La Sylviculture en France et en Allemagne

ÉTUDES
D’ÉCONOMIE FORESTIÈRE


la sylviculture en france et en allemagne

I. — Cours de Culture des Bois, par MM. Lorentz et Parade, Nancy 1857.
II. — Die Forstwissenschaft nach einer praktischen Ansicht (la Science forestière au point de vue pratique), von Dr W. Pfeil, Leipzig, 5e édition, 1859.



Il est bien peu de personnes qui, en parcourant une forêt, se rendent un compte exact de l’influence que la main de l’homme peut avoir sur la végétation. Pour les uns, la forêt n’est qu’un ornement de la campagne, bon tout au plus à varier la monotonie du paysage, et à faire ressortir par son vert feuillage les teintes dorées des moissons ou la blancheur éclatante d’un rocher illuminé par le soleil ; pour d’autres, elle ne fait qu’entraver les progrès de l’agriculture, en usurpant la place due à la pomme de terre ou à la betterave. Pour la plupart enfin, les forêts ont l’avantage de donner sans soins ni culture, bon an mal an, à peu près les mêmes produits ; elles sont à ce titre des propriétés fort agréables, puisqu’elles fournissent un revenu régulier sans aucun déboursé, et que, n’exigeant aucun renouvellement de bail, elles évitent les discussions avec les métayers, suppriment les mauvaises années, écartent enfin les chances de non-paiement du fermage. À coup sûr, on surprendrait bien du monde, chez nous du moins, en venant prétendre qu’elles constituent une exploitation qui, pour être profitable, demande comme toute autre des soins minutieux, et qu’il existe une science qui s’en occupe d’une manière spéciale. Cette ignorance est en effet si générale en France, qu’à l’exposition universelle de 1855 les produits forestiers ont été classés parmi les produits naturels qui peuvent s’obtenir sans culture. M. L. de Lavergne a signalé dans la Revue même[1] l’erreur d’une telle appréciation et montré les graves conséquences qu’elle comporte. Cette erreur, que nos voisins d’outre-Rhin n’auraient certainement pas commise, ne date pas d’aujourd’hui. Lorsqu’on parcourt en effet la longue liste des ouvrages qui s’occupent des forêts, on est étonné du petit nombre de ceux qui traitent de la sylviculture proprement dite. La jurisprudence forestière, l’emploi des bois dans la marine ou l’industrie, des considérations générales sur l’utilité de la conservation des forêts, tel est le thème ordinaire de ces nombreuses publications. Ce ne sont pas des forestiers, mais des administrateurs, des avocats, des marins, des industriels, des officiers d’artillerie ou des négocians qui entretiennent le public de ces questions : il faut leur en savoir gré, car ils montrent ainsi à combien d’intérêts divers la science forestière se rattache ; mais on ne peut exiger d’eux qu’ils en parlent à un point de vue technique qui leur est complètement inconnu.

Toutefois, pour être peu nombreux, nos ouvrages de sylviculture ne sont inférieurs à ceux d’aucune branche de l’économie rurale, et les mémoires de Buffon sur les forêts, les traités de Duhamel sur les Semis et plantations et sur l’Exploitation des bois, le Cours de culture des bois de MM. Lorentz et Parade, ne nous laissent plus rien à envier à personne. Si ces ouvrages ne sont guère connus que d’un public spécial et restreint, il n’en faut point accuser le faible intérêt qu’offre ce genre d’études, il en est au contraire bien peu de plus attrayans : cela tient uniquement à ce que la sylviculture n’est pour ainsi dire pas scientifiquement représentée à Paris. Depuis. Duhamel en effet, c’est-à-dire depuis un siècle environ, aucun fauteuil ne lui a été réservé à l’Académie des Sciences, où l’on voit cependant figurer des branches beaucoup moins importantes de l’économie rurale, telles que l’art vétérinaire et l’horticulture. Aucune chaire publique ne lui est consacrée : sauf les cours très élémentaires des écoles d’agriculture de Grignon et de La Saussaie, elle n’est plus, depuis la suppression de l’Institut de Versailles, enseignée qu’à l’École forestière. Or cette école, dont le siège est Nancy, est exclusivement destinée à former des agens pour l’administration des forêts de l’état et des communes : elle n’admet pas d’élèves libres, et n’a dès lors qu’une influence fort restreinte sur la diffusion dans le public des doctrines qu’elle professe.

Les Allemands ne comprennent pas notre indifférence à cet endroit, eux qui attachent à l’économie forestière une importance telle que cette étude est le complément indispensable de toute éducation achevée, et qu’elle est exigée pour certaines fonctions qui, comme la diplomatie par exemple, n’ont cependant avec elle aucun rapport. Sans pousser les choses aussi loin, ni adopter leur devise, qui paraît être ante omnia sylvœ, nous voudrions voir le public français dédaigner moins une science qui, à l’intérêt réel qu’elle présente, joint une utilité pratique incontestable. C’est dans cette intention que, donnant suite à quelques études sur l’économie forestière[2], nous nous proposons de faire connaître ici les principes sur lesquels repose la sylviculture, de rappeler les phases diverses qu’elle a traversées avant de se constituer d’une manière définitive, d’indiquer les progrès dont elle nous paraît encore susceptible en France comme en Allemagne.


I

Des différentes espèces d’arbres qui croissent dans nos climats, les uns nous donnent des fruits comestibles, tandis que les autres sont exclusivement propres à la production ligneuse. Transformés par une culture incessante, par la greffe et par la taille, les premiers perdent peu à peu leur aspect primitif, et en les comparant à leurs congénères qu’on trouve dans les forêts, on pourrait douter qu’ils aient une origine commune, si de temps à autre la nature ne reprenait ses droits en exigeant l’emploi de sauvageons pour rajeunir une sève épuisée. Les autres, qu’on a pour ce fait appelés arbres sauvages, végètent au contraire en liberté, restent toujours semblables à eux-mêmes, et peuvent se reproduire sans l’intervention de l’homme. L’étude de la production des fruits est du ressort de l’arboriculture, celle de la production des bois constitue la sylviculture ; la première ne porte que sur les arbres considérés isolément, tandis que la seconde ne s’occupe guère que de ceux qui croissent en massif. Considérée comme art, la sylviculture comprend non-seulement l’exploitation des forêts, mais encore l’ensemble des travaux et des moyens divers d’en accroître le produit. Elle n’est pas uniforme ni invariable dans ses principes, car elle doit, comme l’agriculture, se modifier suivant les circonstances. Le progrès pour elle est dans l’adoption de modes de traitement de plus en plus conformes aux lois de la physiologie végétale, dans l’exécution de travaux de culture et d’entretien de plus en plus complets et mieux entendus. L’agriculture, on le sait, admet deux systèmes d’exploitation : l’une, c’est la culture intensive, se propose de porter le sol à son plus haut point de production ; elle exige par conséquent une quantité considérable de travail et de capital. L’autre est la culture extensive, qui n’en emploie au contraire que le moins possible, et nécessite, pour donner les mêmes produits, une étendue de terrain beaucoup plus grande que la première. Ces deux systèmes vont se retrouver en présence dans le traitement des forêts.

Tous les arbres de nos forêts ne sont pas également précieux : ceux-ci, comme le chêne, le hêtre, le sapin, ont une fibre résistante qui les fait rechercher dans les arts industriels, et leur a valu le nom de bois durs ; ceux-là, comme le tremble, le saule, l’aulne, le tilleul, ont une texture lâche qui les rend impropres à presque tous les usages : on leur donne généralement la qualification de bois tendres ou bois blancs. Multiplier les premiers au détriment des seconds, en activer l’accroissement, en assurer la reproduction, tel doit être le principal but du forestier.

Comme tous les végétaux, les arbres produisent des semences d’où naissent d’autres arbres semblables à ceux qui les ont produites. Les unes, lourdes et volumineuses, comme le gland et la faîne, s’écartent peu du pied dont elles proviennent : les générations nouvelles qu’elles engendrent se succèdent presque sur place et n’envahissent qu’à la longue, et de proche en proche, les terres voisines. Les autres, petites, légères, tantôt munies d’une aile, comme celles du pin, de l’érable et du bouleau, tantôt enveloppées d’aigrettes cotonneuses, comme celles du saule ou du tremble, sont emportées au loin par les vents : elles prennent possession de tout coin de terre inoccupé, sentinelles avancées d’une forêt qui les suivra bientôt. Mais la semence n’est pas toujours le seul moyen de reproduction : la plupart des espèces feuillues ont la propriété de fournir des rejets ou des drageons, c’est-à-dire que, l’arbre étant coupé, la souche restée en terre donne spontanément naissance à un ou plusieurs brins, qui deviennent autant d’arbres nouveaux groupés sur un même point. Cette faculté, dont les arbres résineux sont dépourvus, n’est cependant pas indéfinie ; elle diminue à mesure que les souches vieillissent, et disparaît après un certain nombre d’exploitations. Ces deux modes de reproduction servent de base aux deux systèmes de culture forestière dont nous avons parlé, — la futaie et le taillis[3].

