Gallimard / NRF (p. 100-148).


DEUXIÈME CAHIER

25 Avril.


J’ai dû laisser quelque temps ce cahier.

La neige avait enfin fondu, et sitôt que les routes furent redevenues praticables, il m’a fallu m’acquitter d’un grand nombre d’obligations que j’avais été forcé de remettre pendant le long temps que notre village était resté bloqué. Hier seulement, j’ai pu retrouver quelques instants de loisir.

La nuit dernière j’ai relu tout ce que j’avais écrit ici…

Aujourd’hui que j’ose appeler par son nom le sentiment si longtemps inavoué de mon cœur, je m’explique à peine comment j’ai pu jusqu’à présent m’y méprendre ; comment certaines paroles d’Amélie, que j’ai rapportées, ont pu me paraître mystérieuses ; comment, après les naïves déclarations de Gertrude, j’ai pu douter encore si je l’aimais. C’est que, tout à la fois, je ne consentais point alors à reconnaître d’amour permis en dehors du mariage, et que, dans le sentiment qui me penchait si passionnément vers Gertrude, je ne consentais pas à reconnaître quoi que ce soit de défendu.

La naïveté de ses aveux, leur franchise même me rassurait. Je me disais : c’est une enfant. Un véritable amour n’irait pas sans confusion, ni rougeurs. Et de mon côté je me persuadais que je l’aimais comme on aime un enfant infirme. Je la soignais comme on soigne un malade, — et d’un entraînement j’avais fait une obligation morale, un devoir. Oui, vraiment, ce soir même où elle me parlait comme j’ai rapporté, je me sentais l’âme si légère et si joyeuse que je me méprenais encore, et encore en transcrivant ces propos. Et parce que j’eusse cru répréhensible l’amour, et que j’estimais que tout ce qui est répréhensible courbe l’âme, ne me sentant point l’âme chargée je ne croyais pas à l’amour.

J’ai rapporté ces conversations non seulement telles qu’elles ont eu lieu, mais encore les ai-je transcrites dans une disposition d’esprit toute pareille ; à vrai dire ce n’est qu’en les relisant cette nuit-ci que j’ai compris…


Sitôt après le départ de Jacques — auquel j’avais laissé Gertrude parler, et qui ne revint que pour les derniers jours de vacances, affectant ou de fuir Gertrude ou de ne lui parler plus que devant moi — notre vie avait repris son cours très calme. Gertrude, ainsi qu’il était convenu, avait été loger chez Mlle Louise, où j’allais la voir chaque jour. Mais, par peur de l’amour encore, j’affectais de ne plus parler avec elle de rien qui nous pût émouvoir. Je ne lui parlais plus qu’en pasteur, et le plus souvent en présence de Louise, m’occupant surtout de son instruction religieuse et la préparant à la communion qu’elle vient de faire à Pâques.

Le jour de Pâques j’ai, moi aussi, communié.

Il y a de cela quinze jours. À ma surprise, Jacques, qui venait passer une semaine de vacances près de nous, ne m’a pas accompagné auprès de la Table Sainte. Et j’ai le grand regret de devoir dire qu’Amélie, pour la première fois depuis notre mariage, s’est également abstenue. Il semblait qu’ils se fussent tous deux donné le mot et eussent résolu, par leur défection à ce rendez-vous solennel, de jeter l’ombre sur ma joie. Ici encore je me félicitai que Gertrude ne pût y voir, de sorte que je fusse seul à supporter le poids de cette ombre. Je connais trop bien Amélie pour n’avoir pas su voir tout ce qu’il entrait de reproche indirect dans sa conduite. Il ne lui arrive jamais de me désapprouver ouvertement, mais elle tient à me marquer son désaveu par une sorte d’isolement.

Je m’affectai profondément de ce qu’un grief de cet ordre — je veux dire : tel que je répugne à le considérer — pût incliner l’âme d’Amélie au point de la détourner de ses intérêts supérieurs. Et de retour à la maison je priai pour elle dans toute la sincérité de mon cœur.

Quant à l’abstention de Jacques, elle était due à de tout autres motifs et qu’une conversation, que j’eus avec lui peu de temps après, vint éclairer.




3 Mai.


L’instruction religieuse de Gertrude m’a amené à relire l’Évangile avec un œil neuf. Il m’apparaît de plus en plus que nombre des notions dont se compose notre foi chrétienne relèvent non des paroles du Christ mais des commentaires de saint Paul.

Ce fut proprement le sujet de la discussion que je viens d’avoir avec Jacques. De tempérament un peu sec, son cœur ne fournit pas à sa pensée un aliment suffisant ; il devient traditionaliste et dogmatique. Il me reproche de choisir dans la doctrine chrétienne « ce qui me plaît ». Mais je ne choisis pas telle ou telle parole du Christ. Simplement entre le Christ et saint Paul, je choisis le Christ. Par crainte d’avoir à les opposer, lui se refuse à dissocier l’un de l’autre, se refuse à sentir de l’un à l’autre une différence d’inspiration, et proteste si je lui dis qu’ici j’écoute un homme tandis que là j’entends Dieu. Plus il raisonne, plus il me persuade de ceci : qu’il n’est point sensible à l’accent uniquement divin de la moindre parole du Christ.

