La Syrie et la Question d’Orient
Revue des Deux Mondes2e période, tome 29 (p. 399-425).
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LA SYRIE
ET
LA QUESTION D'ORIENT

I.
LA SYRIE

La politique française ou, pour mieux dire, la politique de l’humanité a pris le dessus en Orient. Les défiances des cabinets ont été forcées de céder à la vivacité du sentiment qui éveillait d’irrésistibles échos dans les cœurs de tous les peuples chrétiens. Après quelques hésitations qui n’ont fait que rendre plus évidente encore l’inévitable nécessité de l’intervention européenne en Syrie, la diplomatie a enfin signé les protocoles qui ont donné la liberté d’action à nos vaisseaux et à nos soldats. La France peut être à bon droit fière du rôle qu’elle remplit. Il y a dans la mission que l’Europe vient de lui confier un hommage public rendu non-seulement à notre puissance, mais, ce qui vaut mieux encore, à notre caractère. Il y a aussi une réparation pour les attaques injustes qui ont été si souvent dirigées autrefois contre notre système de guerre en Afrique. La conduite des Algériens d’Abd-el-Kader, des fils de ceux qui coupaient jadis la tête à leurs prisonniers chrétiens après les avoir fait périr dans les plus cruelles tortures, vient de prouver au monde que ce n’est pas sans profit pour leur moralité que les Arabes ont subi le contact de nos soldats. L’Europe a semblé comprendre aussi que la France était placée dans une situation exceptionnelle pour mener à bonne fin l’expédition de Syrie. Quelle armée aurait pu présenter à la fois, comme la nôtre, un général dont la carrière s’est accomplie presque tout entière au milieu des Orientaux, et qui même a passé plusieurs années dans le pays où il va opérer, un corps d’officiers rompu depuis longtemps au maniement des affaires arabes, — des zouaves et des chasseurs d’Afrique qui sont incomparables pour une expédition de ce genre, et qui parlent presque tous un dialecte de la langue du pays, — des spahis et des turcos qui sont de race arabe eux-mêmes, qui sont musulmans de religion, et dont la présence dans nos rangs enseignera à ceux que nous allons faire rentrer dans le devoir que nous ne sommes pas venus pour exercer des vengeances de race ou de religion ? On n’a pas à le craindre en effet, lorsqu’à côté de tous ces hommes déjà si bien préparés, on voit figurer l’honnête et sympathique personne de notre brave et bon soldat de la ligne, dont le caractère sociable et doux s’accommode si aisément des conditions et des mœurs du pays où ses drapeaux le conduisent. Mais où le conduisent-ils aujourd’hui ?

Je n’entreprendrai pas un cours de géographie sur la Syrie, mais j’ai entendu dire et j’ai lu tant de choses singulières sur ce pays, qui devrait nous être cependant connu à tant de titres, que je crois utile d’exposer à ce propos quelques notions générales.


I

La Syrie est une bande étroite de terrain qui s’étend à l’extrémité orientale de la mer Méditerranée, où elle se développe parallèlement au littoral sur une longueur d’environ cent cinquante lieues communes, du 31e au 37e degré de latitude septentrionale. Par le nord, elle touche à l’Asie-Mineure, à la division de cette vaste province qui est connue aujourd’hui sous le nom de pachalik d’Adana, partie de l’ancienne Cilicie, Au sud, la Syrie confine au désert de Suez, et les études que l’on a faites dans ces dernières années sur la topographie de ces contrées donnent lieu de croire qu’à l’origine des temps la mer venait battre le pied des montagnes syriennes. Ce qui est certain, c’est qu’au midi le désert qui les sépare du golfe d’Akaba, dans la Mer-Rouge, offre dans l’ordonnance générale de ses terrains une dépression qui a été couverte autrefois par les eaux de la mer ; c’est que la Mer-Morte elle-même, qui sert, comme on sait, de réceptacle où viennent se perdre les eaux du Jourdain, est située à une grande profondeur au-dessous du niveau de l’Océan. À l’ouest, c’est la Méditerranée qui dessine tout le contour de la Syrie, à l’est, le pays s’étend jusqu’au point où les eaux qui tombent de ses montagnes vont porter la fertilité ; au-delà règne le désert qui le sépare de la vallée de l’Euphrate. Ce fleuve, qui touche à la pointe septentrionale de la Syrie, ne. cesse ensuite de s’en éloigner que pour aller dans le sud-est porter au golfe Persique le tribut de ses eaux.

De cette configuration, il résulte que la Syrie ne confine que par son extrémité nord à une terre cultivée, et que sur tout le reste de son contour elle est environnée par la mer ou par le désert. Toutefois, par le mot désert, il faut bien se garder de comprendre des terrains inhabitables et condamnés à une éternelle stérilité, comme le sont quelques parties du Sahara. Par les déserts qui entourent la Syrie, il faut seulement entendre des superficies incultes, et qui ne sont stériles sur beaucoup de points que parce que la barbarie des occupans actuels ne sait pas y amener l’eau. Partout en effet où l’eau séjourne pendant quelque temps, la terre ne tarde pas à se couvrir de végétation ; mais cette végétation succombe aussitôt que l’eau qui la nourrissait vient à s’épuiser, soit par l’évaporation, soit par des infiltrations coïncidant avec une sécheresse prolongée. Il y a même des endroits du désert qui, favorisés par la configuration des terrains, servent de réservoirs à des eaux qui ne tarissent presque jamais, et qui forment la ressource la plus précieuse pour les troupeaux des nomades. En fait, le désert est peuplé, et ses habitans avancent, empiètent sur le terrain cultivé à mesure que la civilisation recule, comme c’est le cas depuis trop longtemps déjà. Ces nomades du désert, qui deviennent de plus en plus redoutables pour la malheureuse Syrie, se trouvent en force vers le sud-est de la province, dans le pachalik de Damas, qu’ils occupent en partie, et d’où le gouvernement de Méhémet-Ali aussi bien que l’administration actuelle ont été impuissans à les chasser. D’ailleurs Méhémet-Ali s’entendait avec eux, et leur payait une espèce de tribut ou de subvention comme on voudra l’appeler ; ils l’aidaient à contenir le mécontentement universel que faisait naître son cruel gouvernement. Ses bons rapports avec les tribus du désert n’ont pas empêché cependant qu’en 1840, lorsque son armée battue eut à reprendre le chemin de l’Égypte, elle n’ait eu mille maux à souffrir de ces peuplades barbares. Dévorées d’une cupidité que le moindre objet allume, pleines de mépris pour tous ceux qui vivent autrement que sous la tente, les tribus nomades pillent sans scrupule mahométans et chrétiens. Ce n’est pas chez elles que l’on rencontrera ce qu’il semble être convenu d’appeler aujourd’hui le fanatisme turc, la caravane des pèlerins de La Mecque a constamment à se défendre contre leurs entreprises ; elles ne l’ont jamais laissé passer que lorsqu’elle était bien armée et avait payé rançon. En fait de fanatisme, je ne crois pas que les Bédouins en aient réellement d’autre que celui de la rapine, et j’imagine que s’ils aiment à satisfaire cette passion sur les Francs plutôt que sur les autres, cela tient surtout à la réputation qu’ont les Francs par toute l’Asie de posséder des richesses fabuleuses. Ce fléau n’a cessé de devenir chaque jour plus dangereux sous l’administration des Turcs, trop pauvres pour le désarmer par des subsides, trop faibles pour le contenir par les armes.

Il est triste cependant de penser qu’un pays auquel s’attachent tant de souvenirs sacrés pour le genre humain soit livré aux incursions de ces pirates du désert, et que la terre promise aille perdant chaque jour quelque chose grâce à l’incurie du gouvernement et à l’incapacité des races qui la possèdent ! Combien elle gagnerait au contraire, et avec quelle splendeur elle s’étendrait, rien qu’avec un peu de sécurité et un bon régime des eaux, ce qu’entendaient si bien les Arabes et les Maures d’une autre époque ! Comme tout ce désert, infesté aujourd’hui par les Bédouins, se couvrirait vite de moissons et de villages ! Ce ne serait pourtant qu’un simple retour vers le passé, car dans les temps anciens ce n’étaient pas seulement des villages, mais des villes magnifiques et des capitales d’états puissans, comme Palmyre par exemple, qui nourrissaient de nombreuses et riches populations là où le nomade promène aujourd’hui dans la solitude quelques bêtes affamées !

Ce qui est aujourd’hui trop certain, c’est que la Syrie est presque réduite à ce que représentent les deux chaînes de montagnes qui courent parallèlement à son littoral et les plaines ou les vallées qui en dépendent le plus prochainement. Ainsi le domaine de la culture comprend encore la vallée de l’Oronte où s’élève Antioche, celle du Koïk où s’élève Alep, la plaine de Damas qu’arrosent les eaux tombées du versant oriental de l’Anti-Liban. Les villes qui dominent ces plaines ont été protégées par leur position privilégiée contre l’envahissement des nomades. Situées sur les routes que le commerce de l’Inde avec l’Europe a exploitées, et que le pèlerinage de La Mecque a suivies pendant une longue série de siècles, Alep et Damas ont dû jadis à cette particularité un haut degré de splendeur. Leur population, qui même aujourd’hui dépasse peut-être pour chacune d’elles plus de cent mille âmes, opposait aux tribus une supériorité numérique qui les tient encore en respect. Leur importance politique, qui ne souffrait pas qu’elles fussent abandonnées, les revenus qu’elles rapportaient au trésor, toutes ces circonstances les ont préservées ; mais combien, elles aussi, sont-elles déchues de ce qu’elles étaient autrefois ! Que l’on compare ce qu’un Anglais, qui l’avait habité pendant longtemps, nous raconte des magnificences d’Alep au dernier siècle encore, avec les tristes tableaux que nous font les voyageurs d’aujourd’hui ! Que l’on essaie de se représenter ce que devait être Damas, d’abord capitale d’un royaume, ensuite résidence des premiers califes ommiades, en regard de ce qu’est le Damas du XIXe siècle, chef-lieu d’un pachalik turc, où les Turcs eux-mêmes ne forment qu’une minorité : militaires, employés, fonctionnaires du tanzimat, véritable oiseaux de passage sans racines et sans autorité dans le pays !