Le taillis, qui est de beaucoup le plus ancien, n’exige que fort peu de soin. C’est la sylviculture à l’état rudimentaire. Comme il repose essentiellement sur la reproduction des souches, on se borne en général à veiller à ce qu’elles conservent leur vigueur le plus longtemps possible. On évite à cet effet d’exploiter les taillis trop jeunes ou trop âgés : dans le premier cas, les souches, fatiguées par des exploitations répétées, s’épuiseraient rapidement ; dans le second, elles n’auraient plus la vitalité nécessaire pour donner des rejets vigoureux. Dans nos climats, c’est, suivant les essences, entre quinze et quarante ans qu’il convient d’exploiter les taillis. Dans les forêts gérées en France par l’administration, la limite inférieure a été fixée à vingt-cinq ans, à moins cependant qu’il ne s’agisse de bois tendres, dont la croissance rapide permet de devancer l’époque normale. Des révolutions[4] aussi courtes ne peuvent évidemment donner de bois de fortes dimensions, et sauf quelques exceptions, comme les écorces de chêne par exemple, les produits du taillis sont exclusivement propres au chauffage. C’est pour éviter cet inconvénient qu’on a imaginé un système mixte, appelé taillis composé ou taillis-sous-futaie. Il consiste à laisser sur pied, à chaque exploitation, un certain nombre d’arbres destinés à acquérir tout le développement dont ils sont susceptibles, et à fournir, lorsqu’ils ont atteint leur maturité, des bois propres aux constructions et à l’industrie. Ces arbres, qu’on a soin de répartir le plus régulièrement possible, portent, suivant leur âge, les noms de baliveaux[5], modernes ou anciens : dénominations fort singulières, dont il est difficile aujourd’hui de déterminer l’origine. La plupart des forêts des environs de Paris, celles de Meudon, de Bondy, de Fausse-Repose, de Verrières, etc., sont exploitées en taillis-sous-futaie ; les bois de Boulogne et de Vincennes l’étaient également avant leur transformation en promenades publiques, comme il est facile de s’en assurer d’un côté aux rejets de souches qui forment les cépées, de l’autre aux arbres plus âgés qu’on rencontre épars dans les massifs.

Le taillis composé est déjà un progrès sur le taillis simple, puisqu’il donne des produits plus précieux ; mais il lui est supérieur encore à un autre point de vue, en ce qu’il assure davantage la conservation des bonnes essences. Après quelques révolutions en effet, les souches épuisées ne donnent plus que des rejets languissans, bientôt étouffés par les épines et les bois blancs, qui envahissent les jeunes coupes. Tandis que, dans les taillis simples, il faut avoir recours à des plantations pour conserver l’essence primitive, dans les taillis-sous-futaie les semences fournies par les réserves contribuent à la perpétuation de la forêt. Néanmoins. ce mode de« traitement doit lui-même céder le pas à la futaie.

Destinée à donner des bois de fortes dimensions, la futaie conduit à laisser les arbres sur pied jusqu’à un âge avancé, mais variable, suivant les essences et les localités. Tandis que les chênes, dans un sol qui leur convient, peuvent, sans donner aucun signe de dépérissement, se maintenir pendant deux ou trois cents ans, les pins ne dépassent guère cent vingt ans, et les bois blancs, dans les terrains humides, languissent et meurent avant même d’avoir atteint leur cinquantième année. À un âge aussi reculé, la reproduction des souches est impossible ; aussi les futaies ne peuvent-elles se régénérer que par les semences.

Avant la découverte de la méthode actuellement en vigueur, les systèmes employés laissaient beaucoup à désirer. En Allemagne, où dominaient les forêts résineuses, on pratiquait le jardinage, qui consiste à enlever çà et là, sans aucun ordre, les arbres arrivés à maturité. En France, on exploitait les forêts à tire et aire, c’est-à-dire de proche en proche, en abattant intégralement ou à peu près tous les bois compris dans la coupe. Ces systèmes présentaient de graves inconvéniens en ce qu’ils entravaient la croissance des arbres et ne garantissaient en aucune façon le repeuplement des parties exploitées ; ils sont aujourd’hui complètement abandonnés l’un et l’autre, et remplacés par la méthode connue sous le nom de méthode du réensemencement naturel et des éclaircies, ou méthode allemande. Cette méthode consiste, d’après la définition qu’en a donnée M. Parade, à exploiter les futaies de manière à en assurer le repeuplement naturel et complet, à en favoriser le plus possible la croissance depuis la première jeunesse jusqu’au moment de l’exploitation. Elle repose sur des faits simples, observés dans la nature et en harmonie avec les principes de la physiologie végétale.

Il n’y a plus en France de forêts vierges, mais nous en avons qui, faute d’exploitations régulières, permettent de suivre plus ou moins la marche de la végétation abandonnée à elle-même. Lorsque les arbres sont arrivés à maturité, leurs semences donnent naturellement naissance à des plants qui, après avoir végété pendant quelque temps, périssent, faute d’air et de lumière, étouffés sous le feuillage du massif principal. Cette stérile génération s’opère ainsi chaque année jusqu’à ce que les arbres qui forment l’étage supérieur aient atteint le terme de leur existence ; ils tombent alors et disparaissent, rendant au sol, par leur décomposition, les élémens qu’ils en ont tirés pendant leur vie. La place qu’ils abandonnent est immédiatement occupée par la jeune génération qui végète à leur pied, n’attendant qu’un peu de soleil pour prendre son essor. Dans les premiers temps, ces jeunes plants sont très serrés ; mais, à mesure qu’ils se développent et qu’il leur faut plus d’espace, le nombre en diminue : les plus faibles disparaissent, dominés et étouffés par les autres, qui ne peuvent s’accroître qu’à leurs dépens. Chaque année en voit succomber de nouveaux, jusqu’à ce que le massif, ayant atteint toute sa croissance, commence à dépérir lui-même après avoir laissé place à un nouveau peuplement.

Il y a dans la forêt de Fontainebleau de magnifiques futaies bien connues, celles de la Tillaie et du Gros-Fouteau. À cause de leur proximité de la ville, dont elles sont les plus belles promenades, elles n’ont été depuis fort longtemps soumises à aucune exploitation ; aussi présentent-elles exactement l’aspect d’une forêt à l’état naturel. Au-dessus, formant l’étage supérieur, vous voyez des chênes de quatre à cinq siècles, vétérans de la forêt, aux dimensions colossales, et qui ont presque tous un caractère historique. Autour d’eux cà et là, des chênes et des hêtres de cent à cent cinquante ans, remplaçant ceux que le temps et la foudre ont déjà fait tomber, dominent eux-mêmes des semis de différens âges, de hêtre et de charme, qui leur succéderont un jour. Telles sont les phases diverses de la végétation forestière abandonnée à elle-même : elle est envahissante, et, si l’homme ne lui opposait pas d’obstacles, elle ne tarderait pas à recouvrir entièrement la surface de la terre. Grâce à leurs dimensions, à leur longévité, à leurs racines, qui s’étendent dans toutes les directions et s’emparent du terrain, les arbres se propagent au détriment de toutes les autres plantes, et une fois installés sur un point, ils ne peuvent en être chassés que par le fer ou le feu. Des contrées abandonnées par leurs habitans se sont naturellement transformées en forêts. De nombreuses ruines romaines trouvées dans les forêts des Vosges et de l’Alsace attestent que l’emplacement qu’elles occupent aujourd’hui était autrefois cultivé. Au XVe siècle, c’était un dicton populaire en France que les guerres des Anglais y avaient fait pousser le bois.

Puisque telle est la puissance de la propagation naturelle, c’est à la seconder que devront tendre tous les efforts du forestier, afin d’utiliser tous les produits ligneux qui dans la nature se perdent sans profit. La méthode par laquelle on y arrive, s’appuyant sur l’observation des phénomènes qu’on vient d’indiquer, comprend deux ordres de coupes essentiellement distincts, les coupes de régénération et les coupes d’amélioration, voici en peu de mots en quoi ils consistent.

Les conditions nécessaires à toute régénération sont, nous l’avons vu, l’ensemencement du terrain, l’abri donné pendant les premières années aux jeunes plants nouvellement germés, enfin la participation progressive de ces jeunes plants aux influences atmosphériques. Ces conditions se réalisent par trois opérations successives. La première, appelée coupe d’ensemencement ou coupe sombre, a pour but d’assurer l’ensemencement naturel et complet du terrain ; elle consiste à enlever dans le massif un certain nombre d’arbres, un tiers environ : les autres, laissés sur pied, sont destinés à produire de la graine en quantité suffisante. Une fois l’ensemencement produit, il faut habituer le jeune recru à l’action de la lumière ; on y arrive par l’enlèvement d’une partie des arbres qu’on avait d’abord conservés : c’est la coupe claire. Enfin, quand le jeune peuplement est assez fort pour n’avoir plus rien à redouter ni des gelées printanières ni de l’action directe des rayons solaires, on procède à la coupe définitive, c’est-à-dire à l’extraction des derniers arbres qui restaient encore, et l’on se trouve en face d’une nouvelle forêt, dont il faudra diriger la croissance. Toutes ces opérations demandent beaucoup de tact et de prudence, car le nombre et la disposition des arbres réservés, l’époque de l’enlèvement successif, dépendent du tempérament plus ou moins robuste des jeunes plants, du couvert plus ou moins épais des réserves, de la nature et de l’exposition du terrain. C’est la saine appréciation de ces différentes circonstances qui constitue l’habileté du sylviculteur.