Je cherche à travers l’Évangile, je cherche en vain commandement, menace, défense… Tout cela n’est que de saint Paul. Et c’est précisément de ne le trouver point dans les paroles du Christ, qui gêne Jacques. Les âmes semblables à la sienne se croient perdues, dès qu’elles ne sentent plus auprès d’elles tuteurs, rampes et garde-fous. De plus elles tolèrent mal chez autrui une liberté qu’elles résignent, et souhaitent d’obtenir par contrainte tout ce qu’on est prêt à leur accorder par amour.

— Mais, mon père, me dit-il, moi aussi je souhaite le bonheur des âmes.

— Non, mon ami ; tu souhaites leur soumission.

— C’est dans la soumission qu’est le bonheur.

Je lui laisse le dernier mot parce qu’il me déplaît d’ergoter ; mais je sais bien que l’on compromet le bonheur en cherchant à l’obtenir par ce qui doit au contraire n’être que l’effet du bonheur — et que s’il est vrai de penser que l’âme aimante se réjouit de sa soumission volontaire, rien n’écarte plus du bonheur qu’une soumission sans amour.

Au demeurant, Jacques raisonne bien, et si je ne souffrais de rencontrer, dans un si jeune esprit, déjà tant de raideur doctrinale, j’admirerais sans doute la qualité de ses arguments et la constance de sa logique. Il me paraît souvent que je suis plus jeune que lui ; plus jeune aujourd’hui que je n’étais hier, et je me redis cette parole : « Si vous ne devenez semblables à des petits enfants, vous ne sauriez entrer dans le Royaume. »

Est-ce trahir le Christ, est-ce diminuer, profaner l’Évangile que d’y voir surtout une méthode pour arriver à la vie bienheureuse ? L’état de joie, qu’empêchent notre doute et la dureté de nos cœurs, pour le chrétien est un état obligatoire. Chaque être est plus ou moins capable de joie. Chaque être doit tendre à la joie. Le seul sourire de Gertrude m’en apprend plus là-dessus, que mes leçons ne lui enseignent.

Et cette parole du Christ s’est dressée lumineusement devant moi. « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez point de péché. » Le péché, c’est ce qui obscurcit l’âme, c’est ce qui s’oppose à sa joie. Le parfait bonheur de Gertrude, qui rayonne de tout son être, vient de ce qu’elle ne connaît point le péché. Il n’y a en elle que de la clarté, de l’amour.

J’ai mis entre ses mains vigilantes les quatre évangiles, les psaumes, l’apocalypse et les trois épîtres de Jean où elle peut lire : « Dieu est lumière et il n’y a point en lui de ténèbres » comme déjà dans son évangile elle pouvait entendre le Sauveur dire : « Je suis la lumière du monde ; celui qui est avec moi ne marchera pas dans les ténèbres. » Je me refuse à lui donner les épîtres de Paul, car si, aveugle, elle ne connaît point le péché, que sert de l’inquiéter en la laissant lire : « Le péché a pris de nouvelles forces par le commandement » (Romains VII, 13) et toute la dialectique qui suit, si admirable soit-elle ?




8 Mai.


Le docteur Martins est venu hier de la Chaux-de-Fond. Il a longuement examiné les yeux de Gertrude à l’ophtalmoscope. Il m’a dit avoir parlé de Gertrude au docteur Roux, le spécialiste de Lausanne, à qui il doit faire part de ses observations. Leur idée à tous deux c’est que Gertrude serait opérable. Mais nous avons convenu de ne lui parler de rien tant qu’il n’y aurait pas plus de certitude. Martins doit venir me renseigner après consultation. Que servirait d’éveiller en Gertrude un espoir qu’on risque de devoir éteindre aussitôt ? — Au surplus, n’est-elle pas heureuse ainsi ?…




10 Mai.


À Pâques, Jacques et Gertrude se sont revus, en ma présence — du moins Jacques a reçu Gertrude et lui a parlé, mais rien que de choses insignifiantes. Il s’est montré moins ému que je n’aurais pu craindre, et je me persuade à nouveau que, vraiment ardent, son amour n’aurait pas été si facile à réduire, malgré que Gertrude lui ait déclaré, avant son départ l’an passé, que cet amour devait demeurer sans espoir. J’ai constaté qu’il vousoie Gertrude à présent, ce qui est certainement préférable ; je ne le lui avais pourtant pas demandé, de sorte que je suis heureux qu’il ait compris cela de lui-même. Il y a incontestablement beaucoup de bon en lui.

Je soupçonne néanmoins que cette soumission de Jacques n’a pas été sans débats et sans luttes. Le fâcheux, c’est que la contrainte qu’il a dû imposer à son cœur, à présent lui paraît bonne en elle-même ; il la souhaiterait voir imposer à tous ; je l’ai senti dans cette discussion que je viens d’avoir avec lui et que j’ai rapportée plus haut. N’est-ce pas La Rochefoucauld qui disait que l’esprit est souvent la dupe du cœur ? Il va sans dire que je n’osai le faire remarquer à Jacques aussitôt, connaissant son humeur et le tenant pour un de ceux que la discussion ne fait qu’obstiner dans son sens ; mais le soir même, ayant retrouvé, et dans saint Paul précisément (je ne pouvais le battre qu’avec ses armes), de quoi lui répondre, j’eus soin de laisser dans sa chambre un billet où il a pu lire : « Que celui qui ne mange pas ne juge pas celui qui mange, car Dieu a accueilli ce dernier » (Romains XIV, 2).

