La Syrie et les Bédouins sous l’administration turque/01

La Syrie et les Bédouins sous l’administration turque
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 1270-1301).
II  ►
LA SYRIE


ET LES BÉDOUINS


SOUS L’ADMINISTRATION TURQUE.





LE LIBAN ET LA PLAINE DE DAMAS. — LA FRATERNITE BEDOUINE. — LES USURIERS ARABES ET LES CHEIKS. — MOEURS DU DÉSERT.





S’il est un pays célèbre à toutes les époques, c’est assurément cette partie de l’Asie qui s’étend du désert à la Méditerranée. Les plus grands conquérans de l’antiquité y ont laissé l’empreinte puissante de leurs pas; les croisés y sont venus de l’Occident, conduits par les plus illustres chefs du moyen âge. Tamerlan y a porté le fer et la flamme, et Napoléon lui-même l’a visitée à la tête de ses bataillons de l’armée d’Egypte. C’est de cette terre que s’est élevée la grande lumière qui, répandant sur le monde une clarté nouvelle, a produit le christianisme; c’est enfin de son voisinage immédiat que l’islamisme est sorti. J’ai résidé dans ce pays, je l’ai parcouru en divers sens : je veux essayer de le faire connaître à ceux qui ne l’ont pas vu, et de le rappeler à ceux qui ont foulé son sol, m’abstenant avec soin de ces partis-pris de blâme ou de louange qu’on peut reprocher à tant d’autres. Avant de m’occuper des populations de la Syrie, et de celles du désert principalement, on comprendra toutefois que je m’arrête un peu au territoire qu’elles habitent, et que je cherche à en indiquer la configuration, à partir des côtes de la Méditerranée jusqu’à la lisière du désert. L’étude des conditions géographiques d’un pays est une préparation indispensable à l’étude des mœurs de ses habitans.

I.

L’eau et la chaleur, chacun le sait, sont les principes essentiels de la végétation. La chaleur est donnée à la Syrie et à l’Arabie par les latitudes sous lesquelles ces pays sont situés; mais cette même chaleur, en l’absence de l’eau, devient une cause d’aridité qui produit le désert proprement dit. Au mot désert se joint dans la plupart des esprits l’idée d’un sol sablonneux, ne renfermant aucun des principes nutritifs qui servent à l’alimentation des plantes. Si cela est vrai pour le désert de la Libye, c’est une erreur en ce qui touche les déserts de l’Arabie, erreur que détruit bientôt l’aspect de ces solitudes, lorsque après les pluies de l’hiver la végétation s’y développe, on pourrait même dire s’y exalte sur bien des points à un degré inattendu pour ceux qui n’ont pas vu ce spectacle luxuriant. Malheureusement, comme dans ces espaces l’été succède presque sans transition à la saison des pluies, qui du reste ne sont jamais très abondantes, l’humidité acquise par le sol est promptement évaporée, et les plantes qui brillaient d’un éclat si vif se trouvent bientôt desséchées comme par le souffle d’une fournaise ardente.

Le désert dont je m’occupe en ce moment, c’est-à-dire tout l’espace compris entre l’Euphrate d’un côté et la vallée de l’Oronte, les derniers contre-forts de l’Anti-Liban, les montagnes du Hauran de l’autre, est donc une terre en certains points très fertile, mais dans laquelle, faute de fraîcheur suffisamment soutenue, les récoltes n’auraient pas le temps de se développer. C’est là ce qui a fait qu’à une ou deux exceptions près, les hommes ne s’y sont jamais arrêtés en assez grand nombre et assez longtemps pour y former des centres importans de populations sédentaires. En un mot, c’est là ce qui oblige le Bédouin en général à mener une vie errante, toujours suivi de ses troupeaux, seul genre de propriété qu’il puisse posséder. Au moyen de migrations réglées selon les saisons, il se procure en tout temps l’herbe et l’eau qui lui sont indispensables. Rien n’est donc moins fondé que l’opinion qui considère le Bédouin comme un homme n’ayant à compter qu’avec sa fantaisie pour se porter d’un bout de l’Arabie à l’autre. Le Bédouin, qu’on le sache bien, marche par nécessité : voulût-il devenir sédentaire, il ne le pourrait qu’en renonçant à toutes les conditions industrielles dans lesquelles il vit.

Les circonstances climatologiques sont tout autres dans les parties de la Syrie situées entre le désert et la Méditerranée. Le vent d’ouest, portant avec lui les vapeurs qu’il recueille à la surface de la mer, prolonge dans cette contrée la durée des pluies et les y rend plus abondantes. Puis, en accumulant les neiges de l’hiver sur les sommets du Liban et de l’Anti-Liban, il en forme, pour une partie au moins de la saison chaude, comme de grands réservoirs d’humidité. Un autre avantage du vent d’ouest, c’est qu’il entretient pendant l’été au-dessus du Liban un voile nuageux qui restreint l’évaporation et y conserve à la terre une fraîcheur bienfaisante. Néanmoins, même dans cette région privilégiée de la Syrie, il est merveilleux de voir avec quel soin la moindre source est mise à profit, avec quelle attention les veines d’eau qui suintent sous le sol sont réunies dans des bassins propres à répandre ensuite l’irrigation sur les terrains en culture. En remarquant de semblables citernes pratiquées jusque sur les flancs du Liban et destinées, pour le plus grand nombre, à arroser des plantations de mûriers, je ne pouvais m’empêcher de me rappeler ce passage de Salomon dans l’Ecclésiaste : « J’ai creusé des réservoirs pour arroser la forêt de mes jeunes arbres. » De notre temps et dans nos pays humides, il se rencontre parfois de mauvaises gens qui, ayant une vengeance à exercer, coupent, détruisent les arbres qui enrichissent la propriété de leur ennemi. En Orient, on détruit les retenues d’eau, ou l’on comble le puits dont l’eau arrose la terre de son ennemi : on est certain alors que le vent de la désolation ne tardera pas à passer sur cette terre et la brûlera. N’est-ce pas ainsi que les Philistins agirent à l’égard d’Isaac ? «Les Philistins, dit la Bible, comblèrent tous les puits qu’avaient creusés les serviteurs d’Abraham. Sur cela, Isaac s’éloigna et vint au torrent de Gérare pour y habiter.» L’Orient est le pays de l’immutabilité, rien n’y change. Les faits bibliques s’y reproduisent chaque jour aux yeux de ceux qui y séjournent.

Dès l’antiquité, les Arabes ont possédé une législation savante et sage sur les cours d’eau. Les jurisconsultes musulmans, à leur tour, ont cherché à fixer le droit de propriété sur les ruisseaux et sur les sources, car il importait plus encore dans ce pays que partout ailleurs de prévenir des conflits dont la première conséquence aurait été de compromettre le bienfait de la découverte d’une source ou de l’utile emploi d’une eau courante. Même au désert, chez le nomade que gouverne seule la loi naturelle, il y a des usages relatifs à la possession, quoique momentanée, des flaques d’eau provenant des pluies de l’hiver, et souvent on voit deux tribus en guerre recourir à la trêve de Dieu pour pouvoir user en même temps d’eaux voisines l’une de l’autre jusqu’au jour de l’épuisement de ces eaux, après quoi la guerre recommencera, s’il y a lieu. Quoi qu’il en soit, la jurisprudence n’a pas toujours assez nettement réglé le droit de chacun, ou du moins le désir de posséder l’eau dont la terre a besoin est si grand, qu’il n’est sorte de ruse dont on ne fasse usage pour détourner l’eau de son voisin et pour la diriger sur son propre champ. Aussi, dans quelques localités, l’autorité municipale (les cheiks) s’est-elle crue obligée d’établir, en certaines saisons, une garde permanente pour veiller à ce que personne ne détournât à son profit les eaux qui ne sont pas à lui, ou dont la jouissance ne lui est attribuée qu’à des jours et à des heures fixés d’avance.

Parmi les auteurs musulmans qui se sont principalement occupés de la législation des cours d’eau se trouve Abitayeb-el-Lagawi, dont le livre, intitulé l’Arbre des perles, divise cette législation en dix questions qu’il traite successivement, s’appuyant sur les usages du pays et sur des interprétations du Coran. Il n’entre pas dans mes vues de développer ici, avec tous les détails qui s’y rattachent, les doctrines de la législation arabe sur l’usage des eaux courantes. Je me borne à faire remarquer que les Arabes, qui sont les créateurs des principaux systèmes d’irrigations par lesquels une partie de l’Espagne est fertilisée, ont dû y laisser en partant le corps des règlemens relatifs à ces irrigations.

La plaine de Damas est une preuve incontestable de ce que peut la terre de Syrie quand elle est arrosée, de ce que pourrait par conséquent la terre de nombreuses parties du désert, si elle possédait de l’eau. En effet, si Damas est une des plus anciennes villes du monde, si la Genèse en parle déjà au temps d’Abraham, c’est que les irrigations empruntées aux deux rivières qui traversent son territoire avaient presque dès les premiers temps fait apprécier l’importance d’une situation sans pareille en Orient. Qu’on supprime par la pensée ces deux cours d’eau, appelés l’un le Barada et l’autre l’Awach, et la plaine de Damas, aux cultures si riches, si variées, devient tout aussi aride que le désert, dont, elle n’est d’ailleurs qu’une des extrémités.

La configuration des terrains de la Syrie, depuis les côtes de la Méditerranée jusqu’au désert, nous indique en partie la raison du petit nombre de cours d’eau qui en proviennent : elle nous explique aussi le peu d’importance de ces cours d’eau, surtout de ceux qui prennent soit la direction est, soit la direction ouest. Du rivage de la Méditerranée jusqu’au rivage du désert, si l’on peut ainsi parler, c’est-à-dire depuis le pied du Liban à l’ouest jusqu’aux extrémités de l’Anti-Liban à l’est, la distance n’est pas grande, puisqu’elle est facilement parcourue à cheval, et au pas, en trente heures tout au plus. Néanmoins, si cette masse de montagnes ne formait qu’une seule chaîne, ce serait, au point de vue hydrologique, un massif assez important; mais elle forme sur une assez longue étendue deux chaînes bien distinctes, dont je vais essayer de donner une idée. En partant de la mer, soit de Beyrouth, soit de Tripoli, le Liban s’élève d’une pente assez rapide pour qu’en moins de douze heures on puisse atteindre des sommets dont l’altitude est de près de 10,000 pieds, ce qui représente, en moyenne, un mouvement ascensionnel de plus de 800 pieds par heure. Arrivé à ces sommets, on voit la montagne prendre, presque subitement, sur un développement de quinze lieues au moins, l’aspect d’une muraille gigantesque qui devient le côté occidental d’une vallée limitée à l’orient par une autre chaîne tout à fait indépendante du Liban, et qu’on nomme l’Anti-Liban. Cette vallée, qui a quatre lieues environ de largeur, et qui reçoit naturellement des eaux des deux côtés, fut nommée autrefois la Cœlé-Syrie, et s’appelle aujourd’hui la Becka. M. de Lamartine l’a désignée sous le nom de désert de Becka : heureux désert, en vérité ! car les eaux du Léontés, auxquelles se mêlent les eaux de Balbeck et de Surgaya, y permettent des arrosemens abondans et faciles qui aident au développement de cultures. sans lesquelles les populations du Liban paieraient bien plus cher les céréales qu’elles consomment. Singulier désert aussi ! car des populations sédentaires s’y rencontrent à chaque pas, et à côté de vingt villages peut-être on y voit une ville, Zakleh, qui compte plusieurs milliers d’habitans.

