La Suppression des Arméniens, méthode allemande, travail turc

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La Suppression des Arméniens, méthode allemande, travail turc
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 531-560).
LA
SUPPRESSION DES ARMÉNIENS
MÉTHODE ALLEMANDE — TRAVAIL TURC

La doctrine allemande du pangermanisme a été récemment analysée ici avec une force et une éloquence admirables, par M. Imbart de la Tour. Le salut de l’Etat étant la première loi, on ne saurait concevoir une opposition quelconque entre la politique et la morale. Contre le peuple prédestiné « la volonté des autres peuples n’a point de droit. » La race allemande étant élue par Dieu pour dominer le monde et pour lui apporter une forme supérieure de civilisation, de « Kultur, » tout ce qui peut faire obstacle à son règne, générateur de progrès et de bonheur pour l’Humanité, est appelé à disparaître ; tout ce qui peut en hâter l’avènement est, par-là même, juste et bienfaisant : c’est le Bien. D’ailleurs, les races inaptes ne sont-elles pas condamnées, et n’est-ce pas un devoir d’ordre supérieur de collaborer avec la nature dans son œuvre de sélection et d’élimination ? L’humanité, dans sa marche vers un état plus parfait, ne saurait s’arrêter aux individus ou aux nations trop faibles, qu’elle écrase en passant sans même daigner les voir. Que ne se sont-ils sacrifiés eux-mêmes, comme les Hindous de Jaggernaut, dans un élan mystique de vénération et d’amour ! Leur suppression est dans le dessein de l’histoire, dans le plan divin. La pitié n’est que duperie ou faiblesse : place aux forts, place à l’Allemagne « au-dessus de tout. »

Telle est la doctrine. C’est avec un tel appareil philosophique que la science allemande voile au peuple allemand les réalités sanglantes de sa récente histoire. La brutalité sauvage des instincts, le déchaînement forcené des passions dominatrices, s’autorisent de la rigueur spécieuse des thèses impérialistes et se glorifient même de servir à les réaliser. Derrière toutes ces théories, on trouverait surtout, peut-être, en dernière analyse, la réalité plus simple d’un âpre besoin de vendre et de faire des affaires. L’impérialisme allemand, dans sa forme actuelle, est avant tout un mercantilisme.

On juge l’arbre à ses fruits et la valeur d’une doctrine à ses conséquences. Le premier châtiment des faux prophètes, c’est leurs disciples, qui, dépassant les bornes, font apparaître toute la force corrosive, tout le venin caché des systèmes, les condamnent et commencent de les ruiner à mesure qu’ils se réalisent. La politique et la guerre allemandes se chargent de traduire en actes les dangereuses théories de la spéculation allemande. Les massacreurs de Belgique et de France ont mal servi les intérêts germaniques en décelant trop tôt l’aboutissement pratique du système. Mais les soldats de l’empereur Guillaume ont trouvé des disciples qui les ont surpassés. Les Turcs, qui ont perpétré les horreurs d’Arménie, ajoutent un terrible poids de responsabilités sanglantes sur les épaules, déjà si chargées, de leurs maîtres allemands, car si l’exécution est turque, la méthode est allemande.


I

La responsabilité morale de l’Allemagne ne fait pas de doute. Quand il se trouve des théoriciens pour édifier des doctrines de mort, il se trouve toujours des esprits simplistes et logiciens pour les appliquer ; les maîtres sont responsables des disciples. Entre les massacres de Belgique et ceux d’Arménie, il y a une différence de degré, non pas de nature.

Les Allemands avaient un intérêt politique à la disparition des Arméniens. Ils poursuivent, depuis longtemps, avec une méthode et un esprit de suite qui ont manqué à leurs adversaires, le dessein de faire de la Turquie un champ d’expansion et de colonisation pour la race allemande. Ce vaste projet de domination politique et économique s’est développé et précisé à mesure que le chemin de fer de Bagdad s’allongeait à travers l’Anatolie et la Syrie septentrionale, comme l’épine dorsale de l’empire turc invertébré. Plus la Turquie sera vaste, plus ses prétentions s’étendront loin, plus l’Allemagne, sa tutrice et son héritière, sera puissante et riche, plus elle étendra loin les tentacules de ses chemins de fer impériaux. Perse, Caucase, Égypte, Arabie, doivent devenir des dépendances de l’Empire ottoman, pour entrer dans la mouvance de l’Empire germanique. L’Allemagne, même avant la grande guerre, encourage secrètement les empiétemens turcs en Perse, dans l’Azerbeidjan, et, plus au Sud, dans l’Ardelan et le Luristan ; elle stimule les ambitions des Jeunes-Turcs sur l’Égypte et envenime leurs dépits. Berlin inspire et dirige toute la politique de la Porte. C’est l’Allemagne qui l’entraîne dans le conflit. La guerre commencée, la sujétion de la Turquie aux volontés allemandes devient de plus en plus complète. A mesure que la lutte se développe et que le Grand Etat-Major voit échouer l’une après l’autre ses combinaisons militaires contre la France, la Russie et l’Angleterre, il accorde de plus en plus d’attention et attache de plus en plus de prix à ses entreprises orientales. Ouvrir la route de Hambourg au golfe Persique, à travers les Balkans ; ranger sous sa domination, sous son protectorat, ou dans son alliance étroite, l’Autriche, la Hongrie, la péninsule balkanique, l’Empire ottoman, l’Égypte et la Perse : tel apparaît aujourd’hui au gouvernement impérial le seul bénéfice qu’il puisse retirer de la guerre, la seule compensation qu’il se croie en droit d’espérer de tant de sacrifices.

Dans ces conditions, l’Allemagne a intérêt à la disparition des Arméniens en tant que constituant un groupement national et politique assez fort pour aspirer au moins à une autonomie administrative.

Obtenir cette autonomie, sans pour cela sortir de l’Empire ottoman, en y devenant, au contraire, un ferment de progrès et un foyer de civilisation, c’était, depuis quelques années, le but de la nation arménienne. Ce but, c’est l’Europe elle-même qui le lui avait indiqué en inscrivant à plusieurs reprises dans le droit public les réformes arméniennes. M. René Pinon a expliqué ici même[1] quelles étaient les revendications des Arméniens et qu’il eût été d’une sage politique, pour la Sublime-Porte, d’y faire droit et de consolider par-là son avenir ; il a montré aussi comment, dans l’été 1912, s’était produit un événement capital dans l’histoire de la nationalité arménienne : la réconciliation avec l’Empire russe, symbolisée par la visite au tsar Nicolas du chef religieux et politique de tous les Arméniens, le Catholicos, dont la résidence est à Etchmiatzin, en territoire caucasien russe. Au cours des années 1913 et 1914, les représentans du Catholicos firent agréer aux grandes Puissances et recommander par elles à l’agrément de la Sublime-Porte un projet de réformes et d’organisation administrative des régions habitées par des Arméniens. A la Wilhelmstrasse, on n’accepta qu’après de longues hésitations d’adhérer à l’accord unanime des Cabinets, et encore exigea-t-on l’introduction d’amendemens qui en altéraient l’esprit et en réduisaient la portée. La Porte se résigna à accepter le principe des réformes ; deux inspecteurs européens furent même choisis. Le gouvernement turc se réservait, selon sa tactique traditionnelle, d’annuler dans la pratique, par une mauvaise volonté constante dans l’application, les concessions imposées plutôt qu’obtenues par le concert européen ; il attendait l’heure inévitable où des dissentimens graves entre les grandes Puissances lui permettraient d’éluder ses engagemens et de traiter la question arménienne « à la turque. » Cette heure ne tarda pas à venir : ce fut la grande guerre.

Le Cabinet de Berlin ne s’était prêté que de mauvaise grâce à une politique d’intervention auprès de la Porte en faveur des nationalités non turques ; il craignait que son abstention, sans réussir à faire échouer une politique de sages réformes, que beaucoup de Turcs éclairés considéraient comme indispensable au salut de leur pays, ne permit à la Russie, à la France et à l’Angleterre d’en recueillir, en influence et en crédit, le légitime bénéfice. Sa politique hésitait. Tantôt il flattait les passions centralisatrices des Jeunes-Turcs, tantôt il cherchait à gagner les sympathies des populations, et notamment celles des Arméniens, auxquels il ne ménageait pas les assurances de son bon vouloir[2]. Certains Allemands, les uns, comme le docteur Lepsius, l’auteur du livre bien connu sur les massacres de 1895, dans un esprit de justice et de sympathie pour les Arméniens, les autres dans le dessein d’utiliser au service de l’expansion économique allemande une race remarquablement douée pour le négoce et les affaires, menaient en Allemagne une campagne d’opinion en faveur des Arméniens. Mais les politiques, surtout ceux de Constantinople, notamment l’ambassadeur, le baron de Wangenheim, voyaient d’un mauvais œil une tactique qui déplaisait à l’esprit étroit et sectaire des Jeunes-Turcs. « Nous détestons les Arméniens, » disait, dans l’été de 1914, à un Arménien notoire, un fonctionnaire de l’ambassade allemande. Les Arméniens, dans leurs montagnes, dominent, comme du haut d’un puissant bastion, les défilés et les plaines où s’avance le chemin de fer de Bagdad ; le massif arménien, précédé par les montagnes du Zeitoun et les crêtes de l’Amanus et du Taurus, commande les passages difficiles par où le commerce et les armées sont obligés de passer pour descendre des plateaux anatoliens vers la Syrie et les vallées du Tigre et de l’Euphrate. Par le Nord, les régions peuplées d’Arméniens confinent à d’autres régions, également peuplées d’Arméniens, qui sont sous la domination russe. En donnant aux Arméniens des réformes qui encourageraient chez eux l’espoir d’une autonomie plus complète, n’allait-on pas faire le jeu de la politique russe ? Ne valait-il pas mieux favoriser la politique de « turcisation » et de centralisation suivie par le Comité Union et Progrès, travailler à l’unification de toutes les races et supprimer jusqu’au nom et au souvenir des anciennes indépendances arménienne et arabe ? L’Arménie se dressait sur le chemin de l’expansion économique et politique de l’Allemagne : elle devait disparaître.