Pour que la jeune forêt obtenue donne un jour aussi son contingent de produits, il faut, dès les premières années, s’occuper d’en améliorer la qualité et d’en augmenter la quantité au moyen des coupes d’amélioration. Si elle était abandonnée à elle-même, les épines, les ronces, les morts-bois, les bois tendres, dont la croissance est si rapide, ne tarderaient pas à prendre le dessus, à étouffer les essences plus précieuses : il faut donc commencer par extraire au plus tôt ces végétaux nuisibles, vraies plantes parasites des forêts, et répéter cette opération, qu’on appelle coupe de nettoiement, jusqu’à ce que les bonnes essences n’aient plus rien à redouter. Une fois ce résultat obtenu, c’est-à-dire vers la vingtième année environ, il reste à aider la jeune forêt dans sa croissance en activant sa végétation. On enlève à cet effet les bois dominés et rachitiques qui, destinés à périr un jour, consommeraient en pure perte, si on les conservait, les substances nutritives du sol, et empêcheraient le développement des brins plus vigoureux. Ces enlèvemens successifs, qui se répètent en général tous les vingt ans, et qu’on appelle coupes d’éclaircies, donnent aux arbres conservés toujours plus d’air, plus d’espace, et leur permettent d’arriver dans des conditions satisfaisantes à l’âge de l’exploitation.

Cette méthode, dont toutes les opérations concourent au même but, — la perpétuation de la forêt et l’augmentation de sa production, — est donc beaucoup plus parfaite que celles qu’elle a remplacées, puisque celles-ci laissaient ce soin au hasard. D’un autre côté, à contenance égale, elle donne des produits plus considérables et plus précieux que le taillis, et constitue par conséquent un système de sylviculture plus perfectionné, plus intensif. On se souvient encore des tristes débats auxquels donna lieu l’application de cette méthode aux forêts de la couronne dans les dernières années du règne de Louis-Philippe. Accusée par l’opposition d’avoir effectué des coupes sombres et ruiné par là des propriétés nationales dont elle n’était qu’usufruitière, l’administration de la liste civile n’eut pas de peine à se justifier devant les chambres[6] ; mais cette accusation n’en laissa pas moins dans le public une impression fâcheuse, à laquelle le mot de coupe sombre n’a certes pas été étranger. Nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur la signification de ce terme, qui, bien loin d’impliquer l’idée d’une mauvaise action commise dans l’ombre, était pour ces forêts une garantie d’avenir et de perpétuation. Il est permis de croire que, si les auteurs de ces attaques avaient été plus au courant de la question, ils se seraient bien gardés de condamner aussi légèrement une méthode qui se propose de porter les forêts à leur maximum de production, et qui est en ce moment l’expression la plus élevée de l’art forestier. Appliquée depuis longtemps en Allemagne, elle n’a été introduite chez nous que depuis cinquante ans environ par M. Lorentz, qui peut être considéré pour ce fait comme le créateur de la sylviculture en France. Un aperçu historique de la question nous fera mieux comprendre l’importance d’un tel service.


II

La sylviculture, au point de vue scientifique, a ses annales fort différentes de celles des forêts mêmes ou de l’administration forestière. Il faut remarquer cependant l’intérêt qu’il y a presque toujours à rapprocher des progrès de la science les actes de l’administration, qui, tout en gardant son indépendance, subit dans une certaine mesure l’action de la première. Bien avant que celle-ci fût constituée, il existait des règlemens pour la conservation et l’exploitation des forêts, et des magistrats pour les faire exécuter. Ces règlemens, d’où dépendait par conséquent la situation plus ou moins prospère de la propriété forestière, se modifièrent peu à peu, à mesure que la science elle-même fit des progrès et fut mieux connue, et ils finirent par être en complète harmonie avec ses préceptes. Dans l’antiquité, la physiologie végétale était absolument ignorée, ce qui n’empêcha pas les Grecs comme les Romains de garantir les forêts contre les exploitations abusives, en les soustrayant à l’appropriation particulière, et d’assurer leur conservation en les consacrant aux dieux. Au dire de Suétone en effet, Ancus Martius, le quatrième roi des Romains, les réunit au domaine public et en confia la surveillance à des magistrats spéciaux. Cette charge devint même si importante que, sous la république, elle fut remise aux consuls :

Si canimus sylvas, sylvœ sint consule dignœ,


a dit Virgile. On peut avoir une idée de la science forestière à cette époque en lisant l’ouvrage sur l’agriculture de Porcius Caton, plus connu sous le nom de Caton l’Ancien. Pour lui, elle se borne, ou à peu près, à ne couper les arbres que pendant le déclin de la lune et à faire, avant toute exploitation, le sacrifice d’un porc au dieu auquel la forêt est consacrée. Son ouvrage, comme celui de Columelle, de Arboribus, qui est beaucoup moins ancien, renferme cependant des détails assez complets sur la culture des arbres fruitiers. La greffe, les marcottes, les soins à donner à la vigne, l’éducation des oliviers et des châtaigniers, y sont l’objet de chapitres fort intéressans ; mais quant à la sylviculture proprement dite, il n’en est nullement question.

Durant le moyen âge, les forêts continuent à être l’objet de dispositions spéciales et de règlemens sévères qui se succèdent sans interruption, depuis les Capitulaires de Charlemagne, sans qu’on soupçonne même l’existence d’une science forestière. Les idées répandues alors à ce sujet étaient fort singulières. Bien qu’on n’ignorât point que la génération des arbres sauvages pût se faire par les semences, on s’imaginait que la terre avait en outre la faculté de leur donner spontanément naissance, sans graine d’aucune sorte, et par sa propre puissance. Cette singulière théorie est exposée tout au long dans un ouvrage qui eut, lorsqu’il parut, un succès prodigieux : il est intitulé le Livre des Proufils champestres et ruraulx, compilé par maistre Pierre de Crescences et translaté depuis en langage françois, 1486. Compilation de tout ce qui avait paru sur l’agriculture, il avait été écrit en italien, et fut traduit en français par ordre de Charles V[7].

Olivier de Serres, qui vécut dans le XVIe siècle, semble encore partager le même préjugé. Voici en effet la définition qu’il donne des forêts dans son Théâtre d’Agriculture et Mesnage des Champs : « Quand on parle des bois en général, s’entend des sauvages, nom appartenant à toute espèce d’arbres qui n’ont pas été apprivoisés par artifice, lesquels la terre produit naturellement, dont se forment les grandes forêts, quand par longues guerres, pestes, famines, et autres changemens (lesquels les hommes sont sujets), les pays se déshabitant, et les terres, demeurant désertes, se revestent des plantes susdites, mais avec distinction des lieux et des races. » Olivier de Serres ne paraît cependant avoir qu’une confiance limitée dans cette reproduction spontanée, puisqu’il recommande l’emploi des trois seuls procédés artificiels que nous connaissions encore aujourd’hui : le rejet, la semence et la branche (bouture). Beaucoup plus avancé que tous ceux qui l’ont précédé, l’auteur du Théâtre d’agriculture s’occupe sérieusement de l’exploitation des forêts, auxquelles il consacre un livre tout entier de son remarquable ouvrage. Pour la première fois apparaît la distinction entre le taillis et la futaye, qu’il nomme aussi forest, sans que cependant les deux modes de traitement y soient clairement définis. Il conseille, dans la plantation des futaies, de mélanger les essences, afin d’avoir plus de diversité, et de laisser croître les ronces et les arbrisseaux pour donner un aspect plus touffu et favoriser le développement du gibier. Comme Caton, il insiste sur le point de la lune où l’abatage des arbres doit être effectué. À son avis, quand il l’a été pendant que la lune croît, les souches rejettent plus facilement ; mais la durée du bois est plus grande si l’arbre a été coupé pendant le déclin : il en conclut qu’il y a profit à exploiter les taillis et bois de feu pendant la phase ascendante, et le bois de service pendant la phase descendante de la lune. Ce préjugé s’est maintenu assez vivace pour que Duhamel, au siècle dernier, ait cru devoir le combattre par des expériences directes. Il n’a pas cependant complètement disparu encore, et dans bien des pays les bûcherons se refusent à abattre les arbres de fortes dimensions, si la lune n’est pas dans la phase favorable. Olivier de Serres termine son livre sur les forêts en recommandant aux propriétaires de prendre garde à ce que l’amour du lucre ne les pousse à couper trop de bois et à dépouiller leurs propriétés de cette belle végétation[8] : conseil sage, mais bien peu suivi.

