La Suisse depuis la révolution de février
DEPUIS LA REVOLUTION DE FEVRIER.
Au commencement de l’année 1848, la Suisse venait de traverser une crise douloureuse, et la diplomatie européenne s’efforçait trop tard d’arrêter dans leur redoutable développement les conséquences d’une guerre civile qu’elle n’avait pas su prévenir, quand éclata en France la révolution de février, que suivirent de fort près, on s’en souvient, les révolutions d’Allemagne et d’Italie. Dès-lors l’attention de la diplomatie, concentrée depuis quelque temps sur les affaires de la Suisse, dut se porter sur de plus graves complications, et la république helvétique, délivrée des influences étrangères qui pesaient sur elle, fut libre de suivre la politique de son choix. — Quel usage la Suisse a-t-elle fait de cette indépendance ? Dans quelle mesure les intérêts généraux ont-ils prévalu chez elle sur les passions et les intérêts des partis ? — C’est une question que le moment est peut-être venu d’examiner, après deux années pendant lesquelles la politique tant intérieure qu’extérieure de ce pays a pu se préciser par des actes aussi nombreux que significatifs. Envisagée dans sa triple direction, — soit qu’elle intéresse les gouvernemens européens, soit, qu’elle s’applique aux questions fédérales ou aux affaires cantonales, — la politique de la Suisse depuis deux ans peut être considérée comme le développement de trois principes distincts : — le principe de neutralité vis-à-vis de l’Europe ; — le principe d’équilibre fédéral dans les questions intérieures d’intérêt général ; — enfin le principe de libéralisme conservateur dans les questions intérieures d’intérêt cantonal.
L’histoire de la fédération suisse est là pour nous prouver que cette triple direction de la politique helvétique a toujours été pour les cantons une garantie de force et de prospérité. Le principe de neutralité, par exemple, est, depuis le moyen-âge, la base même de l’existence de la Suisse au milieu des grands états qui l’entourent. Lorsque la première révolution française lui eut ôté cette base, la Suisse resta faible, déchirée et malheureuse. Aussi, quand par les traités de 1815 l’Europe fut reconstituée, s’empressa-t-on de rendre à la fédération le bénéfice de la neutralité. Les puissances limitrophes de la Suisse ne pouvaient que se montrer favorables à cette mesure : la neutralité d’un pays situé au centre de l’Europe, maître des plus importans passages des Alpes, était pour la France, l’Allemagne et l’Italie, un intérêt de premier ordre ; pour la Suisse, c’était plus encore : c’était une condition d’existence. Formée d’abord des débris de l’ancien empire germanique, la république helvétique s’est adjoint plus tard des élémens romano-celtiques, soit de langue française ; soit de langue italienne. Son effort et sa gloire, pendant plusieurs siècles, ont été d’unir ces élémens, de leur donner une empreinte particulière, de se créer enfin une nationalité distincte avec ces débris hétérogènes, et de ne composer qu’une seule famille avec ces nombreuses peuplades dont chacune a son individualité. Grace à la neutralité, cette tâche a été possible ; mais si jamais la Suisse prenait part aux luttes de ses voisins, qui pourrait dire ce qu’elle perdrait à placer ainsi en dehors de ses frontières le centre de sa vie politique ? Une dissolution serait dès-lors imminente ; les nationalités étrangères sur lesquelles la Suisse a fait prévaloir sa propre nationalité reprendraient tout leur ascendant, et se retrouveraient en présence, sans barrières ni médiateurs, entre le Jura et les Alpes. Le principe de neutralité n’est pas moins essentiel, on le voit, à l’équilibre européen qu’à l’existence politique de la fédération helvétique. Il ne faudrait pas croire d’ailleurs que ce principe imposât à la Suisse une politique purement égoïste et négative. Son rôle n’est pas d’assister avec indifférence aux luttes européennes, ni de rester insensible au mouvement intellectuel et moral qui s’accomplit autour d’elle ; seulement elle ne doit aborder les questions agitées dans les grands états que pour les traiter à sa façon et les résoudre dans la mesure de ses forces, dans le cadre de ses institutions. Telle est la mission que la Suisse a déjà eu plus d’une fois occasion de remplir, et l’Europe même a pu souvent reconnaître dans les crises intérieures de la république helvétique comme une révélation de ses propres destinées. Les révolutions de Genève ont précédé, on le sait, la première révolution française, et les crises qui ont désolé la Suisse de 1841 à 1847 ont en quelque sorte annoncé la tourmente européenne de 1848.
Dominée et protégée dans ses relations extérieures par le principe de neutralité, la Suisse trouve pour son gouvernement intérieur une base non moins solide dans le principe d’équilibre fédéral. Avant la révolution française, les intérêts communs des cantons alliés étaient trop sacrifiés à leurs intérêts particuliers ; c’était cette cause d’affaiblissement qui facilita le triomphe de l’agression française de 1798. À l’excès des influences locales succéda alors l’excès du principe unitaire ; mais cette nouvelle constitution, incompatible avec les traditions et les intérêts de la Suisse, ne put se maintenir que par la force des armes françaises. L’acte de médiation du 19 février 1803 substitua heureusement à ce régime défectueux un régime basé sur les vrais principes du fédéralisme. En un nouveau pacte fédéral détruisit cette œuvre d’une si haute sagesse, et rendit aux influences locales une fâcheuse prépondérance. La souveraineté cantonale devait tôt ou tard abuser de la part excessive qu’on lui avait faite, et en effet, dès qu’éclata en France la révolution de 1830, on vit s’ouvrir pour la Suisse une ère de révolutions partielles qui est venue aboutir récemment à la révision du pacte fédéral. Cette fois, le principe du fédéralisme modéré a de nouveau presque complètement triomphé ; c’est ce principe qui avait déjà dicté l’acte de médiation, et ce qu’on connaît de son heureuse influence dans le passé fait bien augurer de l’avenir du nouveau pacte que s’est donné la Suisse.
Enfin le rôle que jouent le principe de neutralité dans les affaires extérieures et le principe d’équilibre fédéral dans les questions intérieures de la Suisse, le principe de libéralisme conservateur est appelé à le remplir dans les questions cantonales. Bien que ce principe n’ait pas encore au même degré que les deux autres la sanction de l’histoire, il a déjà, sur quelques points, donné des gages suffisans de sa vitalité. Appliqué à la réorganisation des gouvernemens cantonaux, à l’extinction des partis extrêmes, il a rendu, il peut rendre encore d’inappréciables services. Depuis deux ans, il a repris dans quelques cantons un ascendant salutaire, qui s’étendra, il faut l’espérer, à toutes les parties de la Suisse.
Tels sont les trois principes que la Suisse peut invoquer avec confiance comme les guides tutélaires de sa politique : ils représentent en quelque sorte et résument toutes les tendances du génie national. Cependant des idées toutes contraires prétendent, depuis la fin du dernier siècle, à diriger les destinées de la société helvétique. Au principe de neutralité, l’esprit révolutionnaire oppose le principe d’intervention et de guerre ; — au principe d’équilibre fédéral, il veut substituer le principe unitaire ; — enfin il combat le libéralisme conservateur au nom du radicalisme hégélien. C’est entre ces bonnes et ces funestes influences que la Suisse a été ballottée depuis nombre d’années ; c’est tantôt l’esprit national, tantôt l’esprit révolutionnaire qui prédominent. Heureusement la lutte semble, on va s’en convaincre, se décider peu à peu contre le radicalisme.
Appliqué aux questions extérieures, l’esprit révolutionnaire de quelques cantons n’a eu, depuis 1848, que de trop fréquentes occasions de déployer en Suisse sa triste activité. Néanmoins la victoire est toujours restée, dans ces questions si délicates et si graves, à l’esprit national, c’est-à-dire au principe de neutralité. Une des plus anciennes conséquences de ce principe est, comme on sait, le droit d’asile. C’est sur l’interprétation de ce droit que de vifs débats se sont souvent engagés depuis trois ans entre le parti radical et ses adversaires de toutes les nuances. En quoi consiste le droit d’asile, et quelles limites rencontre-t-il dans les traditions helvétiques comme dans le droit public européen ? C’est ce qu’il faut préciser d’abord.
La Suisse s’est depuis long-temps accoutumée à exercer l’hospitalité envers les exilés, les proscrits politiques des divers pays. Toutefois cette hospitalité a pour condition absolue que ceux qui l’implorent s’en montrent dignes, et qu’ils abdiquent, en touchant le territoire suisse, tout projet d’agitation. L’exercice libéral du droit d’asile a ainsi pour complément nécessaire une sévérité rigoureuse en cas d’abus, et c’est avec une infatigable sollicitude que la Suisse doit se prémunir contre l’influence des étrangers qui prétendraient s’immiscer trop directement dans ses propres affaires.
Les révolutions qui, au commencement de l’année 1848, éclatèrent autour de la Suisse ne pouvaient manquer de soulever pour son gouvernement plusieurs questions très délicates de neutralité. Son premier pas dans la voie périlleuse qui s’ouvrait devant elle fut heureux. À peine la révolution française fut-elle connue à Berne, que le conseil exécutif de ce canton, qui, chargé des fonctions de directoire fédéral, avait tant contribué à amener la crise dont souffrait le pays, adressa à tous les gouvernemens fédérés une circulaire qui indiquait nettement la ligne de conduite qu’on allait suivre[2].