C’est alors que le docteur Paul Rohrbach, le publiciste allemand bien connu, dans sa brochure sur « le Chemin de fer de Bagdad, » suggéra un moyen ingénieux de concilier les deux tendances et d’utiliser, au profit de l’Allemagne et de ses entreprises, les capacités et le travail des Arméniens, tout en supprimant le péril politique que constituait, selon lui, une Arménie trop voisine de la Russie. Il proposa de transplanter les Arméniens, de les faire descendre de leurs montagnes et de les établir en colonies le long du chemin de fer de Bagdad. La ligne allemande traverserait ainsi des pays plus riches et plus industrieux ; les déserts se couvriraient de moissons et de villages, et les actionnaires du « Bagdad » s’en trouveraient bien. Les Arméniens deviendraient ainsi les pionniers de l’influence allemande. Nulle trace de violence, ou même d’antipathie pour les Arméniens, dans la proposition de Rohrbach ; les Arméniens y trouveraient leur intérêt, et aussi les Turcs, sans compter les Allemands. L’idée fit son chemin. Nous verrons comment les Turcs l’adoptèrent et l’appliquèrent à leur manière. Là encore, la responsabilité allemande est à l’origine des forfaits turcs : méthode allemande, travail turc.

Les intérêts des Allemands s’harmonisaient à merveille avec les haines séculaires des Turcs.

Il ne saurait être question de refaire ici, même en abrégé, la douloureuse histoire des relations des Turcs avec les Arméniens. Elle n’est que trop connue. De tous les peuples qui habitaient l’Anatolie avant la conquête turque, les Arméniens seuls ont survécu. Ils l’ont dû à l’asile de leurs montagnes, à leur énergie prolifique, à leur intelligence. Mais, chaque fois que des perturbations graves ont agité l’Empire ottoman, les Arméniens en ont été les victimes. Plus la puissance des Turcs s’est affaiblie, plus ils sont devenus des maîtres intolérans et persécuteurs. Les Turcs haïssent les Arméniens pour leur religion, pour leur supériorité intellectuelle et leur aptitude à une culture plus affinée, pour leur habileté au négoce et aux métiers lucratifs. L’Arménien, pour le Turc paresseux, pour le Kurde nomade et pillard, est la proie naturelle, périodiquement offerte à ses convoitises ; dès que le sous-préfet et le gendarme donnent le signal ou seulement ferment les yeux, la saturnale commence : pillage, orgie, massacre.

On sait l’histoire des massacres de 1895-1896. Le sang des victimes était à peine séché, les cendres des églises détruites étaient à peine refroidies, que Guillaume II entreprenait son théâtral et fructueux voyage en Palestine et à Constantinople, mettait sa main impériale dans celle de son « ami » le sultan Hamid et se proclamait à Damas le protecteur des musulmans.

L’Arménie commençait, avec sa résignation et son énergie traditionnelles, à respirer et à se remettre au travail, quand survint la révolution de 1908. Les Jeunes-Turcs ne la firent pas, — il est bon de le rappeler, — sans une entente préalable et un accord complet sur le programme avec les Comités arméniens. La révolution devait inaugurer le règne de la loi et de la liberté. Les Arméniens accueillirent le nouveau régime avec joie, avec espérance : ils crurent voir se lever l’aurore de temps plus heureux où il n’y aurait plus, dans un Empire ottoman régénéré, que de fidèles sujets du Sultan, sans distinction de races ni de religions. Leur illusion fut vite dissipée. Le régime jeune-turc, mentant à toutes ses origines et à toutes ses amitiés, se jeta dans une politique exclusivement musulmane, centralisatrice et turque. L’Allemagne ne manqua pas de le pousser dans cette voie, car l’autre, celle qui l’aurait conduit vers un régime de liberté, le menait du même coup à l’amitié française et anglaise ; elle lui fit croire à l’imminence d’un péril russe, comme si, contre un pareil danger, la meilleure des garanties n’était pas, pour les Turcs, dans une entente étroite avec la France et l’Angleterre. Les massacres d’Adana, dont les Jeunes-Turcs portent la responsabilité, sont l’acte décisif qui oriente définitivement leur politique dans une voie plus oppressive, plus tyrannique, que ne l’avait été le gouvernement hamidien. Le programme de Saïd pacha, déjà mis en pratique par Abd-ul-Hamid : « Nous résoudrons la question arménienne en supprimant les Arméniens, » devint celui du Comité Union et Progrès. Les rêveries du docteur Nazim, membre influent du Comité, ont coûté aux Turcs leur empire d’Europe. Cet incorrigible utopiste s’imagine qu’on peut transplanter les hommes plus aisément que des plantes ; c’est son plan de repeupler la Macédoine et d’y renforcer l’élément turc, en y implantant des mohadjirs (émigrans) venant de Bosnie, qui a provoqué l’alliance balkanique et amené les désastres turcs de 1912. C’est une conception du même genre qui a été l’origine des épouvantables déportations des Arméniens d’Anatolie. Ainsi la révolution, faite aux cris de « liberté politique, égalité des races et des religions, » aboutissait à une politique de panislamisme et de turcisation ; dès lors, les populations non turques, poussées au désespoir, ne pouvaient plus que chercher, soit à améliorer le régime, soit à se soustraire à l’arbitraire d’un gouvernement qui, de plus en plus, derrière le paravent d’un souverain imbécile et d’un parlement domestiqué, devenait la propriété d’une coterie d’ambitieux sans scrupules et d’éhontés profiteurs.

Quand survint la Grande Guerre, non seulement les populations non turques de l’Empire ottoman, mais encore une grande partie des Turcs eux-mêmes, aspirait ouvertement à un régime nouveau, plus libéral, moins inféodé à des volontés étrangères. C’est contre le vœu de la grande majorité des Ottomans que le gouvernement, ou plutôt Enver pacha, précipita la Turquie, pour obéir à l’Allemagne, dans le conflit européen.


II

Les grands événemens d’août 1914 trouvèrent les Arméniens de l’Empire ottoman déçus dans leurs dernières espérances d’obtenir des Jeunes-Turcs un régime plus libéral et se demandant avec angoisse s’ils ne seraient pas bientôt réduits à attendre leur salut du dehors. Depuis les massacres d’Adana en 1909, la tranquillité n’avait jamais été complète en Arménie. En 1912-1913, pendant la guerre balkanique, une persécution latente y sévit : pillages, assassinats, conversions forcées, enlèvemens de femmes, furent assez nombreux, mais sporadiques ; les représentations énergiques des diplomaties française et anglaise, l’intervention menaçante de la Russie empêchèrent la tuerie de se généraliser. Lorsqu’il s’agit de massacres, — c’en est une preuve de plus, — les ordres de Constantinople sont toujours strictement obéis ; la responsabilité des gouvernails est donc entière et sans excuse. Le zèle des exécutans peut dépasser parfois la volonté du chef d’orchestre, il ne la devance pas. Les gens du Zeïtoun, qui, au moment de la guerre balkanique, s’étaient retirés dans leurs montagnes pour ne pas envoyer des soldats à l’armée, y vivaient depuis lors à demi indépendans. De nombreux signes montraient que la ruine des Arméniens était résolue dans l’esprit des Jeunes-Turcs et s’accomplirait à la première occasion.

