La Surprise de l’amour/Acte III

Théâtre, volume I, Texte établi par Émile Faguet, Nelson (p. 122-146).
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ACTE TROISIÈME


Scène première

ARLEQUIN, COLOMBINE.
Colombine, à part.

attons-lui toujours froid. Tous les diamants y sont, rien n’y manque, hors le portrait que M. Lélio a gardé. (À Arlequin.) C’est un grand bonheur que vous ayez trouvé cela ; je vous rends la boîte ; il est juste que vous la donniez vous-même à Mme  la comtesse. Adieu ; je suis pressée.

Arlequin, l’arrêtant.

Eh ! là, là, là ; ne vous en allez pas si vite ; je suis de si bonne humeur.

Colombine.

Je vous ai dit ce que je pensais de ma maîtresse à l’égard de votre maître. Bonjour.

Arlequin.

Eh bien ! dites à cette heure ce que vous pensez de moi ; eh ! eh ! eh !

Colombine.

Je pense de vous que vous m’ennuieriez si je restais plus longtemps.

Arlequin.

Fi ! la mauvaise pensée ! Causons pour chasser cela ; c’est une migraine.

Colombine.

Je n’ai pas le temps, monsieur Arlequin.

Arlequin.

Eh ! allons donc, faut-il avoir des manières comme cela avec moi ? Vous me traitez de monsieur ; cela est-il honnête ?

Colombine.

Très honnête : mais vous m’amusez ; laissez-moi. Que voulez-vous que je fasse ici !

Arlequin.

Me dire comment je me porte, par exemple ; me faire de petites questions : Arlequin par-ci, Arlequin par-là ; me demander, comme tantôt, si je vous aime ; que sait-on ? peut-être je vous répondrai qu’oui.

Colombine.

Oh ! je ne m’y fie plus.

Arlequin.

Si fait, si fait ; fiez-vous-y pour voir.

Colombine.

Non ; vous haïssez trop les femmes.

Arlequin.

Cela m’a passé ; je leur pardonne.

Colombine.

Et moi, à compter d’aujourd’hui, je me brouille avec les hommes. Dans un an ou deux, je me raccommoderai peut-être avec ces nigauds-là.

Arlequin.

Il faudra donc que je me tienne pendant ce temps-là les bras croisés à vous voir venir, moi ?

Colombine.

Voyez-moi venir dans la posture qu’il vous plaira ; que m’importe que vos bras soient croisés ou ne le soient pas ?

Arlequin.

Par la sambille ! j’enrage. Maudit esprit lunatique, que je te donnerais de grand cœur un bon coup de poing, si tu ne portais pas une cornette !

Colombine, riant.

Ah ! je vous entends. Vous m’aimez ; j’en suis fâchée, mon ami ; le ciel vous assiste !

Arlequin.

Mardi ! oui, je t’aime ; mais, laisse-moi faire. Tiens, mon chien d’amour s’en ira ; je m’étranglerais plutôt. Je m’en vais être ivrogne ; je jouerai à la boule toute la journée ; je prierai mon maître de m’apprendre le piquet ; je jouerai avec lui ou avec moi ; je dormirai plutôt que de rester sans rien faire. Tu verras, va ; je cours tirer bouteille pour commencer.

Colombine.

Tu mériterais que je te fisse expirer de pur chagrin, mais je suis généreuse. Tu as méprisé toutes les suivantes de France en ma personne ; je les représente. Il faut une réparation à cette insulte. À mon égard, je t’en quitterais volontiers ; mais je ne puis trahir les intérêts et l’honneur d’un corps si respectable pour toi. Fais-lui donc satisfaction ; demande-lui à genoux pardon de toutes tes impertinences, et ta grâce t’est accordée.

Arlequin.

M’aimeras-tu après cette autre impertinence-là ?

Colombine.

Humilie-toi, et tu seras instruit.

Arlequin, se mettant à genoux.

Pardi ! je le veux bien ; je demande pardon à ce drôle de corps pour qui tu parles.

Colombine.

En diras-tu du bien ?

Arlequin.

C’est une autre affaire ; il est défendu de mentir.

Colombine.

Point de grâce.

Arlequin.