« La position, disait le conseil exécutif, que la confédération suisse occupe dans le système des états européens impose au directoire fédéral le devoir de rappeler l’attention des hauts gouvernemens cantonaux sur les événemens qui se préparent dans différens états et de leur exposer en même temps le point de vue sous lequel il faut envisager et apprécier la position de la Suisse vis-à-vis des états voisins. Sous quelque face que se présente l’avenir, la confédération suisse aura pour tâche de maintenir dans toutes les circonstances et de toutes ses forces la neutralité qu’elle s’est acquise. Cette profession de foi politique est exposée d’autant plus publiquement que le directoire ne craint aucune tendance dans un sens opposé ; cependant il est à propos, d’après les événemens qui se sont passés à l’intérieur, d’exercer une grande vigilance, afin d’éviter tout ce qui pourrait amener des embarras et des complications. La confédération suisse doit défendre avec énergie contre les diverses insinuations de l’étranger le principe de la non-intervention ; mais il faut aussi, d’après la manière de voir du directoire fédéral, qu’elle s’abstienne de toute espèce de démonstration de laquelle on pourrait induire qu’elle n’est pas fidèle à ce principe. Considérant l’ordre et la régularisation de ses affaires intérieures comme une tâche au sujet de laquelle elle seule a le droit de prononcer, la Suisse doit chercher à maintenir constamment sa neutralité, lorsque des conflits surgissent entre des états étrangers, et sous ce rapport aussi, comme cela a toujours eu lieu, remplir consciencieusement les traités existans. »
Le directoire invitait ensuite les états à organiser toutes les forces armées, il invitait en particulier les cantons qui touchent la frontière à l’informer des événemens qui pouvaient intéresser le pays. « Si des réfugiés, de quelque contrée qu’ils viennent, disait-il en finissant, devaient franchir armés ou sans armes le territoire de la confédération, il faudrait leur accorder un séjour paisible, conformément au droit d’asile et d’après les lois de l’humanité ; les premiers devraient être cependant désarmés immédiatement, et on devrait veiller en outre à ce qu’ils n’abusassent point de l’asile qui leur serait accordé pour en faire le centre de menées contre les états voisins. » La circulaire était signée par l’ancien chef de l’expédition des corps-francs contre Lucerne, M. Ochsenbein. Les états répondirent, presque tous dans un sens favorable à la circulaire du directoire. Un seul, le canton de Genève, à la tête duquel se trouvait et se trouve encore M. Jarres Fazy, rédigea sa réponse en termes quelque peu équivoques, et dont on put dire alors avec raison qu’ils tournaient à l’aigre-doux. Quoi qu’il en soit, la Suisse avait de nouveau proclamé le principe essentiel de sa politique vis-à-vis de l’Europe, et dès-lors il ne s’agissait plus que d’attendre les occasions de l’appliquer.
Dès le mois d’avril 1848, les démocrates allemands, voulant changer la Germanie monarchique en république socialiste, concentrèrent leurs efforts sur le grand-duché de Bade comme sur le point le plus vulnérable, et donnèrent le signal de la première des insurrections qui mirent ce petit pays si près de sa ruine. Hecker, Struve et Peter étaient les chefs de ce mouvement. Leur centre d’opérations était heureusement choisi ; la situation politique du pays de Bade touche par tant de côtés la situation même de la Suisse. Sur aucun autre point de l’Allemagne peut-être les élémens de dissolution ne se présentent plus nombreux, plus menaçans que sur le territoire badois. Qu’on se représente un pays composé des possessions des margraves de Bade, de parcelles autrichiennes, d’une partie du Palatinat et de quelques terres de maisons médiatisées ; — une dynastie à laquelle a toujours manqué un prince d’une assez grande habileté pour consolider cette agglomération ; — une bureaucratie généralement intéressée et servile, obséquieuse vis-à-vis des supérieurs, brutale et tracassière vis-à-vis du paysan et des bourgeois ; — une armée dont les officiers, à quelques exceptions près, n’avaient jamais su conquérir la sympathie de leurs soldats ; — deux universités, Heidelberg et Fribourg, centres du rationalisme allemand le plus grossier en religion comme en politique : — tel était le frêle édifice que la démagogie d’outre-Rhin avait entrepris de battre en brèche, et en vérité il n’était que trop facile de l’ébranler jusque dans ses bases. Les classes les plus éclairées de la population badoise ne se faisaient pas faute de compliquer la tâche déjà si délicate de leur gouvernement. À Heidelberg, le clergé réformé avait subi l’influence du professeur Paulus, qui ne voyait dans les miracles de Jésus-Christ que des tours de gobelet. À Fribourg, l’historien Rotteck[3] s’efforçait de réduire la position du grand-duc à celle de ce grand-électeur de Sieyès que Napoléon qualifiait de porc à l’engrais. C’était dans ces deux universités cependant que se formaient les fonctionnaires, les avocats, les publicistes, qui ne tardèrent pas à couvrir tout le pays d’un réseau impénétrable. Telle fut l’origine de l’opposition de plus en plus menaçante des chambres badoises, à laquelle le gouvernement ne savait répondre depuis longues années que par le veto de la diète de Francfort, puis, en dernière analyse, par la menace de l’intervention autrichienne. On comprend quelle trace durent laisser les événemens de 1848 dans ce malheureux pays. Aujourd’hui encore, le grand-duché est placé en face l’un dilemme dont les deux termes sont pour lui également redoutables. La Prusse déclare ne vouloir retirer ses troupes d’occupation que si le grand-duché lui offre des garanties suffisantes d’ordre et de stabilité ; d’autre part, le régime militaire de la Prusse est antipathique aux masses, et la présence des troupes prussiennes, loin d’arrêter les progrès du radicalisme, ne fait que les accroître dans des proportions effrayantes. Comment sortir de cette funeste voie sans se heurter, sans se briser peut-être contre un écueil ?
Ce foyer d’agitation, si menaçant pour la tranquillité de la Suisse, fit explosion, comme on pouvait s’y attendre, peu de jours après la révolution de février. Les chefs de l’insurrection badoise s’appuyaient, d’un côté, sur les colonnes d’ouvriers allemands revenus de France ; de l’autre, ils croyaient pouvoir compter que la Suisse interviendrait en leur faveur, et leur donnerait au moins l’appui de cinq à dix mille fourmes de corps-francs. Les chances semblaient belles pour les radicaux suisses ; le gouvernement sut résister cependant à leur influence, et les demandes pressantes des insurgés allemands restèrent sans écho. Les populations des cantons frontières assistèrent immobiles aux événemens qui se passaient sur l’autre rive du Rhin, et la démagogie allemande ne parvint à enrôler sous son drapeau qu’un petit nombre de volontaires suisses. Les gouvernemens cantonaux firent occuper les frontières pour empêcher toute violation du territoire helvétique, et se bornèrent à accueillir, sans distinction de partis, tous les réfugiés qui venaient leur demander un asile. La politique de neutralité ne pouvait s’inaugurer plus dignement par une attitude qui déjouait si bien les coupables projets du radicalisme allemand.
Au moment même où on tranchait ainsi la question soulevée par l’insurrection badoise, l’attention du gouvernement fédéral était appelée sur un autre point des frontières helvétiques. La Sardaigne avait commencé sa guerre contre l’Autriche, et la diète suisse se rassembla pour examiner la ligne qu’il convenait de suivre en une si grave circonstance. Dans ses séances du 17 et du 18 avril, elle eut d’abord à discuter la demande du gouvernement de Genève, qui voulait occuper les provinces sardes déclarées neutres par le congrès de Vienne[4], afin d’être à même de garantir l’inviolabilité du territoire helvétique. Le député de Genève, M. James Fazy, arguait de la marche rapide des événemens, qui commandait d’avoir promptement recours à des mesures efficaces. Il ne fut réellement soutenu que par la députation de Vaud. Les troupes françaises, disaient ces députés, étaient bien près de la frontière ; le territoire sarde pouvait être envahi en quinze heures, et l’armée qui viendrait la première dans ces provinces serait considérée comme ayant le droit de les occuper. En revanche, la grande majorité des députations, celle de Zurich en tête, firent observer que le théâtre de la guerre entre le Piémont et l’Autriche était trop éloigné pour que la Suisse courût, de ce côté-là, quelques dangers. Fribourg faisait même pressentir que, si la Suisse occupait le Chablais et le Faucigny, les puissances voisines pourraient justement se plaindre d’une occupation qui paraîtrait moins décrétée pour garantir la sécurité de ces provinces que pour faire des conquêtes. D’ailleurs, ajoutait-on, le moment était mal choisi pour créer des embarras au roi de Sardaigne, qui avait noblement pris les armes pour défendre l’indépendance de l’Italie. Sur la proposition de Berne, seize états adoptèrent un ordre du jour qui, sans rien préjuger pour l’avenir, éloignait momentanément la proposition de Genève. « Considérant qu’il n’y a pas lieu pour le moment d’occuper les provinces dont il s’agit, considérant qu’en l’absence de la diète, le Vorort (directoire) a pour devoir de veiller à la sûreté de la Suisse, la diète décrète qu’elle passe à l’ordre du jour. »
La question d’occupation des frontières sardes n’était pas la seule toutefois qu’eût soulevée la guerre du Piémont contre l’Autriche. Dès les premiers jours d’avril, le chevalier Racchia, major-général du génie piémontais, s’était présenté au directoire comme agent diplomatique extraordinaire de la couronne de Sardaigne, et lui avait remis une note dont nous ne saurions mieux préciser l’intention et le caractère que par quelques extraits[5] :
Berne, le 6 avril 1848.
« La position géographique de la Suisse au centre de la grande ceinture des Alpes qui bordent la péninsule italique, sa tendance naturelle vers la mer, et l’analogie actuelle des principes politiques des gouvernemens respectifs, tout lui conseille aujourd’hui plus que jamais de cimenter avec l’Italie les rapports les plus intimes comme les plus profitables.
« Mais cette Italie, depuis si long-temps opprimée par ces étrangers que vos ancêtres surent avec tant d’énergie repousser loin d’eux, luttant en ce moment encore pour le même but, ne saurait tourner ses regards que vers la Suisse, comme vers la nation la plus intéressée à coopérer à cette grande œuvre.
« C’est pourquoi une déclaration politique de ce genre de la part de la diète extraordinaire que le Vorort vient de convoquer pour le 13 de ce mois aurait toute son opportunité, et satisferait à la fois à la situation politique et aux intérêts réciproques du présent et de l’avenir des deux pays.
« La Suisse n’a qu’à rappeler à son souvenir les tristes destinées de la république de Venise, déclarant, à la fin du siècle dernier, vouloir conserver sa neutralité entre les parties belligérantes, pour juger qu’une semblable attitude ne convient nullement à sa dignité, ainsi qu’à la gravité des événemens du jour, qui peuvent, d’une manière inopinée, surprendre quiconque, sans perte de temps, ne se place pas en mesure de les dominer.
« La Suisse a besoin de déployer un armement immédiat de trente mille hommes, dont vingt mille au moins portant sur l’échiquier militaire de l’Italie, et d’une réserve d’une force égale prête à marcher au premier appel.