Ce qu’il y a de remarquable dans les dispositions relatives des deux massifs qui bordent la Becka, c’est que, sur une étendue considérable, ils sont d’un parallélisme si exact, qu’on pourrait presque considérer le sol de la vallée comme un parallélogramme allongé se terminant au sud en un point où le Dgebel-el-Cheik (montagne du cheik), le plus haut soulèvement de l’Anti-Liban, vient le couper par une de ses ramifications transversales, ramification qui renvoie les eaux du Léontés à la mer Méditerranée. Du reste, il est curieux de voir ce qui a lieu au sud se reproduire au nord, car l’Oronte, qui, à l’opposé du Léontés, a sa direction sud et nord, est arrêté de même par l’un des contreforts des montagnes d’Alexandrette et rejeté, lui aussi, vers la mer. Or, comme les sources du Léontés et celles de l’Oronte ne sont guère séparées l’une de l’autre que par une distance de cinq ou six lieues, il en résulte que le Liban forme une sorte de presqu’île. On conçoit que si les eaux du Léontés et de l’Oronte, au lieu de couler dans le sens de la longueur des chaînes, avaient coulé dans un sens plus ou moins perpendiculaire à leur ensemble, le désert se serait trouvé en possession d’une quantité d’eau qui aurait pu devenir un affluent de l’Euphrate, et qui aurait porté dès lors la fécondité sur d’immenses quantités de terres.

Le parallélisme si net, si tranché, qui existe entre la chaîne du Liban et celle de l’Anti-Liban, à droite et à gauche de la Becka, n’est pas le seul qu’offre cette région, car derrière la première chaîne de l’Anti-Liban s’en élèvent successivement deux ou trois autres. ayant toujours la même direction, et décrivant presque une égale ligne droite, ce qui a naturellement produit des vallées successives représentant toujours, de plus petit en plus petit, autant d’autres Becka. La première de ces vallées, qui Porte le nom de vallée de Zebdani, voit surgir de son sol un ruisseau qui la fertilise, et que Ton nomme le Barada. Rien de plus riche, de plus vert, de plus gai que la vallée de Zebdani. Les jardins y sont entourés de palissades et cultivés avec un soin qui en développe la fécondité. Lorsqu’à Damas on veut donner une idée de cette fécondité, on dit que le territoire de Zebdani produit cinquante sortes de raisins différens. Je suis loin d’avoir vérifié le fait, mais je sais qu’à Damas déjà, où l’on mange du raisin frais depuis le mois de juin jusqu’au mois de novembre, les espèces changent tous les quinze jours, et qu’en outre plusieurs espèces se présentent à la fois sur le marché.

La première pente du Barada a sa direction nord et sud; mais en quittant le territoire de Zebdani, il se porte brusquement à l’est, pénétrant dans une gorge rocheuse et abrupte, dont ses eaux bouillonnantes remplissent si complètement le fond, qu’en quelques endroits il reste à peine place pour le passage des hommes et des animaux. Au débouché de la gorge s’ouvre brusquement une vallée qui prend la forme d’un cirque à parois verticales et élevées, et dont le fond est occupé par un village nommé El Souck; ce fut autrefois une ville brillante, ayant des temples, des ponts monumentaux dont on voit les restes, et qu’on appelait Abila. El Souck n’est par lui-même qu’un amas de maisons blanches dans un frais jardin; mais l’eau du Barada, portée par des canaux à droite et à gauche sur des pentes cultivables, développe, à partir de ce point, une culture plus grande, et qui donne un avant-goût de ce qu’on verra plus tard à Damas. Une des particularités de ce village, c’est que les murailles de rochers qui l’entourent à une si grande élévation sont, dans toute leur hauteur, percées d’innombrables tombeaux où l’on n’arrive qu’avec des difficultés extrêmes. La rareté des tombeaux aux alentours de Damas nous autorise à penser que les anciens habitans de cette ville devaient avoir leur sépulture autre part que dans ses environs immédiats, et Souck se présente tout d’abord à l’esprit comme la nécropole des anciens Damasquins. Ce qui justifie cette destination attribuée à Souck, c’est que le sol ici aurait manqué peut-être à l’établissement d’une population en rapport avec le nombre des sépultures voisines. On est également porté à croire que, comme le Barada ne commence qu’à Souck même à répandre sur une large échelle le bienfait de ses eaux, le paganisme avait dû sanctifier ce coin de terre en reconnaissance du bienfait, et l’aspect des lieux vient encore à l’appui de cette présomption, car le principal temple de l’ancienne Abila était si exactement situé au bord du torrent, que depuis on a transformé ses ruines en un moulin que l’eau du Barada fait encore tourner en ce moment. Or, de l’admission d’un tel culte à la supposition que les habitans de Damas avaient fait des rochers d’Abila le lieu de leur sépulture privilégiée, il n’y a rien, ce me semble, que de très naturel.

La Bible appelle le Barada Farfar (qui féconde). Les Grecs l’appelaient Chrysorrhoas (qui roule de l’or). Ce n’était là assurément qu’une métaphore pour exprimer les richesses que ses eaux portent partout où elles atteignent. En effet, les terrains qu’il traverse ne contiennent pas et par leur constitution géologique ne peuvent pas contenir de l’or, attendu que ce sont de purs calcaires compactes. Le nom actuel de Barada doit venir du mot arabe berd (froid), et pourrait signifier alors : qui rafraîchit. Après d’assez longs détours dans une vallée qui va sans cesse en s’élargissant, le Barada se présente enfin, toujours rapide et bouillonnant, dans la plaine de Damas, plaine qui à sa naissance offre, comme le vallon d’El Souck, l’aspect d’un cirque de montagnes, mais d’une étendue infiniment plus grande. Malgré la rapidité de sa course, malgré le volume des eaux qu’il porte dans cette vaste plaine, le Barada est loin de rouler, alors qu’il y pénètre, toutes les eaux qu’il entraînait un peu plus haut. De vastes emprunts lui ont effectivement été faits. Les plus importans sont les canaux de Jesid, de Tora et de Mezé, canaux de cinq à six mètres de largeur et d’au moins un mètre de profondeur; ils enveloppent la plaine, passant sur ses contours supérieurs, déversant leurs eaux sur toute la surface des terrains en contre-bas, et subvenant aussi à l’approvisionnement de Damas, qui de toutes les villes du monde est peut-être celle qui a le plus d’eau à fournir aux usages domestiques. A la sortie de la plaine, les eaux qui n’ont pas été absorbées par les terrains cultivés (et il en reste peu dans l’été) vont se réunir dans un lac très étendu autour duquel croissent d’abondans pâturages.

J’ai parlé d’une autre rivière qui coopère aussi à l’irrigation du territoire de Damas. Cette rivière se nomme l’Awach, mot qui signifie sinueux. L’Awach descend du Dgebel-el-Cheik et coule presque parallèlement au Barada, qu’elle va rejoindre dans les lacs du désert. Ainsi la plaine de Damas forme deux zones bien distinctes : l’une, au nord, est celle des terrains calcaires, c’est celle que baigne le Barada; l’autre, au midi, est celle du terrain volcanique provenant des coulées du Dgebel-el-Cheik ou des pics qui l’avoisinent : c’est la partie que fertilise l’Awach. Le contraste de ces terrains et des roches qui les constituent a dû, pour le dire en passant, donner à l’architecture des califes l’idée de ces constructions si pittoresques. aux assises alternativement blanches et noires, que l’Italie a du reste imitées dans ses plus beaux édifices du moyen âge, tels que la cathédrale de Pise, celle de Sienne, etc. Les assises blanches à Damas sont fournies par les roches compactes du terrain calcaire, et les assises noires ou bleuâtres, par les coulées du terrain volcanique.

On a souvent décrit la magnificence du tableau qu’offre Damas, la ville blanche enchâssée dans la vaste ceinture d’émeraudes que lui font ses jardins. C’est en effet un des plus beaux spectacles qu’il soit donné à l’homme de contempler. Ce paysage, vu du sommet des montagnes circonvoisines, est dans l’ordre des aspects méditerranéens ce que Constantinople et Rio-Janeiro sont dans l’ordre des aspects maritimes; aussi beaucoup d’écrivains arabes en ont-ils célébré l’éblouissante beauté. Les légendes musulmanes entre autres racontent que Mahomet, étant venu sur les hauteurs de Salahieh, voisines de Damas, s’écria, frappé de la beauté du tableau qu’il avait sous les yeux : « Il n’y a qu’un seul paradis, qui est dans le ciel, et je n’irai pas jusqu’à Damas, de peur d’y trouver un paradis sur la terre. » — Mahomet, dira le premier venu des touristes qui parcourent aujourd’hui l’Orient, n’avait qu’à descendre de la montagne, et il se serait convaincu que Damas n’est un paradis que de loin. La malpropreté des rues et leur peu de largeur, la tristesse et la monotonie extérieure des maisons sans fenêtres qui les bordent, maisons construites avec de la boue, tout cela aurait bien vite inspiré un profond dégoût au prophète, et il aurait reconnu sans peine que s’il peut y avoir un paradis sur la terre, ce n’est pas à Damas qu’on doit aller le chercher. — Mais quel voyageur sérieux, ayant étudié cette ville aussi bien dans ses ruines que dans son histoire, se dira qu’au temps de Mahomet, Tamerlan, armé du glaive et de la torche, n’avait pas encore passé par là, que l’incendie par conséquent n’avait pas détruit la cité de fond en comble, que presque toutes ses anciennes et riches familles n’avaient pas été enlevées forcément pour aller peupler les déserts lointains ? A l’époque de Mahomet, Damas possédait sa rue droite que mentionne l’Évangile, où saint Paul logea chez le disciple Ananie et où sa conversion s’opéra, rue monumentale s’il en fut, car elle était ornée de chaque côté de colonnes dont on retrouve encore les piédestaux, lorsqu’on creuse le sol pour bâtir des maisons nouvelles. À cette même époque, les ares de triomphe de Damas étaient dans toute leur splendeur; sa belle église de Saint-Jean, devenue la mosquée principale, frappait l’attention par les broderies et les peintures en mosaïque dont l’art byzantin l’avait ornée extérieurement, et dont quelques vestiges s’aperçoivent encore çà et là; son aqueduc du Kanawat se montrait dans son élégance primitive; enfin Damas était belle de tout ce que son titre de capitale de la Syrie lui avait valu d’embellissemens, tant de la part des Romains que de celle des Grecs. Lorsqu’on recrée par la pensée les édifices que Tamerlan a pu détruire à Damas et qu’on les ajoute à ceux qui ont survécu à cette dévastation stupide, on est presque de l’avis de Mahomet, quant au rapprochement qu’il établissait; mais, loin d’être, comme lui, disposé à fuir Damas, on se sentirait disposé à y vivre. Du reste Mahomet n’a pas oublié Damas ; il en a fait la quatrième ville de l’islamisme. D’après les croyances musulmanes, c’est sur le sommet du principal minaret de la grande mosquée de cette ville que le prophète Jésus (car les musulmans reconnaissent Jésus comme le plus grand des prophètes après Mahomet) descendra aux temps apocalyptiques. Ce minaret se nomme, pour cette raison, Aïssa ben Meriem (Jésus, fils de Marie). Même telle qu’elle est aujourd’hui, Damas a un charme réel pour ceux qui l’ont habitée longtemps; l’étude physiologique des diverses races d’hommes qui s’y rencontrent, appelées par des intérêts de commerce ou par des motifs religieux, l’étude des cultures, des industries exploitées par une population de près de deux cent mille habitans, tout cela forme un ensemble qui attache au-delà de ce que suppose le simple voyageur.