Dès la déclaration de guerre, en août, les sympathies des Arméniens se manifestèrent, surtout à Constantinople et dans les grandes villes et parmi les Arméniens qui vivent hors de l’Empire ottoman, en faveur des Français, des Russes et des Anglais. Les gens de la classe supérieure sont de culture française ou anglaise : un bon nombre d’entre eux vinrent, soit de Constantinople, soit d’autres villes, soit d’Amérique, s’engager sous les drapeaux de la France. La Turquie n’était pas encore belligérante ; venir combattre dans les rangs des Français amis de la liberté et amis depuis des siècles de la Turquie, n’avait rien que de naturel et ne pouvait déplaire qu’aux Allemands. D’autres sujets ottomans : Arabes, Syriens, Israélites, vinrent aussi combattre à nos côtés pour le droit et la liberté des peuples. — Quand la volonté de l’Allemagne précipita la Turquie dans la lutte, non seulement les Arméniens et les populations non turques, mais aussi un très grand nombre de patriotes turcs, en éprouvèrent une profonde douleur. Les Arméniens du Caucase, réfugiés en terre russe depuis les massacres de 1895, demandèrent en foule à entrer dans l’armée du Tsar et formèrent des corps d’éclaireurs pour la délivrance de leurs frères opprimés. Les Arméniens de l’Empire ottoman gardèrent une attitude attristée, mais loyale. Ils se laissèrent, sans murmurer, dépouiller par le gouvernement qui leur demanda des contributions pécuniaires trois fois plus fortes que celles qu’ils auraient dû légalement payer. Le nombre de ceux qui désertèrent fut minime, quoique le Gouvernement ait pris dès le début, vis-à-vis de la population arménienne, des mesures illégales et oppressives. La loi n’appelait, sous les drapeaux, parmi les populations chrétiennes, que les hommes de vingt à trente-cinq ans ; or, par une mesure arbitraire, — qui révèle l’intention déjà arrêtée de priver la population arménienne de tous les hommes valides pour l’exterminer ensuite sans résistance, — les Arméniens de dix-huit à quarante-huit ans furent enrôlés. On en forma des détachemens de travailleurs qui ne reçurent pas d’armes mais furent astreints aux plus durs travaux, en butte aux insultes et aux mauvais traitemens de leurs chefs et de leurs camarades turcs ; déjà il était difficile de dire si ces malheureux étaient des soldats appelés à défendre une patrie qui n’avait jamais rien fait pour gagner leur confiance, ou s’ils étaient des otages, presque des condamnés. La presse turque commença une campagne contre les Arméniens, les accusant, de trahison, d’espionnage et de rébellion. On leur fit des procès de tendances. « La figure des Arméniens est le baromètre de la situation, écrivait le Karagheuz ; lorsqu’elle est radieuse, c’est que les affaires des Alliés vont bien ; lorsqu’elle est assombrie, c’est qu’elles vont mal. » On préparait peu à peu l’opinion aux drames qui allaient ensanglanter l’Empire.

Malgré tant de symptômes alarmans et d’actes arbitraires, il n’y eut pas de soulèvement en Arménie. Mais quand les Russes, franchissant leurs frontières, pénétrèrent dans la région de Van, les habitans les accueillirent comme des libérateurs. Aussitôt, dans toute l’Arménie, les massacres commencèrent. Sur certains points une résistance s’organisa. A Van, les Arméniens, apprenant l’approche des colonnes turques qui brûlaient les villages et tuaient les habitans, s’armèrent et tinrent bravement en échec les troupes jusqu’à l’arrivée des Russes. Après quelques jours d’occupation, les Russes ayant dû battre en retraite, toute la population émigra avec eux : 250 000 âmes se réfugièrent autour d’Etchmiatzin où les Arméniens du Caucase et les Russes leur vinrent en aide. — Dans la montagne, quelques bandes armées tinrent la campagne. A Zeïtoun, à Mouch, à Sassoun, à Chabin-Karahissar, une résistance désespérée s’organisa. Chabin-Karahissar tint plus de trois mois. Les montagnards du Zeïtoun détruisirent plusieurs bataillons turcs. C’est là que le consul d’Allemagne à Alep se distingua : de concert avec les autorités turques et avec l’évêque arménien qui eut confiance en lui, il entama des pourparlers avec les Zeïtouniotes, il leur représenta que leur résistance pouvait amener des représailles contre tous les Arméniens et leur promit la vie sauve s’ils consentaient à déposer les armes. Les montagnards crurent à sa parole européenne, descendirent de leurs forts : quelques jours après, hommes, femmes et enfans étaient massacrés. — Dans le massif du Djebel Mousa, au Nord d’Antioche, les montagnards se défendirent héroïquement ; à bout de vivres et de munitions, ils allaient succomber, quand ils furent aperçus par des croiseurs français qui les recueillirent au nombre de plus de 4 000 et les transportèrent en Égypte. — Partout ces résistances locales, légitime défense d’hommes qui se savaient voués à la mort, furent noyées dans le sang ; de décembre 1914 à mars 1915, des centaines de villages furent détruits, principalement dans la région frontière turco-russe et turco-persane ; toute sorte d’atrocités furent commises sous les yeux et avec le consentement des officiers allemands.

Il est, ici, très difficile d’établir exactement les responsabilités. Le premier massacre est-il antérieur à la première résistance, ou inversement, il est malaisé de le savoir. Les deux séries de faits sont si étroitement liées ; ils ont été, les uns et les autres, si spontanés, dans la malheureuse Arménie, que l’histoire ne saurait les séparer. Peu importe, du reste. Depuis vingt siècles il y a toujours, dans ce pays, des Kurdes et des Turcs qui assassinent, pillent et violent, et des Arméniens qui, à de rares intervalles, essaient de se défendre : seul le règne de la loi y est inconnu. Personne ne reprochera aux Arméniens d’avoir tenté, en certains endroits, de prévenir les bourreaux ; personne non plus ne ferait grief aux Turcs, engagés dans une terrible guerre, d’avoir réprimé même durement des insurrections qui auraient pu favoriser la marche de leurs ennemis. Mais il y a loin entre la répression impitoyable de révoltes et la destruction systématique et barbare de toute une population innocente.

Les Jeunes-Turcs n’attendaient qu’une occasion favorable pour réaliser leurs sinistres desseins. Les événemens de la frontière étaient un prétexte suffisant ; après l’échec des attaques des Alliés contre les Dardanelles, le moment parut propice à l’exécution. Un décret du 20 mai (2 juin de notre style) ordonna la déportation en masse des Arméniens en Mésopotamie.

Sur les bas-reliefs de Ninive qui représentent les exploits et les conquêtes des Sargon ou des Assourbanipal, on voit les lamentables troupeaux des peuples vaincus, enchaînés, traînés en esclavage vers les palais des vainqueurs ; le fouet à la main, des cavaliers assyriens font avancer le troupeau humain ; ils percent de leurs lances ceux qui s’écartent et foulent ceux qui tombent aux pieds de leurs chevaux ; ceux qui parviennent au terme du voyage sont égorgés ou vendus comme esclaves. Ainsi fut jadis amené à Babylone le peuple d’Israël captif. Ces temps sont revenus. La déportation des Arméniens, femmes, enfans et vieillards, n’était qu’un arrêt de mort hypocrite et déguisé. Le massacre sur place eût été moins inhumain et eût épargné d’épouvantables souffrances.

Les scènes se passent partout à peu près de la même manière. D’abord, c’est le massacre des soldats arméniens sans armes par leurs camarades armés : par centaines, par milliers, ces malheureux sont conduits en quelque endroit désert, et fusillés. Ceux qu’on épargne sont astreints aux plus durs travaux, et, peu à peu, décimés. Dans les villes et les villages, l’ordre de déportation arrive : on l’affiche, aucun délai n’est en général accordé ; les Arméniens ne peuvent pas emporter leurs biens, rarement les vendre à vil prix ; ceux qui parviennent à sauver quelque argent, ne l’emportent pas loin ; soldats, gendarmes turcs, Kurdes, se jettent sur les tristes convois comme une bande de loups sur leur proie ; ils pillent tout ce qui peut avoir une valeur ; les vieillards sont tués ou périssent de faim et de fatigue ; les jeunes femmes et les jeunes filles sont entraînées de force dans le harem des Turcs ou servent aux plaisirs des soldats ; les enfans en bas âge sont arrachés à leurs mères et donnés à des musulmans. Les Kurdes pillent et tuent ce qui a échappé à la rapacité féroce des soldats et des gendarmes. La plupart du temps les tristes caravanes ne vont pas loin ; le fusil, la baïonnette, la faim, la fatigue éclaircissent les rangs à mesure qu’elles s’avancent. Toutes les passions les plus hideuses de la bête humaine s’assouvissent aux dépens du lamentable troupeau. Il fond et disparait. Si quelques débris parviennent jusqu’en Mésopotamie, ils y sont laissés sans abris et sans vivres dans des pays désertiques ou marécageux ; la chaleur, l’humidité tuent à coup sûr les malheureux habitués au climat rude et sain des montagnes. Toute colonisation est impossible sans ressources, sans instrumens, sans aide, sans hommes valides : les derniers restes des caravanes arméniennes achèvent de mourir de fièvre et de misère.

En présence de ces scènes d’horreur et d’épouvante, il faut laisser parler les témoins oculaires. Voici d’abord le résumé d’un document qui nous vient d’Arménie ; c’est un simple énoncé de faits, dans une forme sèche, presque administrative.