Il convient cependant d’observer que les plaines et les vallées de la Syrie n’ont jamais été que des appendices de sa destinée, partageant son éclat aux époques de prospérité et sa désolation aux époques de décadence. Ainsi, avec les Séleucides, Antioche devient la capitale d’un empire qui a ses jours de gloire ; ainsi, lors du débordement des Arabes sur le monde, Damas devient tout d’abord le quartier-général de leur gouvernement. Néanmoins ce n’est jamais là que s’est trouvé le siège de la vie du pays, pas plus qu’il ne s’était trouvé à Tyr du temps des Phéniciens. La côte, comme la plaine, a toujours pu être à la merci des conquérans, qu’ils vinssent par terre ou par mer. En définitive, ce qui a toujours résisté aux vicissitudes de la politique, des révolutions et des conquêtes, ce que la nature non moins que l’homme a défendu contre la barbarie ou contre l’indolence, c’est cette double chaîne de montagnes qui ne se développe pas en largeur sur plus de trente ou trente-cinq lieues, mais qui s’étend d’Aïn-Tab à la Mer-Morte sur toute la longueur de la Syrie (cent cinquante lieues), du nord au sud. Dans la montagne, la barbarie n’a jamais pu tarir les sources des eaux qui vont portant avec elles la fécondité et la salubrité ; dans la montagne, l’indolence et la paresse des nations déchues n’ont jamais laissé les eaux se perdre avant d’avoir accompli leur course, ni se corrompre, comme dans les plaines qu’elles empestent maintenant au lieu de les fertiliser comme autrefois.

La montagne n’est pas seulement un lieu sain, c’est aussi un lieu fort, où le vaincu échappe au conquérant, où le faible se défend avec avantage, et à peu de frais souvent, contre les entreprises d’un ennemi même très puissant. Cela est vrai dans tous les pays du monde : la conquête, dans sa marche envahissante, suit toujours et partout les plaines ou les vallées des grands fleuves, soit parce que le terrain découvert est toujours plus facile à occuper et à contenir, soit parce que les immenses bagages que traîne avec elle une armée la poussent toujours dans le pays plat, quand elle est maîtresse de ses mouvemens. Quand elle peut le faire, elle évite la montagne, qui devient naturellement alors le refuge des vaincus. Ils s’y déposent par couches de nationalités qui se mêlent souvent, mais qui ne se confondent presque jamais. C’est ainsi que s’est formée la population de la montagne syrienne, mais avec cette particularité que, le pays ayant subi plus de vicissitudes qu’aucun autre, elle surpasse aussi tous les autres au point de vue de la diversité des races, des religions, des langues et des mœurs. La montagne syrienne offre encore ceci de remarquable : c’est que la plupart des grands conquérans, depuis Sésostris jusqu’à Napoléon, ont été mêlés à ses destinées. Presque aucun des grands mouvemens religieux, politiques ou militaires qui ont influé sur le sort de l’espèce humaine ne s’est accompli sans que la Syrie n’y ait été mêlée. Chacun de ces mouvemens y a laissé sa trace. Aussi n’est-il pas étonnant que les deux ou trois millions d’habitans qu’elle renferme offrent plus de contrastes entre eux qu’aucune autre agglomération d’êtres humains.

Parmi ces divers groupes de populations se présente d’abord la race arabe, qui est la plus nombreuse dans les plaines et les vallées, mais qui a peu gagné sur la montagne. Il y a ensuite les Turcs, apportés par la conquête ; il y a les Turcomans et les Kurdes, venus des plateaux de la Haute-Asie ; les Levantins, ou descendans des familles franques établies dans le pays, et dont quelques-unes prétendent faire remonter leur généalogie jusqu’au temps des croisades. La Syrie compte encore des Juifs, au nombre d’à peu près trente mille ; mais qui nous dira à quelle branche appartiennent les Maronites, les Druses, les Mutualis, les Ansariès, les Yezidis, et dix autres peuplades qui semblent n’avoir rien de commun avec leurs voisins que les sentimens de haine réciproque qu’elles se portent toutes entre elles ?

Ce qu’il y a de remarquable, et ce qu’il ne faut pas oublier dans les circonstances présentes, c’est que, au milieu de cet ensemble si bigarré, les Turcs proprement dits ne comptent que pour une fraction à peine plus importante que les Druses ou les Maronites. Ils sont les derniers venus dans le pays, où ils n’ont paru qu’au XVIe siècle, c’est-à-dire à une époque où déjà leur grandeur et leur puissance d’expansion commençaient à déchoir. Excepté dans les villes, où ils avaient établi deux ou trois colonies de janissaires qui ont péri il y a bientôt quarante ans, ils n’ont jamais occupé sérieusement la Syrie, qu’ils n’ont pu d’ailleurs amener à reconnaître leur suzeraineté qu’après un siècle de luttes. Encore cette suzeraineté était-elle plutôt nominale que réelle, surtout en ce qui concernait les tribus de la montagne. Djezzar-Pacha et Méhémet-Ali sont peut-être les seuls Turcs qui aient exercé sur la montagne une autorité véritable, on sait à quel prix !

Cette variété infinie de races, de nationalités, de langues, de mœurs, suffirait, en tout état de cause, pour faire de la Syrie une véritable Babel ; mais pour rendre la Babel complète arrive la question religieuse, qui partout en Asie, comme on le sait, se confond avec la question politique.

Les musulmans sont en majorité, mais ils sont bien loin de faire masse et d’être d’accord entre eux. Il faut d’abord distinguer entre les musulmans à demeure fixe dans les villes ou dans les terres cultivées et les nomades. Ces derniers sont à leur manière de véritables déistes qui professent le plus profond mépris pour les cultivateurs, et surtout pour les gens des villes. Ils pillent les uns sans pitié toutes les fois qu’ils en trouvent l’occasion, et ils ne regardent pas les autres beaucoup mieux que les chrétiens ou les Juifs, et même que les idolâtres. Les mosquées, avec la discipline que les ulémas y ont nécessairement introduite, avec les pratiques qu’elles ont développées autour d’elles, passent presque, aux yeux des enfans du désert, pour des lieux de perdition. Parmi ces étranges philosophes, on peut noter trois groupes distincts : les Arabes ou Bédouins, qui sont peut-être les plus sensibles à l’idée religieuse ; les Turcomans, qui passent pour être fort tièdes ; les Kurdes, qui sont souvent accusés de croire à très peu de chose, et qui en tout cas vivent à l’état de guerre perpétuelle contre les deux autres branches de la population nomade. Celles-ci d’ailleurs n’ont que très peu d’occasions de contact, étant de races et de langues différentes, l’une habitant le nord et l’autre le midi de la province.

Les musulmans des villes et des campagnes détestent les nomades autant qu’ils les craignent ; mais ils ont cependant avec eux un point commun. En effet, nomades et musulmans sédentaires, les Mutualis exceptés, appartiennent tous au rite sunni, au mahométisme occidental. Il en résulte qu’ils sont en lutte constante avec les Mutualis, qui sont shiites, c’est-à-dire qui appartiennent au schisme oriental, et à ce titre font peut-être plus de cas des chrétiens, des Juifs et des Druses que des musulmans sunnites. Cette tribu, à moitié détruite, au commencement du siècle, par le terrible Djezzar-Pacha, compte encore quelque chose comme 40 ou 50,000 âmes. Elle est cantonnée dans la grande vallée qui sépare les deux chaînes du Liban, et elle doit sans doute à cette position, qui lui donne pour voisins beaucoup de non-musulmans, de n’avoir pas été complètement exterminée par ceux que l’on prend assez généralement en Europe pour ses coreligionnaires.

Après les musulmans, ce sont les chrétiens qui sont les plus nombreux en Syrie, 6 ou 800,000 âmes, dit-on. Toutes les églises et même toutes les sectes qu’a enfantées le christianisme sont aujourd’hui représentées en Syrie. Elles sont exclusivement établies dans les villes, dans les ports ou dans la montagne. Ce sont les seuls lieux où elles aient pu, soit être protégées par l’Europe, soit échapper aux conquérans arabes et turcs. Les églises grecque et latine sont cependant et à beaucoup près celles qui comptent le plus grand nombre de fidèles, et il n’est sans doute pas besoin d’ajouter qu’elles s’entendent peut-être encore moins entre elles que les musulmans entre eux. Soutenues, l’une par la France depuis que les Maronites se sont réunis au saint-siège, l’autre par la Russie depuis que cette puissance est devenue le plus redoutable voisin de l’empire ottoman, elles sont occupées sans cesse à s’entre-déchirer et à compromettre dans leurs querelles les gouvernemens qui les protègent. La guerre de Crimée, comme on se le rappelle sans doute, est née de leurs discordes ; mais ces discordes n’ont pas fini avec la paix de Paris, et il est peu de courriers du Levant qui ne nous apportent quelque témoignage de l’inimitié qui couve toujours entre les deux églises, et qui se traduit souvent aux jours des grandes fêtes chrétiennes par des rixes et des scènes scandaleuses dans les lieux saints confiés à leur garde.