Nous venons de donner une idée du territoire de la Syrie. C’est du sein de sa capitale que nous pouvons maintenant observer les mœurs des populations nomades ou sédentaires de cette partie de l’Orient, ainsi que le rôle de l’administration appelée à les surveiller et à les régir.


II.

Grâce aux irrigations qu’il doit à ses deux rivières, et grâce à l’esprit d’industrie de ses habitans, le territoire de Damas produit de l’huile, du vin, des fruits de toute sorte, du coton, du sésame, de la soie, du blé, de l’orge, du maïs, de la garance, de l’anis, du safran, du chanvre, du savon, des étoffes de soie, des étoffes de coton, etc. D’un autre côté, par sa position à l’entrée du désert, Damas a été de tout temps un entrepôt commercial d’une importance incontestable. C’est là qu’arrivent, fortes de 1,000 à 1,500 chameaux, ces caravanes de Bagdad, portant le tombecky, sorte de tabac très recherché dans les pays musulmans, les soies de Perse, la Comme adragante, la gomme copale, l’indigo des Indes et plusieurs autres produits des parties de l’Asie situées au-delà de l’Euphrate et du Tigre. En échange, Damas expédie à Bagdad ses étoffes de soie, des tissus de coton anglais et suisses, des draps français et autrichiens, des draps d’or et d’argent, du sucre raffiné, du café, etc. Le désert lui vend du poil de chameau, de la laine des bêtes de somme (des chameaux principalement), du beurre et des tapis communs. Il lui prend en échange de la farine, de l’orge, du maïs, du riz, des bijoux communs, des armes, des étoffes, des épiceries, des fruits secs, des objets de sellerie, etc. Le voisinage des Arabes bédouins n’est pas, on le voit, sans avantages pour le commerce damasquin; mais comme toute médaille a son revers, ce voisinage n’est pas non plus sans inconvéniens, et l’on peut dire que, réuni à l’incapacité des fonctionnaires Turcs en général et à l’usure exercée par certains capitalistes qui ne sont pas Turcs, il est l’une des trois principales causes du malaise qui règne sur cette terre si favorisée de Dieu.

Non-seulement l’Arabe est voleur de sa nature, mais il a une manière à lui de faire contribuer le pauvre paysan, qui est plus onéreuse encore que ses brigandages à main armée. Le Bédouin en effet, comme certain parti politique en Europe, est très partisan de la fraternité, et ce qui complète la ressemblance, c’est que le Bédouin ne se borne pas à offrir sa fraternité : il l’impose.

Un pauvre paysan qui entreprend la construction d’une maison ou d’une étable doit commencer par prier Dieu de détourner tout Bédouin de l’idée de passer dans le voisinage, car, s’il vient à y passer un Bédouin, l’enfant du désert, qui voit de loin, ne manquera pas de s’approcher et de demander la permission de joindre sa pierre à l’édifice; puis, la chose faite, il s’empressera de dire au paysan que désormais il est son frère, qu’une sorte de lien mystique les imissant à jamais, tout homme qui s’attaquerait à sa personne ou à ses biens aurait à répondre d’un tel attentat à toute la tribu à laquelle il appartient. Certes c’est là un grand et fort appui; le paysan avait cependant de bonnes raisons pour ne pas trop le désirer, attendu que le nomade officieux ne négligera pas d’annoncer qu’il compte, en échange d’une si, puissante protection, sur une de ces preuves d’attachement qu’on ne saurait refuser , un frère. Sans plus d’hésitation, le prix de la fraternité est fixé à 200 piastres (50 francs), ou tout au moins à 100 piastres de redevance annuelle; le tout dépend des dispositions plus ou moins généreuses dans lesquelles se trouve le Bédouin ce jour-là. Cela dit, le contrat est passé, et le paysan n’a plus qu’à préparer son argent, car, en cas de non-paiement, la même tribu prête à marcher au besoin à sa défense marcherait à l’attaque de sa maison.

Mais, dira-t-on, comment l’autorité ne vient-elle pas au secours des paysans ainsi pressurés ? Oh! l’autorité turque a bien assez de se défendre quand le Bédouin l’attaque, et elle se garde comme du feu d’aller s’interposer dans de pareilles affaires. La faute en est, il faut d’abord le reconnaître, au gouvernement de la porte, qui s’effraie du moindre bruit; elle est ensuite à l’indolence des pachas, qui s’accommoderaient peu d’un conflit avec une tribu seulement, car attaquer un Bédouin, et pour un pareil motif, c’est presque les attaquer tous.

D’ailleurs la Porte, par le maintien d’anciens abus, ne va-t-elle pas elle-même au-devant de la fraternité bédouine ? Ne paie-t-elle pas, par exemple, une redevance à certaines tribus pour avoir des appuis dans le désert et pour assurer le passage de la caravane de La Mecque ? Si je dis redevance malgré ce que le mot a de malsonnant, et en dépit du mot cadeau employé par l’autorité du pachalik, c’est que les Arabes sont aussi loin que possible de considérer l’argent qu’ils reçoivent ainsi comme un don gracieux de leur souverain; en voici un exemple. Il y a quelques années de cela, on vit un jour arriver chez le commandant en chef de l’armée d’Arabie le domestique noir d’un chef de tribu bédouine; il était vêtu d’un grand manteau troué et chaussé de bottes qui avaient été rouges autrefois, mais qui alors n’avaient plus de couleur précise. Le pacha accueillit par exception cet homme avec empressement, le fit asseoir, lui accorda les honneurs de la pipe et du café, et l’engagea ensuite à passer chez son trésorier pour y recevoir la redevance accordée à son maître, afin de s’assurer de ses dispositions pacifiques. Quelques instans s’étaient à peine écoulés, lorsqu’un grand bruit se fit entendre; bientôt le trésorier entra chez le pacha d’un air effaré, annonçant que le nègre se refusait à recevoir de la monnaie de billon, et exigeait qu’on le payât en or. Sur les observations très modérées qui lui avaient été faites, du talon de sa botte il avait balayé la table sur laquelle la somme qu’il devait recevoir se trouvait déjà comptée. Là-dessus, étonnement, inquiétude du pacha. On fait rentrer le noir, on lui sert derechef la pipe et le café, on le flatte, on le caresse; sa colère s’apaise; toutefois il ne se rend qu’à demi et déclare, comme dernier ultimatum, qu’il consent à prendre la moitié de la somme en monnaie de billon, mais qu’il veut le reste en or. L’ultimatum fut accepté, et le pacha ne revint à son calme habituel qu’après avoir vu le nègre partir muni du sac où se trouvait renfermée la somme destinée à être portée au désert.

Comment après cela s’étonner que le pauvre paysan soit abandonné à la discrétion des Bédouins ? Il serait encore heureux que les fraternités n’existassent que d’homme à homme; mais indépendamment de celles-là, il y a des fraternités de tribu à village, de telle sorte qu’un paysan, après avoir payé sa contribution à un Bédouin de telle tribu, sera encore obligé de payer sa part de la contribution que l’ensemble de son village doit payer à l’ensemble de la tribu à laquelle appartient son très cher frère. Il est vrai que si le paysan paie de deux façons, le Bédouin reçoit de deux façons aussi : entre frères, cela peut jusqu’à un certain point faire compensation. Quelques-unes de ces fraternités de villages remontent fort haut, et la cause en est ignorée de ceux qui, payant, auraient assurément quelque intérêt à la connaître. D’autres datent du temps des Égyptiens, époque où les Bédouins donnaient asile sous leurs tentes aux conscrits qui fuyaient le service militaire; il en existe enfin qui n’ont d’autre cause que des troupeaux volés et rendus à charge de redevance. Les choses en sont venues à ce point, que, tout bien calculé, certains villages paient plus de droits de fraternité aux Bédouins que d’impôt au gouvernement.

Le pachalik de Damas renferme cependant une sorte de paysans que les nomades ont contracté l’habitude de respecter : ce sont les Druses. Les Druses, tant ceux qui habitent la plaine que ceux qui habitent les montagnes du Hauran, jouissent auprès des Bédouins d’une immunité presque complète. Si vous avez à traverser le désert, faites-vous accompagner par un Druse; cela ne vous sauvera peut-être pas, mais cela vaudra toujours mieux que si vous aviez pour escorte tout un corps d’armée. Le respect des Bédouins pour les Druses tient d’abord à ce qu’il y a solidarité entre tous les Druses, ensuite à ce que les Druses sont gens d’une résolution et d’un courage incontestables, enfin et surtout à la crainte éprouvée par les Bédouins de se voir interdire les marchés du Hauran, pays d’une fertilité rare et d’une configuration qui le rend facile à défendre. Si en effet il n’était plus permis aux Bédouins d’aller faire dans le Hauran leurs provisions d’orge, de maïs et de blé, quant au commencement de l’automne ils quittent les environs du pachalik de Damas pour se rendre sur les bords de l’Euphrate, ils seraient exposés à mourir de faim pendant leur route dans le désert.

On accuse souvent à Damas les Turcs d’opprimer, de ruiner les chrétiens et les juifs : l’accusation n’est pas tout à fait sans fondement, je dois en convenir; mais on devrait, pour être juste, ne pas attribuer tout le malaise qu’éprouve l’habitant du pachalik à cette seule cause : il faudrait tenir compte aussi de l’action oppressive des Bédouins, action que ne tempère ni l’intérêt ni la crainte; il faudrait tenir compte enfin d’un brigandage à forme adroite et polie, mais ruineux, exercé contre des chrétiens, contre des juifs, et même contre des musulmans par quelques banquiers musulmans, chrétiens et juifs : je veux parler de l’usure. — Pour se rendre compte du mal qu’ont pu faire de tout temps les prêteurs d’argent (les choubassi, comme on dit en arabe), il est indispensable de connaître la somme de libertés municipales dont jouissent les peuples soumis à l’autorité de la Porte ottomane.