L’exploitation des forêts, tant royales que particulières, ne reposait donc sur aucun principe scientifique ; elle était en quelque sorte abandonnée au hasard, quand intervint la fameuse ordonnance de 1669, l’un des titres les plus sérieux de Colbert à la reconnaissance de la postérité. Provoquée par la pénurie toujours croissante des bois de chauffage et des bois de marine, par la diminution graduelle du sol boisé, par des abus sans nombre, elle embrassait des mesures de police, des règlemens jugés nécessaires pour la conservation et la bonne administration des forêts. Les dispositions de l’ordonnance de 1669 étaient si sévères qu’elle souleva de toutes parts une vive opposition, et qu’il fallut un lit de justice pour en obtenir l’enregistrement. C’est à la fermeté de Colbert dans cette circonstance que nous devons la conservation des forêts qui nous restent encore. En harmonie avec les connaissances scientifiques de l’époque, l’ordonnance prescrivit, pour l’exploitation des futaies, l’application uniforme de la méthode à tire et aire, qui consiste, comme on l’a vu, à effectuer les coupes de proche en proche, et sans rien laisser en arrière : on ne devait réserver à chaque exploitation que dix arbres par arpent (vingt par hectare), et autant que possible des chênes. On connaît les inconvéniens de cette méthode. Les arbres, abandonnés à eux-mêmes pendant toute la durée de la révolution, croissaient en massif trop serré pour acquérir de belles dimensions. Ceux qu’on réservait dans les coupés, trop peu nombreux pour assurer le repeuplement du terrain, séchaient sur pied, ou étaient déracinés par les vents, et peu à peu, faute d’une régénération suffisante, les bonnes essences disparaissaient pour faire place aux bois tendres. De magnifiques massifs de forêts ne laissaient ainsi souvent après eux que des vides et des clairières. Cette uniformité de régime imposée à toutes les forêts de France, à celles des Pyrénées comme à celles du Jura, à celles des Ardennes comme à celles de la Bretagne, contribua en outre à tirer tout esprit d’initiative chez les officiers forestiers, qui ne furent plus entre les mains du pouvoir que, des agens d’exécution auxquels toute connaissance théorique ou pratique devenait inutile. Néanmoins, à l’époque où il fut mis en vigueur, ce système, tout vicieux qu’il était, valait mieux encore que l’arbitraire qui avait régné jusque-là, car il introduisit une certaine régularité là où il n’y avait que désordre et incurie.

Où en était pendant ce temps la sylviculture en Allemagne ? D’après M. le docteur Pfeil, conseiller supérieur des forêts en Prusse, un des premiers ouvrages forestiers qui aient été publiés est dû à un certain docteur Agricola, médecin à Ratisbonne ; le titre en est au moins curieux : Essai nouveau et inouï, mais fondé sur la nature et la raison, d’une multiplication universelle de tous les arbres, arbustes, fleurs et plantes, expérimenté pour la première fois en théorie et en pratique, et orné de plusieurs gravures rares, 1716. Dans cet ouvrage, écrit à une époque où l’alchimie était en honneur, et où les esprits les plus sérieux étaient convaincus de la possibilité de transformer la nature des choses, le docteur Agricola cherche à prouver comment on peut hâter la croissance des bois par des moyens artificiels ; son livre est un mélange de connaissances physiologiques assez rares pour le temps et de superstitions absurdes. À côté de fort bonnes choses sur la greffe, on trouve un moyen théologique de faire renaître de ses cendres le bois consumé par le feu et d’obtenir par un mélange de cendres de diverses espèces de bois les hybrides les plus extraordinaires[9]. À l’ouvrage d’Agricola succéda, en 1732, le Traité de la Culture des arbres sauvages, par Carlowitz, augmenté et commenté par Bernard de Rohr ; il ne le cède en rien au premier par la singularité des doctrines qu’il renferme. L’auteur y fait mention, entre autres, d’une espèce d’arbre qui a de la pudeur, et il combat le système de Linné comme contraire à la décence.

Cette disposition à tout rapporter à des causes supérieures et extraordinaires était alors générale, et l’Allemagne, on le voit, n’avait sur ce point rien à envier à la France ; mais le mouvement philosophique qui commençait alors à se manifester ne tarda pas à porter ses fruits : la méthode baconienne introduite dans la science faisait abandonner les théories toutes faites, les doctrines empiriques, et l’on demandait à l’observation des faits la vraie raison des choses. Les forêts furent les premières à profiter de ce retour au bon sens, parce qu’elles avaient été un des sujets sur lesquels l’imagination publique s’était livrée aux excentricités les plus grotesques. C’est à Réaumur, Buffon et Duhamel que nous devons les premiers travaux réellement sérieux sur les forêts, et c’est dans leurs ouvrages qu’on trouve pour la première fois exposée clairement la théorie des éclaircies successives.

Dès 1520, il est vrai, un certain Tristan, marquis de Rostaing, grand-maître des eaux et forêts, dont on peut encore voir le tombeau et la statue dans l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, avait vivement recommandé ces opérations comme favorables à l’accroissement des bois, et prédit que les coupes à tire et aire, alors généralement employées, amèneraient un jour le dépérissement de nos forêts. Naturellement ses contemporains le traitèrent de rêveur, et le système qu’il combattait fut sanctionné par l’ordonnance, d’ailleurs si sage, de 1669 ; mais son idée était juste et devait triompher un jour, patiens quia œterna. Dans le cours de ses importans travaux sur la physique générale, sur la métallurgie du fer et sur les arts céramiques, Réaumur avait eu souvent à s’occuper de l’emploi du bois : il ne tarda pas à comprendre qu’il est peu de sujets plus dignes d’attention que l’étude des moyens d’en accroître la production. Dans un mémoire présenté à l’Académie des Sciences en 1721, après avoir constaté la pénurie croissante des bois d’œuvre comme des bois de feu, il insiste sur la nécessité d’augmenter l’étendue de nos futaies, et propose d’y consacrer une partie des taillis de l’état, des communes, et même des particuliers. Suivant lui, on pourrait obtenir cette transformation en laissant croître naturellement ces taillis et en se bornant à enlever les brins surabondans au fur et à mesure de leur développement. C’était là le principe des éclaircies appliqué à la conversion des taillis en futaies. Cependant les opinions et les travaux de Réaumur n’avaient guère franchi les limites du corps savant auquel ils s’adressaient. Les officiers forestiers, ignorans pour la plupart, si ce n’est en matière de droit et de jurisprudence, les traitaient de théories inapplicables ou funestes ; il suffisait qu’elles fussent contraires à l’ordonnance pour qu’elles fussent condamnées. Les propriétaires de bois, sauf quelques rares exceptions, plus soucieux de leurs plaisirs que de leurs intérêts, laissaient le soin de leurs domaines à des intendans, qui, quand ils étaient consciencieux, ne croyaient pouvoir mieux faire que ce que faisait la maîtrise des eaux et forêts dans les bois du roi et des gens de main-morte. Aussi est-il probable que les idées de Réaumur auraient eu le même sort que celles de son prédécesseur Tristan de Rostaing, si Duhamel du Monceau n’en avait fait le point de départ d’une partie de ses travaux. Après avoir exposé et discuté ces théories dans un mémoire adressé à l’Académie en 1755, il les reproduisit dans son traité des Semis et Plantations des arbres et de leur culture, qui fut publié peu après et traduit en allemand par Schoellenbach dès 1763. Sans être absolument conforme à ce qu’elle est devenue depuis, la méthode des éclaircies indiquée par Duhamel renferme les points les plus essentiels de l’opération ainsi nommée : grâce à lui, la cause était gagnée, du moins théoriquement. Le Traité de la physique des arbres et celui de l’exploitation des bois complètent les travaux forestiers de cet homme éminent, auquel ils valurent la position d’inspecteur général de la marine. — Contemporain, de Duhamel, Buffon se livra comme lui à de nombreuses et curieuses expériences sur les propriétés des bois et la culture des forêts ; il fit de ces matières l’objet de plusieurs mémoires adressés à l’Académie en 1774, dans lesquels on retrouve encore, exposée très clairement, toute la théorie des éclaircies et des nettoiemens[10].

Voilà le premier ordre de coupes dont se compose la méthode du réensemencement naturel et des éclaircies, celui des coupes d’amélioration, né et constitué sur le sol français. Nos voisins, il est vrai, nous contestent la priorité de la découverte comme celle de l’application ; mais cette prétention paraît bien peu fondée quand on voit leurs auteurs les plus autorisés, comme Moser et Burgsdorff en 1757 et en 1788, c’est-à-dire bien après Réaumur et Duhamel, combattre en principe les coupes d’éclaircie et ne les admettre que très exceptionnellement dans les bois déjà vieux. Ce n’est qu’en 1791, alors qu’en France les idées de Duhamel étaient fort répandues parmi les agronomes, sinon parmi les forestiers, et que Varenne de Fenille avait produit ses deux fameux mémoires sur l’aménagement des taillis et des futaies, que Hartig, qui fut depuis grand-maître des forêts en Prusse, fit paraître son Instruction sur la Culture des Bois (Anweisung zur Holzzucht), où il expose la théorie des éclaircies et la relie à celle des coupes de régénération, qu’il venait de découvrir.