« Environ un million d’Arméniens, qui peuplaient les provinces, ont été déportés de leur patrie et exilés vers le Sud. Ces déportations ont été faites très systématiquement par les autorités locales, depuis le commencement du mois d’avril. D’abord, dans tous les villages et dans toutes les villes, la population a été désarmée par les gendarmes et par les criminels élargis des prisons à cet effet et qui commettaient, sous prétexte de désarmement, des assassinats, et faisaient endurer des tortures horribles. Ensuite, on a emprisonné en masse les Arméniens, sous prétexte qu’on trouvait chez eux des armes, des livres, un nom de parti politique ; à défaut, la richesse ou une situation sociale quelconque suffisait comme prétexte. Et enfin, on commença la déportation. D’abord, sous prétexte d’envoyer en exil, on expatria ceux qui n’avaient pas été emprisonnés, ou ceux qui avaient été mis en liberté faute d’une accusation ; puis on les massacra. De ceux-ci, personne n’a échappé à la mort. Avant leur départ, l’autorité les a officiellement fouillés et a retenu tout argent ou objet de valeur. Ils étaient ordinairement liés séparément ou par groupes de cinq à dix. Le reste, vieillards, femmes et enfans, a été considéré comme épave et mis à la disposition du peuple musulman ; le plus haut fonctionnaire, comme le plus simple paysan, choisissait la femme ou la fille qui lui plaisait et la prenait comme femme, la convertissant par force à l’islamisme ; quant aux petits enfans, on en prit autant qu’on en voulait et le reste fut mis en route, affamé et sans provisions, pour être victime de la faim, si ce n’est de la cruauté des bandes. Les choses se sont passées ainsi à Kharpout. Il y a eu massacres dans la province de Diarbékir, particulièrement à Mardine, et la population a subi les mêmes atrocités.

« Dans les provinces d’Erzeroum, de Bitlis, de Sivas et de Diarbékir, les autorités locales ont donné des facilités aux déportés : délai de cinq à dix jours, autorisations de ventes partielles de biens et liberté de louer une charrette pour quelques familles ; mais, au bout de quelques jours, les charretiers les laissaient à mi-chemin et revenaient en ville. Les caravanes ainsi formées rencontraient le lendemain, ou parfois quelques jours après, des bandes ou des paysans musulmans qui les dépouillaient entièrement. Les bandes s’unissaient aux gendarmes et tuaient les rares hommes ou jeunes gens qui se trouvaient dans les caravanes. Ils enlevaient les femmes, les jeunes filles et les enfans, ne laissant que les vieilles femmes, qui sont poussées par les gendarmes à coups de fouet et qui meurent de faim à mi-chemin. Un témoin oculaire raconte que les femmes déportées de la province d’Erzeroum sont laissées dans la plaine de Kharpout, où toutes sont mortes de faim (quarante à cinquante par jour), et l’autorité n’a envoyé que quelques personnes pour les enterrer, afin de ne pas compromettre la santé de la population musulmane.

Une petite fillette nous raconte que lorsque les populations de Marsouan, Amassia et Tekat sont arrivées à Sari-Kichla (entre Sivas et Césarée) devant le Gouvernement même, on arracha les enfans des deux sexes à leurs mères, on les enferma dans des salles et on obligea la caravane à poursuivre son chemin ; ensuite, on fit savoir aux villages voisins que chacun pouvait en prendre à son choix ; elle et sa compagne ont été enlevées et emmenées par un officier turc. Les caravanes de femmes et d’enfans sont exposées devant le gouvernement de chaque village où elles arrivent, pour que les musulmans fassent leur choix. La caravane partie de Papert fut ainsi diminuée et les femmes et les enfans qui restaient furent ensuite précipités dans l’Euphrate, devant Erzingha.

«… Ces barbaries ont été commises partout, et les voyageurs ne rencontrent, sur toutes les routes de ces provinces, que des milliers de cadavres arméniens. Un voyageur musulman, pendant son trajet de Malatia à Sivas, qui dura neuf heures, n’a rencontré que des cadavres d’hommes et de femmes. Tous les mâles de Malatia ont été amenés là et y ont été massacrés ; les femmes et les enfans sont tous convertis à l’islamisme. Zohrab et Vartkès, les députés arméniens au Parlement ottoman, qui ont été envoyés à Diarbékir pour être jugés par le Conseil de guerre, ont été, avant d’y arriver, tués près d’AIep.

« Les soldats arméniens ont subi le même sort. D’ailleurs, tous ont été désarmés et ils travaillent pour construire des routes. Nous savons de source certaine que les soldats arméniens de la province d’Erzeroum, qui travaillent sur la route Erzeroum-Erzingha, ont été tous massacrés. De Kharpout seul, 1 800 jeunes Arméniens furent expédiés comme soldats à Diarbékir pour y travailler ; tous ont été massacrés aux environs de Arghana. On n’a aucune nouvelle des autres localités, mais certes on leur a fait subir le même sort.

« Dans diverses villes, les Arméniens qui étaient oubliés au fond des prisons sont pendus. En un mois seulement, quelques dizaines d’Arméniens ont été pendus dans la seule ville de Césarée. Dans beaucoup d’endroits, la population arménienne, pour sauver sa vie, a voulu se convertir à l’islamisme, mais ces démarches n’ont pas été facilement accueillies, comme lors des grands massacres précédens. A Sivas, on a fait les propositions suivantes à ceux qui voulaient se convertir à l’islamisme : confier leurs enfans, jusqu’à l’âge de douze ans, au gouvernement qui se chargera de les placer dans des orphelinats et accepter de s’expatrier pour aller s’établir là où le gouvernement leur indiquera.

« A Kharpout, on n’a pas accepté la conversion des hommes ; quant aux femmes, on a exigé, pour leur conversion, la présence d’un musulman ayant accepté de prendre chacune d’elles comme femme en mariage. Beaucoup de femmes arméniennes ont préféré se jeter dans l’Euphrate avec leurs nourrissons, ou se sont suicidées chez elles. L’Euphrate et le Tigre sont devenus le tombeau de milliers d’Arméniens.

« Ceux qui, dans les villes de la Mer-Noire, comme Trébizonde, Samsoun, Kerasonde, etc., se sont convertis, ont été envoyés à l’intérieur, dans des villes habitées entièrement par des musulmans. Chabin-Karahissar s’étant opposée au désarmement et à la déportation, a été bombardée, et toute la population, celle de la ville comme celle des champs, de même que l’évêque, a été massacrée impitoyablement.

« Enfin, de Samsoun jusqu’à Seghert et Diarbékir, aucun Arménien n’existe actuellement La plupart sont massacrés, une partie a été enlevée et une partie s’est convertie à l’Islam.

« L’histoire n’a jamais enregistré, n’a jamais parlé de pareille hécatombe ; on est porté à croire que, sous le règne du sultan Abd-ul-Hamid, les Arméniens étaient heureux. Mgr Ananis Hazarabedian, évêque de Papert, a été pendu sans que le jugement ait été confirmé par le gouvernement central. Mgr Besak Der-Khorenian, évêque de Kharpout, est parti au mois de mai pour aller en exil et à peine était-il éloigné de la ville qu’il fut cruellement tué. On n’a aucune nouvelle des autres évêques. Il est inutile de parler des prêtres martyrisés. Quand la population a été déportée, les églises ont été pillées et converties en mosquées, écuries, etc. On a commencé à vendre à Constantinople les objets du culte et les meubles des églises arméniennes, de même que les Turcs ont commencé à emmener à Constantinople les enfans des malheureuses mères arméniennes.

« La population de Cilicie a été exilée dans la province d’Alep, ou à Damas où elle périra certes de faim. Le gouvernement n’a pas voulu garder même dans leur ville la petite colonie arménienne d’Alep et d’Ourfa, pour qu’elle puisse secourir ses malheureux frères qui ont été poussés vers le Sud.

« Le projet du gouvernement est évidemment, pour en finir une fois pour toutes avec la question arménienne, d’évacuer les Arméniens des six provinces arméniennes et de la Cilicie. Malheureusement, ce projet est plus vaste encore et plus radical ; il consiste à exterminer toute la population arménienne dans toute la Turquie. Et il vient d’être mis à exécution même dans la banlieue de Constantinople. La plupart des Arméniens du district d’Ismidt et de la province de Brousse, d’Adabazar, de Gueyvé, d’Armache, sont, par force, envoyés en Mésopotamie, abandonnant leurs foyers et leurs biens.

«… A Constantinople, la population, prise d’une grande frayeur, attend l’exécution de sa condamnation d’un moment à l’autre. Les arrestations sont illimitées et les personnes arrêtées sont aussitôt éloignées de la capitale ; la plupart certes ne sauveront pas leur vie. Ce sont les commerçans en vue, nés dans les provinces, mais établis à Constantinople, qui sont pour le moment éloignés… »

Voici maintenant des extraits d’un autre récit, plus personnel, plus imprégné de pitié et d’indignation. Il relate les expériences de deux infirmières de la Croix-Rouge allemande, qui sont restées à Erzeroum, d’octobre 1914 à avril 1915, au service de la Deutsche Militärmission. L’une d’elles est Mlle Flora A. Wedel-Yarlsberg, qui appartient à une famille norvégienne bien connue. Nous regrettons de ne pouvoir citer que des fragmens de ce témoignage que les Allemands, sans doute, ne récuseront pas[3].