Partout dans l’empire ottoman les villages nomment eux-mêmes leurs cheiks, et ces cheiks, au nombre de deux en général, reçoivent ensuite une sorte d’investiture par la remise du cachet ou sceau de la commune, laquelle remise leur est faite par le pacha dans une séance publique du divan. Ainsi institués, ils deviennent tout à la fois et les répartiteurs et les percepteurs de l’impôt dû par leur communauté. C’est là assurément une preuve du grand respect que professe pour les libertés municipales le gouvernement du sultan; mais c’est là en même temps, je ne saurais me refuser à le reconnaître, la source d’une foule de maux pour les communes. Dans le pachalik de Damas, comme dans tous les pays où les libertés municipales sont en pleine vigueur, les emplois de cheiks sont vivement recherchés, et il est peu de villages en Syrie qui ne renferment plusieurs compétiteurs se disputant les suffrages de leurs concitoyens. D’un tel état de choses naissent naturellement des divisions, des haines, qui finissent toujours par tourner au détriment de la chose publique, et dont équitablement le gouvernement turc ne saurait être rendu responsable. Comme on doit le soupçonner, la répartition de l’impôt et l’emploi du revenu commun sont les causes qui produisent ces luttes intestines. Attaqués, gênés par une opposition presque toujours systématique, il arrive souvent que lorsque le trésor du pachalik a des besoins d’argent et que des appels de fonds sont faits en conséquence, les cheiks, n’ayant pas d’épargnes en réserve, éprouvent de véritables embarras. Voilà précisément le point où l’on voulait les conduire, et l’opposition se réjouit d’avoir atteint son but. Imprudens, qui devraient pourtant savoir par expérience ce qu’il va leur en coûter! L’embarras des cheiks ne peut être en effet que momentané, car les usuriers, toujours aux aguets, se présentent bientôt pour offrir de prêter la somme nécessaire, et cette offre, faite au pacha lui-même par l’intermédiaire des employés du divan, met le village dans l’impossibilité d’obtenir des délais, et l’oblige ainsi à traiter à des conditions d’autant plus onéreuses. C’est alors, comme on peut s’en douter, qu’arrivent les époques de grandes crises municipales. Le parti opposé au cheik en exercice met aussitôt en mouvement ses plus grands moyens d’intrigue; il arrive en masse au divan de la province, il y dénonce des dilapidations vraies ou fausses, et réclame de l’autorité supérieure une décision constatant la mauvaise administration, sinon l’improbité des cheiks. Les cheiks se rendent au divan de leur côté, suivis de tous leurs adhérens : on parle, on s’attaque, on s’injurie avec cette âcreté que comporte la langue arabe. Le pacha écoute la plainte, et finit par ordonner que les comptes de recettes et de dépenses lui seront représentés. Cette décision prise, il ajourne l’affaire à la semaine suivante. Ce sont huit jours employés à discuter encore, à s’échauffer les uns contre les autres, puis on revient au divan ; mais comme les mêmes querelles se produisent à la fois dans vingt villages différens, comme d’un autre côté les comptes des cheiks ne sont pas tenus avec cette méthode, avec cette clarté qui imposent silence à tous les doutes, comme enfin les Arabes ne savent se modérer ni dans l’expression de leurs passions, ni dans l’étendue de leurs discours, un ajournement succède à un autre, et les semaines se passent sans qu’on puisse arriver à une solution définitive. Les villageois, livrés à eux-mêmes, auraient peut-être à la longue fini par s’entendre ; mais le banquier en exercice des cheiks, ayant vu venir au secours de l’opposition le banquier en expectative des plaignans, s’est mis en campagne à son tour, ce qui complique les machinations et les haines des paysans des machinations et des haines des usuriers. Or, comme ces derniers sont habiles à corrompre, à soudoyer les employés du divan de la province, chrétiens pour la plupart (car sur un total de quatre-vingts environ, on n’en compte que seize ou dix-huit musulmans), on voit le mal s’aggraver dans une proportion inouie. Au village, les querelles vont souvent jusqu’à prendre un caractère inquiétant pour la vie des hommes ; les travaux des champs restent suspendus, les cultures souffrent, et à la pénurie de la caisse publique vient, au moment des récoltes, s’ajouter une moindre production, qui amène avec soi le malaise des particuliers.

Le Coran défend aux musulmans de prêter de l’argent à intérêt, et il doit en être peu qui enfreignent cette défense, car dans tout Damas je ne connais que deux ou trois musulmans qui, bravant la loi du prophète, fassent le métier de chouhassi. Cette industrie détestable est donc plus particulièrement le fait des chrétiens et des juifs, mais des juifs avant tout. En Europe, on ne saurait se rendre bien compte de l’échelle sur laquelle l’usure est pratiquée dans les pays de domination musulmane (l’Algérie cependant a pu en donner une idée) ; des banquiers de Damas prêtent à 40, et même à 50 pour 100 par an. Pour ma part, j’en ai connu un plus particulièrement qui se croyait non-seulement très honnête homme, mais encore très bon chrétien, en ne prenant que 30 pour 100. Les prescriptions ecclésiastiques limitent bien le taux de l’intérêt à 12 pour 100 ; mais cet homme avait de petits arrangemens de conscience qui mettaient son esprit en repos. Peut-être m’objectera-t-on qu’il est difficile de s’expliquer comment, dans un pays où le témoignage des chrétiens et des juifs n’est pas admis en justice, où la loi religieuse et politique tout à la fois défend le prêt à intérêt, où enfin les musulmans paraissent respecter si généralement la loi, il est possible de faire des contrats qui obligent des villages à payer des intérêts, et des intérêts s’élevant si haut ? C’est ici que l’esprit oriental montre à découvert tout ce qu’il a d’ingénieux.

Lorsque après de longs jours de lutte, un banquier est resté maître d’un village et qu’il y règne sous le nom d’un cheik triomphant, arrive de nouveau pour ce village l’époque du paiement de l’impôt. Une invitation du gouvernement est envoyée à cet effet, invitation quelquefois provoquée par le banquier lui-même, qui, se trouvant avoir des fonds disponibles, n’est pas fâché de mettre le village dans la nécessité de lui emprunter l’argent restant improductif dans sa caisse. Il peut également arriver que le choubassi, par quelque trame bien ourdie, soit parvenu à faire exiger des versemens dont le trésor pouvait se passer, et dont il se passera encore pendant quelque temps. Or, dans ce cas, le choubassi, après s’être mis à l’égard de l’autorité au lieu et place du village, s’arrangera pour ne payer qu’en obligations à cinq ou six mois, délai pendant lequel il touchera néanmoins les intérêts de la somme exigée immédiatement lorsqu’elle devait être payée par les villageois. L’impôt ne se perçoit pas en Turquie par douzième, comme chez nous; il est payé en une seule fois chaque année, et l’on s’adresse, pour avoir de l’argent, tantôt à un village, tantôt à un autre, par une sorte de roulement établi d’avance, mais non pas toutefois d’une manière invariable. Quand le banquier a payé au trésor une somme quelconque pour le compte d’un village, il a en main la quittance du trésor, qui est son titre légal pour arriver au remboursement de ses avances; mais comme il faut qu’il obtienne d’un autre côté un titre de créance pour une somme égale au montant des intérêts stipulés entre les cheiks et lui, les contractans se trouvent dans l’obligation de jouer une petite comédie toujours exactement reproduite dans ces sortes d’occasions. Pour cela, le banquier se rend au village monté sur une élégante jument arabe et accompagné de trois musulmans à peu près déguenillés que portent de vieux chevaux de rebut loués à cet effet, car en Turquie un contrat n’est valable qu’autant qu’il a été conclu devant trois témoins, et la même précaution est nécessaire pour qu’un paiement fait soit légalement constaté. N’oublions pas qu’il s’agit ici de remplacer un compte d’intérêts, que la loi repousserait, par une dette contractée fictivement. Dans une chambre de la maison de l’un des cheiks, chambre que décorent le sabre, le fusil et la lance des jours de combat, se trouvent accroupis, sur des tapis plus ou moins sales et plus ou moins usés, les notables du lieu, le banquier et les trois témoins voulus par la loi. Tout le monde, avec un maintien grave tel que doivent l’avoir des Arabes se préparant à un acte sérieux, hume le café bouillant et fume le tabac de la montagne. Si l’habitude de fumer était moins invétérée en Orient, on pourrait penser que, dans une telle circonstance, la fumée n’est exhalée à si larges et si nombreuses bouffées que pour voiler la rougeur de gens qui vont commettre un parjure. Je supposerai que le banquier a payé au trésor pour le compte de la commune 20,000 piastres (5,000 fr. environ), et que l’intérêt stipulé soit de 30 pour 100 (6,000 piastres). C’est donc la reconnaissance de cette dernière dette qu’il s’agit de constater, et, pour la constater, on recourra, comme le font entre eux les usuriers et les prodigues d’Europe, à une livraison de marchandise, mais avec cette différence, qu’en Europe la livraison est réelle, tandis que là-bas elle est tout à la fois réelle et fictive. Le banquier et les cheiks commencent par convenir que les derniers achètent du premier, au nom de la communauté, six charges de savon, car c’est toujours le savon qui figure en première ligne dans des cas semblables; or six charges de savon représentent un poids total de 1,200 kilogrammes et une valeur de 4,000 piastres. Dès que le contrat est dressé, les témoins le signent comme ayant été conclu devant eux. Le mot charge s’entend ordinairement d’une charge de chameau; mais comme cela n’est pas spécifié au contrat et qu’on s’est borné à y écrire le mot charge sans autre accompagnement, le cheik appelle le chat de la maison, et le met entre les mains du banquier pour servir à l’accomplissement des formalités relatives à la livraison du savon : pendant que le banquier tient dans ses mains l’animal impatient, l’un des hommes de sa suite attache un petit morceau de savon à chacun des bouts d’une ficelle dont la longueur a été calculée d’avance, et ce préliminaire accompli, les deux morceaux de savon sont placés en équilibre sur le dos du chat, qui, à l’appel du cheik, va porter à son maître la première des six charges mentionnées. La même opération a lieu très exactement pour les charges suivantes, car il faut bien que la conscience de messieurs les témoins musulmans soit mise autant que possible dans une situation à n’éprouver aucun scrupule au moment de la signature de l’acte destiné à constater que les livraisons ont été bien et dûment faites. Bientôt cependant le témoignage des chrétiens et même des juifs pourra être reçu en justice, et voilà, j’en ai peur, une industrie assez lucrative perdue pour certains enfans du prophète !