Accommodons-nous. Je n’en dirai ni bien ni mal. Est-ce fait ?

Colombine.

Eh ! la réparation est un peu cavalière ; mais le corps n’est pas formaliste. Baise-moi la main en signe de paix, et lève-toi. Tu me parais vraiment repentant ; cela me fait plaisir.

Arlequin.

Tu m’aimeras, au moins !

Colombine.

Je l’espère.

Arlequin, sautant.

Je me sens plus léger qu’une plume.

Colombine.

Écoute, nous avons intérêt de hâter l’amour de nos maîtres ; il faut qu’ils se marient ensemble.

Arlequin.

Oui, afin que je t’épouse par-dessus le marché.

Colombine.

Tu l’as dit ; n’oublions rien pour les conduire à s’avouer qu’ils s’aiment. Quand tu rendras la boîte à la comtesse, ne manque pas de lui dire pourquoi ton maître en garde le portrait. Je la vois qui rêve ; retire-toi, et reviens dans un moment, de peur qu’en nous voyant ensemble, elle ne nous soupçonne d’intelligence. J’ai dessein de la faire parler ; je veux qu’elle sache qu’elle aime ; son amour en ira mieux, quand elle se l’avouera. (Arlequin sort.)



Scène II

LA COMTESSE, COLOMBINE.
La Comtesse, avec humeur.

Ah ! vous voilà ? A-t-on trouvé mon portrait ?

Colombine.

Je n’en sais rien, madame ; je le fais chercher.

La Comtesse.

Je viens de rencontrer Arlequin ; ne vous a-t-il point parlé ? N’a-t-il rien à me dire de la part de son maître ?

Colombine.

Je ne l’ai pas vu.

La Comtesse.

Vous ne l’avez pas vu ?

Colombine.

Non, madame.

La Comtesse.

Vous êtes donc aveugle ? Avez-vous dit au cocher de mettre les chevaux au carrosse ?

Colombine.

Moi ! non, vraiment.

La Comtesse.

Et pourquoi, s’il vous plaît ?

Colombine.

Faute de savoir deviner.

La Comtesse.

Comment, deviner ! Faut-il tant de fois vous répéter les choses ?

Colombine.

Ce qui n’a jamais été dit n’a pas été répété, madame ; cela est clair ; demandez cela à tout le monde.

La Comtesse.

Vous êtes une grande raisonneuse.

Colombine.

Qui diantre savait que vous voulussiez partir pour aller quelque part ? Mais je m’en vais avertir le cocher.

La Comtesse.

Il n’est plus temps.

Colombine.

Il ne faut qu’un instant.

La Comtesse.

Je vous dis qu’il est trop tard.

Colombine.

Peut-on vous demander où vous vouliez aller, madame ?

La Comtesse.

Chez ma sœur, qui est à sa terre ; j’avais dessein d’y passer quelques jours.

Colombine.

Et la raison de ce dessein-là ?

La Comtesse.

Pour quitter Lélio, qui s’avise de m’aimer, je pense.

Colombine.

Oh ! rassurez-vous, madame ; je crois maintenant qu’il n’en est rien.

La Comtesse.

Il n’en est rien ! Je vous trouve plaisante de me venir dire qu’il n’en est rien, vous de qui je sais la chose en partie.

Colombine.

Cela est vrai, je l’avais cru ; mais je vois que je me suis trompée.

La Comtesse.

Vous êtes faite aujourd’hui pour m’impatienter.

Colombine.

Ce n’est pas mon intention.

La Comtesse.

Non, aujourd’hui vous ne m’avez répondu que des impertinences.

Colombine.

Mais, madame, tout le monde se peut tromper.

La Comtesse.

Je vous dis encore une fois que cet homme-là m’aime, et que je vous trouve ridicule de me disputer cela. Prenez-y garde, vous me répondrez de cet amour-là, au moins !

Colombine.

Moi, madame ? m’a-t-il donné son cœur en garde ? Eh ! que vous importe qu’il vous aime ?

La Comtesse.

Ce n’est pas son amour qui m’importe, je ne m’en soucie guère ; mais il m’importe de ne point prendre de fausses idées des gens, et de n’être pas la dupe éternelle de vos étourderies.

Colombine.