«… Au mois de mars 1915, nous apprîmes par un docteur arménien, mort ensuite du typhus, que le gouvernement préparait un grand massacre… Par l’intermédiaire du consul allemand d’Erzeroum, qui avait aussi la confiance des Arméniens, nous fûmes engagées par la Croix-Rouge d’Erzingan et nous y travaillâmes sept semaines.

«… Alors, on donna quelques jours à la population d’Erzingan pour vendre ses biens, ce qui fut fait naturellement à des prix dérisoires. Dans la première semaine de juin, premier convoi… Un soldat arménien, employé chez nous comme cordonnier, dit à sœur X… : « Maintenant, j’ai quarante-six ans et on me prend cependant comme soldat, quoique j’aie payé chaque année ma taxe d’exemption. Je n’ai jamais rien fait contre le gouvernement, et on m’enlève toute ma famille, ma mère qui a soixante-dix ans, ma femme et cinq enfans, et je ne sais où ils vont. » Il pleure surtout sur sa petite fille de un an et demi : « Elle est si jolie, de si beaux yeux ! » Il pleurait comme un enfant… Le lendemain il revint : « Je sais, ils sont tous morts. » Notre cuisinière turque nous raconta, en pleurant, que les Kurdes avaient attaqué, à Kemagh Boghaz, le misérable convoi, l’avaient pillé et en avaient tué un grand nombre.

«… Des soldats nous ont raconté comment ces malheureux sans armes avaient été tous massacrés. Il avait fallu quatre heures. Les femmes se jetaient à genoux, elles avaient jeté leurs enfans dans l’Euphrate… Un jeune soldat de bonne fa< ; on disait : « C’était horrible, je ne pouvais pas tirer, je fis semblant. » Nous avons du reste souvent entendu des Turcs exprimer leur blâme et leur pitié. Ils racontèrent qu’il y avait des chariots à bœufs tout prêts pour transporter les cadavres à la rivière et pour effacer les traces du massacre[4].

« Depuis ce moment, arrivaient constamment des caravanes d’expulsés, tous emmenés pour être tués ;… on attachait les mains des victimes et on les précipitait du haut des rochers dans le fleuve. On a usé de ce moyen quand les masses ont été trop grandes pour les tuer autrement.

«… Sœur X… et moi, nous décidâmes à accompagner à Kharpout un des convois. Nous ne savions pas encore que le massacre en route avait été ordonné par le gouvernement, et nous croyions pouvoir ainsi empêcher les brutalités des gendarmes et les attaques des Kurdes, dont nous connaissons la langue et sur lesquels nous avons de l’influence.

« Nous télégraphiâmes alors au consul d’Erzeroum, lui racontant que nous avions été congédiées de l’hôpital et lui demandant, dans l’intérêt de l’Allemagne, de venir à Erzingan. Il répondit : « Impossible de quitter mon poste, j’attends des Autrichiens qui doivent passer ici le 22 juin… »

«… Le 17 juin au soir, nous rencontrâmes un gendarme qui nous raconta qu’à dix minutes de là, un grand convoi d’expulsés de Baiburt était arrêté. Il nous raconta d’une manière saisissante comment, peu à peu, les hommes avaient été massacrés et jetés dans le fond de la gorge : « Tuez, tuez, poussez-les ! » comment, à chaque village, les femmes avaient été violées, comment lui-même avait voulu s’emparer d’une jeune fille, mais on lui avait dit qu’elle n’était déjà plus une jeune fille ; comment on avait brisé la tête des enfans, quand ils criaient ou retardaient la marche. « J’ai fait enterrer trois cadavres nus de jeunes filles pour faire une bonne action, » telle fut sa conclusion.

« Le matin suivant, nous entendîmes passer le cortège des expulsés sur la grande route qui mène à Erzingan. C’était une grande troupe, deux ou trois hommes seulement, tout le reste des femmes et des enfans. Beaucoup de femmes avaient l’air folles. Elles criaient : « Sauvez-nous, nous nous ferons musulmanes ou allemandes, ou tout ce que vous voudrez… » D’autres se taisaient et marchaient patiemment avec quelques paquets sur le dos et leurs enfans à la main. D’autres nous suppliaient de sauver leurs enfans. Beaucoup de Turcs venaient chercher des enfans ou des jeunes filles, avec ou sans le consentement des parens. Il n’y avait point de temps pour réfléchir, car la troupe était sans cesse poussée en avant par des gendarmes à cheval, qui brandissaient leurs fouets. A l’entrée de la ville… il y avait comme un marché d’esclaves ; nous prenons nous-mêmes six enfans entre trois et quatorze ans qui se cramponnent à nous… Avec des cris de douleur, la troupe des misérables continue sa route, pendant que nous retournons à l’hôpital avec nos six enfans. Le Dr X… nous permet de les garder dans notre chambre… Le plus petit, fils d’un homme riche de Baïburt, caché dans le manteau de sa mère, le visage gonflé par les pleurs, ne peut se consoler. Un moment, il se précipite à la fenêtre, en montrant un gendarme : « Voilà celui qui a tué mon père… »

«… Nous nous rendîmes ensuite à cheval dans la ville, afin d’obtenir pour ces enfans la permission de voyager. On nous dit que les autorités étaient en séance, pour décider du sort du convoi qui venait d’arriver… Dans la nuit, on frappa violemment à la porte et on s’informa s’il y avait là deux femmes allemandes. Puis, tout redevint tranquille, au grand contentement de nos petits. Leur première demande avait été si nous empêcherions qu’ils devinssent musulmans, et si notre croix (la croix rouge des infirmières), était la même que la leur. Alors ils furent calmés… Le Hodja (prêtre turc) de notre hôpital arriva et nous dit : « Si Dieu n’a pas pitié, pourquoi voulez-vous avoir pitié ? Les Arméniens ont commis des cruautés à Van. Cela est arrivé parce que leur religion est ekasik (inférieure). Les Musulmans n’auraient pas dû suivre leur exemple, mais exécuter le massacre d’une manière plus clémente. »

«…Alors nous nous rendîmes chez le mutessarif lui-même. Cet homme avait l’air d’un démon en personne, et sa conduite correspondit à son apparence. Avec une voix de tonnerre, il nous cria : « Les femmes n’ont pas à se mêler de politique, mais devraient respecter le gouvernement ! » Nous lui dîmes que nous aurions agi exactement de même, si ces malheureux avaient été des Musulmans, que la politique n’avait donc rien à voir dans notre conduite. Il répondit qu’il ne voulait plus nous supporter et qu’il nous enverrait à Sivas… Il ne nous permit pas d’emmener les enfans, mais il envoya immédiatement un gendarme pour les faire sortir de notre chambre… Au moment de notre départ, on nous dit qu’ils étaient déjà tués et que nous n’avions plus aucune possibilité de faire une enquête…

«… En même temps que nous, voyageaient deux officiers turcs, qui étaient en réalité des Arméniens, à ce que nous dit le gendarme qui nous accompagnait… Ils cherchaient toujours à ne pas se séparer de nous ; le quatrième jour, nous ne les vîmes pas paraître. Quand nous nous informâmes d’eux, on nous fit comprendre que moins nous nous en occuperions, mieux cela vaudrait pour nous. En route, nous fîmes halte près d’un village grec. Un homme à figure sauvage était sur le passage. Il commença à nous parler et nous dit qu’il était posté là pour tuer les Arméniens qui passeraient, qu’il en avait déjà tué 250. Ils méritaient tous la mort, car ils étaient tous des anarchistes, des libéraux, des socialistes. Il raconta aux gendarmes qu’il avait reçu l’ordre téléphonique de tuer nos deux compagnons de voyage…

«… Un jour nous rencontrâmes un convoi d’expulsés, qui avaient dit adieu à leurs beaux villages et qui étaient, à cette heure, sur la route de Kemagh Boghaz. Nous avions dû stationner longtemps, pendant qu’ils défilaient. Nous n’oublierons jamais ce que nous avons vu ; un petit nombre d’hommes âgés, beaucoup de femmes, formes vigoureuses aux traits énergiques, une foule de jolis enfans, quelques-uns blonds avec des yeux bleus ; une petite fille souriait, en voyant cet étrange spectacle, mais sur tous les autres visages, le sérieux de la mort ; il n’y avait aucun bruit, tout était calme et ils défilaient en ordre, les enfans généralement sur des chars à bœufs ; ils passaient, quelques-uns en nous saluant, tous ces malheureux qui sont maintenant devant le trône de Dieu et y élèvent leurs plaintes. Une vieille femme fut descendue de son âne, elle ne pouvait plus se tenir. L’a-t-on tuée sur place ? Nos cœurs étaient devenus comme de la glace.