« Le soussigné (chevalier Racchia), chargé d’affaires de sa majesté le roi de Sardaigne, fait des vœux pour que cette opinion franche et loyale puisse être celle de la diète fédérale, appelée à prononcer sur un argument d’un si grand intérêt, et il s’estimerait heureux de pouvoir concourir, d’après les vues de son gouvernement, à une semblable combinaison par un traité spécial d’alliance offensive et défensive entre les deux pays… »
À part la singulière comparaison historique de l’agent piémontais, qui mettait sur la même ligne l’aristocratie mourante de Venise et cette démocratie helvétique si active, qui, peu de mois auparavant, avait réuni plus de cent mille hommes sous les armes, la note sarde présentait aux Suisses les perspectives les plus séduisantes. Elle leur rappelait le rôle prédominant qu’ils avaient joué autrefois dans le duché de Milan, la gloire qu’ils s’étaient acquise dans les batailles de Novarre et de Marignan ; elle leur faisait remarquer que l’Autriche, cette puissance étrangère qui, en 1847, avait donné au Sonderbund des secours en armes, en argent, et lui avait même envoyé des officiers, était faible et perdue selon toute apparence ; elle parlait de la tendance naturelle de la Suisse vers la mer. L’envoyé sarde faisait en outre entendre dans ses communications verbales que la Suisse n’aurait qu’à demander dans un traité spécial des avantages pour l’exportation de la soie brute et l’importation de ses produits industriels de tout genre dans la Haute-Italie ; il lui faisait même entrevoir l’acquisition d’un port de mer dans la Méditerranée. Des paroles semblables, partant du ministre des affaires étrangères du gouvernement provisoire, arrivaient aussi de Paris à la diète. Le moment était des plus critiques, car il suffit de se rappeler quelle était alors la situation pour se convaincre que, si la Suisse avait accepté les offres sardes, elle aurait presque infailliblement entraîné dans la lutte la France et l’Allemagne. La diète du petit peuple suisse fut donc un moment appelée à décider de la paix ou de la guerre générale. Dans ce moment solennel, le bon sens, nous pourrions dire le bon instinct du peuple suisse, prévalut sur toutes les autres considérations. Après deux séances secrètes, quinze états résolurent, le 18 avril, de ne pas entrer en matière. Ainsi tombèrent deux propositions, l’une d’ajournement faite par Genève, l’autre de Fribourg, qui demandait le renvoi de l’affaire à l’examen des gouvernemens cantonaux. Dans la discussion, les raisons de la majorité se résumèrent dans ce mot du député de Thurgovie, le docteur Kern : « La neutralité est non-seulement sur le papier, elle est dans le sang des Suisses. » Les avis d’une partie de la minorité, c’est-à-dire des députés de Vaud (MM. Druey et Eytel) et de ceux de Genève (M. Alméras et puis M. Fazy), portaient l’empreinte non équivoque de certaines doctrines de solidarité humanitaire et propagandiste qui ne tenaient aucun compte ni de l’individualité de la Suisse, ni de sa mission particulière. Le directoire communiqua la décision de la diète au chevalier Racchia par une note où on lit cette phrase significative : « La confédération suisse s’est imposé la tâche d’observer une neutralité consciencieuse et stricte au milieu du grand drame des nations. »
Le duc de Litta, qui vint peu de temps après à Berne dans l’intérêt des Lombards, n’eut pas plus de succès. Au contraire, dans sa séance du 13 mai, la diète prit une mesure plus énergique encore. Les gouvernemens provisoires de la Lombardie et de Venise s’efforçaient de lever des corps de volontaires en Suisse. Un agent du gouvernement lombard, M. Prinetti, avait même arrêté des conditions de service avec un Vaudois, M. Borgeaud, major du génie. Sur la proposition d’une commission, la diète décréta : « Les cantons sont invités à prendre les mesures nécessaires afin d’empêcher sur leurs territoires l’enrôlement de volontaires pour un service étranger non capitulé et la formation de corps armés destinés à porter des secours à l’étranger. » Le décret pouvait d’autant moins empêcher tout enrôlement, que plusieurs gouvernemens cantonaux montraient du mauvais vouloir, ou, pour ne pas trop dire, de la négligence à l’exécuter ; mais il restreignait les enrôlemens qui allaient se faire publiquement à des tentatives clandestines vis-à-vis d’individus isolés : il leur ôtait par là le caractère public qui aurait pu mettre en question les décisions prises précédemment pour le strict maintien de la neutralité.
Les autorités fédérales envoyèrent presque en même temps des troupes dans les Grisons, pour mettre le territoire de ce canton à l’abri de toute violation de la part des deux parties belligérantes dans la Haute-Italie. De pareils actes semblaient ne devoir mériter à la Suisse que l’estime et l’amitié des puissances voisines. Un historien de la révolution de février ne semble pas cependant en avoir compris le vrai caractère ; il reproche à la Suisse d’avoir été particulièrement vis-à-vis de la France républicaine, à la fois ingrate et inhabile, en ne se hâtant pas assez de reconnaître le gouvernement proclamé le 24 février à l’Hôtel-de-Ville de Paris. L’égoïsme mercantile de la Suisse est assez rudement tancé à ce propos. Faut-il répondre à M. de Lamartine que cet égoïsme mercantile dont il parle avec tant de dédain n’entrait pour rien dans les résolutions prises par la diète suisse, qui ne s’était inspirée que du bon sens proverbial de la nation ? La Suisse avait, il est vrai, gardé des souvenirs assez pénibles de ce que lui avait valu la première république française, et elle ne se pressa pas trop de reconnaître formellement la seconde, tout en acceptant le fait accompli et en désirant de vivre dans les meilleurs termes avec son puissant voisin. L’historien de la révolution de février paraît d’ailleurs se faire une très fausse idée du rôle que pouvaient remplir les envoyés de la France en Suisse. En s’exagérant l’importance de ce rôle, il tombe dans une erreur qui a bien souvent entravé les efforts de la diplomatie française en Suisse de 1830 à 1847 : il suppose que la conduite personnelle, les conseils, les demi-mots d’un agent diplomatique, qui ont une grande portée dans les pays gouvernés par des princes absolus ou constitutionnels, peuvent exercer la même influence sur les chefs d’une démocratie, obligés de ne jamais perdre de vue les commettans dont ils exécutent les volontés. La méprise de M. de Lamartine porte sur le caractère même des institutions démocratiques de la Suisse, et, si elle est pardonnable aux ministres d’une monarchie, on peut moins l’expliquer chez l’historien d’une révolution démocratique : il y a là, en vérité, de quoi surprendre ceux qui se refuseraient encore à croire que les théories républicaines n’ont, chez beaucoup de leurs plus fervens admirateurs, ni des juges très éclairés ni des partisans très convaincus.
Quoi qu’il en soit, depuis qu’avait commencé pour l’Europe la crise révolutionnaire de 1848, la Suisse avait nettement tracé sa ligne de conduite vis-à-vis des gouvernemens voisins : elle n’avait sacrifié sa neutralité ni aux instances de l’Allemagne révolutionnaire ni aux prières des libéraux italiens. Elle eut encore à s’occuper d’un conflit dont les suites pouvaient la mettre aux prises avec une des premières dynasties de l’Allemagne : nous voulons parler de la révolution qui éclata à Neuchâtel au commencement de 1848. Une constitution républicaine y avait été proclamée, et l’envoyé de Prusse auprès du directoire fédéral avait protesté contre cet exercice de la souveraineté populaire au nom des traités de 1815. Cependant le roi de Prusse, dans une déclaration datée de Potsdam le 5 avril 1848, autorisa ses fidèles sujets à ne prendre conseil que de la situation et du bonheur de leur pays, sans se laisser arrêter par les liens qui les attachaient à lui ; il annonça de plus que des commissaires seraient nommés pour entrer en relation avec le directoire fédéral sur la question de Neuchâtel. Ce ne fut là toutefois qu’une parole non suivie d’exécution : les commissaires prussiens ne furent pas nommés. Dans le cas où cette question se réveillerait, il y aurait là de graves intérêts à concilier ; mais tout fait espérer que le débat pourra se terminer sans porter atteinte au principe de neutralité que les traités de 1815 même avaient respecté dans leurs dispositions relatives à la Suisse.