Les protestans, placés sous l’égide de l’Angleterre et de la Prusse, ne font qu’apparaître, ils sont encore très peu nombreux, mais néanmoins il faut reconnaître que, pour le temps qui s’est écoulé depuis qu’ils ont cherché à prendre pied dans le pays, ils ont fait d’assez grands progrès. Ils sont influens par l’argent dont ils disposent et que les sociétés des missions en Angleterre et en Amérique leur versent à pleines mains. L’argent est en tout pays un moyen d’action puissant ; il l’est surtout au milieu de populations ignorantes et pauvres, pour qui l’entrée dans une église représente la certitude d’une protection politique puissante. Le chiffre des protestans est encore trop peu considérable en Syrie pour qu’ils puissent chercher à y jouer un rôle, mais on voit déjà leur conduite se dessiner sous l’inspiration des deux gouvernemens qui les appuient. En toute occasion, ils s’étudient à observer la neutralité la plus scrupuleuse entre les deux grands antagonistes grec et latin ; ils semblent prétendre à persuader aux autorités turques et aux musulmans du pays qu’ils sont des infidèles d’une autre espèce que ceux qui ont fait passer tant de mauvaises nuits aux pachas et qui vont forcer les populations à rendre compte des derniers crimes. Dans de certaines circonstances, les protestans en Syrie ne craindraient pas, je crois, de manifester une indifférence assez grande pour le reste des chrétiens. Ainsi par exemple, lorsqu’au début de la crise actuelle on a pu croire qu’il s’agissait seulement d’une de ces collisions qui éclatent avec la périodicité la plus régulière entre les Druses et les Maronites, les correspondances que publiaient les journaux anglais étaient uniformément plus favorables aux Druses qu’à leurs adversaires ; c’est seulement quand le mal s’est répandu jusqu’à Damas que les correspondances anglaises se sont mises au diapason général.

La principale force de l’église catholique en Syrie est représentée par les Maronites, qui sont établis au nombre de 150,000 environ dans la montagne du Liban occidental, entre Tripoli et Beyrouth. Ils descendent d’une ancienne secte de l’église grecque, et se sont réunis au saint-siège de Rome en 1445, mais en conservant une liturgie et une discipline particulière, laquelle, entre autres points, permet le mariage au clergé séculier. Il existe encore en Syrie des Grecs, des Armemens et des Syriaques catholiques, mais ils sont peu nombreux. En outré, les Levantins et les Francs fixés dans les ports ou dans les villes appartiennent aussi pour la plupart à l’église latine.

Les chrétiens de l’église grecque sont les débris des populations vaincues au temps de la première, conquête par les Arabes. Habitans des villes pour la plus grande partie, ils n’ont par eux-mêmes aucune importance politique. Animés d’une haine irréconciliable contre l’église latine, on les a vus, à l’époque des croisades se ranger du côté des musulmans plutôt que du côté des Latins. Ils ont toujours été les sujets très soumis des Arabes, des Mamelouks et des Turcs : c’est seulement depuis l’avènement de la Russie au rang de grande puissance européenne qu’ils sont devenus parfois un sujet d’embarras pour leurs maîtres ; s’ils ne servaient d’instrument politique à la Russie, ils ne seraient rien. On peut en dire autant, je crois, des quelques milliers d’Armemens appartenant à l’église grecque que l’on trouve en Syrie.

Les Juifs, et comment songer sans pitié à cette race si longtemps et si cruellement persécutée ? les Juifs, qui ont là leur véritable patrie, qui ont possédé en maîtres toute la partie méridionale de la Syrie, les Juifs ne comptent plus que pour une trentaine de mille âmes, plus ou moins également dispersées dans toute la province. Ils y vivent dans l’état d’abaissement qui est leur lot par tout l’Orient, depuis la Perse et la Russie jusqu’au Maroc. Ils ne sont rien par eux-mêmes ni par les autres, car, eux, ils n’ont pas de protecteurs. Méprisés et maltraités par les musulmans, ils n’ont vu que rarement les puissances chrétiennes intervenir dans leurs affaires, et ce n’a peut-être jamais été sans qu’ils aient eu à maudire cette intervention. Si peu nombreux qu’ils soient et si peu précises que soient encore nos informations sur les horreurs qui ont été commises à Damas, nous devons cependant regarder comme très probable que les Juifs de Damas auront souffert leur part de ces atrocités ; mais qui réclamera pour eux ? Qui oserait même répondre qu’on ne les accusera pas bientôt d’en avoir profité[1] ? Quoi qu’il en soit, les Juifs de Syrie ne paraissent pas être plus unis entre eux que leurs coreligionnaires ne le sont dans le reste du monde. On affirme que non-seulement il existe parmi eux les sectes que nous connaissons en Europe, mais que de plus il serait possible de retrouver dans leurs divers groupes des témoins encore vivans de l’histoire de leur race avant l’ère chrétienne. On signale entre autres dans les environs de Naplouse une petite peuplade qui se donne pour originaire de l’antique Samarie, qui se vante d’être le dernier débris de l’ancien royaume d’Israël, et qui prétend posséder un exemplaire du Pentateuque écrit de la main de Moïse lui-même. En 1840, les Samaritains étaient encore au nombre de 153 individus.

Un caractère merveilleux de cette terre de Syrie qui a vu tant de miracles, qui est couverte de plus de ruines, et de ruines plus augustes, qu’aucun autre lieu du monde, c’est qu’elle ne peut rien conserver dans sa force et dans sa gloire, et qu’en même temps elle ne peut rien laisser périr définitivement. C’est ainsi qu’outre les musulmans, les chrétiens et les Juifs, elle contient encore dans son sein des idolâtres dont l’origine se perd dans la nuit des temps, ou n’a pas encore été expliquée. En première ligne parmi ces idolâtres, il faut compter les Druses, non-seulement parce qu’ils viennent d’attirer sur eux l’attention de l’Europe, mais aussi à cause de l’importance de leur population, qui les fait venir au cinquième et peut-être même au quatrième rang entre les diverses nations de la Syrie. Ils habitent au nombre de 80 ou 100,000 la partie méridionale du Liban, où ils se mêlent aux Maronites, et les revers de l’Anti-Liban. À la suite des guerres intestines qui désolent périodiquement la montagne, un certain nombre de familles druses, dont les descendans représentent aujourd’hui 3 ou 4,000 individus, sont allées vers le milieu du siècle dernier s’établir dans le Haouran, et il est malheureusement fort à craindre pour cette colonie qu’elle n’ait à rendre un compte bien lourd de la part qu’elle a prise aux massacres de Damas. Quoique les Druses aient eu d’innombrables querelles avec leurs voisins les Maronites, il est vrai cependant que le plus ordinairement ils vivent en paix avec eux, rapprochés qu’ils sont par le sentiment de la défense commune contre les maîtres du pays. En règle générale, les deux peuples, malgré la différence des religions, vivent à l’état de confédérés, et c’est si bien la règle générale qu’ils ont souvent obéi aux lois d’un même gouvernement, ainsi que c’était le cas il y a vingt ans encore, du temps de l’émir Beschir, qui a régné pendant de longues années sur le Liban maronite et druse.

Au point de vue religieux, les Druses peuvent être considérés comme une espèce de société secrète dont on n’a pas encore pénétré les mystères, mais qui n’a ni l’esprit de prosélytisme, ni l’esprit d’intolérance. Avec les musulmans, ils affectent les dehors de l’islam ; avec les chrétiens, il professent volontiers un grand respect pour le culte de la Vierge, mais ils ne font jamais d’efforts pour amener les uns ou les autres à leur croyance. Au contraire ils se montrent toujours très soigneux d’éviter de donner aucune prise qui pourrait mettre sur la trace de leurs doctrines l’esprit investigateur des étrangers. D’ailleurs, si même ils consentaient à vouloir bien éclairer les profanes, la plupart des Druses ne pourraient sans doute pas réussir à le faire. Une hiérarchie très rigoureusement établie partage toute la nation en groupes d’acals ou d’initiés dont un très petit nombre seulement connaît les principes essentiels de la foi. On sait cependant que les Druses sont idolâtres et qu’ils adorent la Divinité sous la forme d’un veau ; mais jusqu’ici ils ont réussi à dérober la connaissance de presque tous leurs livres religieux aux recherches des Européens. Ceux que le gouvernement égyptien a pu se procurer du temps de Méhémet-Ali ne jettent, à ce qu’il paraît, qu’une lumière très imparfaite sur les croyances des Druses. On s’accorde à les regarder comme la population la plus guerrière et la plus énergique de la Syrie.