J’aurais aussi bien pu copier la suite : « Je sais et je suis persuadé par le Seigneur Jésus que rien n’est impur en soi et qu’une chose n’est impure que pour celui qui la croit impure » — mais je n’ai pas osé, craignant que Jacques n’allât supposer en mon esprit, à l’égard de Gertrude, quelque interprétation injurieuse, qui ne doit même pas effleurer son esprit. Évidemment il s’agit ici d’aliments ; mais à combien d’autres passages de l’Écriture n’est-on pas appelé à prêter double et triple sens ? (« Si ton œil… » ; multiplication des pains ; miracle aux noces de Cana, etc…) Il ne s’agit pas ici d’ergoter ; la signification de ce verset est large et profonde : la restriction ne doit pas être dictée par la loi, mais par l’amour, et saint Paul, aussitôt ensuite, s’écrie : « Mais si, pour un aliment, ton frère est attristé, tu ne marches pas selon l’amour. » C’est au défaut de l’amour que nous attaque le Malin. Seigneur ! enlevez de mon cœur tout ce qui n’appartient pas à l’amour… Car j’eus tort de provoquer Jacques : le lendemain je trouvai sur ma table le billet même où j’avais copié le verset : sur le dos de la feuille, Jacques avait simplement transcrit cet autre verset du même chapitre : « Ne cause point par ton aliment la perte de celui pour lequel Christ est mort. » (Romains XIV, 15.)

Je relis encore une fois tout le chapitre. C’est le départ d’une discussion infinie. Et je tourmenterais de ces perplexités, j’assombrirais de ces nuées, le ciel lumineux de Gertrude ? — Ne suis-je pas plus près du Christ et ne l’y maintiens-je point elle-même, lorsque je lui enseigne et la laisse croire que le seul péché est ce qui attente au bonheur d’autrui, ou compromet notre propre bonheur ?

Hélas ! certaines âmes demeurent particulièrement réfractaires au bonheur ; inaptes, maladroites… Je songe à ma pauvre Amélie. Je l’y invite sans cesse, l’y pousse et voudrais l’y contraindre. Oui, je voudrais soulever chacun jusqu’à Dieu. Mais elle se dérobe sans cesse, se referme comme certaines fleurs que n’épanouit aucun soleil. Tout ce qu’elle voit l’inquiète et l’afflige.

— Que veux-tu, mon ami, m’a-t-elle répondu l’autre jour, il ne m’a pas été donné d’être aveugle.

Ah ! que son ironie m’est douloureuse, et quelle vertu me faut-il pour ne point m’en laisser troubler ! Elle devrait comprendre pourtant, il me semble, que cette allusion à l’infirmité de Gertrude est de nature à particulièrement me blesser. Elle me fait sentir, du reste, que ce que j’admire surtout en Gertrude, c’est sa mansuétude infinie : je ne l’ai jamais entendue formuler le moindre grief contre autrui. Il est vrai que je ne lui laisse rien connaître de ce qui pourrait la blesser.

Et de même que l’âme heureuse, par l’irradiation de l’amour, propage le bonheur autour d’elle, tout se fait à l’entour d’Amélie sombre et morose. Amiel écrirait que son âme émet des rayons noirs. Lorsque après une journée de lutte, visites aux pauvres, aux malades, aux affligés, je rentre à la nuit tombée, harassé parfois, le cœur plein d’un exigeant besoin de repos, d’affection, de chaleur, je ne trouve le plus souvent à mon foyer que soucis, récriminations, tiraillements, à quoi mille fois je préférerais le froid, le vent et la pluie du dehors. Je sais bien que notre vieille Rosalie prétend n’en faire jamais qu’à sa tête ; mais elle n’a pas toujours tort, ni surtout Amélie toujours raison quand elle prétend la faire céder. Je sais bien que Charlotte et Gaspard sont horriblement turbulents ; mais Amélie n’obtiendrait-elle point davantage en criant un peu moins fort et moins constamment après eux ? Tant de recommandations, d’admonestations, de réprimandes perdent tout leur tranchant, à l’égal des galets des plages ; les enfants en sont beaucoup moins dérangés que moi. Je sais bien que le petit Claude fait ses dents (c’est du moins ce que soutient sa mère chaque fois qu’il commence à hurler), mais n’est-ce pas l’inviter à hurler que d’accourir aussitôt, elle ou Sarah, et de le dorloter sans cesse ? Je demeure persuadé qu’il hurlerait moins souvent si on le laissait, quelques bonnes fois, hurler tout son soûl quand je ne suis point là. Mais je sais bien que c’est surtout alors qu’elles s’empressent.

Sarah ressemble à sa mère, ce qui fait que j’aurais voulu la mettre en pension. Elle ressemble non point, hélas ! à ce que sa mère était à son âge, quand nous nous sommes fiancés, mais bien à ce que l’ont fait devenir les soucis de la vie matérielle, et j’allais dire la culture des soucis de la vie (car certainement Amélie les cultive). Certes j’ai bien du mal à reconnaître en elle aujourd’hui l’ange qui souriait naguère à chaque noble élan de mon cœur, que je rêvais d’associer indistinctement à ma vie, et qui me paraissait me précéder et me guider vers la lumière — ou l’amour en ce temps-là me blousait-il ?… Car je ne découvre en Sarah d’autres préoccupations que vulgaires ; à l’instar de sa mère elle se laisse affairer uniquement par des soucis mesquins ; les traits mêmes de son visage, que ne spiritualise aucune flamme intérieure, sont mornes et comme durcis. Aucun goût pour la poésie, ni plus généralement pour la lecture ; je ne surprends jamais, entre elle et sa mère, de conversation à quoi je puisse souhaiter prendre part, et je sens mon isolement plus douloureusement encore auprès d’elles que lorsque je me retire dans mon bureau, ainsi que je prends coutume de faire de plus en plus souvent.