Tôt ou tard, les complications de la guerre d’Italie devaient mettre la Suisse en présence d’une autre grande puissance allemande. Vis-à-vis de l’Autriche comme vis-à-vis de la Prusse, l’attitude de la diète fut prudente et ferme. Les Tessinois avaient montré, dès le printemps de 1848, des sympathies très vives pour la cause de l’indépendance italienne. Lorsque la Lombardie eut été reconquise par l’armée autrichienne, une foule de soldats et de fuyards se jetèrent dans le Tessin, d’où ils firent toute espèce de démonstrations contre les Autrichiens. Par une note du 19 août, le feld-maréchal Radetzky s’adressa au conseil d’état du Tessin ; il lui rappelait que « la Suisse, dans la louable intention de maintenir les rapports de bon voisinage avec le gouvernement impérial et royal de l’Autriche, s’était prononcée pour la neutralité la plus absolue, et que pour ce motif le directoire avait repoussé le duc de Litta et d’autres qui s’étaient annoncés comme délégués de la Lombardie. » Il demandait donc au gouvernement tessinois « de mettre fin aux menées des réfugiés italiens, afin qu’il ne fût pas dans la pénible nécessité de renvoyer les Tessinois domiciliés en Lombardie et de supprimer les relations de commerce entre ces deux états. » Le gouvernement du Tessin déclara les faits allégués dans la note « absolument erronés. » Le maréchal s’adressa au directoire. Celui-ci fit connaître sa volonté positive : il demandait qu’on ne tolérât sur le territoire suisse aucun préparatif de nature à inquiéter l’armée autrichienne. Les Tessinois néanmoins ne tinrent pas compte de cet avis. Radetzky fut alors forcé d’en venir aux mesures de rigueur qu’il avait annoncées dans sa dépêche. L’Autriche cependant avait rendu justice aux bonnes intentions du directoire ; le ministre de cette puissance en Suisse écrivait au gouvernement fédéral, en date du 16 septembre, qu’il venait de recevoir une dépêche du ministère impérial qui l’assurait que « l’Autriche conserverait fidèlement le souvenir de la conduite honorable de la confédération suisse dans son ensemble. » La diète résolut de son côté, le 21 septembre, d’envoyer des représentans fédéraux et des troupes dans le Tessin, et de demander par compensation que les mesures adoptées par l’Autriche fussent rapportées. Le feld-maréchal se rendit aux vœux de la diète, et il consentit, au bout de quelques semaines, à rétablir sur l’ancien pied les relations entre la Lombardie et les cantons suisses. Malheureusement les réfugiés lombards ne tinrent pas compte de la situation où la Suisse avait dû se placer vis-à-vis de l’Autriche : s’étant dérobés en assez grand nombre à la surveillance des troupes fédérales, ils parvinrent à se jeter momentanément et les armes à la main sur le territoire lombard. Après une violation si flagrante de l’hospitalité, les autorités fédérales, d’accord avec leurs représentans, décidèrent que les réfugiés seraient internés dans la partie de la Suisse voisine des Alpes allemandes ; elles rendaient en outre le gouvernement du Tessin responsable de l’exécution de ce décret, et lui défendaient de permettre à de nouveaux réfugiés de séjourner dans ce canton. Les protestations que les députés du Tessin et quelques autres opposèrent à ces décrets ne trouvèrent pas d’écho auprès de la majorité. Un des députés envoyés au Tessin comme officiers leur répondit nettement « qu’il ne croyait pas que le gouvernement du Tessin eût la volonté ou la force de faire ce qui était nécessaire pour garantir les intérêts de la confédération et pour exercer une police convenable sur les réfugiés. » Peu de temps après, le conseil d’état du Tessin justifia indirectement cette parole sévère en disant dans son compte-rendu : « Ce qui, au milieu d’octobre, n’était qu’une appréhension est devenu une triste réalité. La force armée que nous imaginions envoyée par la confédération pour nous protéger n’a pas tardé à servir exclusivement d’appui aux prétentions de l’étranger. Quelquefois même on en a fait usage contre les libertés sacrées du pays et contre le droit d’asile, et, nous le disons avec douleur, ce n’était point un simple malentendu. »
Il paraît néanmoins que la présence des troupes fédérales finit par ramener le gouvernement du Tessin à mieux comprendre et à mieux pratiquer la politique de la confédération, car les rapports entre la Lombardie et le Tessin n’ont plus subi de sérieuses altérations, malgré la campagne de 1849 et aussi malgré les efforts du ministère sarde, qui, à la veille de cette campagne, crut devoir se départir de son attitude jusqu’alors réservée vis-à-vis du directoire. Le conseil fédéral avait décidé « qu’il ne serait plus permis à des réfugiés lombards munis de passeports piémontais de séjourner dans le Tessin. » Le cabinet sarde protesta, par note du 10 février, contre une mesure qui niait le droit du roi, de protéger les Lombards, et par là même l’union de la Lombardie aux états sardes ; la note concluait par la menace d’interrompre les relations commerciales entre les deux pays. Le conseil fédéral y répondit que « de même que la Suisse ne pourrait pas permettre qu’une masse d’Autrichiens munis des passeports les plus réguliers séjournassent dans le Tessin, pour de là inquiéter la Sardaigne, elle ne pouvait pas davantage consentir à ce que des réfugiés lombards se rassemblassent dans ce canton pour attaquer la Lombardie… » Quant à la menace par laquelle se terminait la note sarde, le conseil fédéral s’attendrait, avec la tranquillité que donne le sentiment intime du droit et de l’accomplissement consciencieux de ses devoirs, les décisions ultérieures du gouvernement du roi, se réservant de faire en tout temps ce qu’exigerait l’honneur de la nation suisse. » Le cabinet sarde fut obligé de se contenter de ces explications.
En 1849 comme en 1848, ce fut encore du côté de l’Allemagne que vinrent pour la Suisse les plus sérieux embarras. L’origine de ces difficultés remonte aux premières tentatives des populations allemandes pour se reconstituer en empire germanique. La Suisse avait d’abord applaudi à ces efforts ; elle n’avait pu voir avec déplaisir un changement qui aurait eu pour résultat nécessaire de la délivrer de la pression que la Prusse et en particulier l’Autriche avaient souvent exercée sur elle ; mais elle n’avait pas tardé à suivre avec quelque méfiance le mouvement qui tendait à ôter aux états du sud de l’Allemagne la presque totalité de leur souveraineté : ces états avaient avec la Suisse un intérêt commun, celui des petits contre les grands. Cette méfiance de la Suisse fut augmentée par le ton assez arrogant que prirent nombre d’Allemands placés en Suisse comme professeurs, et qui, pour ainsi dire, n’y avaient fait jusque-là autre chose qu’embrouiller les questions suisses par les idées et les principes du radicalisme hégélien. On remarqua d’ailleurs le ton superbe et résolu avec lequel plusieurs feuilles d’outre-Rhin, organes du teutonisme le plus absolu, revendiquaient la Suisse allemande pour le futur empire germanique. Des prétentions analogues, professées par plusieurs des membres les plus influens de l’assemblée de Francfort, n’étaient pas faites pour dissiper les ombrages des cantons. Une bonne partie de la presse suisse répondit à ces prétentions en termes peu mesurés ; or se moqua de cette assemblée de professeurs qui perdait des momens précieux en une discussion interminable de droits fondamentaux, tandis que les Suisses, avec leur bon sens pour seul guide, avaient réussi assez vite à donner à leur pays une nouvelle constitution. Pendant que la bonne intelligence s’altérait ainsi entre l’Allemagne et la Suisse, le gouvernement de Bade et la diète germanique adressèrent, au mois de juin 1848, au directoire suisse, des notes demandant une série de mesures contre les réfugiés allemands. Le 29 juillet, la diète suisse chargea le directoire de répondre par un refus à ces exigences, se fondant sur ce que les faits allégués contre les réfugiés n’avaient point été constatés par des enquêtes officielles. Peu de temps après éclata dans le grand-duché de Bade la seconde insurrection : ce nouveau mouvement se liait aux troubles déplorables qui survinrent à Francfort et dans beaucoup d’autres parties de l’Allemagne. Les populations suisses étaient de nouveau restées spectatrices calmes de ces mouvemens. À peine l’insurrection de Bade fut-elle réprimée, que l’ambassadeur de l’empire allemand en Suisse, M. Raveaux, adressa, le 4 octobre, une note au directoire, dans laquelle le gouvernement, de l’empire germanique accusait la Suisse d’avoir favorisé le mouvement des Badois, et réclamait une satisfaction complète dans le plus bref délai. Cette note, présentée par l’un des radicaux les plus prononcés de l’Allemagne, contrastait d’une manière frappante avec les tendances du ministre allemand comme avec les termes polis dans lesquels l’ancienne diplomatie avait toujours parlé à la Suisse. Contrairement aux usages établis, la note avait paru dans les feuilles allemandes avant d’avoir été présentée au directoire fédéral. Celui-ci (c’était toujours le gouvernement de Berne) y répondit le lendemain par une note non moins âpre, en disant que Struve et d’autres réfugiés avaient quitté la Suisse sans armes et isolément, et qu’ils avaient trouvé l’insurrection toute préparée dans le pays de Bade ; qu’en conséquence on ne pouvait pas qualifier d’invasion préparée sur le territoire helvétique l’appui prêté par quelques réfugiés aux insurgés de Bade ; que, du reste, avant toute demande, les autorités cantonales avaient décidé que les réfugiés qui avaient pris part à cette seconde insurrection ne jouiraient pas du droit d’asile, et que les autres seraient soumis à la surveillance spéciale de la police. Il y eut un second échange de notes d’un ton encore plus amer, mais sans résultat positif.
Le directoire de Berne avait lui-même reconnu précédemment que le seul moyen efficace d’éviter ces complications, c’était d’interner, mais d’interner réellement les réfugiés. Cela n’avait pas été fait, et en conséquence il n’aurait pas fallu affirmer que cela avait eu lieu. Le pouvoir allemand, de son côté, allait trop loin en voulant rejeter sur la Suisse toute la responsabilité de cette insurrection, qui avait été préparée aussi bien dans le pays même que par les réfugiés allemands en Suisse. L’exagération et l’âpreté des notes de M. Raveaux devaient nécessairement froisser la Suisse ; malheureusement, le directoire ne mit pas plus de dignité dans ses réponses. Sur ces entrefaites, un nouveau conseil fédéral prit les affaires en main, et y mit plus de bonne volonté que le gouvernement de Berne. Le 30 novembre, il adressa une circulaire aux cantons pour les inviter à ne permettre aucun armement, aucun rassemblement agressif des réfugiés allemands sur leur territoire. En même temps, le conseil fédéral chargea l’avoyer docteur Steiger de Lucerne (c’était encore un ancien chef de corps francs) d’une mission de représentant fédéral dans les cantons orientaux, pour veiller au maintien de la neutralité.
M. Steiger accepta cette mission et la remplit à l’entière satisfaction du conseil fédéral. Une conférence qui eut lieu à Bâle entre lui et un délégué du gouvernement de Bade finit par rétablir tout-à-fait de bons rapports officiels entre les deux pays. Les choses en restèrent là jusqu’au printemps de l’année 1849. Pendant que les armées autrichienne et piémontaise étaient de nouveau aux mains dans les plaines de la Lombardie et que de violentes commotions se préparaient en Allemagne, le conseil fédéral décréta le renvoi de quelques réfugiés allemands qui travaillaient à lever une légion germano-helvétique pour le gouvernement provisoire sicilien. Bientôt après, les mouvemens insurrectionnels recommencèrent en Allemagne, où ils envahirent le Palatinat et le grand-duché de Bade. Cette fois-ci, l’armée elle-même en donna le signal, et la population entière y accéda ; il n’y eut qu’un certain nombre d’officiers et de fonctionnaires qui ne voulurent pas s’y associer et qui s’éloignèrent du pays. Beaucoup d’entre eux cherchèrent un asile en Suisse ; ils furent précédés ou suivis par une quantité de familles du sud de l’Allemagne, de toute condition, depuis le simple propriétaire jusqu’aux princes de Fürstenberg et de Hohenlohe, qui mirent leurs personnes et une partie de leurs biens en sûreté sur le territoire suisse. Les démocrates allemands demandèrent plus instamment que jamais à la Suisse de leur porter secours ; si on les avait écoutés, quelques milliers de corps-francs auraient envahi le Wurtemberg. Ce pays n’était pas moins miné par le radicalisme que le grand-duché ; l’armée, ébranlée pendant quelques jours, n’avait été contenue que par l’intervention personnelle et courageuse du roi. Celui-ci avait toujours montré beaucoup de bienveillance pour la Suisse ; il s’était autrefois opposé à des mesures rigoureuses que le prince de Metternich avait voulu faire exécuter contre elle par les états du sud de l’Allemagne : le moment était venu pour la Suisse de lui en témoigner sa reconnaissance. Toutes les demandes des démocrates allemands restèrent sans écho chez les populations helvétiques ; il n’y eut qu’un très petit nombre de volontaires qui se rendirent isolément à Bade et qu’on baptisa du nom pompeux de légion suisse.