Voilà un sujet de querelle furieusement tiré par les cheveux ; cela est bien subtil.

La Comtesse.

En vérité, je vous admire dans vos récits ! M. Lélio vous aime, madame ; j’en suis certaine : votre billet l’a piqué : il l’a reçu en colère, il l’a lu de même : il a pâli, il a rougi. Dites-moi, sur un pareil rapport, qui est-ce qui ne croira pas qu’un homme est amoureux ? Cependant il n’en est rien ; il ne plaît plus à mademoiselle que cela soit ; elle s’est trompée ! Moi, je compte là-dessus, je prends des mesures pour me retirer ; mesures perdues.

Colombine.

Quelles si grandes mesures avez-vous donc prises, madame ? Si vos ballots sont faits, ce n’est encore qu’en idée, et cela ne dérange rien. Au bout du compte, tant mieux s’il ne vous aime point.

La Comtesse.

Oh ! vous croyez que cela va comme votre tête, avec votre tant mieux ? Il serait à souhaiter qu’il m’aimât, pour justifier le reproche que je lui en ai fait. Je suis désolée d’avoir accusé un homme d’un amour qu’il n’a pas. Mais si vous vous êtes trompée, pourquoi Lélio m’a-t-il fait presque entendre qu’il m’aimait ? Parlez donc ; me prenez-vous pour une bête ?

Colombine.

Le ciel m’en préserve !

La Comtesse.

Que signifie le discours qu’il m’a tenu en me quittant ? Madame, vous ne m’aimez point ; j’en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m’est absolument nécessaire. N’est-ce pas tout comme s’il m’avait dit : « Je serais en danger de vous aimer, si je croyais que vous pussiez m’aimer vous-même. » Allez, allez, vous ne savez ce que vous dites ; c’est de l’amour que ce sentiment-là.

Colombine.

Cela est plaisant ! Je donnerais à ces paroles-là, moi, tout une autre interprétation, tant je les trouve équivoques.

La Comtesse.

Oh ! je vous prie, gardez votre belle interprétation, je n’en suis point curieuse ; je vois d’ici qu’elle ne vaut rien.

Colombine.

Je la crois pourtant aussi naturelle que la vôtre, madame.

La Comtesse.

Pour la rareté du fait, voyons donc.

Colombine.

Vous savez que M. Lélio fuit les femmes ; cela posé, examinons ce qu’il vous dit : Vous ne m’aimez pas, madame ; j’en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m’est absolument nécessaire ; c’est-à-dire : « Pour rester où vous êtes, j’ai besoin d’être certain que vous ne m’aimez pas ; sans quoi je décamperais. » C’est une pensée désobligeante, entortillée dans un tour honnête ; cela me paraît assez net.

La Comtesse.

Cette fille-là n’a jamais eu d’esprit que contre moi ; mais, Colombine, l’air affectueux et tendre qu’il a joint à cela ?…

Colombine.

Cet air-là, madame, peut ne signifier encore qu’un homme honteux de dire une impertinence, qu’il adoucit le plus qu’il peut.

La Comtesse.

Non, Colombine, cela ne se peut pas ; tu n’y étais pas ; tu ne lui as pas vu prononcer ces paroles-là ; je t’assure qu’il les a dites d’un ton de cœur attendri. Par quel esprit de contradiction veux-tu penser autrement ? J’y étais ; je m’y connais, ou bien Lélio est le plus fourbe de tous les hommes ; et s’il ne m’aime pas, je fais vœu de détester son caractère. Oui, son honneur y est engagé ; il faut qu’il m’aime, ou qu’il soit un malhonnête homme ; car il a donc voulu me faire prendre le change ?

Colombine.

Il vous aimait peut-être, et je lui avais dit que vous pourriez l’aimer ; mais vous vous êtes fâchée, et j’ai détruit mon ouvrage. J’ai dit tantôt à Arlequin que vous ne songiez nullement à lui, que j’avais voulu flatter son maître pour me divertir, et qu’enfin M. Lélio était l’homme du monde que vous aimeriez le moins.

La Comtesse.