J’ai pris aussi cette habitude, depuis l’automne et encouragé par la rapide tombée de la nuit, d’aller chaque fois que me le permettent mes tournées, c’est-à-dire quand je peux rentrer assez tôt, prendre le thé chez Mlle de La M… Je n’ai point dit encore que, depuis le mois de novembre dernier, Louise de La M… hospitalise avec Gertrude trois petites aveugles que Martins a proposé de lui confier ; à qui Gertrude à son tour apprend à lire et à exécuter divers menus travaux, où déjà ces fillettes se montrent assez habiles.

Quel repos, quel réconfort pour moi, chaque fois que je rentre dans la chaude atmosphère de la Grange, et combien il me prive si parfois il me faut rester deux ou trois jours sans y aller. Mlle de La M… est à même, il va sans dire, d’héberger Gertrude et ses trois petites pensionnaires, sans avoir à se gêner ou à se tourmenter pour leur entretien ; trois servantes l’aident avec un grand dévouement et lui épargnent toute fatigue. Mais peut-on dire que jamais fortune et loisirs furent mieux mérités ? De tout temps Louise de La M… s’est beaucoup occupée des pauvres ; c’est une âme profondément religieuse, qui semble ne faire que se prêter à cette terre et n’y vivre que pour aimer ; malgré ses cheveux presque tout argentés déjà qu’encadre un bonnet de guipure, rien de plus enfantin que son sourire ; rien de plus harmonieux que son geste, de plus musical que sa voix. Gertrude a pris ses manières, sa façon de parler, une sorte d’intonation, non point seulement de la voix, mais de la pensée, de tout l’être — ressemblance dont je plaisante l’une et l’autre, mais dont aucune des deux ne consent à s’apercevoir. Qu’il m’est doux, si j’ai le temps de m’attarder un peu près d’elles, de les voir, assises l’une auprès de l’autre et Gertrude soit appuyant son front sur l’épaule de son amie, soit abandonnant une de ses mains dans les siennes, m’écouter lire quelques vers de Lamartine ou de Hugo ; qu’il m’est doux de contempler dans leurs deux âmes limpides le reflet de cette poésie ! Même les petites élèves n’y demeurent pas insensibles. Ces enfants, dans cette atmosphère de paix et d’amour, se développent étrangement et font de remarquables progrès. J’ai souri d’abord lorsque Mlle Louise a parlé de leur apprendre à danser, par hygiène autant que par plaisir ; mais j’admire aujourd’hui la grâce rythmée des mouvements qu’elles arrivent à faire et qu’elles ne sont pas, hélas ! capables elles-mêmes d’apprécier. Pourtant Louise de La M… me persuade que, de ces mouvements qu’elles ne peuvent voir, elles perçoivent musculairement l’harmonie. Gertrude s’associe à ces danses avec une grâce et une bonne grâce charmantes, et du reste y prend l’amusement le plus vif. Ou parfois c’est Louise de La M… qui se mêle au jeu des petites, et Gertrude s’assied alors au piano. Ses progrès en musique ont été surprenants ; maintenant elle tient l’orgue de la chapelle chaque dimanche et prélude au chant des cantiques par de courtes improvisations.

Chaque dimanche, elle vient déjeuner chez nous ; mes enfants la revoient avec plaisir, malgré que leurs goûts et les siens diffèrent de plus en plus. Amélie ne marque pas trop de nervosité et le repas s’achève sans accroc. Toute la famille ensuite ramène Gertrude et prend le goûter à la Grange. C’est une fête pour mes enfants que Louise prend plaisir à gâter et comble de friandises. Amélie elle-même, qui ne laisse pas d’être sensible aux prévenances, se déride enfin et paraît toute rajeunie. Je crois qu’elle se passerait désormais malaisément de cette halte dans le train fastidieux de sa vie.




18 Mai.


À présent que les beaux jours reviennent, j’ai de nouveau pu sortir avec Gertrude, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps (car dernièrement encore il y a eu de nouvelles chutes de neige et les routes sont demeurées jusqu’à ces derniers jours dans un état épouvantable), non plus qu’il ne m’était arrivé depuis longtemps de me retrouver seul avec elle.

Nous marchions vite ; l’air vif colorait ses joues et ramenait sans cesse sur son visage ses cheveux blonds. Comme nous longions une tourbière je cueillis quelques joncs en fleurs, dont je glissai les tiges sous son béret, puis que je tressai avec ses cheveux pour les maintenir.

Nous ne nous étions encore presque pas parlé, tout étonnés de nous retrouver seuls ensemble, lorsque Gertrude, tournant vers moi sa face sans regards, me demanda brusquement :

— Croyez-vous que Jacques m’aime encore ?

— Il a pris son parti de renoncer à toi, répondis-je aussitôt.