Ainsi les coupes d’amélioration ont une origine fort différente de celle des coupes de régénération, et beaucoup plus ancienne : les premières sont incontestablement françaises, les autres nous viennent d’Allemagne. Autant en effet les auteurs français se sont occupés, avec un remarquable esprit d’observation, de l’éducation des futaies, autant l’idée de les régénérer par la voie naturelle leur a fait défaut. Varenne de Fenille y serait arrivé sans doute, s’il n’avait péri en 93, victime, comme Lavoisier, de la terreur révolutionnaire. Quoi qu’il en soit, après avoir parfaitement reconnu et signalé les vices de la méthode à tire et aire, on n’y vit en France d’autre remède que l’abatage à blanc étoc, l’ésouchement et le repeuplement artificiel par voie de semis ou de plantations. Le mouvement imprimé en ce sens fut même fort remarquable, et sous cette influence, des repeuplemens considérables furent exécutés dans la plupart des bois du roi. C’est de cette époque que datent les immenses plantations de chênes purs effectuées par M. Papnelier d’Annel dans les forêts de Fontainebleau, Compiègne, Saint-Germain, et autres des environs de Paris. C’est à ces travaux, dont l’importance nous effraie aujourd’hui, que l’on doit la conservation de ces masses imposantes.

En Allemagne, la méthode du jardinage généralement en vigueur était depuis longtemps condamnée, comme chez nous la méthode à tire et aire, par tous les praticiens intelligens ; de tous côtés, on cherchait à substituer à cet enlèvement des arbres épars, arrivés à maturité, un système plus rationnel, qui entraverait moins la marche de la végétation et diminuerait les dégâts que ces extractions multipliées causaient au peuplement, quand Hartig découvrit la théorie des coupes de régénération. Reliée à celle des coupes d’éclaircie et publiée par lui en 1791, elle donna naissance à cette méthode si belle et si simple que nous avons exposée en commençant. Elle opérait une révolution fondamentale qui marquait une ère nouvelle dans la sylviculture. Son but bien défini, était d’élever sur une surface donnée le plus grand nombre possible d’arbres les mieux conformés et les meilleurs, en assurant la reproduction indéfinie de ces arbres par le réensemencement naturel. La méthode des coupes de régénération se répandit rapidement, grâce aux leçons et aux ouvrages de Hartig, de Cotta et de tant d’autres. Entre tous, il faut citer M. le docteur Pfeil, directeur de l’école forestière de Prusse, qui s’adonna surtout à l’étude des procédés matériels d’exécution. Son ouvrage, Die Forstwissenschaft nach einer praktischen Ansicht, écrit avec une grande clarté et une grande précision, choses rares chez un Allemand, renferme à ce point de vue les renseignemens les plus complets ; il contribua puissamment à vulgariser des doctrines qui reçurent bientôt une application générale. L’Allemagne ne fut point ingrate envers Hartig ; promu pendant sa vie au poste éminent de grand-maître des forêts en Prusse, il reçut après sa mort le plus bel hommage qu’un forestier pût désirer. Une souscription ouverte en Allemagne, en France et en Pologne permit d’élever à sa mémoire un monument dans la forêt de la Faisanderie, près de Darmstadt[11].

Pendant que la science forestière marchait ainsi à pas de géant en Allemagne, elle languissait en France, étouffée par la tourmente révolutionnaire. Ce ne fut qu’en 1802, quand la gestion des forêts de l’état fut confiée à une administration spéciale, qu’on vit renaître les principes scientifiques oubliés depuis longtemps. En 1803 parut le Traité de l’Aménagement des Forêts de Perthuis, et peu après, en 1805, une traduction de l’ouvrage de Hartig, par Baudrillart, le père d’un de nos professeurs d’économie politique[12]. En même temps l’administration supérieure envoya dans les provinces nouvellement conquises des agens chargés d’y organiser le service forestier. De ce nombre fut M. Lorentz, qui, d’abord dans le Palatinat (département du Mont-Tonnerre), ensuite dans le Hanovre, sut bientôt se distinguer d’une manière toute particulière. En rapport avec les agens de l’Allemagne, il embrassa leurs doctrines avec ardeur, et quand les événemens l’eurent rappelé en France, il fut le premier à les appliquer chez nous et le plus zélé à les propager. Tel était l’état des choses, lorsqu’en 1824 le gouvernement résolut de satisfaire un vœu depuis longtemps exprimé en fondant une école forestière. M. Lorentz en fut nommé le directeur ; un meilleur choix n’était pas possible. Son caractère à la fois plein de dignité et de bonté, son rare mérite comme forestier praticien, un jugement et un tact exquis, enfin les éminens services qu’il avait rendus dans les divers postes qu’il avait occupés le désignaient entre tous pour ce poste important. Inutile de dire qu’il sut justifier la confiance de l’administration. Grâce à lui, l’instruction forestière de l’école fut mise immédiatement au niveau de ce qu’elle était en Allemagne. Puissamment secondé dans son œuvre par M. Parade, aujourd’hui directeur de l’école et disciple lui-même du savant Cotta, il se consacra tout entier à l’enseignement et à la vulgarisation des doctrines dont il avait eu en Allemagne occasion d’apprécier la valeur. Déplorant, comme autrefois Buffon et Duhamel, la disparition de nos futaies, que l’ignorance et les besoins financiers avaient détruites, et convaincu que le taillis n’est qu’un système contre nature, rudimentaire dans ses procédés et incompatible avec une sylviculture perfectionnée, M. Lorentz devint le plus ardent défenseur des futaies. Il parvint, par une lutte incessante et après bien des efforts, à faire triompher et sanctionner par l’ordonnance réglementaire de 1827, en attendant qu’elle passe dans les faits, cette idée cependant si simple, que l’état n’est pas propriétaire de forêts au même titre qu’un particulier, qu’il a un but plus élevé à poursuivre que celui d’en obtenir le taux de placement le plus avantageux. Aidé de ses notes et de ses conseils, M. Parade publia le Cours élémentaire de Culture des bois, dont la première édition remonte à 1836. Cet ouvrage est à la fois si complet, si clair, si méthodique, que, pour le fond comme pour la forme, les Allemands n’ont rien qui puisse lui être comparé. Tandis qu’ils possèdent des traités de sylviculture sans nombre, nous n’avons guère que celui-là ; mais à quoi nous servirait-il d’en avoir d’autres, puisque, malgré sa forme élémentaire et son titre plus que modeste, il n’est aucune des questions les plus délicates de la science forestière qui n’y soit abordée et traitée avec l’autorité que donne le savoir uni à l’expérience, et que tout autre ouvrage ne pourrait guère que répéter, et répéter moins bien, ce qui se trouve dans celui-là ? C’est le privilège des maîtres de faire des œuvres entières qui n’ont besoin ni d’être commentées ni d’être complétées, et de rendre inutile, pour bien longtemps du moins, toute nouvelle tentative dans le même champ d’observations.


III

Nous avons cru devoir insister sur les phases diverses par lesquelles passa nécessairement la sylviculture avant de devenir ce qu’elle est aujourd’hui. Il est toujours curieux de voir comment les doctrines d’abord les plus universellement repoussées finissent par s’imposer avec une telle autorité, qu’elles sont revendiquées par ceux-là mêmes qui en avaient été les plus rudes adversaires. Dans l’ordre philosophique et moral, comme dans l’ordre physique et matériel, il est dans la nature de l’homme de chercher la vérité d’abord dans le mystère et de demander la solution des problèmes scientifiques et sociaux aux théories les plus compliquées et les plus absurdes. Il semble qu’il ait horreur du simple et du naturel : ce n’est en effet qu’après des efforts d’imagination inouïs qu’il finit par où il aurait dû commencer, par consulter sa raison. Cette longue et pénible élaboration de la science forestière a encore une autre cause. Les difficultés qu’ont rencontrées toutes les sciences avant de se constituer se compliquaient pour elle d’un obstacle nouveau, la question de temps. Bien différentes des autres cultures, les forêts demandent un temps fort long pour donner des produits utiles, et ce n’est qu’après bien des années d’application qu’on peut apprécier le mérite des différens modes de traitement. Réaumur et Buffon avaient souvent exprimé le regret que l’absence de faits constatés avant eux ne leur permît pas d’étudier et d’approfondir davantage les phénomènes de la végétation forestière, et ils avaient vivement insisté sur la nécessité de laisser à leurs descendant un certain nombre de documens précis, qui pourraient servir de base à de nouvelles observations et devenir les élémens d’une science positive. C’est pour cette raison que ces esprits investigateurs entreprirent leurs belles expériences, dont quelques-unes ont duré de vingt-cinq à trente ans, sur la croissance des arbres, l’écorcement préalable, la résistance des bois, la faculté germinative des différens terrains, etc. De son côté, Duhamel avait mis à l’essai différens systèmes d’exploitation, et s’était occupé des moyens de produire des bois en vue d’un usage déterminé : il pensait qu’on pouvait assurer à jamais les approvisionnemens de la marine en donnant artificiellement aux arbres, au lieu de les laisser croître au hasard, les courbes recherchées dans les constructions navales. Malheureusement les expériences de Duhamel n’ont pas été continuées ; elles étaient de trop longue haleine pour des particuliers, et l’état, qui seul eût été à même de les suivre et de les entreprendre sur une assez grande échelle, a toujours été, à l’endroit de ses forêts, trop exclusivement absorbé par des préoccupations financières. Loin de les considérer comme des propriétés d’une nature spéciale, dont il n’est le détenteur que pour en retirer les produits les plus utiles et les plus considérables, il n’a jamais vu en elles qu’une source de revenus pécuniaires qu’il cherchait à augmenter, tout en restreignant le plus possible les avances nécessaires à une exploitation convenable… Qu’on ne croie pas cependant que les capitaux engagés pour cet objet l’eussent été en pure perte, et que l’augmentation des produits n’eût pas compensé l’intérêt de la somme dépensée : des faits nombreux prouvent au contraire que, comme les propriétés rurales, les forêts produisent en raison des soins dont elles sont l’objet. Des expériences concluantes à cet égard ont été faites par M. E. Chevandier, directeur de la manufacture de glaces de Girey, qui ne se contente pas d’être un des plus grands industriels de France, mais qui est encore un chimiste de premier ordre.