Les Allemands toutefois ne se tinrent pas pour battus. Pendant nombre d’années, les chefs radicaux s’étaient habilement servis des tirs fédéraux pour leurs motions incendiaires. Au commencement de juillet 1849, le tir fédéral eut lieu à Aarau ; un Badois y sollicita les secours de la Suisse en faveur de la cause républicaine allemande ; M. Keller d’Argovie lui répondit par un refus poli, mais net, auquel la foule applaudit vivement. Ces applaudissemens étaient d’autant plus significatifs, que deux agens de la propagande de Paris venaient de parcourir la Suisse, pressant les affiliés de se rendre au tir pour faire une démonstration. M. Keller, que nous venons de nommer, est le même qui, bien que catholique, avait proposé le premier, en 1841, la suppression des couvens, puis, en 1844, l’expulsion des jésuites.
L’armée révolutionnaire de Bade et du Palatinat, une fois en retraite et poursuivie par les troupes prussiennes, parut plus vite aux frontières suisses qu’on ne s’y attendait. Aussi les cantons frontières furent-ils obligés de lever en toute hâte leurs milices, sans attendre les ordres tardifs des autorités fédérales : ils ne parvinrent qu’avec peine à empêcher les combattans de poursuivre la lutte sur le sol helvétique. Les débris des colonnes révolutionnaires entrèrent par différens points en Suisse avec plusieurs parcs d’artillerie et au nombre de dix à douze mille hommes en tout. Les réfugiés, qui précédemment n’avaient pas obtenu de la Suisse les secours qu’ils lui avaient demandés, espéraient au moins y trouver les sympathies les plus vives ; mais leurs espérances furent encore déçues. On remplit envers eux les devoirs que l’hospitalité réclamait pour le moment, mais on ne fit rien de plus. Le conseil fédéral prit en main l’affaire des réfugiés et les répartit entre les cantons ; il leva en même temps vingt-cinq mille hommes. Cette levée fut motivée en apparence sur le fait d’une violation du territoire suisse commise par les troupes allemandes ; en réalité, elle devait prouver qu’au besoin on saurait sauvegarder l’honneur de la Suisse ; elle était destinée aussi à calmer les clameurs de l’opposition radicale. Le 16 juillet, le conseil fédéral publia un arrêté en vertu duquel les chefs politiques et militaires, ainsi que les autres agens principaux de l’insurrection dans la Bavière rhénane et dans le grand-duché de Bade, devaient être renvoyés du territoire suisse. La majorité des deux sections de l’assemblée fédérale, réunie au commencement d’août, approuva ces mesures ; les efforts de la minorité pour les faire désavouer demeurèrent infructueux. Le conseil restitua aussi aux gouvernemens allemands le matériel de guerre amené en Suisse par les corps de réfugiés. Le plus grand nombre de ceux-ci, soldats et sous-officiers, rentrèrent peu à peu dans leur pays. Au mois de novembre, le conseil publia des listes supplémentaires de chefs réfugiés appelés à quitter la Suisse. Cette fois encore, la minorité de l’assemblée fédérale s’efforça de faire désapprouver ces mesures, mais toujours en vain ; défendue surtout par MM. Ochsenbein et Druey, la politique du conseil fédéral triompha.
Dès-lors le conseil fédéral, sûr de l’assentiment de la diète, put marcher avec confiance dans la voie qu’il s’était tracée. Les mesures qu’il a prises ont peu à peu réduit le nombre des réfugiés en Suisse à une douzaine de chefs et à un millier de soldats des sociétés secrètes. Le gouvernement français avait appuyé les mesures des autorités fédérales en facilitant aux principaux réfugiés le passage par la France pour se rendre en Angleterre et aux États-Unis. Peu de temps après, le conseil fédéral fit un pas de plus en faisant main-basse, au mois de février 1850, sur les associations d’ouvriers allemands en Suisse. Plusieurs branches des sociétés secrètes avaient, depuis 1830, incessamment travaillé à se fixer en Suisse, à y exercer leur funeste activité, et encore plus à la propager dans les états limitrophes[6]. En 1843, le gouvernement de Zurich avait pris des mesures contre les associations d’ouvriers allemands, et avait publié un rapport qui les avait momentanément désorganisées. Deux années plus tard, le gouvernement de Neuchâtel avait fait de même. Depuis 1847, ces sociétés s’étaient organisées de nouveau sous des formes en apparence innocentes, en ce qu’elles prétendaient ne travailler qu’à développer intellectuellement la classe ouvrière au moyen du chant, de l’enseignement de l’écriture, du calcul, etc. ; mais à peine la révolution eut-elle éclaté en Allemagne, que, sur l’invitation du comité central des démocrates allemands à Berlin, ces associations prirent de nouveau le caractère de clubs politiques, dans l’intention de coopérer activement à la révolution et d’organiser les forces allemandes qui se trouvaient en Suisse. Les dissidences qui avaient autrefois existé entre la fraction communiste et la fraction républicaine s’étaient presque entièrement effacées. Les délégués de la plupart des associations, réunis à la fin de 1848 à Berne, arrêtèrent des statuts dont quelques-uns sont bons à connaître : « Le but de l’association est de faire de ses membres des républicains socialistes-démocrates, comme aussi de propager par tous les moyens légitimes, parmi les Allemands, les idées et les institutions républicaines socialistes démocratiques, et de travailler à leur réalisation ; c’est pour y parvenir que l’association se rallie aux comités cantonaux démocratiques et aux associations d’ouvriers en Allemagne, afin de réunir ses forces aux leurs autant que le permet sa position à l’étranger. Chaque membre de l’association devra payer un batz (15 centimes) par mois. Le comité cantonal dirige les affaires. Il y aura annuellement une session ordinaire où se rendront en congrès les autorités supérieures législatives de l’association. La commission est l’intermédiaire entre les comités principaux de l’Allemagne et les associations affiliées en Suisse ; elle administre la caisse et les archives. Les associations affiliées lui envoient tous les mois un rapport et le contingent d’argent. » Quant aux principes proclamés par l’association, ils ressortent en particulier d’un projet d’instruction pour les délégués au parlement des ouvriers à Berlin. Les fonctionnaires publics ne recevront pas un traitement plus élevé que le salaire moyen d’un ouvrier ; ils seront tous également rétribués, il en sera de même des ouvriers. Les biens-fonds seront la propriété de l’état, qui se charge gratuitement de l’instruction de la jeunesse. Il est défendu de donner un enseignement religieux dans les écoles. Toutes les dépenses publiques seront couvertes par un impôt sur les successions. Tout le commerce doit relever de l’état ; toutefois l’état ne pourra en faire une spéculation d’argent, mais il devra vendre les objets à un prix équivalent à l’argent déboursé, y compris les intérêts. Les troupes permanentes seront supprimées. Sera interdite toute affaire qui permettrait à un citoyen de s’enrichir aux dépens de ses frères. Les maîtrises seront entièrement abolies et remplacées par une association fraternelle. Aussi long-temps que ces principes ne seront pas réalisés, l’organisation républicaine de l’Allemagne sera imparfaite.
Ces associations avaient aidé à l’insurrection dans le grand-duché de Bade, en y envoyant plusieurs de leurs membres. L’association de Bâle en particulier avait déployé une grande activité pendant la dernière insurrection ; elle avait exercé une espèce de police secrète aux frontières et fait des rapports au gouvernement provisoire de Bade. Le département fédéral de justice et de police, informé qu’une réunion de délégués de ces associations devait avoir lieu le 18 février 1850 à Morat, fit arrêter ces délégués et séquestrer leurs papiers ; la même chose eut lieu partout où il existait de ces associations. Sur le rapport qui lui fut fait, le conseil fédéral décréta le renvoi des membres qui faisaient partie de ces associations, à l’exception du petit nombre de Suisses qui s’y étaient joints. La question des associations se rattachait étroitement à la question du droit d’asile ; la mesure prise par le conseil fédéral au mois de février de cette année complète dignement l’ensemble des actes qui ont marqué sa politique extérieure.
De tous les pays voisins de la Suisse, c’était l’Allemagne, je l’ai dit, qui lui avait causé les plus sérieux embarras. Le gouvernement fédéral était néanmoins sorti honorablement des nombreuses difficultés que lui avaient créées les entreprises et les menées du radicalisme germanique ; il avait su aussi faire respecter sa politique de neutralité vis-à-vis du Piémont et de l’Autriche. Suivons la Suisse maintenant sur le terrain moins agité de sa politique intérieure.
Un grand acte remplit l’histoire intérieure de la Suisse depuis la révolution de 1848 : c’est la révision du pacte fédéral. Avant de se donner une nouvelle constitution, la Suisse devait interroger sévèrement son histoire, afin de juger à l’œuvre les divers systèmes qui prétendaient s’imposer à ses législateurs. Avant l’invasion française de 1798, le lien qui unissait les divers cantons s’était singulièrement relâché ; aussi Berne et les cantons primitifs firent-ils seuls une énergique résistance. Après sa victoire, la France transforma la Suisse en un état unitaire et lui donna un gouvernement central : tout son passé, sa nature fédérale, étaient méconnus, et la nouvelle constitution ne se maintenait que par la force des armes françaises. La malheureuse Suisse était tourmentée de convulsions incessantes ; ce triste état se prolongea jusqu’en 1802. Alors Bonaparte, comme premier consul de la république française, entreprit la médiation de la Suisse : cette médiation fut une des grandes œuvres de son génie. Le même homme qui maintenait en France le système unitaire reconnut et respecta le caractère fédéral de la Suisse, et c’est le principe du fédéralisme qu’il donna pour base à l’acte de médiation du 19 février 1803, tout en tenant compte des besoins, des intérêts communs qui s’étaient révélés en Suisse depuis l’invasion française.