« Le gendarme qui nous accompagnait nous raconta alors qu’il avait accompagné un convoi de trois mille femmes et enfans de Marna Chatun, près Erzeroum, à Kemagh Boghaz : Hep gildi, bildiv dit-il. « Tous loin, tous morts. » Nous lui dîmes : « Mais pourquoi les soumettre à cet affreux supplice, pourquoi ne pas les tuer dans leur village ? » Réponse : « Cela est bien comme cela, ils doivent être misérables, et d’ailleurs, où pourrions-nous rester avec tous ces cadavres ? Ils sentiront mauvais ! »

«… Une fois, nous rencontrâmes une grande quantité de travailleurs aux routes, qui avaient jusque-là accompli leur travail en paix. On les avait partagés en trois bandes : Musulmans, Grecs, Arméniens. Auprès de ces derniers, étaient quelques officiers. Notre jeune Hassan s’écria : « On va tous les abattre. » Nous continuâmes notre route, en montant une colline. Alors notre cocher nous indiqua avec son fouet la direction de la vallée, et nous vîmes qu’on faisait sortir de la grande route ces gens, quatre cents environ, on les faisait mettre en ligne, au bord d’une pente du terrain. Nous savons ce qui est arrivé.

«… Dans un autre endroit, tandis que dix gendarmes fusillaient, des ouvriers turcs achevaient les victimes avec des couteaux et des pierres… Douze heures avant Sivas, nous passâmes la nuit dans une maison du gouvernement. Longtemps un gendarme, assis devant notre porte, se chantait sans interruption à lui-même : Ermenlery hep kesdilerv « Les Arméniens sont tous tués. » Dans la chambre à côté, on parlait au téléphone. Nous comprîmes que l’on donnait des instructions sur la manière d’arrêter les Arméniens. On parlait surtout d’un Ohannès, que l’on n’avait pas pu trouver.

« Une nuit, nous couchâmes dans une maison arménienne, où les femmes venaient d’apprendre la condamnation à mort des hommes de la famille. C’était affreux d’entendre les cris de douleur. En vain, nous essayâmes de leur parler : « Est-ce que votre Empereur ne peut pas nous secourir ! » criaient-elles. Le gendarme dit : « Nous tuons d’abord les Arméniens, puis les Kurdes. » Il aurait certainement aimé à ajouter : « Et puis les étrangers ! » Notre cocher grec avait à subir plus d’une cruelle plaisanterie : « Regarde, dans la fosse, il y a aussi des Grecs. »

« Enfin nous arrivâmes à Sivas… »

Citons encore, entre beaucoup d’autres, quelques extraits de témoignages particulièrement importans en raison des personnes de qui ils émanent.

Du consul des Etats-Unis à Kharpout (11 juillet) :

«…. Dans les premiers jours de juillet, on vit arriver à Kharpout les premiers convois d’Erzeroum et d’Erzingan, en haillons, sales, affamés, malades. Ils étaient restés deux mois en route, presque sans nourriture, sans eau. On leur donna du foin, comme à des bêtes ; ils étaient si affamés qu’ils se jetèrent dessus ; mais les zaptiehs (gendarmes) les repoussaient avec des bâtons, et quelques-uns furent tués. Les mères offraient leurs enfans à tous ceux qui voulaient les prendre. Les Turcs envoyèrent leurs médecins pour examiner les jeunes filles au point de vue sanitaire et pour choisir les plus jolies pour leur harem. D’après les récits de ces malheureux, le plus grand nombre avait été tué en route, constamment attaqués par les Kurdes ; beaucoup étaient morts de faim et d’épuisement.

« Deux jours après, nouvelle arrivée de convois. Il se trouvait dans le nombre trois sœurs qui parlaient anglais, appartenant à l’une des plus riches familles d’Erzeroum. Sur vingt-cinq membres de leur famille, onze avaient été tués en route. Le mari de l’une d’elles et leur vieille grand’mère avaient été massacrés par les Kurdes sous leurs yeux. Un garçon de huit ans était le plus âgé des mâles survivans. En route, on leur avait tout pris, même les vêtemens qu’ils avaient sur le corps ; une était absolument nue ; les deux autres avaient chacune un linge. Dans un village, des gendarmes leur avaient donné quelques vêtemens des habitans. La fille du pasteur protestant d’Erzeroum était là, tous les membres de sa famille avaient été tués en route par les bandes kurdes, qui les attendaient au passage, les hommes en premier lieu, mais aussi les femmes et les enfans. Tout était soigneusement organisé, comme dans les précédens massacres.

« A Kharpout, les mesures de déportation commencèrent par l’arrestation de plusieurs milliers d’hommes… On a dit que tous ceux qui avaient été conduits dans la montagne y avaient été tués. Le matin du 5 juillet, on en arrêta encore 800, et le 6, on les envoya dans la montagne. Là ils furent attachés par groupes de quatorze, c’était la longueur de la corde, et on les fusilla. Dans un village voisin, une autre troupe fut enfermée dans la mosquée et dans les maisons les plus proches, on les y laissa trois jours sans nourriture et sans eau, puis ils furent emmenés dans une vallée voisine, adossés à une paroi de rochers et fusillés, les survivans achevés à coups de baïonnette et de couteau ; deux ou trois échappèrent et racontèrent. Dans cette troupe se trouvait le trésorier du collège américain.

« On n’a formulé aucune accusation contre aucun de ces hommes ; il n’y a eu aucune apparence de jugement…

« Le gouvernement veut supprimer toute possibilité pour la Mission (américaine) de continuer son travail d’éducation ; personne ne doit avoir de rapports avec aucun étranger, le pays doit être exclusivement musulman. »

Du Consul des États-Unis à Trébizonde (28 juillet) :

«… Un grand nombre de notables, environ six cents hommes, furent chargés sur des bateaux-transports pour les emmener à Samsoun. Au bout de quelques heures, les bateaux rentrèrent vides. Au large, d’autres bateaux avec des gendarmes les attendaient ; tout avait été tué et jeté à la mer…

« Dans les premiers jours, on avait formé le projet de fonder un orphelinat pour les enfans les plus petits, dont les parens étaient tués… Quoique le consul américain et l’archevêque grec eussent fait tout ce qui était possible pour assurer l’exécution de ce plan, le vali dut, sur l’ordre de Naïl bey, chef des Itihadistes[5], y renoncer ; les dix plus jolies des jeunes filles que l’on avait gardées furent placées par un membre du Comité itihadiste dans une maison pour servir à ses plaisirs et à ceux de ses amis, les autres furent dispersées dans des maisons musulmanes ; quelques-uns des enfans purent être placés dans d’honnêtes familles musulmanes, les autres furent chassés dans la rue pour être déportés…

« Il n’y a eu aucune enquête pour distinguer les innocens et les coupables, ceux qui étaient opposés au gouvernement de ceux qui ne l’étaient pas. Etre Arménien, c’était être coupable… »

Extraits du Sonnenaufgang, organe du Deutscher Hilfbund für christliches Liebeswerk in Orient[6] (1er septembre 1915) :

« Marach, 4 juin. — Nous venons de recueillir quinze bébés. Trois sont déjà morts ; ils étaient effroyablement maigres et misérables quand on les a trouvés. Ah ! si nous pouvions écrire tout ce que nous voyons !…

« A Alep et Urfa, on rassemble les caravanes de déportés. D’avril à juillet, il en a passé environ 50 000. Les jeunes filles sont presque toutes emmenées par les soldats ou par les auxiliaires arabes. Un père désespéré m’a supplié de prendre avec moi sa fille âgée de quinze ans, qu’il ne pouvait plus défendre contre les tentatives de viol. Les enfans abandonnés sur la route à la suite de la colonne sont innombrables. Les femmes qui accouchent en route doivent reprendre la marche immédiatement. Près d’Aintab, une femme mit au monde, une nuit, deux jumeaux. Elle dut repartir le lendemain matin ; bientôt, elle dut abandonner les deux enfans sous un buisson ; un peu plus loin, elle tomba elle-même. Une autre accoucha en marchant, dut continuer sa route et bientôt tomba morte. Il y a eu plusieurs cas du même genre entre Marach et Alep.

« Les habitans de Schaar ont eu la permission de prendre leur mobilier. En route, l’ordre fut donné d’abandonner la route pour prendre les chemins de montagne. Il fallut tout laisser sur la route, chars, bœufs, mobilier, etc., et reprendre la marche à pied dans la montagne. Vu la grande chaleur, une quantité de femmes et d’enfans ne tardèrent pas à mourir.

« Des 30 000 déportés de cette région, on n’a aucune nouvelle ; ils ne sont arrivés ni à Alep ni à Urfa… »

Nous pourrions multiplier ces récits, accumuler témoignages sur témoignages, raconter, par exemple, comment, en beaucoup d’endroits, avant de mettre en route les caravanes, et comme pour s’assurer qu’elles n’iraient pas loin, les bourreaux turcs commencèrent par écraser sous les coups de bâton la plante des pieds des hommes : nous n’ajouterions au tableau que des détails. Contentons-nous de renvoyer à quelques publications sérieuses, documentées et impartiales ; tels sont le Rapport du Comité américain de New-York sur les atrocités commises en Arménie, (octobre 1915) et la brochure : Armenian atrocities. The Murder of a nation, par Arnold J. Toynbee, précédée du superbe discours prononcé par lord Bryce à la Chambre des Lords (Londres et New-York, Hodder et Stroughton). Enfin paraîtra prochainement une émouvante et substantielle brochure, dont l’auteur a bien voulu nous communiquer les épreuves : La page la plus noire de l’histoire moderne. Les derniers massacres d’Arménie. Les responsabilités, par M. Herbert Adams Gibbons.