Six charges de savon ne représentent, je l’ai dit, qu’une valeur de 4,000 piastres environ, et il s’agit de justifier aux yeux de la loi une créance de 6,000 piastres I Comme il serait à craindre, après tout, qu’en cas de contestation, et même en tenant compte des ablutions fréquentes prescrites par le Coran, le juge hésitât à admettre une consommation annuelle de plus de 4,000 piastres de savon, voici le moyen dont on se sert pour compléter la somme. Le banquier tire sa montre d’or et la remet au cheik, puis on passe dans la cour de la maison, et la remise de la belle jument si richement caparaçonnée est également faite dans les mains de celui qui stipule au nom de tous, et qui est supposé acheter ces deux objets dans l’intérêt de la commune. Le cheik monte l’animal en signe de prise de possession, le lance et parcourt ainsi une partie du territoire communal, escorté par les témoins Turcs et par le banquier, auquel un cheval a été prêté à cet effet. On se défie, on court à fond de train, puis on revient au logis pour déjeuner pendant que l’acte de livraison se rédige, et quand cet acte est dressé, les témoins y apposent gravement leur signature, ou plutôt leurs cachets. — Mais si le banquier ne s’est dessaisi que de douze morceaux de savon pour représenter six charges de cette marchandise, il a du moins bien réellement livré sa bonne montre et sa belle jument ? Pas encore, car la comédie n’est qu’à son premier acte, et elle en a deux. On charge derechef les pipes, on fait de nouveau du café, et les esprits s’étant un peu remis, tout devant être accompli avec solennité, le cheik, d’un air de dignité parfaite, exprime au banquier la reconnaissance du village pour tous les bons services qu’il ne cesse de lui rendre, et le prie d’accepter comme témoignage de cette reconnaissance une montre en or et une jument richement harnachée. Pas n’est besoin de dire quelle est la montre et quel est le cheval. Aussitôt remise est faite de l’une et de l’autre, et les témoins musulmans se déclarent prêts, en cas de contestation, à témoigner dans la forme usitée des choses qui viennent de se passer sous leurs yeux.

Toutes ces formalités soigneusement accomplies, le village se trouve bien et dûment débiteur de 26,000 piastres (7,500 fr.) pour 20,000 (5,000 fr.) qu’il a touchées, et c’est un jeu qui, pour peu qu’il continue, ne peut manquer de le conduire à une ruine prochaine. Cette action effrayante de l’usure, qui, comme nous l’avons vu, prend sa source dans l’essence même de la liberté municipale, ce n’est pas seulement en Syrie qu’on doit la déplorer : elle est générale en Turquie; si l’on n’y met promptement ordre, elle seule, sous une forme ou sous une autre, suffira pour conduire l’agriculture de cet empire à l’abîme.

Quand le Bédouin et l’usurier, chacun à sa manière, ont bien exploité un village, quand les paysans obérés voient que leur travail n’y peut plus suffire, ou que du moins ils en sont venus à ne plus travailler que pour les autres, le découragement s’empare de chacun, et le lien qui depuis si longtemps unissait tous ces hommes commence à se relâcher. Des familles s’en vont avec mystère demander à des villages voisins de les recevoir comme membres de leur communauté, plus ou moins préservées jusque-là de la rapacité des banquiers et des Arabes, et voilà bientôt ce qu’on appelle un village miné, c’est-à-dire un village abandonné de ses habitans! Combien de voyageurs, à l’aspect des décombres qui finissent par s’étaler sur le sol, n’y ont vu que la marque des exactions des pachas!

Je me suis souvent demandé, en présence des nombreuses ruines de villages que j’ai eues sous les yeux, quels seraient les moyens de rendre à la prospérité un pays si riche par lui-même, tout en respectant les libertés municipales dont il n’a cessé de jouir. Plusieurs moyens se présentent évidemment à l’esprit : d’abord chercher à rendre plus personnels les versemens de l’impôt dans les mains du trésor, ou, en d’autres termes, laisser la répartition de l’impôt aux soins des cheiks, et le faire percevoir directement par l’état. On voit que par là l’action des usuriers serait réduite à se diviser à un point tel qu’elle resterait sans influence sur l’ensemble des intérêts de la commune; mais alors pourrait-on exiger en une seule fois le paiement de l’impôt de toute une année ? Ceci nous conduit à la perception par douzième, ou par sixième au moins. Cependant, s’il est des terres qui paient une quotité d’impôt foncier fixée d’avance, il en est d’autres qui paient la dîme des produits; ce ne serait donc qu’après avoir fait table aussi rase que possible qu’on pourrait arriver à établir d’autres usages et d’autres bases de perception. Le mieux, après tout, si l’on n’avait en vue que la destruction de l’usure, consisterait à créer une banque prêtant aux villages à 10 ou 12 pour 100, et se payant, soit par des remboursemens facultatifs, soit sur les récoltes. Toutefois, pour que la création d’une banque fût possible, il faudrait commencer par faire rapporter la prescription du Coran qui défend le prêt à intérêt, ce qui ne serait peut-être pas une entreprise facile.

Rien qu’à voir ce léger exposé des difficultés que présente la forme sous laquelle l’impôt devrait être perçu dans l’empire turc, rien qu’à examiner l’obstacle que l’islamisme oppose à la réduction du taux de l’intérêt, qu’il est parvenu à exagérer en croyant l’interdire, on sent ce qu’il faudra développer d’habileté, de science même, pour établir une bonne forme d’administration applicable aux états du sultan en général. Ce but atteint, resterait, en ce qui concerne la Syrie, à supprimer les exactions de toute sorte que se permettent les Bédouins, et principalement le brigandage qu’ils revêtent du nom de fraternité. Le moyen ne serait pas difficile à trouver, car il a déjà été employé dans le pays par les Grecs, par les Romains, par les califes et par Ibrahim-Pacha, qui lui-même avait commencé à le mettre en pratique : il consisterait à parquer sévèrement les Bédouins dans le désert proprement dit. Par là on affranchirait les populations sédentaires d’une infinité d’avanies, et de plus on forcerait en peu de temps ces mêmes Bédouins à respecter l’autorité de la porte, dont ils semblent ne tenir aucun compte maintenant. L’administration d’un homme moissonné trop tôt par les maladies du pays a prouvé qu’avec de la volonté on pouvait, de Damas même, atteindre les Bédouins au milieu du désert.

Lors des événemens d’Alep, en octobre 1850, une partie assez considérable des Bédouins Anézis, la tribu des Feddhans, donna la main aux musulmans de cette ville pour piller le quartier chrétien. En outre, ces mêmes Feddhans avaient volé depuis cette époque cent quarante-cinq chameaux appartenant à un agent consulaire anglais. De telles circonstances provoquèrent une mesure d’ensemble contre les Arabes. Le général en chef de l’armée d’Arabie, Émin-Pacha, réunit, dès le mois de mars, quatre bataillons d’infanterie, douze cents cavaliers irréguliers et de l’artillerie. Les troupes de ligne furent réparties entre Homs et Hama, deux villes assez rapprochées l’une de l’autre et situées toutes deux sur l’Oronte; la troupe irrégulière fut placée au lieu nommé aujourd’hui Salamieh, et qui, à une autre époque, porta le nom d’Irénopolis. Salamieh est situé à l’est de l’Oronte, à six heures de Homs et à dix environ de Hama. On cherche maintenant à y coloniser, en les y réunissant, les Métualis dispersés dans les divers villages du Liban et de l’Anti-Liban. Une source abondante, formant un ruisseau qui va se jeter dans l’Oronte en suivant la direction du nord-ouest, fait de Salamieh un point très habitable et assez avancé du côté du désert pour commander la partie la plus riche des pâturages que les Bédouins fréquentent pendant l’été. Quant au printemps, en revenant vers l’ouest, les Bédouins ont fait manger par leurs troupeaux l’herbe du désert, et tari, la chaleur aidant, l’eau des puits et des flaques formées par les pluies de l’hiver, ils se dirigent, à pas plus ou moins précipités, vers les bords de l’Oronte, vers ceux du Jourdain et vers les lacs de Damas, qui sont pour ainsi dire leurs dernières ressources. Les empêcher d’arriver là, c’est donc les mettre dans une position à accepter presque toutes les conditions qu’on juge convenable de leur imposer. Les troupes ainsi réunies avaient ordre d’arrêter les tribus bédouines quand elles se présenteraient, et de les obliger à demander la permission de porter leurs tentes sur les pâturages habituels. Cette permission fut accordée à certaines conditions qui n’avaient rien d’excessif, mais qui évidemment n’étaient, dans la pensée du général en chef, que le prélude de conditions plus sérieuses. Les Feddhans arrivèrent à leur tour. Ils avaient hésité d’abord à se présenter, car il restait encore de l’herbe au désert; mais quand le soleil l’eut brûlée, il fallut bien se résigner à venir compter avec l’autorité du représentant de la porte.

La première condition imposée aux Feddhans fut la remise de tout ce qu’ils pouvaient avoir retiré du pillage d’Alep, ainsi que la remise des cent quarante-cinq chameaux volés à l’agent consulaire anglais. Ils offrirent les cent quarante-cinq chameaux, mais ils trouvèrent exorbitante la réclamation des Aleppins, et les Feddhans s’en retournèrent, vivant comme ils purent, mais éprouvant des pertes énormes. Privés d’une nourriture suffisante, les chameaux ne donnent plus en effet la même quantité de laine, les naissances diminuent dans une grande proportion, la quantité de fait est également réduite (or le lait est une partie de la nourriture des Arabes) ; puis enfin cette absence de nourriture suffisante amène une mortalité plus grande, mortalité qui des animaux s’étend quelquefois jusqu’aux hommes. L’épreuve fut donc des plus rudes, et si elle avait été renouvelée l’année suivante, il n’y a pas à douter que les Feddhans se seraient complètement exécutés ; mais Émin-Pacha était mort, et une guerre à soutenir contre le Hauran avait rendu impossible tout acte de sévérité à l’égard des Bédouins.

Quand on jette les yeux sur une carte de Syrie, on remarque, en allant de la mer au désert, deux grandes zones bien distinctes. La première est comprise entre la mer et une ligne que tracent par leur cours même le Jourdain et l’Oronte. Entre les sources de ces deux rivières, dont l’une coule au nord et l’autre au sud, se trouve, comme pour les lier stratégiquement, le massif le plus puissant de l’Anti-Liban, massif inaccessible aux Bédouins, qui n’engagent jamais leurs chevaux ni leurs chameaux dans les pays montagneux. Cette première ligne est la plus facile à défendre. La seconde zone s’étend de l’Oronte et du Jourdain jusqu’à la ligne assez sinueuse que forment, comme l’ourlet même du désert, les derniers contreforts de l’Anti-Liban, le plateau du Ledja et la chaîne du Hauran. Laissons pour un moment de côté tout ce qui se rattache à cette dernière zone et au cours de l’Oronte, car nous avons déjà vu combien il faut peu de forces pour la garder ; ne nous occupons que du cours du Jourdain à partir du Dgebel-el-Cheik, montagne où ce fleuve prend sa source.