Je ne ferai que nommer les Nosaïris ou Ansariès, autres idolâtres qui habitent au nord des Maronites, au-delà de Tripoli, et dont les croyances sont aussi très peu connues. Il faut en dire autant des Ismaélites, qui sont accusés de se livrer, dans la célébration de leurs mystères, à des pratiques infâmes, autant encore des Quedamécés, qui adorent les couleuvres noires, autant de quelques autres idolâtres que l’on trouve en Syrie, restes encore vivans de toutes les erreurs humaines. Entre ceux-ci cependant il faut noter à part les Yezidis, race assez puissante sur les bords de l’Euphrate, et qui a poussé une de ses branches en Syrie. L’histoire des Yezidis est inconnue tout aussi bien que leur doctrine. Les musulmans disent qu’ils adorent le diable, ou, si on l’aime mieux, le principe du mal. Ce qui paraît certain, c’est qu’ils sont divisés eux-mêmes en plusieurs sectes, et que l’une d’elles, dont l’existence est mystérieuse, porterait le nom de hatkelis ou égorgeurs. Ils ressembleraient par quelques points aux thugs de l’Inde. Les Yezidis portent aux musulmans une haine profonde qui se traduit par l’assassinat toutes les fois qu’il peut être commis impunément. Il est naturel qu’en retour les musulmans de Syrie aient peu de sympathie pour les Yezidis ; ils expriment en effet l’horreur et le mépris qu’ils ressentent à leur endroit par le dicton suivant, qui a pris chez eux presque force de croyance populaire : « Au jour du jugement dernier, les Juifs iront chevauchant sur le dos des Yezidis pour se rendre en enfer. »

Je crois maintenant en avoir assez dit pour que le lecteur le plus étranger à la question comprenne comment la Syrie a bien mérité la réputation dont elle jouit d’être une des provinces les plus turbulentes de l’empire ottoman, et comment elle est au point de vue politique un véritable dépôt de matières inflammables ou explosables. Que sera-ce lorsqu’il faudra encore ajouter qu’à toutes ces nations barbares et corrompues on a superposé un gouvernement qui est lui-même corrompu, et encore plus faible que corrompu ? Telle est cependant la vérité.

La conquête de la Syrie par les Turcs a été un enfant de leur extrême maturité, et un enfant de la constitution la plus débile. Jamais les Turcs n’ont véritablement occupé le pays, soit comme possesseurs et exploitans du sol, soit même seulement comme conquérans qui auraient réduit les populations à l’obéissance. Ils n’ont jamais été que les suzerains nominaux de la montagne ; les pachas envoyés de Constantinople ont la plupart du temps vécu à Damas ou à Saint-Jean-d’Acre à l’état de rébellion ouverte contre l’autorité centrale, se soutenant par les intrigues et contraints de ménager les populations syriennes, afin de trouver en elles des points d’appui. Depuis le XVIe siècle, la Syrie n’a connu aucun gouvernement dans le sens que nous attachons à ce mot, si ce n’est celui de Méhémet-Ali, autre sujet révolté du sultan ; mais il est permis de dire que les horreurs mêmes qui viennent de se commettre ne peuvent pas faire regretter le gouvernement de Méhémet-Ali. C’était l’homme le plus cruel que notre siècle ait pu voir, et c’est de lui plus que d’aucun autre qu’on a jamais pu dire : Ubi solitudinem faciunt pacem appellant. Je suis peu touché, je l’avoue, de l’apparente régularité qu’il était parvenu à introduire dans le fonctionnement de sa machine oppressive, et ce que j’en ai pu voir à deux reprises me laisse peu de doute qu’à tout prendre le désordre et l’anarchie qui, depuis 1840, éclatent de temps à autre en Syrie, lui ont encore fait moins de mal que n’en aurait produit la continuation du règne de Méhémet-Ali. C’était à certains égards un homme de génie ; c’était aussi un Turc de la vieille roche, parfaitement ignorant et surtout complètement insensible à toutes les douleurs des autres hommes. Aussi a-t-il fait périr des milliers de malheureux autant par ignorance que par dureté. Quelle chimère donc que celle de quelques beaux esprits en Europe, qui voulaient bien voir dans le terrible vice-roi un régénérateur de l’Orient, un représentant de la nationalité égyptienne ou arabe, lui qui excluait systématiquement les Arabes de tous les grades supérieurs de son armée et de son administration, lui qui donnait les prisonniers turcs faits à la bataille de Koniah pour officiers aux soldats qui les avaient vaincus, lui qui professait un tel mépris pour les Arabes qu’il feignait même de ne pas comprendre leur langue !

Il était resté maître de la Syrie pendant à peu près neuf ans, lorsque les alliés de 1840 vinrent la lui arracher pour la faire rentrer sous l’obédience directe du sultan. C’était chose facile à déclarer sur le papier ; mais ce qui était difficile, sinon même impossible, c’était de faire en sorte que le sultan fût capable de gouverner cette province qu’on lui rendait. C’était un changement qui devait médiocrement toucher la population chrétienne, laquelle compte pour un tiers environ dans le nombre total des habitans ; c’était une restauration qui n’avait guère d’autre mérite aux yeux de la population musulmane que de l’affranchir du joug désastreux de Méhémet-Ali. Les réformes opérées par le sultan Mahmoud, qui avait dû commencer par l’extermination des janissaires et par la destruction de la féodalité ottomane, ces réformes étaient très peu populaires parmi les Arabes de Syrie, où l’orgueil de la race et la noblesse des familles ont autant d’influence qu’en aucun pays du monde. Il a fallu sans doute une énergie extraordinaire au sultan Mahmoud pour parvenir, comme il l’a fait, à ruiner complètement l’ancienne aristocratie musulmane ; mais il ne faut pas croire que, pour avoir réussi dans cette entreprise, il ait acquis une ombre de popularité, ni surtout qu’il ait fondé un gouvernement. Les spahis, les agas, les timariotes, les dereh-beys étaient certainement devenus la cause d’embarras très sérieux, et certainement aussi ils auraient opposé une résistance désespérée à la réalisation de tous les projets que le sultan avait formés avec l’espérance de remettre l’empire au niveau des autres états européens ; cependant ils représentaient la véritable administration municipale et provinciale du pays, et à certains égards ils valaient mieux que la centralisation qui leur a succédé. Si leurs idées théoriques en fait d’administration étaient très bornées, s’ils étaient beaucoup trop portés à regarder la violence comme un moyen de gouvernement, du moins ils ne pouvaient pas rester étrangers à l’influence des sentimens que font naître partout la possession et l’habitation héréditaire du sol, entourées de certains droits et de certains privilèges héréditaires aussi. Si incultes et si grossiers qu’ils fussent, ils devaient bien sentir qu’il était de leur intérêt de protéger leurs inférieurs ; de plus ils se faisaient échec les uns aux autres, comme aussi ils devaient souvent contenir les exactions des pachas et des autres agens de l’autorité impériale. C’était de la barbarie si l’on veut, mais c’était une barbarie qui avait certains contre-poids.

Aujourd’hui l’on a changé tout cela, et l’on possède un système qui ne fonctionne pas trop mal sur le papier ; c’est dans la pratique seulement qu’il laisse beaucoup à désirer. Dans la crainte de voir reparaître ces grands feudataires, ces pachas qui se révoltaient trop souvent, on a inventé une organisation très savante qui divise tous les pouvoirs jusqu’à l’infiniment petit, si bien qu’il n’y a guère plus de pouvoir. Aux aristocraties locales on a substitué à tous les étages de l’administration des fonctionnaires que l’on a soin de déplacer tous les ans et de ne jamais employer dans le pays de leur naissance, de façon qu’ils sont partout sans crédit, sans racines, sans avenir. Il y a quelque chose de plus déplorable encore : c’est qu’un très grand nombre d’entre eux, je devrais dire le plus grand nombre, est à peu près complètement dépourvu de moralité ; de lumières, il n’en est pas question. En même temps qu’on créait le système, on oubliait la nécessité de former des hommes pour le faire marcher, et dans l’enthousiasme qu’inspirait la centralisation lorsqu’on l’eut découverte, on imagina que, pour rendre la chose complète, il fallait que toutes les nominations partissent de Constantinople ; c’était vouloir qu’elles dépendissent toutes du harem, ou de la faveur de quelques pachas en crédit, ou enfin des créatures de leurs créatures. C’est ainsi que, de degré en degré, on peut dire qu’un nombre immense de places se vendent ou se conservent à beaux deniers comptans. En définitive la centralisation, qui est déjà si difficile à porter pour les états les plus civilisés, produit dans l’empire ottoman une foule de maux. C’est même à cela qu’elle a réussi jusqu’à ce jour le plus et le mieux. Elle a donné naissance à une corruption pire peut-être que celle qui existait auparavant. En Occident, nous avons, pour nous défendre contre l’indignité des choix que la centralisation, abandonnée à elle-même, ne manquerait pas de faire, une foule d’entraves salutaires apportées au recrutement de son personnel. Telle est, pour entrer dans presque toutes les branches de l’administration, la nécessité d’avoir acquis les grades universitaires, ou, ce qui est encore d’une meilleure garantie, l’impossibilité d’y entrer autrement que par la voie des concours publics ; telles sont les lois sur l’avancement, telle est surtout l’existence de classes moyennes très nombreuses, très riches et très éclairées qui forcent les gouvernemens, sous peine de descendre à un degré impossible d’avilissement, à ne laisser tomber leur faveur et leur choix que sur des individus qui, par leur éducation, par leurs lumières et surtout par leur moralité, ne soient pas au-dessous du niveau moyen. En Orient, il n’existe rien de pareil, et s’il y paraissait un nouveau Caligula, je ne sais pas en vérité ce qui l’empêcherait, lui aussi, de faire son cheval consul ou mouchir de quelque province ; mais aussi cette omnipotence déréglée du pouvoir se paie fort cher, et, attendu qu’il est vrai en Orient, comme en Occident, que les extrêmes se touchent, elle se paie au prix de la considération et de la virtualité du pouvoir lui-même. Le pouvoir a voulu des serviteurs qui ne pussent en aucun cas lui résister, il en a obtenu qui ne résistent absolument à rien. La multitude de ces fonctionnaires, étonnés eux-mêmes de leur situation, ont conscience du néant d’où ils sont sortis, et dans lequel le moindre changement de vent survenu à Constantinople peut les faire si facilement rentrer. Ils ne songent qu’à se garer contre les chances trop probables de l’avenir et à s’enrichir soit aux dépens d’administrés qu’ils ne connaissent pas, soit aux dépens de l’administration, qui les rejettera peut-être demain de son sein. Ceux d’entre eux, et le nombre en est malheureusement très grand, qui sont parvenus à leurs places par des moyens qu’ils n’osent s’avouer à eux-mêmes ont, malgré l’orgueil musulman, conscience de leur propre indignité. Ils n’ont de ressort que pour l’intrigue, pour le reste ils sont de paille, et à mesure que l’empire va dépérissant, c’est surtout dans leurs rapports avec l’étranger ou avec les sujets chrétiens de l’empire, auxquels ils savent que l’Europe porte un très vif intérêt, qu’ils montrent leur déplorable faiblesse. Le gouvernement est ainsi paralysé à tous les degrés de la hiérarchie administrative, depuis le plus humble cawas jusqu’au sultan lui-même.