— Mais croyez-vous qu’il sache que vous m’aimez ? reprit-elle.

Depuis la conversation de l’été dernier que j’ai rapportée, plus de six mois s’étaient écoulés sans que (je m’en étonne) le moindre mot d’amour ait été de nouveau prononcé entre nous. Nous n’étions jamais seuls, je l’ai dit, et mieux valait qu’il en fût ainsi La question de Gertrude me fit battre le cœur si fort que je dus ralentir un peu notre marche.

— Mais tout le monde, Gertrude, sait que je t’aime, m’écriai-je. Elle ne prit pas le change.

— Non, non ; vous ne répondez pas à ma question.

Et après un moment de silence, elle reprit, la tête baissée :

— Ma tante Amélie sait cela ; et moi je sais que cela la rend triste.

— Elle serait triste sans cela, protestai-je d’une voix mal assurée. Il est de son tempérament d’être triste.

— Oh ! vous cherchez toujours à me rassurer, dit-elle avec une sorte d’impatience. Mais je ne tiens pas à être rassurée. Il y a bien des choses, je le sais, que vous ne me faites pas connaître, par peur de m’inquiéter ou de me faire de la peine ; bien des choses que je ne sais pas, de sorte que parfois…

Sa voix devenait de plus en plus basse ; elle s’arrêta comme à bout de souffle. Et comme, reprenant ses derniers mots, je demandais :

— Que parfois ?…

— De sorte que parfois, reprit-elle tristement, tout le bonheur que je vous dois me paraît reposer sur de l’ignorance.

— Mais, Gertrude…

— Non, laissez-moi vous dire : Je ne veux pas d’un pareil bonheur. Comprenez que je ne… Je ne tiens pas à être heureuse. Je préfère savoir. Il y a beaucoup de choses, de tristes choses assurément, que je ne puis pas voir, mais que vous n’avez pas le droit de me laisser ignorer. J’ai longtemps réfléchi durant ces mois d’hiver ; je crains, voyez-vous, que le monde entier ne soit pas si beau que vous me l’avez fait croire, pasteur, et même qu’il ne s’en faille de beaucoup.

— Il est vrai que l’homme a souvent enlaidi la terre, arguai-je craintivement, car l’élan de ses pensées me faisait peur et j’essayais de le détourner tout en désespérant d’y réussir. Il semblait qu’elle attendît ces quelques mots, car, s’en emparant aussitôt comme d’un chaînon grâce à quoi se fermait la chaîne :

— Précisément, s’écria-t-elle : je voudrais être sûre de ne pas ajouter au mal.

Longtemps nous continuâmes de marcher très vite, en silence. Tout ce que j’aurais pu lui dire se heurtait d’avance à ce que je sentais qu’elle pensait ; je redoutais de provoquer quelque phrase dont notre sort à tous deux dépendait. Et songeant à ce que m’avait dit Martins, que peut-être on pourrait lui rendre la vue, une grande angoisse étreignait mon cœur.

— Je voulais vous demander, reprit-elle enfin — mais je ne sais comment le dire…

Certainement, elle faisait appel à tout son courage, comme je faisais appel au mien pour l’écouter. Mais comment eussé-je pu prévoir la question qui la tourmentait :

— Est-ce que les enfants d’une aveugle naissent aveugles nécessairement ?

Je ne sais qui de nous deux cette conversation oppressait davantage ; mais à présent il nous fallait continuer.

— Non, Gertrude, lui dis-je ; à moins de cas très spéciaux. Il n’y a même aucune raison pour qu’ils le soient.

Elle parut extrêmement rassurée. J’aurais voulu lui demander à mon tour pourquoi elle me demandait cela ; je n’en eus pas le courage et continuai maladroitement :

— Mais, Gertrude, pour avoir des enfants, il faut être mariée.

— Ne me dites pas cela, pasteur. Je sais que cela n’est pas vrai.

— Je t’ai dit ce qu’il était décent de te dire, protestai-je. Mais en effet les lois de la nature permettent ce qu’interdisent les lois des hommes et de Dieu.

— Vous m’avez dit souvent que les lois de Dieu étaient celles mêmes de l’amour.

— L’amour qui parle ici n’est plus celui qu’on appelle aussi : charité.

— Est-ce par charité que vous m’aimez ?

— Tu sais bien que non, ma Gertrude.

— Mais alors vous reconnaissez que notre amour échappe aux lois de Dieu ?

— Que veux-tu dire ?

— Oh ! vous le savez bien, et ce ne devrait pas à être à moi de parler.

En vain je cherchais à biaiser ; mon cœur battait la retraite de mes arguments en déroute. Éperdument je m’écriai :

— Gertrude… tu penses que ton amour est coupable ?

Elle rectifia :

— Que notre amour… Je me dis que je devrais le penser.

— Et alors ?…

Je surpris comme une supplication dans ma voix, tandis que, sans reprendre haleine, elle achevait :

— Mais que je ne peux pas cesser de vous aimer.

Tout cela se passait hier. J’hésitais d’abord à l’écrire… Je ne sais plus comment s’acheva la promenade. Nous marchions à pas précipités, comme pour fuir, et je tenais son bras étroitement serré contre moi. Mon âme avait à ce point quitté mon corps — il me semblait que le moindre caillou sur la route nous eût fait tous deux rouler à terre.