Quelques ponts, en très petit nombre, existent sur le fleuve. Il existe également dans sa longueur quelques gués dont profitent les Arabes pour faire leurs excursions. Lorsqu’on traverse les ponts dont il est question, tels que le pont des Filles-de-Jacob, au nord du lac de Tibériade, ou celui de Medjana, au sud de ce même lac, on les trouve commandés, sur la rive orientale, par d’anciennes fortifications suffisamment proches pour que les Bédouins, si ces fortifications étaient occupées militairement, ne pussent pas mettre à profit les ponts et passer sur la rive droite. Presque partout où se trouvent des gués, il en est de même. On avait donc senti dans d’autres temps la nécessité de rendre impossible aux Bédouins le passage en masse sur les terres fertiles qui se trouvent entre le Jourdain et la mer. Si ce besoin n’a pas également été éprouvé de nos jours, c’est, il faut bien le dire, et je le dis avec le plus profond regret, à l’apathie des pachas Turcs en général qu’il faut l’attribuer; cette apathie ne leur a pas permis de donner des soins assez suivis à des mesures d’une telle importance; puis le gouvernement du sultan, en changeant aussi fréquemment qu’il le fait les chefs du pachalik de Damas, ne leur laisse ni le temps de sonder le mal ni le temps de combiner les remèdes qu’il serait utile d’y appliquer. Aussi, lorsque des pachas ont agi, ils ne l’ont fait ni avec assez de réflexion, ni avec assez de connaissance des forces vives qui pouvaient leur être opposées, témoin la dernière expédition contre le Hauran, qui, tentée dans ces montagnes pour établir la prépondérance de la Porte ottomane, n’a fait que compromettre le prestige dont elle pouvait y jouir.

Trois bataillons d’infanterie, répartis en détachemens occupant un certain nombre de postes ou de petits camps retranchés, suffiraient pour garder toute la longueur du Jourdain. Si l’on en doutait, on n’aurait qu’à songer que les Bédouins n’ont ni canons pour battre des murs en brèche, ni échelles pour les escalader; que leurs troupes, se composant généralement de cavalerie, ne sont pas propres à monter à l’assaut d’ouvrages ayant le moindre relief, à quoi il faut ajouter que, les Bédouins étant armés pour la plupart de fusils à mèche et non munis de baïonnette, les troupes turques, armées à l’européenne et ayant adopté nos maniemens d’armes, auraient peu de chose à redouter d’un assaut tenté dans de pareilles conditions.

A toutes ces causes d’infériorité pour les Bédouins se joint l’obligation où ils se trouvent de se déplacer continuellement pour trouver l’herbe et l’eau dont leurs troupeaux ont besoin, ce qui ne leur permettrait guère de former des blocus rigoureux et soutenus. Or, si des blocus longs et soutenus ne sont pas praticables pour les Arabes nomades, blocus qui, sur les bords du Jourdain, ne sauraient être qu’incomplets, puisque les communications existeraient toujours avec la rive droite du fleuve, le moyen proposé n’est plus contestable. D’ailleurs rien n’empêcherait d’établir en outre sur cette même rive un camp volant, composé d’un régiment de cavalerie et de quelques pièces d’artillerie légère, camp qui aurait pour mission de se porter sur les points attaqués et d’en dégager les garnisons.

Les anciennes fortifications qui forment les têtes des ponts établis sur le Jourdain sont, il faut en convenir, dans un triste état de conservation; mais comme elles n’ont jamais été très étendues et n’ont pas besoin de l’être, on les relèverait à très peu de frais. Il faudrait toutefois, pour plus de sûreté, les armer de deux ou trois obusiers de montagne, soit pour tenir les Bédouins éloignés en tirant sur eux à obus, soit pour les mieux repousser en cas d’attaque de leur part, en tirant à mitraille. Ceux qui connaissent l’Orient savent que les combats que livrent les Bédouins sont rarement longs et sanglans : trois ou quatre hommes et trois ou quatre chevaux tués suffisent ordinairement pour les dégoûter du combat. C’est même, pour le dire en passant, sur cette connaissance du peu de ténacité des Bédouins qu’est fondé le système de défense adopté contre eux par les habitans des villages situés sur la ligne du désert comprise entre Hebron et Gaza. Pour protéger les silos qui renferment leurs récoltes, et qui sont toujours établis assez près du village, les paysans ont construit au milieu du village même une tour représentant comme une sorte de clocher. Aussitôt qu’on est informé de l’approche des Bédouins, les portes du village se ferment, les hommes montent à la tour, disposée de manière à présenter plusieurs étages de feux, et dès que l’ennemi se trouve à portée, la mousqueterie commence. Rarement le Bédouin pousse très avant son attaque, et l’on a remarqué que la crainte que lui inspirent des feux aussi sûrement dirigés suffit pour assurer aux villageois un état de paix qu’ils ne goûtaient guère auparavant. Durant un voyage que j’ai fait dans ce pays, j’ai pu reconnaître, par la fusillade qui était tirée en notre honneur, ce que doit avoir d’efficace le système de défense des paysans, qui aujourd’hui nourrissent le désert moyennant finance, tandis que dans le temps passé ils le nourrissaient presque gratuitement.

Je suis loin de dire qu’une fois ces mesures prises et exécutées, tout désordre aura cessé dans les districts de Jaffa, de Jérusalem, de Naplouse, de Djenin, de Saint-Jean-d’Acre et de Tibériade, c’est-à-dire dans un pays qui renferme plusieurs centaines de milliers d’hectares de terres pour la plupart très fertiles; mais au moins les populations de ces districts, livrées à elles-mêmes et affranchies de la fraternité bédouine, ne seront plus aussi promptes à s’armer les unes contre les autres.

J’ai pu souvent juger par mes yeux de la funeste influence que ces sortes de fraternités exercent sur l’état intérieur du pays, mais jamais aussi bien que dans une circonstance particulière. Revenant de Jérusalem à Damas, j’arrivai un jour à dix heures du matin au pied d’une colline sur laquelle se trouve le village fortifié de Sanour. À partir de Naplouse, je n’avais rencontré que des hommes en armes et à l’air préoccupé; à peine installés pour passer là, au pied de quelques figuiers, les heures de la chaleur, nous aperçûmes, mes gens et moi, à l’horizon, du côté de l’est, un détachement de Bédouins se dirigeant vers Sanour, où la population paraissait les attendre avec une certaine anxiété. Les Arabes venaient, caracolant à travers les blés, qui commençaient à mûrir. Ils passèrent gravement près de nous et montèrent au village, où j’envoyai aussitôt pour savoir ce que tout cela signifiait.

Un acte pareil à celui que ces Bédouins venaient de commettre à l’égard de champs cultivés exciterait partout en Europe les plus vives réclamations; mais en Judée on est tellement façonné à plier devant la force, et la force s’y exerce parfois si stupidement, qu’on en est venu à croire que passer à cheval à travers des champs de céréales en voie de maturité, ce n’est pas endommager la récolte. Or sait-on quelle raison ont ordinairement les cavaliers pour agir avec un tel sans-gêne ? Quand les mouches fatiguent leurs chevaux, ils les mènent dans les champs pour que la tête des épis, déjà haute et suffisamment résistante, balaie le ventre de ces animaux et en chasse ainsi les insectes.

J’appris bientôt que les Bédouins en question étaient l’avant-garde de la tribu des Beni-Sacker, et que la tribu tout entière arriverait le soir pour prêter main-forte aux habitans de Sanour, que devaient attaquer des gens des communes environnantes. Mon premier soin fut de donner l’ordre de seller et de brider pour partir aussitôt, n’ayant nulle envie soit d’assister au combat, soit même d’assister à ses préparatifs. Nous avions à peine fait un quart d’heure de chemin, lorsque s’offrit à nous la preuve que la guerre était déjà régulièrement déclarée, car les troupeaux des communes ennemies dévoraient, conduits par des gardiens en armes, des récoltes appartenant au village que nous venions de quitter. Le soir, de Djenin, où nous passâmes la nuit, nous entendîmes la fusillade, et nous apprîmes plus tard qu’il y avait eu dans le combat un assez grand nombre de tués et de blessés. Évidemment, si les villages en hostilité n’avaient pas compté les uns et les autres sur l’appui de leurs amis du désert, ils auraient eu recours, pour régler leur différend, à l’autorité turque, et ce différend n’aurait pas eu d’aussi regrettables résultats.


III.

Les divers gouvernemens qui, dans ces derniers temps, ont exercé l’autorité en Syrie, pour n’avoir pas pris toutes les mesures propres à empêcher l’immixtion des Bédouins du désert dans les différends qui s’élèvent entre les populations sédentaires, n’en ont pas moins cherché à remédier au mal. C’est ainsi qu’ils ont poussé certaines tribus nomades à devenir sédentaires, à se coloniser; pour cela, ils leur ont offert la jouissance de pâturages persistans, promettant à ces tribus appui et secours de la part des troupes régulières. Telles sont les tribus arabes établies auprès du plateau du Ledja, au sud-est de Damas, plateau qui commande une partie du désert; telle est une tribu turcomane établie à Keneitra, au pied du Dgebel-el-Cheik, d’où elle devait couvrir les abords du Jourdain, en avant du pont des Filles-de-Jacob. Malheureusement cette dernière tribu, modifiée autant par le sentiment de sa faiblesse numérique que par son état sédentaire, n’étant plus animée par l’énergie et la résolution qui inspirent le respect aux Arabes, mène la vie pastorale et s’adonne à quelques industries dont elle vend les produits à Damas. Le terrain sur lequel ces Turcomans sont établis est un vaste plateau, situé au sud-est du Dgebel-el-Cheik et semé çà et là de grands cônes naturels. Les femmes de cette tribu transforment la laine de leurs troupeaux en tapis à dessins originaux; les hommes font aussi des quantités considérables de charbon, et cette dernière industrie donne à toute la contrée, à certaines époques de l’année, un aspect très singulier, car, pour mieux activer la combustion du bois, on le porte, à l’aide de chameaux, jusque sur les sommets des cônes volcaniques dont je viens de parler. Lorsque le voyageur passe par là au moment où la fabrication du charbon est en pleine activité, les couches de laves éteintes que foule le pied de son cheval, les fumées bleuâtres qui, en s’élevant, couronnent les pics volcaniques, le porteraient à croire que les feux souterrains, éteints depuis si longtemps, viennent de se réveiller, et vont renouveler les grandes scènes de conflagration d’autrefois.

Les Turcomans de Keneitra, amenés naturellement à des habitudes de paix et de repos, sont donc loin de répondre aujourd’hui aux espérances qu’on avait fondées sur eux à l’époque de leur établissement sur ce terrain riche en pâturages. Aussi les Arabes, encouragés par des dispositions si pacifiques, viennent de temps à autre enlever les troupeaux de cette tribu et dépouiller les voyageurs jusque sur le territoire dont la police lui est confiée. Dans presque toutes les circonstances de ce genre, les gouverneurs de Damas demandent compte aux Turcomans de méfaits qu’ils n’ont pas commis, il est vrai, mais que du moins ils n’ont pas empêchés, et des troupes sont envoyées pour les châtier. L’établissement de Keneitra, ainsi placé entre les déprédations des Arabes et la responsabilité qu’on fait peser sur lui, ne peut manquer de disparaître, et le système de colonisation des tribus nomades restera, on peut l’affirmer dès ce moment, sans succès de ce côté.