Et cela n’est pas vrai. De quoi vous mêlez-vous, Colombine ? Si M. Lélio a du penchant pour moi, de quoi vous avisez-vous d’aller mortifier un homme à qui je ne veux point de mal, que j’estime ? Il faut avoir le cœur bien dur pour donner du chagrin aux gens sans nécessité ! En vérité, vous avez juré de me désobliger.

Colombine.

Tenez, madame, dussiez-vous me quereller, vous aimez cet homme à qui vous ne voulez point de mal. Oui, vous l’aimez.

La Comtesse.

Retirez-vous.

Colombine.

Je vous demande pardon.

La Comtesse.

Retirez-vous, vous dis-je ; j’aurai soin demain de vous payer et de vous renvoyer à Paris.

Colombine.

Madame, il n’y a que l’intention de punissable, et je fais serment que je n’ai eu nul dessein de vous fâcher ; je vous respecte et je vous aime, vous le savez.

La Comtesse.

Colombine, je vous passe encore cette sottise-là ; observez-vous bien dorénavant.

Colombine, à part.

Voyons la fin de cela. (Haut.) Je vous l’avoue, une seule chose me chagrine ; c’est de m’apercevoir que vous manquez de confiance en moi, qui ne veux savoir vos secrets que pour vous servir. De grâce, ma chère maîtresse, ne me donnez plus ce chagrin-là ; récompensez mon zèle pour vous ; ouvrez-moi votre cœur, vous n’en serez point fâchée. (Elle approche de sa maîtresse, et la caresse.)

La Comtesse.

Ah !

Colombine.

Eh bien ! voilà un soupir ; c’est un commencement de franchise ; achevez donc !

La Comtesse.

Colombine !

Colombine.

Madame ?

La Comtesse.

Après tout, aurais-tu raison ? Est-ce que j’aimerais ?

Colombine.

Je crois qu’oui ; mais d’où vient vous faire un si grand monstre de cela ? Eh bien ! vous aimez ; voilà qui est bien rare !

La Comtesse.

Non, je n’aime point encore.

Colombine.

Vous avez l’équivalent de cela.

La Comtesse.

Quoi ! je pourrais tomber dans ces malheureuses situations, si pleines de troubles, d’inquiétudes, de chagrins ; moi, moi ! Non ! Colombine, cela n’est pas fait encore ; je serais au désespoir. Quand je suis venue ici triste, tu me demandais ce que j’avais ; ah ! Colombine, c’était un pressentiment du malheur qui devait m’arriver.

Colombine.

Voici Arlequin qui vient à nous, renfermez vos regrets.



Scène III

LA COMTESSE, ARLEQUIN, COLOMBINE.
Arlequin.

Madame, mon maître m’a dit que vous aviez perdu une boîte de portrait ; je sais un homme qui l’a trouvée. De quelle couleur est-elle ? Combien y-a-t-il de diamants ? Sont-ils gros ou petits ?

Colombine.

Montre, nigaud ; te méfies-tu de madame ? Tu fais là d’impertinentes questions.

Arlequin.

Mais c’est la coutume d’interroger le monde pour plus grande sûreté ; je ne pense point à mal.

La Comtesse.

Où est-elle, cette boîte ?

Arlequin, la montrant.

La voilà, madame. Un autre que vous ne la verrait pas, mais vous êtes une femme de bien.

La Comtesse.

C’est la même. Tiens, prends cela en revanche.

Arlequin.

Vivent les revanches ! le ciel vous soit en aide !

La Comtesse.

Le portrait n’y est pas !

Arlequin.

Chut ! il n’est pas perdu ; c’est mon maître qui le garde.

La Comtesse.

Il me garde mon portrait ? Qu’en veut-il faire ?

Arlequin.

C’est pour vous mirer, quand il ne vous voit plus. Il dit que ce portrait ressemble à une cousine qui est morte, et qu’il aimait beaucoup. Il m’a défendu d’en rien dire et de vous faire accroire qu’il est perdu ; mais il faut bien vous donner de la marchandise pour votre argent. Motus ! le pauvre homme en tient.

Colombine.

Madame, la cousine dont il parle peut être morte ; mais la cousine qu’il ne dit pas se porte bien, et votre cousin n’est pas votre parent.

Arlequin, riant.

Eh ! eh ! eh !

La Comtesse.