19 Mai.


Martins est revenu ce matin. Gertrude est opérable. Roux l’affirme et demande qu’elle lui soit confiée quelque temps. Je ne puis m’opposer à cela, et pourtant, lâchement, j’ai demandé à réfléchir. J’ai demandé qu’on me laissât la préparer doucement… Mon cœur devrait bondir de joie, mais je le sens peser en moi, lourd d’une angoisse inexprimable. À l’idée de devoir annoncer à Gertrude que la vue lui pourrait être rendue, le cœur me faut.




Nuit du 19 Mai.


J’ai revu Gertrude et je ne lui ai point parlé. À la Grange, ce soir, comme personne n’était dans le salon, je suis monté jusqu’à sa chambre. Nous étions seuls.

Je l’ai tenue longuement pressée contre moi. Elle ne faisait pas un mouvement pour se défendre, et comme elle levait le front vers moi, nos lèvres se sont rencontrées…




21 Mai.


Est-ce pour nous, Seigneur, que vous avez fait la nuit si profonde et si belle ? Est-ce pour moi ? L’air est tiède et par ma fenêtre ouverte la lune entre et j’écoute le silence immense des cieux. Ô confuse adoration de la création tout entière où fond mon cœur dans une extase sans paroles. Je ne peux plus prier qu’éperdument. S’il est une limitation dans l’amour, elle n’est pas de Vous, mon Dieu, mais des hommes. Pour coupable que mon amour paraisse aux yeux des hommes, oh ! dites-moi qu’aux vôtres il est saint.

Je tâche à m’élever au-dessus de l’idée de péché ; mais le péché me semble intolérable, et je ne veux point abandonner le Christ. Non, je n’accepte pas de pécher, aimant Gertrude. Je ne puis arracher cet amour de mon cœur qu’en arrachant mon cœur même, et pourquoi ? Quand je ne l’aimerais pas déjà, je devrais l’aimer par pitié pour elle ; ne plus l’aimer, ce serait la trahir : elle a besoin de mon amour…

Seigneur, je ne sais plus… Je ne sais plus que Vous. Guidez-moi. Parfois il me paraît que je m’enfonce dans les ténèbres et que la vue qu’on va lui rendre m’est enlevée.


Gertrude est entrée hier à la clinique de Lausanne, d’où elle ne doit sortir que dans vingt jours. J’attends son retour avec une appréhension extrême. Martins doit nous la ramener. Elle m’a fait promettre de ne point chercher à la voir d’ici-là.




22 Mai.


Lettre de Martins : l’opération a réussi. Dieu soit loué !




24 Mai.


L’idée de devoir être vu par elle, qui jusqu’alors m’aimait sans me voir — cette idée me cause une gêne intolérable. Va-t-elle me reconnaître ? Pour la première fois de ma vie j’interroge anxieusement les miroirs. Si je sens son regard moins indulgent que n’était son cœur, et moins aimant, que deviendrai-je ? Seigneur, il m’apparaît parfois que j’ai besoin de son amour pour vous aimer.




27 Mai.


Un surcroît de travail m’a permis de traverser ces derniers jours sans trop d’impatience. Chaque occupation qui peut m’arracher de moi-même est bénie ; mais tout le long du jour, à travers tout, son image me suit.

C’est demain qu’elle doit revenir. Amélie, qui durant cette semaine ne m’a montré que les meilleurs côtés de son humeur et semble avoir pris à tâche de me faire oublier l’absente, s’apprête avec les enfants à fêter son retour.




28 Mai.


Gaspard et Charlotte ont été cueillir ce qu’ils ont pu trouver de fleurs dans les bois et dans les prairies. La vieille Rosalie confectionne un gâteau monumental que Sarah agrémente de je ne sais quels ornements de papier doré. Nous l’attendons pour ce midi.

J’écris pour user cette attente. Il est onze heures. À tout moment je relève la tête et regarde vers la route par où la voiture de Martins doit approcher. Je me retiens d’aller à leur rencontre : mieux vaut, et par égard pour Amélie, ne pas séparer mon accueil. Mon cœur s’élance… ah ! les voici !




28 au soir.


Dans quelle abominable nuit je plonge !

Pitié, Seigneur, pitié ! Je renonce à l’aimer, mais, Vous, ne permettez pas qu’elle meure !


Que j’avais donc raison de craindre ! Qu’a-t-elle fait ? Qu’a-t-elle voulu faire ? Amélie et Sarah m’ont dit l’avoir accompagnée jusqu’à la porte de la Grange, où Mlle de La M… l’attendait. Elle a donc voulu ressortir… Que s’est-il passé ?