La colonisation de deux ou trois tribus arabes, du côté de Ledja, a mieux répondu à l’attente du gouvernement turc. Les Bédouins de Ledja ont l’avantage d’être arabes et, à ce titre, de commander, je crois, plus de respect aux nomades, parce qu’ils ont des alliances de fraternité avec certaines portions des Anezis, à quoi il faut ajouter qu’ils n’ont qu’en partie renoncé à la vie nomade, car si dans l’été ils viennent camper entre les lacs et Damas, sur de grands espaces laissés à l’état de pâture, l’hiver venu, après le départ des Anezis pour les bords de l’Euphrate, ils s’avancent dans le désert jusqu’à quatre et cinq jours de marche. Ces Arabes se livrent principalement à l’élève du bétail, et les gens de Damas leur confient des troupeaux à cheptel. Il n’y a que des tribus s’écartant peu des territoires cultivables qui peuvent posséder des bêtes ovines, parce que les brebis n’ont pas la marche assez rapide et assez soutenue pour suivre les chameaux et les chevaux, et surtout pour fuir, en cas d’attaque, comme le font les chevaux et les chameaux. Ces tribus soumises ont dû être laissées à tous leurs usages et à toutes leurs habitudes, mais il en résulte parfois des querelles provoquées par les violations du droit particulier qui les régit, querelles dont les pachas ne sont pas juges en dernier ressort, et qui font naître le désordre et la guerre jusque sur des terres administrées directement au nom du sultan.

Le fait que je vais citer servira à montrer l’embarras qu’éprouvent les pachas lorsque, pour éviter l’effusion du sang, des différends survenus entre ces tribus sont portés devant eux.

Il est d’usage en Orient, — et cet usage se retrouve également en Afrique, — que les cousins ont un droit exclusif à la main de leurs cousines. Or une jeune fille de l’une des tribus en question, ayant été dédaignée par ses cousins, avait su se faire aimer par un jeune homme d’une des tribus voisines; sûre de l’amour de celui-ci, elle s’était rendue auprès de ses cousins pour se mettre une dernière fois à leur disposition, et les cousins lui avaient répondu qu’elle pouvait se regarder comme libre. Forte de cette déclaration, la pauvre enfant ne perdit pas un moment pour publier la nouvelle de son mariage, car ses dix-huit ans en faisaient déjà une vieille fille bédouine. Malheureusement un des cousins, subitement épris de celle qu’il avait tant dédaignée jusque-là, s’opposa au mariage et réclama l’appui de sa tribu dans le cas où il faudrait aller arracher la jeune fille des mains de son amant. Les cheiks des deux côtés désiraient que le différend s’arrangeât sans effusion de sang, mais chacun, esclave de l’usage, se déclarait prêt à appuyer, ceux-ci les prétentions du cousin, ceux-là les prétentions du futur mari.

Le pacha, informé de ce qu’on avait à redouter, appela les parties pour les concilier, et leur adressa un discours propre à les ramener à de plus pacifiques dispositions. Le cousin resta ferme dans ses prétentions; appuyé sur son droit, il n’en voulut rien rabattre. Le futur mari demanda, de son côté, que sa fiancée fût consultée, et déclara qu’il se soumettrait à sa décision, quelle qu’elle fût. Restait la jeune fille : le pacha l’engagea avec le plus d’onction possible à remplir ses devoirs de famille. Elle répliqua qu’elle avait subi une assez longue et assez humiliante attente pour ne plus vouloir entendre parler de ses parens. Il Mais, ajouta le pacha, songez au sang que vous allez faire répandre. — Du sang!... interrompit-elle avec une expression terrible, du sang!... Eh! que m’importe ?... D’ailleurs plus il en sera versé, plus mon opprobre sera lavé. » Et là-dessus elle partit. Le dénoûment de ce drame est resté inconnu; mais tout Porte à croire que le désir de la jeune fille a été satisfait.

Les sultans ont pris pour règle invariable de conduite politique le respect de l’indépendance municipale des peuples conquis, et ce respect a été porté au point que chaque nationalité, quelque faible qu’elle soit, est devenue comme une sorte de république au milieu de cette monarchie absolue par excellence que l’on appelle la Turquie. C’est là ce qui explique l’existence politique tout à fait anormale des Bédouins, car si les sultans l’eussent voulu, avec les grandes armées dont ils disposaient à une autre époque, ils seraient venus à bout des Bédouins, qui ne sont point musulmans, et les auraient peut-être effacés de la liste des peuples. Cependant les nationalités chrétiennes elles-mêmes, si l’on peut parler ainsi d’Arabes qui sont restés fidèles à l’Évangile, ces nationalités, dis-je, ne sont pas moins libres en fait que les nationalités bédouines, car elles sont administrées par leurs évêques, qui jouissent à cet égard de droits qu’on ne supposerait assurément pas, et dont pour cette raison il est bon de donner une idée.

Parmi les patriarches des divers rits chrétiens, il en est un qui, par sa nature inquiète et parfois hautaine, a plus que tout autre peut-être donné la preuve de la grande somme de pouvoir administratif abandonnée par les sultans aux chefs des diverses municipalités de l’empire. Ce patriarche entreprit, à l’époque où je séjournais en Syrie, une visite pastorale dans les divers villages et dans les diverses villes de son diocèse; on le vit cheminer pompeusement au milieu de pays musulmans pour la plupart, accompagné d’une suite qui comptait deux évêques et huit prêtres. Le premier village où le patriarche s’arrêta lui fit une véritable ovation : la fusillade éclatait en son honneur, on baisait ses mains, on lui portait les petits enfans pour qu’il les bénît; mais cette joie fut courte, et l’on vit bientôt éclater d’autres sentimens.

Dans les villes et les villages de la Syrie, principalement chez les chrétiens, il est d’usage, comme dans certaines parties de l’Europe, que le mariage soit précédé d’un acte religieux connu sous le nom de fiançailles; mais, contrairement à ce qui se pratique en Occident, l’intervalle de temps qui s’écoule entre les fiançailles et le mariage est de quatre et quelquefois de six années. Le fiancé, d’après ce qui se pratique dans le pays, devant une dot à sa future, on fiance les jeunes gens de bonne heure, afin que cette dot puisse, chez les pauvres, être prélevée sur le produit du travail du futur mari, et afin aussi que le mariage se puisse faire tant que les époux sont encore jeunes. La dot consiste ordinairement en une certaine quantité de coton et de laine fixée une première fois, et que le jeune homme envoie à la jeune fille au fur et à mesure des ressources qu’il réalise soit par son travail soit par ses économies. La jeune fille carde ce coton et cette laine, puis les file, et envoie au fiancé le fil produit par ses mains. Le fiancé le fait teindre, ensuite il le tisse et le renvoie en ce dernier état. Voilà comment le ménage se monte peu à peu. Un tel usage a évidemment son côté moral, puisqu’il Porte l’homme au travail ou à l’épargne par un mobile qui prend sa source dans les penchans les plus naturels du cœur, et puisqu’il l’habitue en même temps, dès son jeune âge, à l’abnégation, qui est la première vertu du père de famille.

Il avait paru au patriarche que cet usage si touchant pouvait cependant avoir des inconvéniens, et, sans autre examen, il ordonna que tous les jeunes gens fiancés depuis un certain temps se marieraient sans retard. De là grande rumeur, non du côté des hommes, qui se montraient disposés à obéir, mais du côté des filles : les unes se plaignaient de n’avoir encore jusque-là reçu que la moitié de la dot qui leur avait été promise, d’autres, qui criaient plus fort, n’en avaient reçu que le tiers et même que le quart; mais la raison mise en avant avec le plus de vivacité était que le futur mari, n’ayant encore aucune économie en réserve, serait dans l’impossibilité de faire face aux dépenses qu’entraînent les réjouissances habituelles à l’époque des mariages, et ces futures mères de famille déclaraient tout haut qu’elles aimaient mieux ne pas se marier du tout que se marier sans éclat, sans fantasia, comme on dit dans le pays. Ces détails de dot payée par l’amant, de laine et de coton filés par la jeune fille, tissés ensuite de la main même du futur époux, ont un caractère pastoral et presque biblique qui charme et séduit. Par malheur, ce qui va suivre perd ce caractère et prouve qu’à côté des traditions antiques se sont glissées en Orient des habitudes d’esprit moins touchantes.

Irrité des refus qu’on lui opposait, le patriarche envoya saisir deux ou trois des jeunes filles les plus récalcitrantes et se les fit amener par force, mesure qui, en effrayant les autres, les porta à prendre un parti extrême, car toutes allèrent chercher un refuge dans les montagnes. On décida alors dans les conseils de l’archevêque qu’on ferait arrêter les pères et à leur défaut les mères des fugitives, et qu’en cas de nécessité on recourrait aux rigueurs les plus sévères pour les obliger à faire rentrer au bercail les brebis qui l’avaient déserté. Le bruit se répandit bientôt que l’une des jeunes filles arrêtées avait été conduite de force, par les janissaires Turcs de sa grandeur, au confessionnal et à l’autel, ce qui eût été subversif tant de la morale humaine que de la morale religieuse, car l’une et l’autre veulent avec raison que le mariage soit le résultat d’un consentement libre. Enfin des clameurs si violentes et si générales s’élevèrent du sein de cette petite population, que le patriarche se décida à partir, laissant deux de ses vicaires chargés de mener à fin l’opération commencée. Arrivé à un second village, le patriarche reconnut, à la froideur qu’on lui montra, qu’il s’était placé entre deux écueils : renoncer à sa mesure de mariages en masse et perdre à n’en pas douter tout le prestige dont il jouissait chez ses coreligionnaires, ou s’exposer à une animadversion générale. Pour se tirer d’affaire, il prit le parti de doter lui-même les jeunes filles de ce village sur la caisse des pauvres du diocèse. L’état général de misère de cette dernière population justifiait d’ailleurs en partie cette mesure; mais il ne réfléchit pas que ce précédent porterait à l’avenir tous les jeunes époux à se dire pauvres pour avoir part à ses libéralités, tant il est vrai qu’une fois entré dans une voie fausse, il faut, quoi qu’on fasse, toujours s’y précipiter plus avant !