De quoi ris-tu ?

Arlequin.

De ce drôle de cousin. Mon maître croit bonnement qu’il garde le portrait à cause de la cousine, et il ne sait pas que c’est à cause de vous ; cela est risible ; il fait des quiproquos d’apothicaire.

La Comtesse.

Eh ! que sais-tu si c’est à cause de moi ?

Arlequin.

Je vous dis que la cousine est un conte à dormir debout. Est-ce qu’on dit des injures à la copie d’une cousine qui est morte ?

Colombine.

Comment, des injures ?

Arlequin.

Oui ; je l’ai laissé là-bas qui se fâche contre le visage de madame ; il le querelle tant qu’il peut de ce qu’il aime. Il y a à mourir de rire de le voir faire. Quelquefois il met de bons gros soupirs au bout des mots qu’il dit. Oh ! de ces soupirs-là, la cousine défunte n’en tâte que d’une dent.

La Comtesse.

Colombine, il faut absolument qu’il me rende mon portrait ; cela est de conséquence pour moi ; je vais le lui demander. Je ne souffrirai pas mon portrait entre les mains d’un homme. Où se promène-t-il ?

Arlequin.

De ce côté-là ; vous le trouverez sans faute à droite ou à gauche.

(La comtesse sort.)



Scène IV

LÉLIO, COLOMBINE, ARLEQUIN.
Arlequin.

Son cœur va-t-il bien ?

Colombine.

Oh ! je te réponds qu’il va grand train. Mais voici ton maître ; laisse-moi faire.

Lélio.

Colombine, où est Mme  la comtesse ? je souhaiterais lui parler.

Colombine.

Mme  la comtesse va, je pense, partir tout à l’heure pour Paris.

Lélio.

Quoi ! sans me voir ? sans me l’avoir dit ?

Colombine.

C’est bien à vous à voir cela ! N’avez-vous pas dessein de vivre en sauvage ? De quoi vous plaignez-vous ?

Lélio.

De quoi je me plains ? La question est singulière, mademoiselle Colombine ! Voilà donc le penchant que vous lui connaissiez pour moi ! Partir sans me dire adieu ! Et vous voulez que je sois un homme de bon sens, et que je m’accommode de cela, moi ! Non, les procédés bizarres me révolteront toujours.

Colombine.

Si elle ne vous a pas dit adieu, c’est qu’entre amis on en agit sans façon.

Lélio.

Amis ! oh ! doucement ; je veux du vrai dans mes amis, des manières franches et stables, et je n’en trouve point là. Dorénavant je ferai mieux de n’être ami de personne ; car je vois bien qu’il n’y a que du faux partout.

Colombine.

Lui ferai-je vos compliments ?

Arlequin.

Cela sera honnête.

Lélio.

Et moi, je ne suis point aujourd’hui dans le goût d’être honnête ; je suis las de la bagatelle.

Colombine.

Je vois bien que je ne ferai rien par la feinte ; il vaut mieux vous parler franchement. Monsieur, Mme  la comtesse ne part pas ; elle attend, pour se déterminer, qu’elle sache si vous l’aimez ou non ; mais dites-moi naturellement vous-même ce qui en est ; c’est le plus court.

Lélio.

C’est le plus court, il est vrai ; mais j’y trouve pourtant de la difficulté ; car enfin, dirai-je que je ne l’aime pas ?

Colombine.

Oui, si vous le pensez.

Lélio.

Mais Mme  la comtesse est aimable, et ce serait une grossièreté.

Arlequin.

Tirez votre réponse à la courte paille.

Colombine.

Eh bien ! dites que vous l’aimez.

Lélio.

Mais, en vérité, c’est une tyrannie que cette alternative-là. Si je vais dire que je l’aime, cela dérangera peut-être Mme  la comtesse ; cela la fera partir. Si je dis que je ne l’aime point…

Colombine.

Peut-être aussi partira-t-elle.

Lélio.

Vous voyez donc bien que cela est embarrassant.

Colombine.

Adieu, je vous entends ; je lui rendrai compte de votre indifférence, n’est-ce pas ?

Lélio.

Mon indifférence ! voilà un beau rapport, et cela me ferait un joli cavalier ! Vous décidez bien cela à la légère. En savez-vous plus que moi ?