M. Chevandier a commencé par déterminer la composition élémentaire des tissus ligneux et la proportion dans laquelle ces divers élémens entrent dans un hectare de forêt, suivant l’âge et les essences. Il a reconnu ainsi qu’un hectare de taillis de chênes et de hêtres, âgé de vingt ans, situé dans des conditions normales, représente 39,080 kilogrammes de carbone, 30,820 kilogrammes d’oxygène, 4,380 kilogrammes d’hydrogène, 680 kilogrammes d’azote et 1,000 kilogrammes de matières minérales, qui constituent les cendres. Puisque telles sont les substances dont le bois se compose, il est naturel de penser que toute cause qui en augmentera la quantité disponible devra être favorable à la végétation, et contribuera à hâter la croissance des arbres ; il ne reste donc qu’à se demander comment cette quantité peut être artificiellement augmentée. C’était là le sujet d’une nouvelle série d’expériences que M. Chevandier exécuta avec le même bonheur que les premières, en s’appuyant sur les données de la physiologie végétale.

Le carbone est puisé dans l’atmosphère par les feuilles, qui, après avoir décomposé l’acide carbonique qu’elle renferme, rejettent l’oxygène et s’assimilent le carbone sous l’influence de la lumière. Cet élément se trouve répandu dans l’air en assez grande abondance pour satisfaire aux exigences de la végétation la plus active. Il suffit que, par un traitement rationnel, les arbres soient mis à même de pouvoir en absorber la plus grande quantité possible. Il n’en est pas ainsi des autres principes constituans, sur la présence desquels la main de l’homme peut avoir une action plus directe. L’hydrogène et l’oxygène en effet proviennent de la décomposition de l’eau contenue dans le sol et absorbée par les racines ; cette eau charrie en outre, sous forme de sels solubles, l’azote et les substances minérales, qui entrent également dans la composition du bois. L’eau agit ainsi de deux manières : directement, en fournissant à l’arbre une partie des élémens mêmes qui le constituent ; indirectement, comme véhicule des matières solubles qui lui sont nécessaires. La privation d’eau a donc pour effet de rendre impossible une végétation que l’abondance du liquide peut au contraire activer singulièrement. En partant de ces données, M. Chevandier se demanda si les irrigations, dont on connaît la puissance en agriculture, ne pourraient pas être appliquées avec avantage à la culture des forêts. Les expériences qu’il entreprit, suivies avec le plus grand soin pendant plusieurs années, furent l’objet d’un mémoire adressé à l’Académie des Sciences en 1844. Il résulte des chiffres indiqués que des irrigations bien entendues, effectuées dans une forêt, pourraient en, augmenter la production ligneuse dans le rapport de 1 à 7, et le revenu en argent dans le rapport de 1 à 12. Ces résultats sont si extraordinaires qu’on serait tenté de les croire erronés, s’il n’avait en quelque sorte été donné à tout le monde d’en vérifier l’exactitude. Un des faits qui ont le plus vivement frappé les hommes spéciaux à l’exposition universelle de 1855 fut le résultat obtenu par M. Chambrelent de Bordeaux. Il n’avait rien qui attirât les regards ; c’étaient quelques pieds de chênes et de pins maritimes relégués dans un coin de l’annexe agricole : pauvre spectacle pour des yeux éblouis encore par les merveilles du palais principal et les splendeurs de la rotonde ! Cependant ces arbres étaient un prodige de végétation, car ils n’avaient que quatre ans, et à leurs dimensions ils paraissaient en avoir quinze. Ils n’avaient pas moins de 5 à 6 mètres de haut et de 25 à 30 centimètres de tour. Ils provenaient de plantations effectuées dans les landes de Bordeaux, dans lesquelles des irrigations bien conduites avaient produit cette croissance extraordinaire. Le jury apprécia du reste comme elle le méritait cette heureuse tentative, et fit décorer l’exposant.

M. Chevandier ne s’arrêta pas en si beau chemin : il lui restait à vérifier l’influence des sels minéraux sur le développement des bois. Il étudia à cet effet, pour des essences diverses, l’action de vingt-deux substances différentes, destinées à agir les unes comme sources d’azote, les autres comme élémens minéraux, d’autres enfin comme agens spéciaux. Il constata ainsi que quelques-unes seulement peuvent être employées avec succès en sylviculture, notamment l’oxysulfure de calcium, le chlorhydrate d’ammoniaque et les cendres de bois ; mais il pense que l’emploi de ces substances doit en général se restreindre aux jeunes bois, parce que la dose nécessaire pour des parties plus âgées cesserait de le rendre profitable. Dans certains cas cependant, ces amendemens pourraient être exécutés presque sans frais : ainsi les cendres résultant de la combustion des débris des exploitations forestières répandues sur le sol après la coupe augmenteraient la production ligneuse de 20 pour 100. On pourrait également, dans le voisinage des fabriques de soude, tirer un parti avantageux des résidus encombrans et insalubres de cette industrie.

Ces diverses expériences ont confirmé en outre un fait très précieux à noter : c’est que les substances minérales qui entrent dans la composition du bois ne s’y rencontrent pas d’une manière invariable, et dans les mêmes proportions, pour les mêmes essences, qu’elles se substituent fréquemment les unes aux autres, et que par suite la composition chimique du sol n’a pas pour la végétation forestière l’importance qu’on avait cru lui reconnaître d’abord. On a rencontré en effet des forêts dans les terrains les plus divers : le chêne se plaît dans les plaines argileuses du centre de la France, le pin maritime sur les rivages sablonneux de l’Océan, et le sapin sur les croupes granitiques des Vosges : cette heureuse diversité d’essences, dont chacune a des propriétés et des exigences spéciales, permet de tirer parti, pour la production ligneuse, des terres les plus rebelles à toute autre végétation. Il y a plus : une même essence peut prospérer, sur des sols très différens, et il n’est pas rare de rencontrer le chêne dans les sables et le pin dans les terres fortes. Buffon a constaté par de curieuses expériences que les glands germaient dans tous les terrains, même dans les cailloux roulés, bien que les jeunes plants ne fussent point partout également vigoureux. Il résulte de là que le sol agit plutôt comme support et comme intermédiaire que comme agent direct de végétation, et que ses propriétés physiques, telles que son hygroscopicité et sa compacité, ont une plus grande influence que les propriétés chimiques des élémens dont il est formé. Le mode de traitement devient alors en sylviculture le point capital, car c’est de lui, beaucoup plus que de la nature du sol, que dépendent surtout la quotité et la qualité de la production ligneuse. Il est facile dès lors de se rendre compte de la supériorité de la futaie sur le taillis, et de comprendre pourquoi, dans un temps donné, elle fournit des produits plus considérables. Dans la futaie en effet, toutes les opérations concourent à favoriser l’accroissement des arbres : les éclaircies périodiques leur permettent de se développer en toute liberté et de puiser dans l’atmosphère tout le carbone dont ils ont besoin, eu égard à leurs dimensions ; le sol, constamment couvert et protégé contre les influences atmosphériques par un dôme de verdure et par une couche épaisse de feuilles mortes que les pluies et les vents ne peuvent entraîner, conserve sa fraîcheur et son humidité, si nécessaires à la végétation. Mis à même de s’assimiler la plus grande quantité possible des substances élémentaires dont ils sont composés, les arbres acquièrent ainsi toutes les dimensions dont ils sont susceptibles. Dans les taillis au contraire, les rejets, crus en massif trop serré, s’entravent dans leur croissance en restreignant par leur nombre l’espace nécessaire à chacun d’eux ; le sol, périodiquement découvert par les exploitations, lavé par les pluies, brûlé par le soleil, perd son humidité et sa fertilité, et les arbres, privés en partie des élémens indispensables, n’ont le plus souvent qu’une végétation rachitique et languissante.