Je cherche à mettre un peu d’ordre dans mes pensées. Les récits qu’on me fait sont incompréhensibles, ou contradictoires. Tout se brouille en ma tête… Le jardinier de Mlle de La M… vient de la ramener sans connaissance à la Grange ; il dit l’avoir vue marcher le long de la rivière, puis franchir le pont du jardin, puis se pencher, puis disparaître ; mais n’ayant pas compris d’abord qu’elle tombait, il n’est pas accouru comme il aurait dû le faire ; il l’a retrouvée près de la petite écluse, où le courant l’avait portée. Quand je l’ai revue un peu plus tard, elle n’avait pas repris connaissance ; ou du moins l’avait reperdue, car un instant elle était revenue à elle, grâce aux soins prodigués aussitôt. Martins, qui Dieu merci n’était pas encore reparti, s’explique mal cette sorte de stupeur et d’indolence où la voici plongée ; en vain l’a-t-il interrogée ; on eût dit qu’elle n’entendait rien, ou qu’elle avait résolu de se taire. Sa respiration reste très oppressée et Martins craint une congestion pulmonaire ; il a posé des sinapismes et des ventouses et promis de revenir demain. L’erreur a été de la laisser trop longtemps dans ses vêtements trempés tandis qu’on s’occupait d’abord à la ranimer ; l’eau de la rivière est glacée. Mlle de La M… qui seule a pu obtenir d’elle quelques mots, soutient qu’elle a voulu cueillir des myosotis qui croissent en abondance de ce côté de la rivière, et que, malhabile encore à mesurer les distances, ou prenant pour de la terre ferme le flottant tapis de fleurs, elle a perdu pied brusquement… Si je pouvais le croire ! me convaincre qu’il n’y eut là qu’un accident, quel poids affreux serait levé de sur mon âme ! Durant tout le repas, si gai pourtant, l’étrange sourire, qui ne la quittait pas, m’inquiétait ; un sourire contraint que je ne lui connaissais point mais que je m’efforçais de croire celui même de son nouveau regard ; un sourire qui semblait ruisseler de ses yeux sur son visage comme des larmes, et près de quoi la vulgaire joie des autres m’offensait. Elle ne se mêlait pas à la joie ; on eût dit qu’elle avait découvert un secret, que sans doute elle m’eût confié si j’eusse été seul avec elle. Elle ne disait presque rien ; mais on ne s’en étonnait pas, car près des autres, et plus ils sont exubérants, elle est souvent silencieuse.

Seigneur, je vous implore : permettez-moi de lui parler. J’ai besoin de savoir, ou sinon comment continuerais-je à vivre ?… Et pourtant, si tant est qu’elle a voulu cesser de vivre, est-ce précisément pour avoir su ? Su quoi ? Mon amie, qu’avez-vous donc appris d’horrible ? Que vous avais-je donc caché de mortel, que soudain vous aurez pu voir ?

J’ai passé plus de deux heures à son chevet, ne quittant pas des yeux son front, ses joues pâles, ses paupières délicates recloses sur un indicible chagrin, ses cheveux encore mouillés et pareils à des algues, étalés autour d’elle sur l’oreiller — écoutant son souffle inégal et gêné.




29 Mai.


Mlle Louise m’a fait appeler ce matin, au moment où j’allais me rendre à la Grange. Après une nuit à peu près calme, Gertrude est enfin sortie de sa torpeur. Elle m’a souri lorsque je suis entré dans la chambre et m’a fait signe de venir m’asseoir à son chevet. Je n’osais pas l’interroger et sans doute craignait-elle mes questions, car elle m’a dit tout aussitôt et comme pour prévenir toute effusion :

— Comment donc appelez-vous ces petites fleurs bleues, que j’ai voulu cueillir sur la rivière — qui sont de la couleur du ciel ? Plus habile que moi, voulez-vous m’en faire un bouquet ? Je l’aurai là, près de mon lit…

L’artificiel enjouement de sa voix me faisait mal ; et sans doute le comprit-elle, car elle ajouta plus gravement :

— Je ne puis vous parler ce matin ; je suis trop lasse. Allez cueillir ces fleurs pour moi, voulez-vous ? Vous reviendrez tantôt.

Et comme, une heure après, je rapportais pour elle un bouquet de myosotis, Mlle Louise me dit que Gertrude reposait de nouveau et ne pourrait me recevoir avant le soir.

Ce soir, je l’ai revue. Des coussins entassés sur son lit la soutenaient et la maintenaient presque assise. Ses cheveux à présent rassemblés et tressés au-dessus de son front étaient mêlés aux myosotis que j’avais rapportés pour elle.

Elle avait certainement de la fièvre et paraissait très oppressée. Elle garda dans sa main brûlante la main que je lui tendis : je restais debout près d’elle :

— Il faut que je vous fasse un aveu, pasteur ; car ce soir j’ai peur de mourir, dit-elle. Je vous ai menti ce matin… Ce n’était pas pour cueillir des fleurs… Me pardonnerez-vous si je vous dis que j’ai voulu me tuer ?

Je tombai à genoux près de son lit, tout en gardant sa frêle main dans la mienne ; mais elle, se dégageant, commença de caresser mon front, tandis que j’enfonçais dans les draps mon visage pour lui cacher mes larmes et pour y étouffer mes sanglots.

— Est-ce que vous trouvez que c’est très mal ? reprit-elle alors tendrement ; puis comme je ne répondais rien :

— Mon ami, mon ami, vous voyez bien que je tiens trop de place dans votre cœur et votre vie. Quand je suis revenue près de vous, c’est ce qui m’est apparu tout de suite ; ou du moins que la place que j’occupais était celle d’une autre et qui s’en attristait. Mon crime est de ne pas l’avoir senti plus tôt ; ou du moins — car je le savais bien déjà — de vous avoir laissé m’aimer quand même. Mais lorsque m’est apparu tout à coup son visage, lorsque j’ai vu sur son pauvre visage tant de tristesse, je n’ai plus pu supporter l’idée que cette tristesse fût mon œuvre… Non, non, ne vous reprochez rien ; mais laissez-moi partir et rendez-lui sa joie.