Colombine.

Déterminez-vous donc.

Lélio.

Vous me mettez dans une désagréable situation. Dites-lui que je suis plein d’estime, de considération et de respect pour elle.

Arlequin.

Discours de Normands que tout cela.

Colombine.

Vous me faites pitié.

Lélio.

Qui, moi ?

Colombine.

Oui, et vous êtes un étrange homme de ne m’avoir pas confié que vous l’aimiez.

Lélio.

Eh ! Colombine, le savais-je ?

Arlequin.

Ce n’est pas ma faute, je vous en avais averti.

Lélio.

Je ne sais où je suis.

Colombine.

Ah ! vous voilà dans le ton ; songez à dire toujours de même ; entendez-vous, monsieur de l’ermitage ?

Lélio.

Que signifie cela ?

Colombine.

Rien ; sinon que je vous ai donné la question, et que vous avez jasé dans vos souffrances. Tenez-vous gai, l’homme indifférent ; tout ira bien. Arlequin, je te le recommande ; instruis-le plus amplement : je vais chercher l’autre.



Scène V

LÉLIO, ARLEQUIN.
Arlequin.

Ah çà ! monsieur, voilà qui est donc fait ! c’est maintenant qu’il faut dire : « Va comme je te pousse ! » Vive l’amour, mon cher maître, et faites chorus ! Car il n’y a pas deux chemins ; il faut passer par là ou par la fenêtre.

Lélio.

Ah ! je suis un homme sans jugement.

Arlequin.

Je ne vous dispute point cela.

Lélio.

Arlequin, je ne devais jamais revoir de femmes.

Arlequin.

Monsieur, il fallait donc devenir aveugle.

Lélio.

Il me prend envie de m’enfermer chez moi, et de n’en sortir de six mois. (Arlequin siffle.) De quoi t’avises-tu de siffler ?

Arlequin.

Vous dites une chanson, et je l’accompagne. Ne vous fâchez pas ; j’ai de bonnes nouvelles à vous apprendre. Cette comtesse vous aime, et la voilà qui vient vous donner le dernier coup à vous.

Lélio, à part.

Cachons-lui ma faiblesse ; peut-être ne la sait-elle pas encore.



Scène VI

LA COMTESSE, LÉLIO, ARLEQUIN, COLOMBINE, PIERRE.
La Comtesse.

Monsieur, vous devez savoir ce qui m’amène ?

Lélio.

Madame, je m’en doute du moins, et je consens à tout. Nos paysans se sont raccommodés, et je donne à Jacqueline autant que vous donnez à son amant ; c’est de quoi j’allais prendre la liberté de vous informer.

La Comtesse.

Je vous suis obligée de finir cela, monsieur ; mais j’avais quelque autre chose à vous dire, bagatelle pour vous, assez importante pour moi.

Lélio.

Que serait-ce donc ?

La Comtesse.

C’est mon portrait qu’on m’a dit que vous avez, et je viens vous prier de me le rendre, rien ne vous est plus inutile.

Lélio.

Madame, il est vrai qu’Arlequin a trouvé une boîte de portrait que vous cherchiez ; je vous l’ai fait remettre sur-le-champ ; s’il vous a dit autre chose, c’est un étourdi ; et je voudrais bien lui demander où est le portrait dont il parle ?

Arlequin, timidement.

Eh ! monsieur !

Lélio.

Quoi ?

Arlequin.

Il est dans votre poche.

Lélio.

Vous ne savez ce que vous dites.

Arlequin.

Si fait, monsieur. Vous vous souvenez bien que vous lui avez parlé tantôt ; je vous l’ai vu mettre après dans la poche du côté gauche.

Lélio.

Quelle impertinence !

La Comtesse.

Cherchez, monsieur ; peut-être avez-vous oublié que vous l’avez tenu ?

Lélio.

Ah ! madame, vous pouvez m’en croire.

Arlequin.

Tenez, monsieur… tâtez, madame ; le voilà.

La Comtesse, touchant à la poche de la veste.

Cela est vrai ; il me paraît que c’est lui.

Lélio.

Voyons donc. Il a raison ! Le voulez-vous, madame ?