Il y a quelques semaines, il s’est passé à Constantinople même un fait trop caractéristique de la situation pour qu’il ne soit pas utile de le rapporter. Un Arménien qui avait appartenu à l’église grecque, mais qui l’avait quittée pour l’une des confessions protestantes, étant venu à mourir, ses parens résolurent de le faire ensevelir dans le cimetière où reposaient déjà plusieurs membres de la famille. Cependant, lorsqu’on voulut procéder à la cérémonie, une foule d’Arméniens du rit grec qui regardaient le défunt comme un apostat, s’assemblèrent sur les lieux pour préserver, disaient-ils, la terre sainte de leur cimetière d’une souillure. La famille était dans son droit strict ; toutefois elle aurait peut-être cédé devant cette manifestation, d’autant plus qu’il ne manque pas à Constantinople de cimetière où l’on aurait pu ensevelir le mort, très décemment, si (c’est du moins ce qu’affirment les correspondances anglaises) les missionnaires, qui considéraient l’opposition des Armemens comme une insulte, n’eussent pas conseillé aux parens de tenir bon et de requérir la police. L’autorité envoya deux cents hommes, espérant qu’un pareil déploiement de forces suffirait pour intimider les opposans ; mais ils étaient au nombre de plusieurs milliers, et ils comptaient sans doute que, si les missionnaires avaient l’espérance d’être soutenus par l’ambassade anglaise, ils le seraient de leur côté par l’ambassade russe. Aussi refusèrent-ils de laisser procéder à la cérémonie, et ce fut vainement que la police se mit à parlementer avec eux. Il y avait déjà quatre jours que l’affaire durait, sans que l’on fût plus avancé qu’au premier moment, lorsque l’ambassadeur d’Angleterre, sir Henry Bulwer, se décida enfin à intervenir. Il se transporta de sa personne sur les lieux et invita lui-même la police à faire son devoir. Celle-ci alors, rassurée sur les conséquences politiques et morales que pouvait avoir l’emploi de la force, fit évacuer le cimetière en un instant, mais non sans un semblant de résistance où plusieurs des récalcitrans furent plus ou moins maltraités. Après l’invitation qui lui avait été faite par l’ambassadeur anglais, la police ne craignait plus que l’on transformât tout l’incident, comme cela se fait à chaque instant dans les journaux de l’Europe, en un complot tramé par l’uléma, en un massacre de chrétiens par le fanatisme turc Il paraît cependant que l’affaire n’en est pas restée là, car l’on assure que, durant la nuit qui suivit cette échauffourée, le cercueil du pauvre Arménien protestant fut déterré et déposé ignominieusement dans une allée du cimetière, afin que les passans pussent fouler aux pieds ce qui restait de sa dépouille mortelle.

Un tel fait montre assez clairement le degré d’impuissance où est tombé le principe d’autorité dans l’empire ottoman. Il enseigne aussi deux choses dont il serait bien à désirer qu’il fût tenu plus de compte dans ce qu’on pense ou dans ce qu’on écrit à propos de l’Orient : la première, c’est qu’en parlant de ces malheureuses contrées, il ne faut pas avoir toujours sous la plume ou dans la bouche le mot de fanatisme turc sans penser aussi au fanatisme des chrétiens du Levant, qui n’est pas moins réel que l’autre ; la seconde, c’est qu’il est toujours dangereux de voir intervenir les missionnaires, à quelque église qu’ils appartiennent, dans les affaires politiques ou administratives. Nous autres Français, nous devons être tout particulièrement édifiés à cet égard, et il faut espérer que l’expérience que nous venons de faire encore en Cochinchine portera ses fruits.

Si telle est la faiblesse de l’autorité à Constantinople, dans la capitale même de l’empire, je demande, ce qu’elle doit être dans une de ses provinces les plus lointaines, dans un pays qui vient à peine d’être rendu à la Turquie, où elle ne possède aucune de ces traditions de puissance qui la sauvent encore ailleurs, où elle ne rencontre que des populations ennemies par principe de race ou de religion, où elle ne peut envoyer pour la représenter que les tristes fonctionnaires qu’a produits jusqu’ici la réforme, où elle ne comptait au moment de la dernière explosion qu’une poignée de soldats, irréguliers pour la plupart, et qui n’avaient pas reçu de solde depuis deux ans. C’est cent fois plus qu’il n’en faut pour s’expliquer comment le feu a pu prendre dans la montagne entre deux tribus puissantes et armées sans que les pachas aient été capables de l’éteindre, comment il a pu se propager à Damas grâce aux passions d’une populace indomptée, avide de pillage, et que renforçaient les pillards nomades des alentours. Il n’est pas besoin d’en connaître davantage pour savoir comment les horreurs que l’Europe déplore ont pu se commettre, et il est surtout déraisonnable de vouloir en chercher la cause dans quelque grande conspiration qui se tramerait dans tout le monde musulman pour l’extermination des chrétiens. Cela se dit et se répète tous les jours. Il est cependant si facile de comprendre à première vue qu’une querelle entre Maronites et Druses, qui ne sont musulmans ni les uns ni les autres, ne peut pas représenter un complot tramé par les musulmans ! Ensuite que répondre à ceux qui viendraient objecter et le rôle que les Algériens d’Abd-el-Kader, qui sont musulmans, ont joué en cette occasion, et le pillage dont un grand nombre de musulmans à Damas ont eu à souffrir, et l’hospitalité qui a été donnée à un grand nombre de victimes par tant de musulmans notables de la ville, et même la conduite du pacha, qui, s’il a manqué de cœur et de force pour réprimer le désordre, a du moins recueilli dans la citadelle huit ou dix mille chrétiens qu’il a soustraits au massacre ?

Ce qui est vrai, c’est qu’aujourd’hui sur toute la terre, en Turquie, en Asie, en Afrique, partout où il existe des musulmans, ils ont tous le sentiment instinctif de leur mine, et qu’ils croient voir partout les chrétiens prêts à les exterminer. Ne nous montrons pas aussi aveugles ni aussi ignorans qu’eux en nous les représentant à notre tour comme tramant sans cesse l’extermination des chrétiens. Ce qui est vrai, c’est qu’aujourd’hui dans son empire encore si vaste le Turc ne gouverne plus, et que nous ne sommes pas au bout des catastrophes que son impuissance nous prépare. Pour un gouvernement, c’est un péché capital qui condamne les Turcs sans rémission et sans qu’il soit besoin de susciter contre eux un fanatisme. anti-turc qui ne serait ni moins injuste, ni moins déraisonnable qu’aucun autre.


II

J’ai essayé de décrire la Syrie, sa condition géographique, les races qui l’habitent et le gouvernement que l’Europe lui a donné en 1840. De ces traits généraux ne résulte-t-il pas avec une suprême évidence que la force vitale du pays réside dans la montagne, et que les Turcs, s’ils y ont quelquefois exercé une action politique ou gouvernementale, ne l’ont cependant jamais occupée réellement ; que même la totalité des tribus qui sont fixées dans la montagne sont hostiles aux Turcs ; que la plus grande partie d’entre elles n’est même pas musulmane ; que cependant elles sont opposées les unes aux autres par la race, par la langue, par la religion ; qu’elles vivent presque le plus souvent à l’état de guerre intestine ; que le gouvernement qu’on est censé leur avoir donné ou restitué en 1840 ne trouve pas d’auxiliaires pour le maintien de l’ordre, même dans les plaines et dans les vallées qu’habitent cependant des populations de sa religion ; qu’enfin ce gouvernement manque absolument des ressources financières, militaires et morales qui lui seraient indispensables pour conquérir un pays tel que la Syrie ? Car, à bien examiner les choses, ce n’est guère de moins que cela qu’il s’agirait s’il passait par la tête du sultan ou de ses ministres de vouloir établir en Syrie une autorité sérieuse et efficace.

