qui, outre le réel ultime et le vrai ultime, cherche le bien ultime. Sans la réalité immatérielle qui est dans les phénomènes matériels, il n’y aurait pas de psychologie ; sans la vérité intelligible, qui est au fond de toutes les relations saisies par l’intelligence, il n’y aurait pas de logique ; sans le bien, qui est également au fond du réel et du vrai, il n’y aurait pas de morale. La philosophie voit partout et en tout l’être, le vrai et le devoir-être ; je veux dire que rien ne lui paraît fixé et immobilisé dans l’existence du fait actuel ; elle érige ce fait même en vérité par l’intelligibilité qu’elle y montre, puis elle voit au delà du fait la tendance à changer et à changer en mieux, au delà de ce qui est, ce qui peut être, ce qui doit être.

Pour accomplir cette partie de sa tâche, qui en est l’achèvement, elle ne se place pas au point de vue de nos fins proprement humaines, mais elle subordonne ces fins elles-mêmes à quelque chose qui les explique en les dépassant.

Ce que la philosophie actuelle doit retenir des doctrines qui introduisent les considérations morales dans la spéculation métaphysique, c’est que la philosophie ne peut pas se réduire à une sorte de science froide et de miroir glacé, comme les sciences qui portent sur des objets extérieurs et sur leurs relations dans l’espace et dans le temps. C’est l’être tout entier, l’être intime, qui est l’objet de l’interprétation philosophique, c’est l’être à la fois pensant, sentant et voulant ; c’est, si l’on veut, le « cœur » en même temps que l’intellect. Il en résulte une perpétuelle intervention de tous les élémens de notre être dans les grands problèmes philosophiques qui intéressent précisément notre être tout entier. La philosophie est l’usage réfléchi et motivé de toutes nos puissances intimes pour pénétrer l’intimité du réel ; de même que la religion est l’usage spontané, imaginatif et sentimental, de ces mêmes puissances. Il y a longtemps que Platon lui-même a dit : il faut philosopher avec toute son ame, non seulement parce que toute l’âme n’est pas trop pour rechercher la vérité dernière touchant la réalité, mais parce que l’âme entière est la réalité même parvenue au point le plus haut de son évolution. On a donc le droit, quand on interprète le monde, de placer au fond des choses le germe de tout ce que nous trouvons développé en nous-mêmes.

Outre cette tâche spéculative et indivisiblement morale, la philosophie de notre époque a une tâche sociale qui va croissant.

Les sociétés modernes ont besoin de fins nouvelles ou renouvelées à concevoir, à aimer et à vouloir ; elles ont besoin d’une justification scientifique et philosophique des fins les plus hautes que l’humanité puisse poursuivre ; elles ont besoin d’un idéal en harmonie avec la réalité, idéal qui, sous une forme de plus en plus consciente et raisonnée, puisse s’imposer à l’éducation, à la conduite nationale et internationale.

Outre que le mouvement scientifique des sociétés modernes réclame une morale aussi scientifique qu’il est possible, le mouvement industriel, qui n’est que la science appliquée à la vie matérielle, réclame une application parallèle de la science à la vie sociale. Dans l’ordre matériel, le progrès de l’industrie aboutit au progrès du bien-être ; il tend à augmenter l’intensité et la durée moyenne de la vie, ainsi que son extension dans l’espace et son expansion sociale ; il aboutit donc à augmenter ainsi la valeur de la vie. Il tend de même à se traduire par une augmentation parallèle de jouissances, compensée d’ailleurs en partie sur certains points par une augmentation de souffrances. A tort ou à raison, la masse de l’humanité espère que les jouissances, grâce à une civilisation mieux comprise et mieux ordonnée, finiront par l’emporter plus qu’à présent sur les souffrances. C’est le fond même des espoirs socialistes.

Pour réaliser cet idéal dans la mesure du possible, la morale des sociétés modernes doit chercher une conciliation, aussi grande qu’il sera possible, entre la doctrine du devoir et celle du bonheur. Par cela même, elle reviendra en partie au point de vue antique, mais de manière à en opérer la synthèse avec le point de vue chrétien. Les anciens ne séparèrent jamais sagesse et félicité ; l’idée de la vie heureuse était, à leurs yeux, inséparable de celle de la vie vertueuse. Les Chrétiens, comprenant le côté triste de la vie et la nécessité du sacrifice, creusèrent l’abîme entre sagesse et bonheur. Les modernes doivent, selon nous, chercher une synthèse qui, unissant de nouveau les deux termes, réconcilie la moralité avec la nature.

Cette synthèse en enveloppera une autre, celle du bien individuel avec le bien social. Ici encore, l’antiquité nous a donné l’exemple ; elle ne séparait pas le bien du citoyen d’avec le bien de la Cité. La morale antique était essentiellement civique. Mais tandis que, dans l’antiquité, la Cité avait des bornes étroites, elle tend, depuis le christianisme, à embrasser la société humaine tout entière. Il faut donc que la morale soit, non seulement naturelle et non seulement individuelle, mais encore universelle, c’est-à-dire qu’elle recherche la commune loi de la nature, de l’individu et de la société. Les trois idées dominatrices : nature, personnalité, collectivité, doivent être réconciliées en un tout qui satisfasse à la fois les besoins scientifiques et philosophiques de l’esprit moderne. La vraie morale sera donc indivisiblement une œuvre de conscience individuelle et de conscience collective.

Toute société a besoin d’idées-forces communes. Ces idées, qui deviennent une sorte de trésor social, ont pris dès la plus haute antiquité la forme religieuse. A la horde correspondait généralement la croyance aux esprits, au clan l’animisme, à la Cité le polythéisme, à la grande vie nationale et internationale le monothéisme. Nous trouvons partout et toujours, dans l’histoire des sociétés, des représentations collectives qui enveloppaient une philosophie du monde et de la vie ; aujourd’hui, nous sommes témoins d’une sorte d’anarchie intellectuelle qui enlève à notre civilisation moderne sa force d’action morale en même temps que de création esthétique et de transformation sociale.

Où va notre société actuelle ? Elle semble l’ignorer. Ce qu’elle veut, elle ne le sait guère. Les fins les plus hautes et les plus désintéressées demeurent noyées dans la brume ; dès lors, au lieu de travailler pour l’incertain, la plupart des hommes s’attachent au certain, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus rapproché, de plus immédiatement utile, à ces intérêts dont Marx veut faire les seuls moteurs de l’histoire, dont les pragmatistes osent faire les moteurs de la science même et de la philosophie. De là à l’égoïsme universel il n’y a qu’un pas. C’est donc un but clairement défini qui nous manque, c’est une idée directrice qui s’impose à tous les esprits. Que derrière tous les nuages brille une étoile au ciel des idées, hommes et peuples iront à l’étoile.


ALFRED FOUILLEE.

  1. L’article que nous publions avait été destiné à la Revue des Deux Mondes, par M. Fouillée, qui avait commencé à le préparer peu de temps avant sa mort. Il est extrait de l’Introduction du livre posthume : Esquisse d’une interprétation du monde, qui paraîtra incessamment dans la collection de la Bibliothèque de philosophie contemporaine éditée par la librairie Félix Alcan. C’est dans la même collection qu’est parue tout récemment, sous le titre : la Philosophie et la Sociologie d’Alfred Fouillée, une remarquable étude consacrée à la biographie et à l’ensemble de l’œuvre de l’éminent philosophe par son fils adoptif, M. Augustin Guyau, fils de l’auteur des livres bien connus : la Morale sans obligation ni sanction, — l’Irréligion de l’avenir, — les Vers d’un philosophe, etc., J. M. Guyau.