L’acte de médiation rétablissait les constitutions cantonales, et il adjoignait au corps helvétique de nouveaux cantons formés des contrées qui autrefois étaient des pays sujets. Tout le système administratif des divers membres de la confédération était en même temps rétabli ; quant à la confédération elle-même, l’acte réglait le contingent de troupes et d’argent que les cantons lui devaient pour défendre sa liberté et son indépendance. Il ne devait plus y avoir en Suisse ni pays sujets, ni privilèges de localité, de naissance ou de famille. La libre circulation des denrées, bestiaux et marchandises était garantie ; aucun droit d’octroi, d’entrée, de transit ou de douane ne pouvait être établi à l’intérieur de la Suisse. Les monnaies fabriquées dans le pays devaient avoir un titre uniforme déterminé par la diète. Toute alliance d’un canton avec un autre canton ou avec une puissance étrangère était interdite. Le gouvernement ou le corps législatif qui violait un décret de la diète pouvait être traduit comme rebelle devant un tribunal composé des présidens des tribunaux criminels de tous les autres cantons. Les gouvernemens cantonaux jouissaient de tous les pouvoirs qui n’avaient pas été expressément délégués à l’autorité fédérale : c’était là sanctionner formellement le principe fédératif. La direction de la confédération était confiée alternativement, d’année en année, à six cantons, dont les capitales étaient particulièrement propres à recevoir la diète : Fribourg, Berne, Soleure, Bâle, Zurich, Lucerne. L’avoyer ou le bourgmestre du canton-directeur joignait à son titre celui de landamman de la Suisse : il avait la garde du sceau de la république helvétique, était chargé des relations diplomatiques, ouvrait les sessions de la diète. En cas de révolte dans un canton ou de toute autre éventualité pressante, il pouvait lever des troupes et les mettre en marche, mais seulement sur la demande du grand ou du petit conseil du canton qui réclamait du secours. La diète était redevenue l’organe principal de la confédération. Chaque canton y envoyait sa députation, chargée d’instructions et de pouvoirs limités. Les dix-neuf députés qui la composaient formaient vingt-cinq voix dans les délibérations : les députes des cantons dont les populations étaient de plus de cent mille habitans, savoir ceux de Berne, Zurich, Vaud, Saint-Gall, Argovie et Grisons, avaient chacun deux voix ; les autres n’en avaient qu’une. Les déclarations de guerre et les traités de paix ou d’alliance émanaient de la diète ; elle seule pouvait conclure des traités de commerce et des capitulations pour le service militaire à l’étranger, elle déterminait le contingent de troupes à fournir par chaque canton, nommait le général de l’armée ainsi recrutée, et prenait d’ailleurs toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la Suisse ; elle nommait aussi les ambassadeurs.
Cette médiation, ouvre du premier consul, si favorable à la Suisse n’avait qu’un seul côté faible : c’était en apparence une œuvre purement française à laquelle les autres puissances n’avaient nullement participé, et qui semblait faire dépendre l’acte de médiation de la position personnelle de Napoléon. Le premier consul aurait pu éviter cette apparence en s’entendant avec l’Autriche au sujet de la Suisse, sans renoncer pour cela à l’œuvre de la médiation en elle-même. Il négligea cette précaution, et onze ans plus tard, à la fin de 1843, l’acte de médiation ne fut pas respecté par l’Europe, lorsqu’elle marcha contre l’empire.
La nouvelle organisation, le pacte fédéral que la Suisse se donna en 1815 après le renversement de l’acte de médiation, eut pour caractère particulier le développement de la souveraineté des cantons aux dépens de tout pouvoir et de tout intérêt fédéral. L’acte de médiation avait aboli les privilèges politiques ; le nouveau pacte se borna à déclarer que les droits politiques ne seraient plus le partage exclusif d’une classe de citoyens. Aussi les bourgeois et les patriciens des anciens cantons, qui en avaient été autrefois les souverains, reprirent-ils plus ou moins leur influence souveraine dans l’état. Le premier article du nouveau pacte faisait mention de la souveraineté cantonale sans parler de la souveraineté fédérale corrélative ; il se taisait sur la responsabilité des autorités cantonales vis-à-vis de la confédération. L’interdiction prononcée par l’acte de médiation contre les alliances particulières des cantons était remplacée par une disposition assez vague qui défendait aux cantons de former entre eux des liaisons préjudiciables au pacte fédéral ou aux droits d’autres cantons. Plusieurs des dispositions de l’acte de médiation qui avaient eu pour but d’unir peu à peu les intérêts matériels furent écartées ; la confédération renonça même à surveiller et à décider les questions monétaires. La dignité du landamman de la Suisse, revêtu de pouvoirs spéciaux, représentant les intérêts fédéraux et chargé de les protéger, fut supprimée. La direction des affaires générales, dans les intervalles où la diète n’était pas réunie, fut confiée aux gouvernemens particuliers de Zurich, Berne et Lucerne, et dut alterner de deux en deux ans entre ces trois cantons. Il y avait là matière à des contestations de tout genre entre les cantons et le directoire. La diète fut composée des députations des vingt-deux cantons, chaque canton y comptant pour une seule voix.
Cet état de choses en Suisse dura sans lutte aussi long-temps que le calme se maintint dans les états voisins ; mais à peine la révolution française de 1830 fut-elle devenue un fait accompli, que la Suisse en sentit le contre-coup : il y eut une suite de révolutions cantonales[7], dirigées toutes dans un sens démocratique et contre les principes de la restauration. Dès 1832, la diète dut se préparer à réviser le pacte ; un projet fut même élaboré, il était en grande partie l’œuvre d’un jurisconsulte illustre dont la mort tragique a éveillé des regrets dans l’Europe entière, M. Rossi, alors député de Genève. On recula toutefois devant une tâche dont on commençait à reconnaître toutes les difficultés ; mais l’idée de la révision du pacte ne fut pas abandonnée. À partir de 1841, la nécessité de cette révision devint sans cesse plus évidente. Les passions populaires commençaient à faire présager de nouvelles luttes. Le radicalisme allemand agitait les masses. On sait comment la crise se compliqua peu à peu, d’abord par la suppression des couvens d’Argovie, puis par l’appel des jésuites à Lucerne, et surtout par la résurrection des corps-francs, héritage odieux des siècles barbares devant lequel se dressa tout armée la ligue du Sonderbund. On connaît aussi le dénoûment de la guerre civile qui, en 1847, ensanglanta les cantons. Ces faits sont un témoignage irrécusable des progrès qu’avaient faits dans l’opinion les idées contraires au maintien de l’ancien pacte fédéral. C’était avant tout le sentiment de l’insuffisance de ce pacte qui poussait au combat les milices appelées à dissoudre le Sonderbund. Les chefs même des cantons qui formaient le Sonderbund, en particulier ceux des cantons primitifs, étaient presque aussi convaincus au fond que leurs adversaires de la nécessité d’une révision ; pourtant ils résistaient, dans la crainte qu’on n’en profitât pour trop restreindre la souveraineté cantonale. On ne pouvait en effet toucher au pacte de 1815 sans en effacer certaines dispositions qui plaçaient tour à tour le pouvoir fédéral sous l’influence des trois cantons directeurs ; mais c’était là une réforme qui devait en définitive tourner au profit de la Suisse entière. La souveraineté cantonale, poussée trop loin, rendait presque impossible l’organisation d’une foule d’intérêts matériels, doublement nécessaire à un petit état entouré de puissans concurrens[8]. Les intérêts politiques et les intérêts matériels s’unissaient donc pour justifier la révision du pacte de 1815, depuis si longtemps attendue par la Suisse.
On aborda enfin cette grande tâche. Dans sa séance du 16 mai 1848, la diète décida qu’elle entreprendrait la révision plutôt que d’en confier le soin à une assemblée constituante. Cette proposition fut faite par la députation de Berne, conformément à ses instructions. Pour apprécier la portée de cette décision, il faut se rappeler que précédemment le parti unitaire avait toujours demandé une assemblée constituante, dans des vues faciles à deviner. La diète resta sourde, et elle fit bien, aux déclamations de ce parti : elle délibéra, elle vota la constitution nouvelle de la Suisse. Sans se préoccuper des débats qui amenèrent cet important résultat, il suffit ici d’indiquer les principales dispositions du pacte qui régit actuellement la république helvétique.