Si l’exposé de cette situation est, comme je le crois, exact, il n’est pas étonnant qu’il en résulte un désordre et une anarchie passés à l’état normal, et que de temps à autre il en sorte des éruptions qui font frémir les peuples civilisés. Dans ces derniers mois, l’éruption a été si terrible, que malgré les défiances et les jalousies qui les divisent, toutes les fois surtout qu’il est question de toucher à l’Orient, les grandes puissances ont autorisé l’intervention en principe, et ont chargé tout d’abord nos soldats d’aller l’exercer pour le compte commun. En même temps, il est vrai, afin de limiter autant qu’il serait possible la sphère d’action du principe que les circonstances forçaient d’accepter, la diplomatie a eu soin de dire que le but de l’intervention, c’était le rétablissement de l’autorité du sultan, et que c’est seulement pour y aider que les cinq puissances ont souscrit à l’embarquement d’un corps de 6,000 Français pour la Syrie. La chose est ainsi libellée dans les protocoles, et l’occasion serait bonne de plaisanter un peu la diplomatie à propos du rétablissement de l’autorité du sultan en Syrie, car rétablir ce qui n’a jamais eu d’existence réelle, c’est au moins difficile ; mais, au lieu de chercher des chicanes de mots, il faut surtout voir ce que l’on a voulu dire, et ce qui est compris en effet par tout le monde, c’est que les grandes puissances prennent leurs précautions pour qu’aucune d’elles ne cherche à exploiter à son profit les circonstances qui ont nécessité l’intervention, et pour que cette intervention ne dégénère point en une occupation permanente. Yoilà le sens vrai des protocoles ; seulement la précision de leur langage laisse beaucoup à désirer quand on cherche comment ils définissent le rôle que nos soldats vont jouer en Syrie.

Qu’y vont-ils faire en effet ? Exiger le désarmement général, obtenir des réparations pour le passé, et chercher des garanties contre le retour de scènes pareilles à celles qui viennent de soulever l’indignation de l’Europe. Je ne pense pas que leur tâche puisse se définir autrement, et qu’on puisse dire que nos soldats soient chargés de poursuivre des vengeances de race ou de religion. C’est un rôle qu’il semblerait d’ailleurs bien difficile d’imposer à une armée française, particulièrement à une armée qui se recrute indistinctement parmi les chrétiens, les Juifs et les musulmans. L’exemple même de l’égalité et de la fraternité avec lesquelles toutes les races et toutes les religions vivent sous nos drapeaux est une des leçons les plus utiles que nous allons donner à ces barbares, et il serait fort à regretter que ce caractère de désintéressement de notre armée, au milieu de toutes les passions qui animent les Asiatiques, fût comprom

is, même pour un peu. C’est heureusement ce qui n’arrivera pas. Quand je dis le désarmement, je n’entends pas seulement la rentrée de l’épée dans le fourreau et des fusils dans les maisons : j’entends bel et bien la remise des armes dont il vient d’être fait un si coupable usage ; j’entends aussi que la mesure sera appliquée généralement, sans distinction de race ou de croyance. On dira que faire rendre les armes à tout le monde, c’est livrer aux Turcs les chrétiens de Syrie. L’assertion est perfide, parce qu’elle rejette sur ceux qui croient à la nécessité du désarmement un vernis d’insensibilité odieuse. Néanmoins je ferai remarquer que ce n’est pas par excès de force, mais au contraire par excès de faiblesse, que pèche surtout le gouvernement turc en Syrie. J’ajouterai qu’à tous les points de vue pratiques, il n’est personne à qui un désarmement général profitât autant qu’aux chrétiens. Ils ont pour veiller sur eux des consuls que n’ont pas leurs adversaires, et c’est là leur véritable force. Quant à leurs armes, il est assez difficile de justifier par les événemens le parti qu’ils en peuvent tirer. Qu’ont-ils fait de ces armes ? Si ce sont les Maronites qui les premiers ont attaqué les Druses, comme tant de gens le prétendent aujourd’hui, je ne vois pas à quoi leurs armes leur ont servi, à moins que ce ne soit à leur inspirer la plus malheureuse confiance dans des forces qu’ils n’avaient pas. Si les chrétiens de Damas avaient des armes, il reste à expliquer comment une population que l’on estime à 25 ou 30,000 âmes a pu se laisser piller, incendier, égorger sans résistance, alors qu’une poignée d’Algériens a su se faire respecter en les protégeant. Si les chrétiens de Syrie n’ont pas d’armes, comment alors pourrait-il leur être désavantageux qu’on désarmât les autres ? Laisser des armes en Syrie, c’est en laisser seulement aux barbares. Et quant aux difficultés d’exécution de la mesure, on peut répondre que Méhémet-Ali avait déjà désarmé les Druses et les Maronites, que dans l’Inde cent mille Anglais viennent de désarmer plus de cent millions d’hommes. Avec les troupes qu’il a amenées, avec le secoure d’une division française, Fuad-Pacha doit se sentir assez fort, et si l’on se mettait résolument à l’œuvre, il serait juste d’appliquer la mesure, au moins jusqu’à un certain degré, aux tribus des nomades qui ont fourni leur contingent au massacre des chrétiens.

Quand je dis réparation pour le passé, j’entends que non-seulement on recherchera les principaux auteurs de ces attentats, mais qu’on fera supporter les conséquences des torts à réparer aux populations qui ont assisté de sang-froid à de pareilles scènes et qui n’ont rien fait pour les empêcher. Que l’on ne s’y trompe pas en effet, il ne suffit pas de faire tomber la tête de Kourchid-Pacha ou celle du misérable qui, après avoir fait rendre leurs armes aux chrétiens en leur promettant protection, est accusé de les avoir livrés lui-même à leurs persécuteurs : ils sont aujourd’hui sous la main de la justice, eux et la plupart de ceux qui se sont particulièrement compromis dans ces déplorables événemens ; mais ce serait une grande erreur de croire que leur châtiment peut à lui seul servir de leçon salutaire en Syrie. Les plus notables parmi eux sont des Turcs complètement étrangers au pays, des fonctionnaires nomades que la centralisation byzantine envoie dans les provinces pour y faire une fortune rapide par des moyens que réprouve la moralité européenne. S’ils étaient seuls châtiés, la population, qui très certainement ne leur veut aucun bien, se rirait de leur infortune et de la simplicité des puissances qui auraient cru venger par la ruine de ces fonctionnaires la cause de la civilisation. Il y a bien des chances pour qu’Achmet-Pacha, Osman-Bey, Kourchid-Pacha et les autres se soient aussi rendus coupables de quelques méfaits envers leurs anciens administrés. Or, pour qui connaît l’inconcevable crédulité des Asiatiques, leur orgueil et l’irrésistible penchant qui les entraîne toujours vers le faux, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que dans six mois d’ici, quand nous aurions levé nos tentes, il fût tout à fait établi dans la croyance populaire que nous sommes venus comme alliés, comme vassaux peut-être, prêter main-forte au sultan pour l’aider à punir des serviteurs infidèles. N’est-ce point à peu près de cette façon que dans mille localités du monde musulman on explique la guerre de Crimée ? N’est-ce pas ainsi qu’en Chine, où nous faisons la guerre à l’empereur Hien-fung, les mandarins rendent compte aux populations des circonstances qui nous ont fait mettre des garnisons à Canton et à Shang-haï pour préserver ces grandes villes contre les rebelles ? N’est-ce pas l’une des interprétations que l’ignorance et la corruption de l’esprit asiatique peuvent faire sortir sans de trop grands frais d’imagination du libellé même des protocoles ?

Cela semblera sans doute impossible ou tout au moins fort exagéré à d’honnêtes Européens qui n’ont jamais franchi les limites du monde civilisé et qui n’ont pas pu apprendre par expérience combien le génie des Orientaux aime la recherche dans la perversité de son ignorance ; c’est cependant là ce qu’il faut prévoir, et c’est pour cela qu’il faut faire porter à d’autres, aussi bien qu’aux fonctionnaires turcs, la responsabilité des crimes qui viennent de se commettre. C’est d’ailleurs un principe du droit commun dans tous les pays de l’Europe que les communes soient responsables des désordres qui s’accomplissent sur leur territoire dans les émotions populaires. Telle est la loi en France, en Angleterre et ailleurs ; telle est la loi que nous avons appliquée nous-mêmes avec succès en Algérie quand nous avons voulu obtenir la sécurité des routes ; telle est la loi que, pour le même besoin et avec d’aussi bons résultats, Méhémet-Ali avait imposée à la Syrie elle-même. Il avait poussé l’application du principe de la solidarité jusqu’aux matières d’impôt. Ainsi le principe ne sera pas nouveau, et il n’y a aucune exagération à dire que non-seulement il sera accepté comme juste par la conscience publique, mais que de plus il est seul capable de nous mener au but que nous cherchons : la réparation du passé et la garantie de l’avenir.