Les fâcheux effets de ce mode de traitement, moins sensibles dans les terrains argileux, naturellement humides, se font au contraire cruellement sentir dans les terrains secs, tels que ceux composés de calcaire ou de silice, dont le défaut d’hygroscopicité n’est pas combattu par un couvert constant et par la présence d’une certaine proportion d’humus. Dans des sols de cette nature, la futaie n’est pas seulement plus productive, elle est nécessaire, car le taillis ruinerait infailliblement la forêt. On peut se convaincre de ce fait dans la forêt de Fontainebleau, où, à côté des magnifiques futaies de la Tillaie et du Gros-Fouteau, dont nous avons parlé, et de celles bien connues des artistes, de Barbizon et des Ventes à la Reine, se trouvent de maigres taillis, dégénérant en clairières, dont les cépées éparses sont entremêlées de bouquets de pins, témoins irrécusables des vides toujours plus grands que chaque exploitation vient occasionner. Le sol cependant est le même de part et d’autre : il se compose d’environ 97 pour 100 de sable siliceux et de 3 pour 100 d’argile ; mais, dans le premier cas, la futaie lui a conservé une fertilité que le traitement du taillis lui a enlevée dans le second. Ces faits viennent à l’appui d’une opinion admise par tous les forestiers d’outre-Rhin, c’est qu’un terrain imprudemment découvert ne reprend que fort difficilement ses qualités premières. Il faut, pour les lui rendre, soit avoir recours à des amendemens, soit le repeupler provisoirement avec une essence comme le pin, dont la constitution robuste s’accommode des terres les plus arides.

Cette nécessité de conserver constamment un couvert a conduit les Allemands à un système d’exploitation fort curieux, et dont nous n’avons en France rien qui approche : nous voulons parler des futaies à double étage qu’on rencontre dans le Spessart. Le chêne, qui est de beaucoup l’essence la plus précieuse, ne peut que difficilement être élevé à l’état pur, parce que son feuillage, peu épais et déchiqueté, est insuffisant pour protéger le sol contre l’irradiation solaire. Il importe donc de le mélanger avec une autre essence, comme le hêtre, qui puisse compléter le couvert ; mais le chêne est une essence douée d’une rare longévité, qui n’acquiert toutes ses dimensions, et par conséquent toute sa valeur, qu’à un âge fort avancé, tandis que le hêtre veut être exploité beaucoup plus jeune. Pour concilier ces conditions contradictoires, on a imaginé de créer une double forêt, l’une de chêne pur, dont la révolution est fixée à deux cents ans, et l’autre de hêtre, qui, végétant sous celle-ci, forme en quelque sorte un étage inférieur, et s’exploite deux fois pendant le même laps de temps. Quoique la principale fonction de celle-ci soit surtout de couvrir le terrain, elle donne néanmoins des produits fort considérables, qui augmentent sensiblement le revenu de la forêt. Ce système, d’une application fort simple, est donc un pas de plus dans la voie du progrès, un procédé de culture plus intensif et plus perfectionné, qui à ce titre devrait être plus répandu.

Ce point n’est pas le seul à l’égard duquel les Allemands nous sont supérieurs. Ils n’ont pas toujours, il est vrai, l’esprit très pratique ; mais en ce qui concerne les forêts ils sont plus praticiens, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. L’exécution des repeuplemens artificiels notamment est arrivée chez eux à un très haut point de perfection, et l’ouvrage de M. Pfeil est là pour nous en convaincre. Son chapitre des semis et des plantations est certainement un des plus complets de son livre, et à coup sûr le plus intéressant pour un lecteur français. L’exposé et la discussion des différentes méthodes employées dénotent chez l’auteur un grand sens pratique, un jugement très sûr, et surtout une vive pénétration de l’importance de son sujet. Il n’en est pas en effet qui soit plus digne de l’attention du sylviculteur. Les repeuplemens artificiels sont indispensables à la conservation des taillis, qui, ne se reproduisant que par rejets, finiraient infailliblement par se détériorer, si des plantations nouvelles ne venaient de temps à autre remplacer les souches épuisées. D’un autre côté, quoique le traitement des futaies repose sur la régénération naturelle de ces massifs, il arrive souvent que le but n’est pas atteint d’une manière complète, et qu’il faut recourir à des moyens artificiels pour achever l’œuvre de la nature. Ce sont des clairières à repeupler, des vides à reboiser, des essences nouvelles à introduire, travaux difficiles et minutieux dans lesquels les Allemands, il faut le reconnaître, nous laissent bien loin derrière eux. Il en est de même des soins qu’ils donnent à leurs forêts pour remédier aux dommages causés par la gelée, le givre, les insectes, le gibier. Tandis qu’en France nous laissons en général agir la nature, que nous reculons devant une dépense souvent minime pour arrêter à ses débuts une invasion de chenilles, nous exposant ainsi à perdre l’accroissement de toute une année, les Allemands se montrent meilleurs calculateurs ; ils cherchent d’abord à prévenir le mal, et s’ils n’y parviennent, ils l’attaquent directement, et ils s’en trouvent bien.

Il est encore d’autres améliorations dont on pourrait certainement tirer grand profit et qui constitueraient un progrès réel ; de ce nombre seraient l’introduction et la culture, concurremment avec nos essences indigènes, de certaines essences exotiques. Nous n’avons guère en France que des bois communs, propres seulement au chauffage et aux constructions ; les bois d’ébénisterie nous font à peu près défaut, et les bois précieux nous manquent totalement. On se souvient des magnifiques échantillons qui ont été envoyés à l’exposition de 1855 par l’Australie, la Guyane, le Canada. Parmi ces nombreuses espèces, dont les unes peuvent acquérir un poli des plus brillans, dont les autres, à peu près incorruptibles, seraient fort précieuses pour les constructions navales, il en est beaucoup qui végètent dans des conditions de sol et de climat absolument semblables à celles qu’elles rencontreraient chez nous, et qui, selon toute probabilité, pourraient y prospérer. Pourquoi n’essaierait-on pas, par exemple, d’acclimater l’eucalyptus de la Nouvelle-Galles du Sud, dont la croissance est si rapide, et qui, à la dureté de son bois et à la beauté de ses nuances, joint une inaltérabilité presque absolue, ou le Pinus Washingtonia, ce colosse de la Californie, qui n’atteint pas moins de 100 mètres de long sur 10 mètres de tour ? Un premier pas a déjà été fait, et il est encourageant ; le cèdre, le pin weymouth, le vernis du Japon, le peuplier de Virginie, sont des essences devenues françaises, qui permettent de bien augurer de nouvelles tentatives. Ce serait à l’état de prendre l’initiative[13] ; possédant des forêts sur tous les points de la France, il serait plus à même que personne de faire des essais sur une assez grande échelle et de mettre ces essences exotiques dans les conditions qui se rapprochent le plus de celles où elles se trouvent dans leurs pays d’origine, et par conséquent les plus favorables à l’acclimatation.

Les divers travaux que nous venons d’énumérer ont pour effet d’augmenter la quantité ou d’améliorer la qualité de la production ligneuse. Ils sont, on a pu s’en convaincre, de tout point comparables aux procédés perfectionnés employés en agriculture, et l’application de ces principes aux forêts constitue une sylviculture que nous pouvons à bon droit qualifier d’intensive. Il y a entre la futaie et le taillis la même différence qu’entre le système des assolemens et celui des jachères ; l’usage des irrigations, l’exécution de repeuplemens artificiels et l’introduction d’essences exotiques sont pour la sylviculture des progrès de même ordre que le drainage, l’emploi d’amendemens spéciaux ou une plus grande profondeur des défonces pour l’agriculture. M. G. Roscher, dans un mémoire dont nous avons eu occasion de parler dans une précédente étude[14], prétend que, toutes choses égales d’ailleurs, dans un pays et à une époque déterminés, la culture forestière est toujours moins intensive que toute autre, parce qu’elle exige pour une contenance donnée moins de travail et moins de capital. Nous ne sommes point, quant à nous, très convaincu de la justesse de cette appréciation, car il nous semble que le plus ou moins d’intensité d’une culture doit se mesurer aux produits plus ou moins considérables qu’elle fournit et non à la quantité plus ou moins grande de travail et de capital qu’elle réclame ; ce sont là des moyens dont l’emploi, ce nous semble, ne constitue un progrès que s’il est judicieux. D’ailleurs, si la culture forestière nécessite en général moins de main-d’œuvre qu’une culture agricole de même étendue, le capital qui lui est nécessaire est bien autrement considérable. Ce n’est pas, il est vrai, un capital de même nature que celui que représentent les bâtimens d’exploitation, les instrumens aratoires ou les bestiaux : c’est un capital immobilisé dans la superficie de la forêt, capital qui s’est formé lui-même par la seule puissance de la végétation et la non-réalisation de la production antérieure, mais dont il faut néanmoins tenir compte. Ce qui le prouve, c’est qu’il varie beaucoup, suivant le mode de traitement adopté. Une futaie aménagée à 150 ou 200 ans représente, par la valeur de la superficie, un capital engagé beaucoup plus considérable qu’un taillis aménagé à 20 ans, et constitue, comme nous l’avons vu, une culture plus perfectionnée.