III

Ce qui frappe dans tous ces récits, c’est l’organisation régulière et systématique des massacres. Les Allemands, à cet esprit d’ordre, reconnaîtront leurs alliés et disciples. Ce n’est pas une population qui se jette sur une autre dans une crise d’anarchie sauvage. Non ; l’opération commence par un ordre du gouvernement affiché dans les villages ; les instructions arrivent de Constantinople aux fonctionnaires de rang élevé, et, par eux, aux exécutans et aux exécuteurs. Le téléphone joue un grand rôle dans le lugubre drame ; on l’entend retentir dans les récits des témoins ; on voit les « autorités » en séance. Tout se passe avec un ordre effroyable. On ne tue pas dans les villes pour éviter l’infection. Les caravanes sont réunies au jour et à l’heure prescrits ; les Kurdes et les brigands sont prévenus et se trouvent au rendez-vous donné par les gendarmes qui rabattent le gibier. Des commissions s’occupent de recenser tout le butin fait par l’Etat turc dans les maisons arméniennes. On jette à la foule rapace les menus objets : tout ce qui a une réelle valeur est mis de côté pour être vendu ; on paiera d’abord les dettes des Arméniens pour qu’aucun musulman ne puisse être lésé, puis l’Etat s’enrichira du reste. Des musulmans émigrés de Bosnie et de Macédoine sont établis comme colons dans les maisons des Arméniens : c’est la méthode du docteur Nazim. Le partage des femmes et des enfans s’accomplit aussi avec ordre, après visite sanitaire par les médecins turcs. Les enfans survivans sont recueillis dans des orphelinats musulmans ; il est défendu aux chrétiens de s’occuper d’eux, de les recueillir. Les généreux efforts des Américains pour en sauver quelques-uns, pour envoyer des vivres aux malheureux qui ont réussi à gagner la Mésopotamie pour y mourir de faim, de misère et de fièvre, sont restés impuissans. Le gouvernement a déclaré que les réfugiés ne manquaient de rien et qu’il lui appartenait d’en prendre soin et de leur donner des vivres.

Il n’y a donc pas à s’y tromper : c’est la destruction totale du peuple arménien, par la mort ou la conversion forcée à l’Islam, qui est poursuivie. Ensuite, on s’attaquera aux autres races chrétiennes. Déjà les Chaldéens des districts de Salmas et d’Ourmiah, dans l’Azerbeidjan, ont été pillés et massacrés. On ménage, en ce moment, les Grecs pour des raisons politiques ; mais leur tour viendra, dès que l’occasion paraîtra favorable au gouvernement turc. C’est un système de gouvernement, une volonté arrêtée : c’est l’ultime conséquence de la révolution « libérale » de 1908. Le gouvernement jeune-turc est pleinement responsable des « horreurs d’Arménie. » Même s’il était démontré, — ce qui n’est pas le cas, — qu’il y a eu en Arménie des complots et des révoltes, cette responsabilité n’en serait pas atténuée : rien ne saurait excuser l’assassinat des Arméniens mobilisés par leurs frères d’armes, ni le massacre des femmes, des enfans, des vieillards, ni la conversion forcée des survivans, ni le pillage organisé, ni tant d’abominations que la plume se refuse à décrire et que, pour l’honneur de l’humanité, on voudrait effacer de l’histoire.

Mais, par-delà et par-dessus les quelques aventuriers qui, pour la ruine de la Turquie, en ont usurpé le gouvernement, une autre responsabilité apparaît. Le Cabinet ottoman n’est plus un gouvernement libre ; il est dans la dépendance étroite de l’Allemagne. L’ambassadeur allemand à Constantinople est plus maître que les ministres ; il a des consuls dans tous les principaux centres de l’Arménie ; il a été certainement renseigné jour par jour sur cette extermination de tout un peuple, qui s’est accomplie sous les yeux des agens allemands ; il n’a rien fait pour l’empêcher, ni même pour en atténuer l’horreur ; il a lui-même renseigné son gouvernement sur les projets sinistres du gouvernement turc, et le gouvernement a gardé le silence ou a approuvé. Un veto, venu de Berlin, même sous forme de conseil, aurait prévenu le massacre ou l’aurait arrêté. En voici la preuve. L’ambassadeur fit donner l’ordre de ne pas toucher aux Arméniens dépendant de la mission allemande de Mezreh, non loin de Kharpout, et cet ordre fut scrupuleusement exécuté. Le baron de Wangenheim avait l’expérience des Turcs ; il savait que, pour garder leur confiance et leurs sympathies, il vaut mieux flatter leurs passions et leurs préjugés qu’essayer de les éclairer. Par politique, il s’abstint d’intervenir. C’est la méthode de Pilate. Les consuls allemands eurent pour instructions de se garder de toute ingérence dans les « affaires intérieures de la Turquie. » On a vu la réponse du consul d’Erzeroum aux supplications des deux infirmières de la Croix. Rouge allemande. D’après les témoignages de réfugiés venant de Syrie, certains consuls allemands auraient encouragé el dirigé les massacres ; on cite notamment M. Rossler, consul à Alep, dont nous avons relaté le rôle dans le massacre des gens de Zeïtoun. Plusieurs lettres écrites par des étrangers au journal arménien Gotchnag, de New-York, rapportent que les fonctionnaires allemands stimulèrent le zèle de certains Turcs trop tièdes. A Orfa, on aurait vu le consul allemand dirigeant les massacres. Des témoins affirment avoir vu des officiers allemands commander les fusillades. En tout cas, ce qui est certain, c’est que tous les agens allemands fermèrent les yeux par ordre ; on ne trouve nulle part, dans ce déluge de crimes sans nom, la trace de leur horreur ou de leur pitié. Quand on sait ce que peut, en Turquie, l’autorité d’un consul européen, on est obligé de juger sévèrement leur attitude et plus sévèrement encore celle de leur gouvernement[7]

Quand, au mois de juillet, le gouvernement des États-Unis demanda au gouvernement de Berlin d’unir ses efforts aux siens pour mettre fin aux massacres, aucune réponse ne fut faite à cette invitation[8]. Quand l’ambassadeur des États-Unis à Constantinople, M. Morgenthau, s’adressa à son collègue allemand, le baron de Wangenheim lui déclara qu’il déplorait ce qui se passait, mais qu’il ne pouvait en aucune façon s’immiscer dans les affaires intérieures de la Turquie. A Washington, le comte Bernstorff commença par nier la réalité des massacres : « Ces prétendues atrocités semblent n’être que de pures inventions, » écrivait-il. Et il laissait entendre que c’étaient les Russes qui obligeaient le Catholicos d’Etchmiatzin à propager de telles fables. Le 6 juin, l’agence Wolff transmettait une déclaration officielle turque. « Il est tout à fait faux qu’il y ait eu des assassinats ou des massacres d’Arméniens. Les Arméniens d’Erzeroum, Erzingan, Egin, Sassoun, Bitlis, Mouch et de Cilicie n’ont, en effet, commis aucun acte pour troubler l’ordre et la tranquillité publique, ou qui ait pu nécessiter des mesures spéciales contre eux. Les consuls des Puissances neutres le savent. » Mieux informé, plus tard, le comte Bernstorff présenta au secrétaire d’Etat Bryan un rapport du consul général allemand de Trébizonde, justifiant les massacres par cet argument que « les Arméniens trahissaient le gouvernement turc et aidaient et soutenaient en secret les Russes. » La presse allemande adopta la thèse du baron de Wangenheim et soutint avec ardeur que l’Allemagne n’avait pas à s’immiscer dans les affaires intérieures de l’Empire ottoman. Le comte Ernest Reventlow, dans la Deutsche Tageszeitung, se signala par son zèle ; il déclara que « la Turquie avait non seulement le droit, mais le devoir de châtier les Arméniens rebelles et avides de sang. » Les protestations de la presse neutre ont fini par soulever quelque émotion en -Allemagne ; on a craint l’effet des « horreurs d’Arménie » sur le sentiment public yankee. Selon sa tactique ordinaire, la presse allemande, prévoyant l’accusation, prit l’offensive et s’efforça de démontrer que tous les torts étaient du côté des Arméniens. Dans les récits allemands, c’est toujours l’agneau qui trouble le breuvage de messire loup. Une brochure apologétique vient de paraître à Berlin[9] ; nous n’avons pu réussir encore à nous la procurer, mais nous avons l’article par lequel le comte Reventlow la résume et la recommande avec chaleur au public. Ce sont les Arméniens révolutionnaires qui, à l’instigation de la Russie et surtout de l’Angleterre, ont préparé des révoltes et des trahisons ; les Turcs n’ont fait que se venger. Les argumens de Bretter, adoptés par Reventlow, sont vieux de vingt ans et paraissent maladroitement remis à neuf. « Il sera prouvé, écrit Bretter, que l’Angleterre, avec l’aide de la Russie et de la France, a provoqué de nombreux complots en Arménie, dans le dessein d’amener, au moment où les Alliés auraient pénétré dans les Dardanelles, un soulèvement général… Par malheur pour les Arméniens, la révolte éclata prématurément, et, en même temps, la conjuration fut révélée aux Turcs. » Et Reventlow conclut : « Il serait grand temps que les Allemands comprissent au moins d’où provient le bruit fait au sujet des atrocités arméniennes. Qu’ils comprennent enfin que ce n’est pas notre affaire de nous apitoyer sur le sort des révolutionnaires et usuriers arméniens, qui présentent un grand danger pour notre fidèle alliée turque et qui sont l’instrument de nos ennemis mortels, l’Angleterre et la Russie. Si les Turcs ne se défendaient pas énergiquement contre le danger arménien, ils rendraient à leurs alliés un tout aussi mauvais service qu’à eux-mêmes. Voilà pourquoi, nous autres Allemands, nous devons considérer cette question arménienne non seulement comme intéressant la Turquie, mais encore tous ses alliés, et la soutenir contre les attaques venues du dehors[10]. »