Si nous ne voulons pas nous exposer à être pris pour dupes, si l’Europe ne veut pas que la nouvelle expédition de Syrie tourne à n’être qu’une démonstration vaine, voilà ce qu’il convient d’exiger, et je crois que ces exigences sont parfaitement conciliables avec la teneur même des protocoles. Si ce qu’ils appellent le rétablissement de l’autorité du sultan ne signifiait pas autre chose que faire tomber les armes des mains de ces barbares, il semblé que Fuad-Pacha aurait suffi à obtenir ce résultat, et il eût été presque ridicule de déplacer une division française si l’on n’avait pas eu d’autre mission à lui donner que celle d’être présente à la cessation des combats et à l’extinction des incendies. Ces exigences d’ailleurs doivent être celles du sultan lui-même encore plus que les nôtres ; plus que nous il a besoin d’obtenir la réparation du passé, car en définitive il a plus souffert que nous de ces événemens, et il souffrirait encore plus que nous de leur retour. Ce qui n’a été pour l’Europe qu’une occasion de faire éclater là générosité de ses sentimens a été de toute manière pour le sultan la plus affligeante des occurrences, où l’honneur et la considération de soi gouvernement coulaient par tous les pores avec le sang des victimes. On peut sans doute présumer qu’il se trouvera des gens pour chercher à éloigner autant qu’il dépendra d’eux l’ingérence importune des puissances chrétiennes dans les affaires de Syrie ; mais, dans la situation donnée, le côté moral emporte le fond même de la question, et ces mauvaises volontés seront réduites à l’impuissance sans même qu’il soit besoin de s’en occuper. Il en sera ce qu’il a été des appréhensions, très légitimes d’ailleurs, des gouvernemens qui hésitaient d’abord à reconnaître la nécessité de l’intervention, qui lui ont imposé une durée probablement insuffisante, qui lui ont assigné un objet très peu défini, et qui cependant ont été entraînés par la nécessité des faits et par l’exigence du sentiment public. Lequel aujourd’hui de ces gouvernemens songe à interpréter les protocoles en disant que, les massacres ayant cessé, les tribus ayant déposé les armes devant les troupes qu’avait amenées Fuad-Pacha, le rétablissement de l’autorité du sultan est un fait accompli qui doit motiver le retour de l’expédition française ? lequel ne sent pas que l’action européenne doit se prolonger pendant quelque temps encore en Syrie ? lequel ne se prépare pas à cette éventualité ?

Maintenant je laisse à de plus compétens le soin de fixer les formes et les conditions moyennant lesquelles pourront se réaliser les mesures que je propose. Il y a pourtant certains détails auxquels il serait bon de tenir la main. Ainsi par exemple il serait convenable, pour l’effet à produire sur les populations syriennes, qu’au jugement des procès criminels qui vont s’engager assistât toujours, — non comme un juge, mais comme un spectateur dont la présence serait à elle seule la garantie d’une bonne justice, — un délégué au moins de l’une ou l’autre des puissances qui ont signé aux protocoles. La rapidité avec laquelle les Turcs voudront en finir pour arriver à se débarrasser plus vite des étrangers, le désir bien naturel qui les poussera à dissimuler les fautes commises ne m’inspirent pas, je l’avoue, la confiance la plus absolue dans l’exactitude de leur justice. Je connais les Orientaux, et pour cette raison je regarderais aussi comme très utile qu’après règlement fait des indemnités à payer aux victimes, et qui doivent à mon sens consister d’abord en un dégrèvement d’impôts pour elles, et ensuite en annuités à payer par les populations coupables, ces annuités fussent officiellement consignées aux mains des consuls pour être par eux remises aux ay ans droit. Les puissances ou leurs agens pourraient se partager les diverses catégories des indemnitaires, qui, s’il n’en est pas ainsi, ou s’il n’est pas adopté quelque procédé de ce genre, pourraient bien ne recevoir que très peu de chose de ce qui leur est dû. Dans le premier feu du beau zèle qu’excitera la présence des baïonnettes étrangères, l’administration ottomane s’empressera peut-être de verser ou de faire verser quelques termes ; mais les autres, qui en répondra ? Il faut bien se dire en effet que dans l’état où est le pays il n’y a pas moyen de faire payer en bloc les dommages-intérêts qui sont dus ; peut-être vaut-il mieux, par un certain côté, qu’il en soit ainsi : la leçon en sera plus durable et portera plus de fruit. On voudra sans doute faire valoir que ce châtiment prolongé entraînera aussi la prolongation des haines, et qu’avec les idées particulières des musulmans sur ce point, la contribution qu’il s’agira d’acquitter prendra facilement à leurs yeux le caractère d’un impôt prélevé sur eux au bénéfice de ceux qu’ils regardent comme des rayas, qu’il en devra par conséquent résulter une très profonde irritation, laquelle pourrait bien produire de nouveaux malheurs… Il n’y a pas lieu d’être touché de ces observations. Que serait-ce donc que l’intervention européenne, si elle n’avait pas au moins le mérite d’initier ces populations perverties à des idées plus exactes en matière de justice distributive ? On comprendrait encore moins que les préjugés des musulmans puissent leur servir de raison pour se dérober à une avanie, — le mot sera compris dans le Levant, — qu’ils se sont attirée par leur faute. D’ailleurs ce qui diminuera le danger de cette répartition, c’est que parmi les victimes de la populace de Damas on compte des musulmans qui auront des droits aux indemnités, car parmi eux aussi il s’est trouvé un certain nombre de bons Samaritains qui ont sauvé bien des chrétiens, et qui ont droit non-seulement à être exemptés des conséquences de la mesure, mais même à être récompensés. Ils seront là pour témoigner que l’influence européenne ne se sera employée qu’au rétablissement d’une justice impartiale pour tous.

En ce qui concerne la première partie du problème, c’est-à-dire les réparations à obtenir pour le passé, voilà ce qu’on peut essayer et ce qui paraîtra sans doute efficace. C’est aussi ce qu’il y a de plus facile à résoudre. La seconde partie au contraire, celle qui touche les garanties pour l’avenir, est hérissée de difficultés sans nombre, et peut-être même est-elle insoluble par les moyens réguliers, Lorsqu’en effet on tente de soumettre au creuset d’une discussion approfondie les diverses hypothèses qui ont été proposées, il est deux points qu’on arrive toujours à reconnaître ; c’est que, d’une part, s’il faut rester dans les erremens du droit public et trouver une solution qui respecte les droits de souveraineté du sultan, il n’a encore été rien imaginé de satisfaisant ; c’est, de l’autre, que si l’on consent, malgré son importance extrême, à passer par-dessus la considération de ce droit, il faut choisir entre les aventures et l’inconvénient d’engager l’Europe plus avant que jamais dans la question d’Orient.

La tranquillité régnera en Syrie aussi longtemps que Fuad-Pacha y restera avec les troupes qu’il a amenées de Constantinople ; mais ensuite ? Laissera-t-on les troupes ? Or qui ne sait qu’elles ont été appelées de lieux où leur présence était sans doute utile au maintien de l’ordre public, et qu’on en a disposé en suivant le procédé de l’homme besoigneux qui, pour payer une dette criarde, emprunte quelque part et à gros intérêts une somme plus considérable que la dette elle-même ? Et ensuite, si on ne paie pas les troupes, si on laisse les arriérés de solde monter jusqu’à deux ans, si l’on reprend, pour leur faire tenir garnison en Syrie, ces troupes du corps d’armée d’Arabistan, qui sont infestées de toutes les passions locales, qui sont infiniment moins bien disciplinées et commandées que les corps de l’armée européenne, qui viennent de donner un si triste exemple de leur valeur morale, qu’arrivera-t-il ?

Qu’on ne l’oublie pas, la Syrie est située à l’une des extrémités de l’empire, à une distance où le bras d’un gouvernement qui va s’affaiblissant tous les jours ne peut plus se faire sentir qu’à de rares intervalles ! C’est comme un membre paralysé, livré aux germes d’une décomposition prochaine. Si la Syrie était, comme les provinces de l’empire en Europe, un pays véritablement occupé par les Turcs, qui exploiteraient le sol, qui auraient là des traditions de gouvernement, peut-être y aurait-il lieu de concevoir quelque espérance ; mais on ne peut guère considérer les Turcs que comme des étrangers en Syrie : la propriété du sol, qui est le signe auquel se reconnaissent les véritables maîtres, ne leur appartient pas ; la population d’origine turque qui existe dans le pays est renfermée dans trois ou quatre villes, comme les autres populations étrangères.

J’ai entendu proposer de faire de la montagne, de la Suisse syrienne si l’on veut, une espèce de confédération. Elle aurait un président, un gouverneur-général nommé par le sultan. Les diverses peuplades qui l’occupent, seraient formées en autant de cantons. Est-il besoin de faire ressortir toutes les impossibilités qui empêchent de prendre ce projet au sérieux ? Qui peut se figurer sans sourire un pacha turc présidant un conseil fédéral ? Et s’il n’y a pas de conseil fédéral, si chacun doit se gouverner et s’administrer à part, à quoi le pacha turc emploiera-t-il son temps et son talent, si ce n’est à diviser les tribus, à les animer les unes contre les autres, pour sauver sa chancelante autorité par le bénéfice de leurs discordes ? Ce qui rend possible une telle forme de gouvernement, c’est précisément la bonne volonté mutuelle et le sentiment de la solidarité réciproque des peuples qui l’ont adoptée. Ces conditions se rencontrent-elles en Syrie ? Ce n’est pas parce qu’elle est partagée en vingt-deux cantons plus ou moins indépendans les uns des autres que la Suisse forme, la confédération respectable et respectée que nous connaissons, c’est parce que les Suisses sont un peuple uni par les liens d’une civilisation commune, tandis qu’en Syrie il n’existe que des disparates, que des haines de races et de religions, que des fractions de peuples dont aucune n’est assez nombreuse par rapport aux autres pour qu’il soit possible de lui confier la prépondérance.