Pendant que d’un côté l’on songeait à faire ainsi l’aumône sous forme de dot, les délégués du patriarche suivaient une autre marche dans le village qui avait été le théâtre des premières tentatives. Ces délégués, pour mettre un terme à tous les embarras qui semblaient s’accumuler autour d’eux,-avaient arbitrairement établi, selon le degré d’aisance de chacun, deux classes de fiancés. Ceux de la première classe devaient réaliser immédiatement et compter à leurs fiancées, quelle que fût la quantité de laine ou de coton déjà remise par eux, une somme de 5 ou 600 piastres (125 ou 150 fr.); ceux de la seconde classe devaient compter 3 ou 400 piastres (75 ou 100 fr.). On supposait que par ce moyen la célébration générale des mariages ne rencontrerait plus d’obstacles; mais c’était encore une illusion : tous les jeunes gens demandèrent à être compris dans la deuxième classe pour avoir moins à payer; toutes les jeunes filles au contraire demandèrent que leurs fiancés fussent compris dans la première classe pour avoir plus à recevoir. Les prêtres finirent par chercher un prétexte pour quitter le terrain de la lutte, et la population, livrée à elle-même, s’arrangea comme elle voulut, c’est-à-dire qu’elle maintint à peu près les anciens usages. Tant de calcul de la part de filles si jeunes encore s’écarte évidemment de ce que nous voyons en Occident, où, malgré l’envahissement général des esprits par les besoins de bien-être et de luxe, il est un âge qui a conservé ses illusions, et qui sacrifierait souvent encore aux penchans du cœur, si la voix des parens n’y venait mettre obstacle. En Orient, on paraît plus naïf, mais on est plus habile au fond, et l’on s’y marie beaucoup plus pour se marier qu’on ne le fait chez nous. Aussi que de craintes n’éprouvent pas des parens chrétiens, surtout s’ils sont pauvres, lorsque entrée dans l’âge où l’on prend un mari, leur fille n’a pas encore trouvé d’époux ! Il peut leur arriver qu’un matin l’innocente, en se plaignant à eux de ce qu’on la fait trop attendre, de ce qu’on ne s’occupe pas assez de son sort, les menace de s’en occuper elle-même, et pour cela de se faire musulmane. Le mot n’est pas prononcé, que des sanglots éclatent dans la maison; la nouvelle se répand promptement parmi les coreligionnaires de la jeune fille; les prêtres effrayés se mettent en mouvement; les uns l’entourent, la prient, la supplient de ne pas exécuter ses menaces, lui promettant de s’occuper sans délai de son avenir. Bientôt on les voit quêtant par la ville pour constituer une dot que l’on complétera au besoin avec de l’argent prélevé sur la caisse des pauvres. Pendant que les uns se livrent à cette œuvre charitable, d’autres non moins charitables, cherchant un époux, vont proposer la jeune fille et sa dot à celui-ci, puis à celui-là. Dans la plupart des cas, la rusée atteint sans apostasie son but, qui était d’avoir une dot et un mari. Dans quelques autres, soit par rancune, soit par tout autre motif, l’apostasie a lieu, et ces exemples, quoique rares, n’en sont pas moins déplorables, parce qu’ils s’ébruitent au-delà de toute expression, et habituent de jeunes esprits à se livrer à des pensées qui ne devraient jamais arriver jusqu’à eux.

L’apostasie n’est pas seulement le moyen employé quelquefois par de jeunes filles pour avoir un mari musulman à défaut d’un mari chrétien; c’est encore le moyen dont usent parfois des femmes mariées pour se débarrasser du mari chrétien dont elles sont fatiguées. Une femme chrétienne se faisant musulmane brise, aux yeux de l’islamisme, son mariage chrétien, qui, aux yeux de l’église, est indissoluble. Néanmoins, si le mari se fait musulman en même temps que sa femme, le mariage chrétien est maintenu dans toute sa valeur et dans toute sa force, quoi que la femme puisse dire. Le mari ne s’étant pas fait musulman, voilà donc un contrat bilatéral (en n’examinant la question qu’au point de vue humain) brisé légalement et sans motif légal par la volonté d’une seule des parties, qui laisse à l’autre toutes les charges nées de la communauté. C’est là une monstruosité en droit; mais il arrivera quelque chose d’aussi curieux, si cette même femme, ayant épousé un musulman pendant son apostasie, poussée par un autre mobile, rentre un jour dans le sein de l’église, car ce retour à la foi rompt aux yeux de la loi turque son mariage musulman, qui, d’après les règles de l’islamisme, ne saurait cependant être rompu que par le mari seul, puisque lui seul a le droit de divorcer. Ainsi le caprice d’une femme a suffi pour mettre à néant les dispositions de la loi religieuse sous laquelle elle était née, et son retour au bercail qu’elle avait quitté a encore rompu son dernier contrat. Il faut dire toutefois qu’il ne s’est pas écoulé de longues années depuis que le retour public des renégats à la foi a été rendu possible, car, il y a vingt ans à peine, un chrétien devenu musulman ne pouvait, sous peine de mort, abjurer l’islamisme. L’Europe est intervenue à ce sujet : elle a invoqué les principes de la liberté de conscience, et a obtenu qu’il en serait autrement que par le passé. Certes l’Europe s’est honorée en agissant ainsi, et la Turquie a eu sa part d’honneur dans cette affaire; mais qui aurait supposé qu’un si beau succès devait avoir pour premier résultat de porter un plus grand nombre de chrétiens, et surtout de chrétiennes, à embrasser l’islamisme par suite de la facilité qui leur est laissée de revenir à leur premier culte ?

Nous cherchions un jour avec quelques musulmans le remède qu’il conviendrait d’apporter à ce double mal. L’un de mes visiteurs, homme assez jovial et assez peu scrupuleux, en découvrit un qu’il nous communiqua. Il proposait que le mari de la première femme chrétienne annonçant la velléité de se faire musulmane se fît musulman par la même occasion, parce que, conservant ainsi son caractère d’époux et se trouvant en outre muni des grands pouvoirs attribués au mari par le Coran, ledit mari pourrait, sans même aller jusqu’aux limites de ses droits, rendre à sa femme la vie assez dure pour lui faire regretter la vie passée, et pour la porter à demander elle-même le retour commun au culte primitif. Il faudrait être plus profond casuiste que je ne le suis pour décider jusqu’à quel point, dans une telle circonstance, on peut faire le mal en vue du bien : je me borne donc à exposer la doctrine de mon ami le musulman. Si cette doctrine était connue à Damas, je ne doute pas cependant qu’elle n’eût pour résultat de donner à réfléchir à quelques femmes par trop impatientes du joug conjugal.

Plus on pénètre dans ces détails de la vie des différens peuples qui composent l’empire ottoman, plus on reconnaît la difficulté de réaliser l’idée d’une législation unique pour cet empire, surtout si cette législation doit tenir un compte suffisant de tous les intérêts d’usage, de nationalité et de croyance. Il y faudra, dans tous les cas, des hommes longuement préparés par des études comparatives de toutes sortes. Peut-être n’est-ce pas un seul code qui pourrait résoudre la question, et encore, même en classant ces peuples par grandes catégories, toutes spéciales en apparence, n’arriverait-on pas, par une législation d’ensemble, à les satisfaire dans à mesure d’une sage équité. Pour ne parler que de ce qui concerne les pays de langue arabe, et en supposant un corps de loi assez sagement combiné pour satisfaire tous les intérêts, toutes les croyances, tous les usages des Arabes, ce code pourra-t-il être exécuté ? Et sans entrer dans de plus grands détails, comment attendre des nomades, par exemple, le respect qui lui serait dû ? Aujourd’hui le Bédouin est à Damas; dans un mois, il sera en Mésopotamie. La loi ne pourra donc que très difficilement le saisir.

J’ai dit que les Bédouins devaient être sévèrement cantonnés dans le désert pour le plus grand repos des autres Arabes, et c’est là déjà une chose assez difficile à obtenir sans aller chercher à leur imposer un code de lois qui pourrait blesser les usages, les mœurs, les intérêts que la vie nomade leur a faits depuis tant de siècles. D’autres ont eu à leur égard des projets différens. Un homme qui a occupé et qui occupe encore des fonctions élevées dans l’empire ottoman était d’avis qu’on déclarât la guerre aux Bédouins, afin de leur faire le plus de prisonniers possible; ces prisonniers auraient ensuite été transportés en Chypre, où la population manque au point que sur deux millions d’habitans que cette île comptait autrefois, elle n’en compte plus que quatre-vingt ou cent mille. Certes tout ce qui serait gagné ainsi à la vie sédentaire pourrait être considéré comme acquis à la juridiction d’une législation nouvelle; mais quoi qu’on fît dans cette voie, il resterait toujours des Bédouins au désert, et la difficulté ne serait pas tranchée. Au point de vue politique d’ailleurs, cette transplantation serait-elle un bien ? Peupler Chypre est sans doute une chose bonne de sa nature; mais dépeupler le désert dans une proportion quelconque, c’est ne rien faire : le dépeupler tout entier, si la chose était possible, serait produire un mal incalculable. Le désert, tel que Dieu l’a fait, ne peut être habité que par des nomades, et ne se fait pas nomade qui veut; il y faut l’habitude de tout le corps et de tout l’esprit. Maintenant est-il bien nécessaire que le désert soit habité ? Incontestablement oui, car cette portion si mal connue de l’Arabie se trouve être le plus grand et presque le seul haras de chameaux de l’Asie méridionale. Les tribus bédouines qui viennent camper l’été sur le territoire du pachalik de Damas vendent annuellement de 10 à 12,000 chameaux : 3,000 sont achetés par le Hauran et les autres environs du territoire damasquin; on les loue en grande partie l’année suivante pour le service de la caravane de La Mecque; 2,000 sont achetés pour les besoins de Naplouse, de Jérusalem, de Beyrouth, de Saint-Jean-d’Acre; 3,000 sont achetés par l’Egypte. Comme les femelles ne produisent que tous les deux ans, comme il naît à peu près autant de mâles que de femelles, comme d’un autre côté les Bédouins ne vendent que les mâles, et qu’ils ne les vendent presque jamais qu’à l’âge de trois ans, c’est donc 50,000 chamelles portantes que possèdent entre elles ces seules tribus : en y ajoutant 50,000 jeunes chameaux environ en élevage, le total des animaux possédés habituellement par elles s’élève donc au moins à 100,000, et je dis au moins, parce qu’elles en vendent aussi pendant l’hiver, du côté de l’Euphrate, des quantités que je ne me suis pas trouvé en position de connaître.

Le chameau étant la principale voiture d’une grande partie de l’Asie, et ne se reproduisant guère qu’au désert, dans cette demi-servitude que lui a faite l’Arabe, — dépeupler le désert, ce serait donc anéantir le commerce, et par suite l’industrie, tant manufacturière qu’agricole, d’une immense région. D’ailleurs, si du chameau nous passons à l’homme, croit-on que tout serait bénéfice dans ces transplantations du Bédouin ? Le Bédouin, réduit à la vie sédentaire, sous un toit stable, au milieu de pays riches en culture, ou pouvant le devenir, serait plus que tout autre la proie de la nostalgie et mourrait dans des proportions inconcevables. A ceux qui croiraient le contraire, je citerai les deux faits suivans, que je prends entre mille, et qui tous deux prouvent l’amour de l’Arabe nomade pour la vie errante. Un Anezi étant venu chez moi à Damas, je lui montrai en détail la maison que j’habitais, une des belles, intérieurement s’entend, entre les maisons si belles de cette ville. Je m’attendais à quelque exclamation de surprise de ne connaissais pas encore les Arabes); mais mon homme garda tout son calme et me dit d’un air dédaigneux : « Tu dois bien mal dormir ici ? — Et pourquoi ? répliquai-je. — Parce que, me répondit-il, il n’y a pas de meilleur lit qu’un tapis étendu sur l’herbe. » Dans une autre occasion, je demandai à un homme de la tribu des Rouallah ce qu’il pensait de la beauté des vergers de Damas : « Le plus beau pays du monde, me répondit-il, c’est une plaine immense couverte d’herbe et sans un seul arbre. » De telles réponses suffisent pour montrer quels liens étroits unissent les populations du désert de Syrie aux solitudes qui entourent leurs tentes et leurs troupeaux. Elles me dispensent de résumer les considérations qui précèdent, et il est aisé d’en conclure que les instincts nomades si énergiquement exprimés ne sont pas près de céder devant les efforts de l’administration turque.


P. DE SEGUR DUPEYRON.