La main cessa de caresser mon front ; je la saisis et la couvris de baisers et de larmes. Mais elle la dégagea impatiemment et une angoisse nouvelle commença de l’agiter.

— Ce n’est pas là ce que je voulais dire ; non, ce n’est pas cela que je veux dire, répétait-elle ; et je voyais la sueur mouiller son front. Puis elle baissa les paupières et garda les yeux fermés quelque temps, comme pour concentrer sa pensée, ou retrouver son état de cécité première ; et d’une voix d’abord traînante et désolée, mais qui bientôt s’éleva tandis qu’elle rouvrait les yeux, puis s’anima jusqu’à la véhémence :

— Quand vous m’avez donné la vue, mes yeux se sont ouverts sur un monde plus beau que je n’avais rêvé qu’il pût être ; oui vraiment, je n’imaginais pas le jour si clair, l’air si brillant, le ciel si vaste. Mais non plus je n’imaginais pas si soucieux le front des hommes ; et quand je suis entrée chez vous, savez-vous ce qui m’est apparu tout d’abord… Ah ! il faut pourtant bien que je vous le dise : ce que j’ai vu d’abord, c’est notre faute, notre péché. Non, ne protestez pas. Souvenez-vous des paroles du Christ : « Si vous étiez aveugle, vous n’auriez point de péché ». Mais à présent j’y vois… Relevez-vous, pasteur. Asseyez-vous là, près de moi. Écoutez-moi sans m’interrompre. Dans le temps que j’ai passé à la clinique, j’ai lu, ou plutôt je me suis fait lire, des passages de la Bible que je ne connaissais pas encore, que vous ne m’aviez jamais lus. Je me souviens d’un verset de saint Paul, que je me suis répété tout un jour : « Pour moi, étant autrefois sans loi, je vivais ; mais quand le commandement vint, le péché reprit vie, et moi je mourus. »

Elle parlait dans un état d’exaltation extrême, à voix très haute et cria presque ces derniers mots, de sorte que je fus gêné à l’idée qu’on la pourrait entendre du dehors ; puis elle referma les yeux et répéta, comme pour elle-même, ces derniers mots dans un murmure :

— « Le péché reprit vie — et moi je mourus. »

Je frissonnai, le cœur glacé d’une sorte de terreur. Je voulus détourner sa pensée.

— Qui t’a lu ces versets ? demandai-je.

— C’est Jacques, dit-elle en rouvrant les yeux et en me regardant fixement. Vous saviez qu’il s’est converti ?

C’en était trop ; j’allais la supplier de se taire, mais elle continuait déjà :

— Mon ami, je vais vous faire beaucoup de peine ; mais il ne faut pas qu’il reste aucun mensonge entre nous. Quand j’ai vu Jacques, j’ai compris soudain que ce n’était pas vous que j’aimais ; c’était lui. Il avait exactement votre visage ; je veux dire celui que j’imaginais que vous aviez… Ah ! pourquoi m’avez-vous fait le repousser ? J’aurais pu l’épouser…

— Mais, Gertrude, tu le peux encore, m’écriai-je avec désespoir.

— Il entre dans les ordres, dit-elle impétueusement. Puis des sanglots la secouèrent : Ah ! je voudrais me confesser à lui… gémissait-elle dans une sorte d’extase… Vous voyez bien qu’il ne me reste qu’à mourir. J’ai soif. Appelez quelqu’un, je vous en prie. J’étouffe. Laissez-moi seule. Ah ! de vous parler ainsi, j’espérais être plus soulagée. Quittez-moi. Quittons-nous. Je ne supporte plus de vous voir.

Je la laissai. J’appelai Mlle de La M… pour me remplacer auprès d’elle ; son extrême agitation me faisait tout craindre mais il me fallait bien me convaincre que ma présence aggravait son état. Je priai qu’on vînt m’avertir s’il empirait.




30 Mai.


Hélas ! Je ne devais plus la revoir qu’endormie. C’est ce matin, au lever du jour, qu’elle est morte, après une nuit de délire et d’accablement. Jacques, que, sur la demande dernière de Gertrude, Mlle de La M… avait prévenu par dépêche, est arrivé quelques heures après la fin. Il m’a cruellement reproché de n’avoir pas fait appeler un prêtre tandis qu’il était temps encore. Mais comment l’eussé-je fait, ignorant encore que, pendant son séjour à Lausanne, pressée par lui évidemment, Gertrude avait abjuré. Il m’annonça du même coup sa propre conversion et celle de Gertrude. Ainsi me quittaient à la fois ces deux êtres ; il semblait que, séparés par moi durant la vie, ils eussent projeté de me fuir et tous deux de s’unir en Dieu. Mais je me persuade que dans la conversion de Jacques entre plus de raisonnement que d’amour.

— Mon père, m’a-t-il dit, il ne sied pas que je vous accuse ; mais c’est l’exemple de votre erreur qui m’a guidé.

Après que Jacques fut reparti, je me suis agenouillé près d’Amélie, lui demandant de prier pour moi, car j’avais besoin d’aide. Elle a simplement récité « Notre Père… » mais en mettant entre les versets de longs silences qu’emplissait notre imploration.

J’aurais voulu pleurer, mais je sentais mon cœur plus aride que le désert.