On a encore proposé de faire Abd-el-Kader gouverneur-général de la Syrie sous l’autorité du sultan, et de s’en rapporter à lui pour le gouvernement du pays. Les preuves de courage et de générosité qu’il vient de donner serviraient de garanties pour la moralité de ses intentions. Ces preuves sont beaucoup plus éclatantes que ne le soupçonnent sans doute la plupart des lecteurs ; mais les conditions où elles ont été accomplies, et qui les rendent si honorables pour l’émir, sont précisément celles qui le rendraient lui-même impropre au rôle dont on voudrait le charger : Abd-el-Kader est encore plus étranger qu’aucun pacha turc en Syrie, il y jouit de moins d’autorité, il y a moins de racines. C’est par un admirable effort de courage et d’héroïsme personnel, c’est par suite de la déplorable faiblesse de ses adversaires qu’il a pu remplir dans les scènes de Damas le rôle qu’il y a joué ; mais le fils de Mahi-Eddin, mais l’Arabe du Moghreb devenu la première autorité régulière du pays, devenu l’employé du sultan, c’est chose impossible. Puis qui vous dit qu’Abd-el-Kader, qui a eu l’honneur de faire la guerre et de signer des traités d’égal à égal avec la France, qui a été sultan lui-même et ne l’a pas été sans gloire, consente à devenir aujourd’hui le vizir du sultan Abdul-Medjid ?. Si ce n’est pas une fierté légitime après tout, du moins le bon sens et l’intérêt bien entendu ne lui conseillent-ils pas aussi de refuser une pareille situation ? Après tant d’années de séjour dans l’empire ottoman, ignore-t-il ce que sont les intrigues de Constantinople ? Ne sait-il pas qu’il aurait bien vite un ennemi acharné à sa perte dans la personne de chacun de ceux qui seraient envoyés pour l’aider dans ses fonctions ? Ne serait-il pas certain à l’avance de voir aujourd’hui ou demain l’implacable orgueil des fonctionnaires turcs refuser l’obéissance à ses ordres ?

D’autres ont eu l’idée de revenir sur le règlement de 1840 et de rendre le gouvernement de la Syrie aux petits-fils de Méhémet-Ali, ou bien encore de faire pour Abd-el-Kader ce qu’on a fait pour Méhémet-Ali en 1840, c’est-à-dire de lui donner la vice-royauté héréditaire de Syrie, sous la suzeraineté du sultan. De plus hardis ont proposé de le reconnaître purement et simplement pour empereur de la Syrie ; ils se sont même engagés jusqu’à promettre, au nom des ulémas que ceux-ci ne feraient aucune difficulté de dire le vendredi dans les. mosquées la prière pour le nouveau sultan. Cela doit paraître passablement étrange, mais cela a été dit et même imprimé, car le papier supporte tout, comme disait un de nos beaux esprits. Est-il besoin d’indiquer les objections que soulèvent de pareils projets ?

D’abord on n’ose point en vérité discuter la question religieuse, lorsqu’on se souvient qu’elle a arrêté Méhémet-Ali dans le plus grand éclat de sa puissance, dans toute l’ardeur de son ambition. En définitive, Abd-el-Kader est, aux yeux de ses coreligionnaires, un Africain et un vaincu réfugié sur le territoire ottoman ; Méhé met-Ali était un vainqueur glorieux, né lui-même de la race des Osmanlis. Il y a autre chose dont on ne tient pas compte : c’est que quand Méhémet-Ali força le sultan à lui abandonner le gouvernement de la Syrie, il avait à ses ordres une armée régulière de 100,000 hommes, un trésor passablement garni et une riche province pour lui fournir à la fois des hommes et de l’argent. Toutes ces conditions, qui sont indispensables cependant, font défaut à Abd-el-Kader, et ce n’est ni l’investiture du sultan Abdul-Medjid, ni un protocole signé par les grandes puissances, qui lui en tiendraient lieu. Pour rendre possible son gouvernement, l’Europe aurait donc à s’occuper du soin de lui procurer des hommes et de l’argent. De l’argent ! où le trouver, si ce n’est sur la garantie des puissances ? Des soldats ! où les prendre, à moins que l’Europe ne les lui fournisse ? ce qui reviendrait dans le fond à une occupation européenne. Irait-on recruter pour lui un corps de 30 ou 40,000 Algériens qu’il entretiendrait comme il pourrait, et que la turbulente Syrie supporterait Dieu sait comment ? Il fallait 50 ou 60,000 hommes à Méhémet-Ali pour la contenir. Tout cela fait, nous ne serions guère plus avancés qu’au début même de l’entreprise : Abd-el-Kader serait revêtu des dignités que nous lui aurions fait donner, il serait l’homme que nous connaissons et qui vient de s’acquérir des titres impérissables aux sympathies de l’Europe ; mais un personnel de gouvernement, mais une administration tant soit peu respectable, où et comment s’en procurerait-il les premiers élémens ?

On ne ferait sans doute pas une chose plus sage en confiant le gouvernement de la Syrie à la race de Méhémet-Ali. Je sais que la France trouverait dans cet arrangement une satisfaction rétrospective, une espèce de réparation pour son amour-propre si vivement blessé en 1840. Ce serait là cependant à peu près tout le bénéfice qu’on tirerait de cette solution. Lorsque Ibrahim-Pacha conquit la Syrie sur l’armée turque en 1832, le pays le recevait alors à bras ouverts, parce qu’on le prenait pour un libérateur ; mais l’illusion dura peu, et le règne de Méhémet-Ali, malgré la puissance des moyens de répression dont il disposait, n’a pas en définitive été plus calme ni plus tranquille qu’un autre. Ç’a été pour la Syrie une époque de malheurs et de tyrannie qui est restée maudite dans la mémoire des peuples. L’administration égyptienne n’a laissé chez eux que d’affreux souvenirs, et son retour serait très probablement la cause de soulèvemens que l’armée égyptienne d’aujourd’hui ne serait pas non plus capable de contenir. Il faudrait des années pour la remettre sur le pied où elle était sous Méhémet-Ali, et en définitive il faut avoir toujours présent à l’esprit que cette armée, sur laquelle on était parvenu à inspirer tant d’illusions à l’Europe et à la France, suffisait à peine à sa tâche. J’ajouterai aussi que la possession de la Syrie, loin d’être une cause de force pour Méhémet-Ali, n’a été pour lui qu’une cause d’affaiblissement. Il s’était agrandi comme font chez nous tant de propriétaires de campagne qui empruntent de l’argent à 5 et 6 pour 100 d’intérêt afin d’acheter des terres qui leur rapportent 2 ou 2 1/2 pour 100 de leur capital. Ils finissent naturellement par se ruiner, et c’est ce qui serait arrivé des deux pays d’Égypte et de Syrie, si la politique n’était pas venue dissoudre une union nuisible à tous les deux. Cette époque a été pour eux marquée par d’horribles souffrances. La Syrie, impatiente, frémissante, accablée sous l’impôt, se ruinait par les efforts qu’elle faisait pour secouer le joug aussi bien que par ceux qui se faisaient en sens inverse pour le maintenir. Et l’Égypte, et sa misérable population de fellahs, qui semblent exactement dénués de toute autre vertu ou de tout autre genre d’énergie que d’être prêts à subir tous les excès de la tyrannie sans que la race y disparaisse, à quelles épreuves n’ont-ils pas été soumis, lorsque, sous l’impitoyable étreinte de Méhémet-Ali, il leur fallait suer le sang et l’argent nécessaires à la conservation de sa conquête ! Qui songerait sans remords à faire revivre pour cette race infortunée les malheurs d’une époque qui a rempli toute la vallée du Nil de douleurs, de larmes et de misères ? Le pauvre fellah d’aujourd’hui n’est sans doute pas plus riche qu’en 1840 : à défaut d’autres raisons, son indolence naturelle rend le fait très probable ; mais il a cependant gagné quelque chose. Si le fisc est toujours aussi exigeant, au moins il le laisse dans son village ; on ne lui enlève plus avec autant de rigueur que par le passé son père, ses frères et ses fils ; on ne l’enlève plus lui-même pour en faire un instrument passif d’oppression contre des races plus vaillantes qui le repoussent et qui le méprisent.

N’est-il donc aucun moyen de rendre un peu de calme à la triste Syrie ? Est-elle destinée à l’anarchie éternelle de ses tribus ou à la tyrannie de conquérans tout aussi barbares que ses tribus elles-mêmes ? Ne saurions-nous rien faire pour cette terre qui nous a donné le salut et la foi ? Deux cent cinquante millions de chrétiens qui doivent lui être attachés par- tant de pieux souvenirs seront-ils donc incapables de s’entendre entre eux pour purger la terre sainte de tous les fléaux qui la désolent ? Croient-ils avoir assez fait, parce qu’ils n’ont pas mis opposition au départ de six mille Français chargés d’aller faire tomber les armes des mains des barbares ? Ici se pose un nouvel ordre de questions, qui réclame une étude spéciale. Il ne s’agit plus de la Syrie seulement, mais de la part de plus en plus grande que l’Europe est entraînée à se faire dans les destinées de l’Orient.


XAVIER RAYMOND.

  1. Déjà même cette accusation circule, comme le prouvent les récentes correspondances publiées par la presse anglaise et française sur la Syrie ; mais il y a mieux. Voici maintenant les correspondances anglaises qui accusent les Grecs orthodoxes et même les Arméniens catholiques d’avoir joué un rôle très actif dans les scènes de dévastation dont les Maronites ont été les victimes. On va jusqu’à dire que les Grecs seraient les auteurs des crimes abominables qui ont été commis sur les femmes, les Druses, dans toute l’histoire de leurs guerres, ne s’étant jamais écartés du respect que leurs principes leur enseignent, même à l’égard des femmes de leurs ennemis vaincus. Les Grecs auraient profité de l’occasion pour chercher une revanche de l’affaire des lieux saints et de la guerre de Crimée.