Du reste, pas plus que pour les champs, un accroissement d’intensité dans la culture n’est toujours pour les forêts une opération avantageuse. C’est une erreur fort répandue que l’agriculture intensive est toujours préférable ; mais c’est une erreur, et les gouvernemens n’ont pas peu contribué à la propager en encourageant partout et toujours l’emploi des procédés les plus parfaits, et par conséquent les plus dispendieux. La supériorité de tel ou tel système dépend, en effet, des circonstances économiques au milieu desquelles on se trouve, telles que la valeur des terres, le prix de la main-d’œuvre et l’abondance des capitaux. Ce que le cultivateur doit avoir en vue, c’est de tirer le meilleur parti possible des agens de production dont il dispose, et d’employer de préférence ceux qui sont au meilleur marché. En Amérique, où des terrains immenses sont presque sans valeur, mais où la main-d’œuvre est chère et le loyer des capitaux élevé, il y a bénéfice à cultiver de grandes étendues avec le moins de sacrifices possibles ; la culture extensive y est plus avantageuse. En Angleterre, en France, en Allemagne, où tout coin de terre est occupé, où la moindre parcelle se paie fort cher, mais où la main-d’œuvre et les capitaux sont relativement à bon marché, il y a profit à faire de la culture intensive. C’est en effet à force de travail et de capital, par des drainages bien entendus, des labours profonds, des fumures abondantes, un assolement régulier, qu’on parvient à porter le sol à son plus haut point de production, et ce serait une faute de calcul que d’y manquer. Il y a donc également perte pour la société, soit qu’on néglige l’application des procédés de culture perfectionnée là où ils sont utiles, soit qu’on les emploie là où rien ne les réclame.

À ce point de vue, la sylviculture doit obéir aux mêmes lois que l’agriculture, et, comme elle, se modifier suivant les conditions économiques des différens pays. Aux contrées pourvues de grandes forêts et médiocrement peuplées, les systèmes d’exploitation élémentaires et peu coûteux ; aux contrées civilisées, où une population dense exige qu’on demande au sol tous les produits qu’il peut fournir, la futaie avec tous les procédés de culture que la science nous enseigne. Autant il serait ridicule d’appliquer aux forêts sans limites du Brésil et du Canada la méthode à double étage du Spessart, autant il est illogique, dans nos pays où chaque parcelle de terre a une valeur considérable, d’abandonner à la nature le soin de faire pousser les arbres et de borner sa sollicitude à couper, tous les vingt ou vingt-cinq ans, les maigres produits qu’il aura plu au hasard de laisser venir. Seulement la première condition d’une culture forestière bien entendue, c’est la diffusion des principes scientifiques dont nous venons d’esquisser les traits principaux. Il n’y a pas bien longtemps qu’on a compris tout le parti qu’on peut tirer de l’application de la science à l’agriculture, et de toutes parts déjà l’accroissement de la production agricole et l’augmentation du bien-être de la population rurale en attestent les heureux effets. Nous croyons que le tour de la sylviculture est arrivé, et qu’il est temps de faire pour elle ce qu’on a fait pour sa sœur aînée. On arriverait aisément à lui donner la place qu’elle mérite, si, comme on l’a fait depuis longtemps déjà en Allemagne, on comblait enfin chez nous une lacune regrettable dans l’enseignement supérieur.


J. CLAVE.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1855, les Essences forestières à l’exposition universelle, par M. L. de Lavergne.
  2. Voyez la Revue du 1er février et du 15 juin 1859.
  3. Bien des personnes emploient fréquemment le mot taillis pour désigner une partie de forêt peu âgée ; c’est une erreur : ce mot ne doit s’appliquer qu’aux bois crus sur souches.
  4. On appelle révolution turnus le nombre d’années fixé pour l’exploitation d’une forêt, parce qu’elles forment un cycle à l’expiration duquel les mêmes parties reviennent en tour d’exploitation.
  5. Le mot baliveau vient très probablement de balivi, nom qu’on donnait chez les Romains aux magistrats chargés de la surveillance des forêts.
  6. Notamment par l’organe de M. de Montalivet devant la chambre des pairs en 1847.
  7. « Les bois, y est-il dit, qui viennent de leur nature, si naissent de la semence et humeur contenue en la matrice de la terre, qui par la vertu du ciel saillent en hault, où ils se dressent en souches de diverses plantes, selon la diversité de l’humeur et des lieux où ils croissent. » — Et afin qu’on ne se méprenne pas sur le sens de ses paroles il ajoute : « Et vient aussy sans l’ayde d’homme, quand la semence chiet (tombe) à terre ou que les oyseaulx les apportent, ou que les eaux les maynent. »
  8. « Vous adviserez que la douceur de l’argent ne vous trompe et que l’importunité des marchands ne vous fasse couper plus de bois que la portée de vos forêts, de peur qu’en excédant elles ne demeurent désertes ou dépouillées ; mais plutôt, tombant dans l’autre extrémité, en vendre moins que trop, par lequel moyen vos forêts se trouveront toujours bien remplies, et vous restera cette liberté que d’en vendre quand il vous plaira. »
  9. De la Science forestière en Allemagne au dix-huitième siècle, par M. Maurice Bloch ; Annales forestières, juin 1850.
  10. « Dans les bois composés de chênes, hêtres, charmes, frênes, où il se trouve d’autres essences d’un accroissement plus prompt, telles que trembles, bouleaux, marceaux, coudriers, etc., il y a du bénéfice à faire couper, au bout de douze à quinze ans, ces dernières espèces ; on coupe en même temps les épines et autres mauvais bois. Cette opération ne fait qu’éclaircir le taillis, et bien loin de lui porter préjudice, elle en accélère l’accroissement. Le chêne, le hêtre et autres grands arbres n’en croissent que plus vite, en sorte qu’il y a le double avantage de tirer d’avance une partie de son revenu par la vente de ces bois blancs, et de trouver encore un taillis tout composé de bois de bonnes essences et d’un plus gros volume. »
  11. Ce monument porte, en allemand bien entendu, une inscription dont voici la traduction littérale : « À la mémoire du dr G. L. Hartig, — né à Glandenbach, dans la Haute-Hesse, — le 11 septembre 1744 ; — mort à Berlin, — comme grand-maître des forêts de Prusse, — le 4 février 1837 ; — ses élèves et admirateurs — d’Allemagne, de France et de Pologne. — 1840. »
    Cette inscription est accompagnée de quelques vers qui rappellent les titres de Hartig à la reconnaissance de la postérité. On a essayé de la traduire en français ; nous en citons le début et la fin :

    Ici, dans la forêt aux ombres verdoyantes
    S’élève un monument qui nous parle de toi,
    De toi, dont les leçons, à tous encor présentes,
    Nous serviront toujours de précepte et de loi.
    Voyageurs, honorons la mémoire du maître
    Et gloire au grand Hartig ! Nous lui devrons peut-être
    Qui fut de nos forêts le régénérateur.
    Le salut du pays, la vie et le bonheur.

    Voyez, dans les Annales forestières, novembre 1858, Souvenir d’une excursion en Allemagne, par J. Chalot.

  12. Chef de division à l’administration des forêts, cet homme modeste consacra sa longue et laborieuse carrière à une science qu’il avait embrassée avec passion. Il publia un Traité général des Eaux et Forêts comprenant : 1° un recueil chronologique des règlemens forestiers,2° un dictionnaire général des eaux et forêts, 3° un dictionnaire des chasses, 4° un dictionnaire des pêches. Ce volumineux ouvrage, qui n’a pas moins de douze volumes in-4o, est incontestablement ce qu’on peut trouver de plus complet sur ces différens sujets et sur l’histoire de l’administration. Outre ce travail de bénédictin, nous avons encore de lui un commentaire du code forestier, la traduction des ouvrages de Hartig et différens mémoires sur les propriétés des bois. Ses immenses travaux lui ont mérité la reconnaissance de tous ceux qui ont quelque souci de la prospérité de nos forêts.
  13. Louis XVI, que ces questions préoccupaient beaucoup, avait envoyé Michaux en Amérique dans cette intention. Ce naturaliste s’est livré a une étude approfondie des diverses essences dont l’acclimatation lui paraissait possible : il avait particulièrement signalé le chêne rouge, le quercitron, le cyprès chauve, le pin de Riga, etc., comme pouvant s’accommoder du climat de la France, et il avait expédié des graines et des plantes qui ont servi à faire des essais à Rambouillet, au bois de Boulogne et au parc de Monceaux. La plupart de ces essais ont réussi, et il est à regretter qu’ils n’aient pas été suivis et exécutés avec plus de persévérance.
  14. Ein nationalœkonomisches Hauptprincip der Forstwissenschaft, von W. Roscher. — Voyez la Revue du 15 juin 1859, — les Forêts et l’Agriculture.