La nouvelle constitution reconnaît la souveraineté des cantons en tant qu’elle n’est pas limitée par la constitution fédérale. Les cantons exercent donc, comme tels, tous les droits qui ne sont pas délégués au pouvoir fédéral. La confédération a pour but d’assurer l’indépendance de la patrie contre l’étranger, de maintenir la tranquillité et l’ordre à l’intérieur, de protéger la liberté et les droits des confédérés, et d’accroître leur prospérité commune. Elle proclame l’égalité des Suisse devant la loi, elle garantit les constitutions cantonales comme la liberté et les droits du peuple ; elle interdit toute alliance particulière et tout traité d’une nature particulière entre cantons. La confédération a seule le droit de déclarer la guerre et de conclure la paix, ainsi que de faire avec les états étrangers des alliances et des traités, notamment des traités de péages (douanes) et de commerce. En cas de troubles à l’intérieur d’un canton, l’autorité fédérale compétente peut intervenir sans réquisition ; elle est tenue d’intervenir « lorsque les troubles compromettent la sûreté de la Suisse. » La confédération « n’a pas le droit d’entretenir des troupes permanentes ; » en revanche, « tout Suisse est tenu au service militaire, » et les lois fédérales organisent les contingens des cantons ; les caisses de la confédération supportent une partie des frais de l’instruction militaire, son état-major la surveille et la dirige ; la confédération fournit aussi une partie du matériel de guerre. « Elle peut ordonner à ses frais ou encourager par des subsides des travaux publics ; dans cette vue, elle peut ordonner l’expropriation moyennant une juste indemnité. Elle peut, aux mêmes conditions, supprimer les péages, les droits de transit, etc., des cantons ; elle peut percevoir à la frontière suisse des droits d’importation, d’exportation et de transit… Elle se charge de l’administration des postes dans toute la Suisse, en garantissant l’inviolabilité du secret des lettres et en indemnisant les cantons. Elle exerce la haute surveillance sur les routes et les ponts, dont le maintien l’intéresse ; elle doit fixer l’étalon monétaire et introduire l’uniformité des poids et mesures. Elle assure à tous les Suisses de l’une des confessions chrétiennes le droit de s’établir librement dans toute l’étendue du territoire suisse sous certaines conditions. Le libre exercice du culte des confessions chrétiennes reconnues est garanti. Toutefois les cantons et la confédération pourront toujours prendre les mesures propres au maintien de l’ordre public et de la paix entre les confessions. La liberté de la presse, le droit de former des associations, sauf les mesures nécessaires à la répression des abus, sont également assurés. »
La confédération a encore « le droit de renvoyer de son territoire les étrangers qui compromettent la sûreté intérieure ou extérieure de la Suisse. L’autorité suprême de la confédération est exercée par l’assemblée fédérale, qui se compose de deux sections ou conseils, savoir, un conseil national et un conseil des états. Le conseil national se compose des députés du peuple suisse, élus à raison d’un membre par vingt mille ames de la population totale[9], nommés directement dans des collèges électoraux fédéraux. À droit de voter tout Suisse âgé de vingt ans révolus et qui n’est point privé des droits de citoyen actif par la législation du canton dans lequel il a son domicile. Le conseil des états se compose de quarante-quatre députés des cantons ; chaque canton nomme deux députés. La compétence des deux conseils s’étend, entre autres, aux objets suivans : l’élection du conseil fédéral, du général en chef, du chef de l’état-major général, etc., les alliances et les traités avec les états étrangers, les mesures pour la sûreté extérieure ainsi que pour le maintien de l’indépendance et de la neutralité de la Suisse, les déclarations de guerre et la conclusion de la paix, la garantie des constitutions et du territoire des cantons, l’intervention par suite de cette garantie, etc. Les lois fédérales, les décrets ou les arrêtés fédéraux ne peuvent être rendus qu’avec le consentement des deux conseils. Les membres des deux conseils votent sans instructions. L’autorité directoriale et exécutive supérieure de la confédération est exercée par un conseil fédéral composé de sept membres nommés pour trois ans ; on ne pourra toutefois choisir plus d’un membre dans le même canton. Les attributions et les obligations du conseil fédéral sont, entre autres, les suivantes : il veille aux intérêts de la confédération au dehors, notamment à l’observation de ses rapports internationaux ; il veille à la sûreté intérieure et extérieure de la confédération. En cas d’urgence, et lorsque l’assemblée fédérale n’est pas réunie, il est autorisé à lever les troupes nécessaires et à en disposer, sous la réserve de convoquer immédiatement les conseils, si le nombre des troupes levées surpasse deux mille hommes, ou si elles restent sur pied au-delà de trois semaines. Le conseil rend compte de sa gestion à l’assemblée fédérale à chaque session ordinaire. Il y a un tribunal fédéral pour l’administration de la justice en matière fédérale ; il y a de plus un jury pour les affaires pénales. »
Ce résumé des dispositions de la nouvelle constitution fédérale prouve clairement que, d’un côté, la diète a respecté la base de l’acte de médiation, que, de l’autre, la constitution des États-Unis d’Amérique a exercé assez d’influence sur les législateurs suisses. Prise en elle-même, cette constitution est un composé de plusieurs élémens très distincts. Une simple confédération d’états souverains est reconnue dans la clause qui déclare que toute la souveraineté, — en tant qu’elle n’est pas expressément limitée par la constitution fédérale, — appartient aux cantons. Aussi chaque canton garde sa législation, son gouvernement, sa justice civile et pénale, son système d’impôts et d’instruction publique, ses rapports particuliers entre l’église et l’état, la libre disposition de ses milices. La confédération n’a même pas osé s’attribuer la rédaction d’un code de commerce obligatoire pour toute la Suisse. Voilà pour l’élément cantonal. — L’élément fédératif est en partie représenté par le conseil des états ; enfin l’élément unitaire a son expression dans le conseil national. — Ce n’est pas à tort qu’on a reproché à la constitution d’avoir créé ou trop d’autorités ou trop peu d’affaires. Comme elle a été basée sur plusieurs élémens différens, il est évident que chacune des tendances qu’on croyait équilibrer travaillera à s’assurer tôt ou tard le premier rang. Déjà même on voit recommencer les luttes. Il faut espérer cependant que force restera au bon sens national.
Chose curieuse, c’est le parti ultra-radical qui a donné le signal de la guerre contre la constitution. Ce parti, obéissant à ses tendances naturelles, avait poussé à l’unité ; mais, comme la marche des nouvelles autorités fédérales lui est contraire, il a fait une de ces volte-face que le radicalisme opère avec tant de facilité : il s’est fait le champion de la souveraineté cantonale ; à Genève et dans le canton de Vaud, il s’efforce de revendiquer pour les grands conseils cantonaux la discussion des questions fédérales. Si l’on tient compte de la situation générale de 1848, on trouvera néanmoins que la diète a montré beaucoup de modération, et a profité, sous bien des rapports, des expériences du passé. Cette constitution a été l’ancre de salut pour la Suisse pendant les deux dernières années, et elle le sera sans doute pendant les années qui vont suivre. Qu’on se représente la direction des affaires générales de 1849 et de 1850 entre les mains de l’ancien directoire, de ce gouvernement radical de Berne qui a fait une opposition de plus en plus hostile à la marche modérée du nouveau conseil fédéral, et l’on comprendra bien vite que la question des réfugiés aurait amené, de grands dangers pour la Suisse, de grands embarras pour ses voisins. Ni les articles du traité de Paris du 20 novembre 1815, ni la déclaration du congrès de Vienne concernant les affaires de la Suisse, ne font dépendre la neutralité helvétique de la lettre du pacte de 1815. En revanche, les puissances et la Suisse ont un égal intérêt à ce que la constitution fédérale n’établisse pas un pouvoir central trop fort et enclin par là même à échanger contre une politique active l’ancienne politique suisse, la politique de neutralité.
L’on se demande si la nouvelle constitution n’a pas trop favorisé l’élément unitaire en ce qui concerne la marche des affaires intérieures ; mais un conseil fédéral, pouvoir exécutif, composé de membres de différens cantons, renouvelé tous les trois ans, obligé de soumettre presque tous ses actes, quelque peu importuns qu’ils soient, aux deux sections de l’assemblée fédérale, ne pouvant enfin lever à lui seul plus de deux mille hommes de troupes et les garder sur pied au-delà de trois semaines ; un pouvoir exécutif de cette nature, disons-nous, est loin d’être en mesure de changer le système politique de la Suisse vis-à-vis de l’Europe.
Le projet de constitution a été soumis à la votation du peuple et accepté par une forte majorité. Les populations des cantons du ci-devant Sonderbund n’y ont opposé aucune résistance, et se sont bornées à quelques protestations, quoique le projet leur fût souverainement antipathique, surtout comme témoignage et résultat de la victoire remportée sur eux. Une opposition plus active a été faite au projet par le parti ultra-radical de quelques cantons, en particulier par celui de Berne, qui avait espéré donner à la Suisse une constitution unitaire, et qui pressentait que le nouvel ordre de choses déjouerait ses desseins. Un de ses chefs disait très naïvement dans le grand-conseil de Berne que « cette constitution n’était qu’une nouvelle alliance des maîtres, un nouveau covenant de Stanz qui ne donnait pas de garanties au peuple. »
La diète déclara la nouvelle constitution fédérale acceptée le 12 septembre 1848. Elle avait montré une habileté pleine de réserve dans son projet de pacte ; elle s’en écarta en laissant aux cantons le soin de délimiter les collèges fédéraux pour l’élection des membres du conseil national. Aussi vit-on presque partout les gouvernemens cantonaux composer les collèges de manière à en exclure autant que possible l’opposition conservatrice. Berne fut choisi pour siège des autorités fédérales. Ce canton avait beaucoup contribué par sa politique radicale à la crise violente de 1847 ; un des fruits de la victoire lui échut en partage. Son ancien rival, le canton de Zurich, lui fit concurrence, mais en vain, car il avait manqué à sa mission naturelle de médiation. D’ailleurs Berne était plus propre à servir de point de réunion entre la Suisse romande et la Suisse allemande.
Depuis l’acceptation de la constitution, les conseils fédéraux ont successivement délibéré, d’abord les lois nécessaires pour mettre la constitution même en vigueur, ensuite celles qui concernent l’organisation militaire, les postes, l’expropriation publique, les douanes, etc. Les péages à l’intérieur ont été rachetés ; le tarif fédéral des droits de douanes, décrété en juin 1849, est basé sur le principe d’une taxe très faible pour les matières nécessaires à l’industrie du pays et les objets nécessaires à la vie. Les objets de luxe sont soumis aux droits les plus élevés. Cependant, même sur ces objets : les droits d’entrée sont très modérés, et ne dépassent pas 14 fr. 50 cent. par quintal. Il n’y a rien de prohibé. La question de l’étalon monétaire, nœud gordien pour la Suisse, qui se trouve entre la France et l’Allemagne et qui a des rapports de tout genre avec ces deux pays, a été tranchée par l’acceptation de l’étalon monétaire français, sauf quelques modifications quant au billon. Un des principaux écueils que le nouvel ordre de choses rencontre sur sa route, c’est la situation financière. Les postes, les péages ne rendront sans doute pas assez pendant les premières années pour indemniser complètement les cantons et pour suffire en même temps aux besoins fédéraux. Les cantons voudront faire le moins de sacrifices matériels possible au nouvel ordre de choses ; toute demande d’argent qui blesserait les administrations cantonales diminuerait de beaucoup les partisans de la nouvelle constitution. Quoi qu’il en soit, le budget fédéral pour 1850 s’élève aux chiffres suivans :
fr. | |
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Intérêts de capitaux, d’avances, etc | 275,577 |
Douanes (recettes brutes) | 3,200,000 |
Poste | 3,450,000 |
Poudre ; etc | 189,215 |
Recettes diverses | 19,400 |
7,134,192 fr.[10] |
fr. | |
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Intérêts de la dette | 158,735 |
Administration générale | 197,960 |
Département militaire | 562,820 |
Les autres départemens | 85,200 |
Douanes (dédommagemens aux cantons 1,700,000 fr.) | 2,191,500 |
Postes (dédommagemens aux cantons 713,600 fr) | 3,450,000 |
Poudre, etc | 158,11.5 |
Dépenses imprévues | 20,000 |
Déficit du budget de 1849 | 44,815 |
6,869,145 fr. |
La nouvelle constitution de la Suisse n’est certainement pas une œuvre irréprochable ; mais on peut dire néanmoins que, si elle ne réalise pas tous les avantages assurés à la fédération par l’œuvre du premier consul, elle évite les principaux inconvéniens de la constitution proclamée en 1815. Nous avons montré quels services le principe d’équilibre fédéral, base des principaux articles de la nouvelle constitution, avait déjà rendus à la Suisse ; il nous reste à chercher maintenant quel a été dans les cantons le rôle du libéralisme conservateur.