La Comtesse.

Il le faut bien, monsieur.

Lélio.

Comment donc cela s’est-il fait ?

Arlequin.

Eh ! c’est que vous vouliez le garder, à cause, disiez-vous, qu’il ressemblait à une cousine qui est morte ; et moi, qui suis fin, je vous disais que c’était à cause qu’il ressemblait à madame, et cela était vrai.

La Comtesse.

Je ne vois point d’apparence à cela.

Lélio.

En vérité, madame, je ne comprends pas ce coquin-là. (À part, à Arlequin.) Tu me le payeras.

Arlequin.

Madame la comtesse, voilà monsieur qui me menace derrière vous.

Lélio.

Moi ?

Arlequin.

Oui, parce que je dis la vérité. Madame, vous me feriez bien du plaisir de l’obliger à vous dire qu’il vous aime ; il n’aura pas plus tôt avoué cela qu’il me pardonnera.

La Comtesse.

Va, mon ami, tu n’as pas besoin de mon intercession.

Lélio.

Eh ! madame, je vous assure que je ne lui veux aucun mal, il faut qu’il ait l’esprit troublé. Retire-toi, et ne nous romps plus la tête de tes sots discours. (Arlequin se recule au fond du théâtre avec Colombine). Je vous prie, madame, de n’être point fâchée de ce que j’avais votre portrait ; j’étais dans l’ignorance.

La Comtesse.

Ce n’est rien que cela, monsieur.

Lélio.

C’est une aventure qui ne laisse pas que d’avoir un air singulier.

La Comtesse.

Effectivement.

Lélio.

Il n’y a personne qui ne se persuade là-dessus que je vous aime.

La Comtesse.

Je l’aurais cru moi-même, si je ne vous connaissais pas.

Lélio.

Quand vous le croiriez encore, je ne vous estimerais guère moins clairvoyante.

La Comtesse.

On n’est pas clairvoyante quand on se trompe, et je me tromperais.

Lélio.

Ce n’est presque pas une erreur que cela ; la chose est si naturelle à penser !

La Comtesse.

Mais voudriez-vous que j’eusse cette erreur-là ?

Lélio.

Moi, madame ! vous êtes la maîtresse.

La Comtesse.

Et vous le maître, monsieur.

Lélio.

De quoi le suis-je ?

La Comtesse.

D’aimer ou de n’aimer pas.

Lélio.

Je vous reconnais ; l’alternative est bien de vous, madame.

La Comtesse.

Eh ! pas trop.

Lélio.

Pas trop ! si j’osais interpréter ce mot-là…

La Comtesse.

Et que trouvez-vous donc qu’il signifie ?

Lélio.

Ce qu’apparemment vous n’avez pas pensé.

La Comtesse.

Voyons.

Lélio.

Vous ne me le pardonneriez jamais.

La Comtesse.

Je ne suis pas vindicative.

Lélio, à part.

Ah ! je ne sais ce que je dois faire.

La Comtesse, d’un air impatient.

Monsieur Lélio, expliquez-vous, et ne vous attendez pas que je vous devine.

Lélio, à genoux.

Eh bien ! madame, me voilà expliqué… M’entendez-vous ! Vous ne répondez rien… Vous avez raison ; mes extravagances ont combattu trop longtemps contre vous, et j’ai mérité votre haine.

La Comtesse.

Levez-vous, monsieur.

Lélio.

Non, madame, condamnez-moi, ou faites-moi grâce.

La Comtesse, confuse.

Ne me demandez rien à présent ; reprenez le portrait de votre parente, et laissez-moi respirer.

Arlequin.

Vivat ! Enfin, voilà la fin.

Colombine.

Je suis contente de vous, monsieur Lélio.

Pierre.

Parguienne ! ça boute la joie au cœur.

Lélio.

Ne vous mettez en peine de rien, mes enfants : j’aurai soin de votre noce.

Pierre.

Grand marci ; mais, morgué ! pisque je sommes en joie, j’allons faire venir les ménétriers que j’avons retenus.

Arlequin.

Colombine, pour nous, allons nous marier sans cérémonie.

Colombine.

Avant le mariage, il en faut un peu ; après le mariage, je t’en dispense.