On doit dire, à la décharge des Allemands, qu’il s’est trouvé parmi eux des consciences moins atrocement utilitaires que celle du comte Reventlow. Depuis quelque temps, des protestations s’élèvent ; certains catholiques font écho à la voix du Pape ; certains pasteurs protestans publient des récits pitoyables envoyés par les sociétés de missions. Le Dr Lepsius est allé à Constantinople pour faire une enquête ; on fait courir le bruit qu’il prépare une publication stigmatisant les crimes turcs et l’abstention allemande : mais la raison d’état laissera-t-elle paraître une telle publication ? Jusqu’ici, d’autres savans, tels que Lehmanhaupt, Marquart, Strjigovsky, qui avaient publié des livres pleins d’éloges pour la race arménienne, se sont tus. Lepsius sera-t-il plus éloquent ?

Il est temps encore de sauver quelques débris de la race arménienne, de rendre à la liberté les prisonniers, de délivrer les malheureux enfans islamisés de force, les femmes enfermées dans les harems, de nourrir les réfugiés parvenus en Mésopotamie. Les massacres d’Arméniens ne sont pas une histoire close : l’extermination continue, se généralise. La persécution sévit aux environs de Constantinople. De la région d’ismidt, 180 000 personnes ont été dernièrement dirigées sur Karamanli pour, de là, continuer un voyage dont le terme est la mort. A Buldur, à Starta, vers le mois d’octobre, les Arméniens ont été exterminés ; après avoir tué les hommes, les Turcs ont violé les femmes et les ont jetées avec les enfans dans des précipices. — Les Arméniens de Thrace ont été réunis en un convoi et expédiés en Anatolie ; ils ont disparu en chemin. — A Césarée, les Arméniens ont été mis en route, par groupes de mille, les hommes dans une direction, les femmes dans une autre. Lorsqu’on s’adressa au gouverneur pour obtenir que les nourrissons fussent confiés à des familles musulmanes charitables, pour les empêcher.de mourir en route, il répondit : « Je ne veux pas que l’odeur même des Arméniens reste ici ; allez dans les déserts de l’Arabie et fondez-y l’Arménie. » — Ainsi, l’extermination, sous couleur de déportation, continue. L’intervention des États-Unis, celle du délégué apostolique, ont été inefficaces. A Constantinople même, des voix honnêtes et courageuses, celle d’Ahmed-Riza entre autres, se sont élevées pour blâmer cette destruction de tout un peuple. A Smyrne, un vali énergique et indépendant, Rahmi bey, s’est contenté d’extorquer, aux Arméniens riches, de grosses sommes d’argent « pour les besoins de l’armée, » et d’arrêter quelques membres des Comités, mais toute déportation en masse et tout massacre ont été épargnés au vilayet d’Aïdin. Enfin, dans la séance du Reichstag du 11 janvier, Liebknecht a posé une question gênante au sujet des Arméniens. M. de Stumm, au nom du chancelier, répondit : « Le chancelier sait que la Porte, devant les menées de nos adversaires, s’est vue forcée d’évacuer la population arménienne de certaines régions de l’Empire ottoman et de lui fixer de nouveaux lieux de résidence. Certains effets de ces mesures ont donné lieu, entre le gouvernement allemand et le gouvernement ottoman, à un échange de vues. Des détails plus précis ne peuvent être donnés. » Au moment où le professeur Kampfmeyer, qui enseigne les langues orientales à l’Université de Berlin, célèbre, dans le Berliner Tageblatt, l’avenir triomphal des « germano-turcs, » le gouvernement impérial parait quelque peu gêné de cette association, qui remplit d’aise le professeur, avec les massacreurs de la Jeune-Turquie.

Un journal arménien de Boston, l’Azk, publiait dernièrement ces lignes : « Les pasteurs et théologiens protestans d’Allemagne ont fait une démarche auprès du chancelier Bethmann-Hollweg pour demander son avis sur la situation en Arménie ; la réponse fut : « Le gouvernement impérial considère toujours comme un de ses plus hauts devoirs d’user de son influence en faveur de tous les chrétiens. Les chrétiens allemands peuvent être assurés que toutes les mesures possibles sont sur le point d’être prises à cet effet. » À cette occasion, la Nord-deutsche Allgemeine Zeitung écrit : « Tandis que les États alliés ont poussé les chrétiens ottomans à l’insurrection et ont créé une situation aiguë, l’Allemagne s’efforce d’améliorer la situation des chrétiens de l’Empire !… » — Nous aurions regretté, en vérité, que ce dernier trait manquât au tableau.


Dans le discours qu’il a prononcé au Reichstag, à l’expiration de la première année de la guerre, le chancelier a félicité les Allemands « d’avoir merveilleusement régénéré la Turquie. » Régénération à l’allemande par le massacre, le pillage et le viol ! La vérité est que l’Allemagne a réussi à exploiter la Turquie avec la complicité d’Enver, de Talaat et de quelques membres du Comité Union et Progrès ; elle en tire tout ce qu’elle peut donner dans l’intérêt allemand, mais elle la conduit à sa perte. Le massacre de plusieurs centaines de mille[11] Arméniens détruit toute l’industrie et le commerce de la Turquie d’Asie ; c’est, pour l’Empire ottoman, un désastre économique. Il est prouvé une fois de plus que, pour le Turc, toute la science du gouvernement consiste à détruire. C’est l’un des enseignemens que le sort de l’Arménie apporte à ceux qui étaient tentés de l’oublier. Il apporte aux méditations des neutres une autre leçon d’une portée plus haute ; par un exemple effroyable, il pose dans ses vrais termes la question pour laquelle des millions d’hommes se battent et meurent. L’hégémonie allemande, c’est l’étouffement des petites nationalités, l’écrasement des petits peuples, la force au service de toutes les oppressions et de toutes les tyrannies, pourvu qu’elles soient profitables à l’Allemagne et à son commerce : l’ordre, pour l’Allemand, c’est le silence des faibles. Le triomphe des Alliés, au contraire, assurera le respect de toutes les nationalités constituées et conscientes d’elles-mêmes, le respect de la volonté des peuples et de leur droit imprescriptible à disposer d’eux-mêmes, car il n’y a pas, pour les forts, de devoir plus élevé, plus humainement et plus chrétiennement impératif, que d’entendre la plainte des faibles : l’ordre, pour nous, c’est la force au service de la justice.


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  1. La réorganisation de la Turquie d’Asie. Voyez la Revue du 15 août 1913.
  2. On n’a pas oublié la visite qu’à cette époque le commandant du Gœben fit, en grand uniforme, à l’évêque arménien d’Adana, à un moment où couraient des rumeurs de massacre, et les assurances qu’il apporta aux Arméniens de débarquer des marins allemands à la moindre apparence de danger.
  3. Ce récit a paru in extenso dans la brochure : Quelques documens sur le sort des Arméniens en 1915, publiée par le Comité de l’Union de secours aux Arméniens (Genève, Société générale d’imprimerie).
  4. Le soir du 11, on voyait des soldats rentrer chargés de butin. Turcs et Arméniens racontaient que beaucoup d’enfans morts étaient épars sur la route.
  5. Comité Union et Progrès.
  6. Association allemande pour la charité chrétienne en Orient
  7. Le gouvernement austro-hongrois applique les procédés turcs dans les provinces serbes de l’empire. En Bosnie-Herzégovine, de nombreuses familles serbes sont chassées, leurs biens meubles et immeubles donnés à des colons allemands et hongrois. Les listes d’expropriation officiellement publiées dans les journaux locaux atteignent un total de 80 000 familles serbes pour les provinces de Bosnie, Herzégovine, Croatie, Slavonie, Syrmie, banat de Témesvar. (Dépêche de l’Agence des Balkans, 6 janvier.).
  8. New York Herald, 6 octobre.
  9. C.-A. Bretter. Die Armenische Frage. Concordia. Deutsche Verlagsanstalt, Berlin.
  10. Deutsche Tageszeitung, 19 décembre 1915.
  11. Les chiffres sont très incertains. Les journaux ont parlé de 850 000. Le chiffre est sans doute exagéré, mais il peut être voisin de 500 000. Et les massacres continuent.