Les cantons de la Suisse peuvent se diviser en quatre groupes. Il y a d’abord la Suisse orientale, comprenant les cantons de Zurich et de Saint-Gall, auxquels se rattachent Thurgovie, Schaffhouse, Appenzell, Glaris et les Grisons. Vient ensuite la Suisse occidentale, ayant à sa tête Berne, avec les cantons d’Argovie, de Soleure et de Bâle-Campagne. La Suisse intérieure comprend les cantons de Lucerne, d’Ury, de Schwytz, d’Unterwalden et de Zoug, ainsi qu’une moitié du Valais. L’autre moitié se rattache à une partie de la Suisse que nous désignerons sous le nom de Suisse romande, et qui est composée des cantons de Vaud, Neuchâtel et Genève. Le canton de Fribourg se présente comme point de transition entre les trois derniers groupes, — occidental, intérieur et romand ; le canton du Tessin et la ville de Bâle se trouvent à un certain degré isolés aux extrémités. Le groupe oriental et le groupe romand représentent tout particulièrement la vie intellectuelle de la Suisse, tandis que le caractère national se reflète surtout dans le groupe occidental et le groupe intérieur.
Les événemens des années de 1843 à 1847 avaient peu à peu réuni ces groupes en deux ligues, l’une de la majorité des cantons, l’autre qu’on a désignée par le nom de Sonderbund. Après la crise, les positions naturelles ont commencé à se rétablir peu à peu. Zurich et les autres cantons de la Suisse orientale, ainsi que les cantons de la Suisse intérieure, servent principalement de base et d’appui à la politique circonspecte et libérale qui tend à prévaloir dans le gouvernement fédéral comme dans les gouvernemens locaux du pays.
L’histoire intérieure de Zurich explique l’attitude prise depuis 1848 par ce canton. Les journées de juillet 1830 avaient eu pour contre-coup à Zurich une révolution cantonale. Des besoins réels, nés du libéralisme et des menées radicales, y avaient précipité la crise, et cette complication avait amené d’abord ce milieu moitié radical, moitié libéral, qui se montre partout où le libéralisme ne se sépare pas du radicalisme distinctement et comme tendance indépendante. Dans ce canton, qui a été de tout temps à la tête de la vie intellectuelle de la Suisse allemande, le radicalisme remporta peu à peu la victoire ; il donna à Zurich une organisation qu’on peut regarder comme un modèle en miniature des créations du radicalisme germanique, et cela d’autant mieux que l’instruction publique était dirigée par un pédagogue allemand, M. Scherr. Quant à la presse, elle était aux mains d’un autre Allemand réfugié, M. Louis Snell, le patriarche du radicalisme en Suisse. L’éclat apparent de la nouvelle organisation n’en dissimula pas long-temps les vices intérieurs. Le gouvernement de Zurich avait perdu sa force par une division exagérée des pouvoirs ; la justice, dont la véritable mission est de servir la morale publique, la détruisait au contraire par le principe du formalisme radical, « que tout ce qui n’est pas défendu par la loi est permis ; » l’école faisait la guerre à l’église au lieu de marcher d’accord avec elle ; la presse, organe du radicalisme allemand, se prêtait à toute espèce de licence et de personnalités.
Le peuple s’éleva, en 1839, contre cet état de choses, lorsque le gouvernement appela l’auteur de la Vie de Jésus, M. Frédéric Strauss, à la chaire de dogmatique chrétienne de l’université, dans l’intention de réformer l’église. Ce gouvernement radical fut alors remplacé par un autre qui fit de vains efforts pour consolider un meilleur état de choses, car la majorité de ses membres se tenait dans un juste-milieu fort équivoque. Le nouveau gouvernement réussit d’autant moins qu’il avait pour ainsi dire à lutter contre toutes les idées négatives de la science allemande qui servaient de base au radicalisme suisse. Presque toutes les nuances de la jeune Allemagne étaient représentées à Zurich par des hommes tels que Scherr, Snell, Herwegh, Froebel, etc., qui, d’accord avec leurs confrères d’Allemagne, faisaient dans presque tous les journaux allemands au Zurich chrétien de 1839 une guerre encore plus acharnée que la presse radicale suisse elle-même. Le gouvernement de Zurich fut sur le point de succomber à toutes ces attaques en 1842 ; le radicalisme se croyait sûr de reconquérir ce canton et de précipiter ainsi la crise qui n’est arrivée qu’en 1847. Ce fut un Allemand qui, dans ce moment critique, déjoua les projets de ses compatriotes radicaux.
M. Frédéric Rohmer, après de longues et profondes études dans les sciences politiques, était venu à Zurich pour y étudier de près les germes des révolutions qui surprirent l’Allemagne quelques années plus tard. Il s’y lia avec quelques Suisses, en particulier avec le docteur Bluntschli, qui était alors le membre le plus influent du gouvernement de Zurich. M. Rohmer se mit à leur tête et fit avec autant de supériorité d’esprit que d’énergie morale la guerre aux idées du radicalisme allemand et à ses représentées en Suisse. Il leur opposa par la presse le principe libéral conservateur, proclamé et formulé alors pour la première fois. Ce principe, tel que le comprenait M. Rohmer, était également opposé au radicalisme et à l’absolutisme ; on pourrait l’appeler le vrai milieu par opposition au faux milieu ou juste-milieu des radicaux suisses, qui n’est qu’un mélange d’élémens absolutistes et révolutionnaires. Indépendant et n’appartenant qu’à lui-même, le principe libéral conservateur combat tout particulièrement celui des deux extrêmes qui prédomine. M. Rohmer parvint à raffermir le gouvernement de Zurich par la formation d’un parti qui, fidèle à ce principe et travaillant sans relâche à repousser le radicalisme allemand, à rétablir les rapports organiques entre l’esprit suisse et l’esprit germanique, à vider les questions intérieures en épurant les élémens conservateurs de toutes les tendances absolutistes, attirait à lui les élémens libéraux du parti radical. Ce parti s’efforça de vaincre la presse radicale par la lutte la plus animée et la plus intrépide. Bientôt il se mit en rapport avec les élémens analogues dans toute la Suisse intérieure ; il tenta de courageux efforts pour résoudre les questions générales ; il proposa de réparer l’injustice commise par la suppression des couvens d’Argovie, il prépara aussi une réforme du pacte en dehors de toutes les idées radicales et unitaires. En 1844, le radicalisme semblait avoir perdu toute chance de révolutionner la Suisse, et M. Rohmer, jugeant sa présence désormais inutile à Zurich, retourna à Munich, où il a constamment tenu la même ligne dans les questions allemandes, et où l’opinion publique l’a mis au premier rang des hommes politiques et des publicistes dans l’Allemagne du midi.
Cependant l’appel des jésuites par le gouvernement. de Lucerne vint couronner bientôt une politique d’autant plus funeste, que sans aucune nécessité elle jetait le gant à cette monomanie contre les jésuites qui travaillait alors toute l’Europe. Le radicalisme eut dès-lors un mot d’ordre au moyen duquel il parvint à renverser les gouvernemens et les partis libéraux conservateurs, et plus tard même à provoquer une crise décisive. Néanmoins la lutte opiniâtre du parti libéral conservateur contre la coalition des intérêts du radicalisme et de la réforme avait ôté à la guerre civile tout caractère confessionnel, et la lutte non moins persévérante contre la démagogie étrangère empêcha celle-ci de s’emparer de la direction de cette guerre. La crise helvétique a été le prélude de la crise européenne ; seulement la Suisse a échappé au péril d’être englobée dans la fièvre révolutionnaire de 1848.
Zurich et la Suisse orientale revinrent assez vite, et pour ainsi dire malgré les nouveaux gouvernemens, au principe libéral conservateur. Ce groupe put ainsi prêter aux autorités fédérales un appui qui leur était devenu nécessaire vis-à-vis de l’étranger. Il fut secondé par les cantons primitifs d’Ury, de Schwytz et d’Unterwalden. Quoique froissés par tout ce qui venait de se passer, ceux-ci étaient rentrés promptement dans leur vie laborieuse et régulière. Le Valais suivit l’exemple de ces cantons, soutenu par un gouvernement qui eut le bon sens d’oublier les luttes des factions, et s’efforça de guérir les plaies du passé.
Tandis que les groupes de la Suisse orientale et de la Suisse intérieure tendaient à se rallier aux principes du libéralisme conservateur, un tout autre exemple était donné par le canton de Fribourg, que nous avons montré comme formant la transition entre la Suisse occidentale, la Suisse intérieure et la Suisse romande. La diète avait oublié, après la chute du Sonderbund, qu’elle n’avait eu affaire qu’à des confédérés, qu’à des frères peut-être égarés, mais qui avaient à faire valoir tout autant de griefs que la majorité en avait contre eux. Le décembre 1847, elle avait décrété que les cantons du Sonderbund supporteraient tous les frais de la guerre, sous réserve de recours contre les coupables. Ce décret encouragea le parti ultra-radical de Fribourg, — maître de ce canton grace aux baïonnettes fédérales, bien qu’il fût en minorité dans la population, — à persévérer dans une funeste voie vers laquelle le poussaient déjà des désirs de vengeances personnelles. Ce parti foula dès-lors aux pieds tous les principes républicains, et il ne respecta pas davantage les plus simples notions de liberté et de droit. Les élections au nouveau grand-conseil eurent lieu sous la pression la plus scandaleuse ; le projet de constitution cantonale ne fut pas soumis à la votation du peuple sous un prétexte futile et en opposition avec le premier principe du droit public moderne de la Suisse. Il en fut de même de la constitution fédérale ; on fit dépendre la participation aux élections fédérales de la prestation d’un serment à ces deux constitutions, calcul habile pour exclure la majorité des électeurs. Toutes les protestations contre ces actes arbitraires furent étouffées par des arrestations arbitraires. C’est un des caractères les plus saillans du radicalisme de ne respecter aucun droit autre que le sien, de ne pouvoir supporter aucune existence indépendante de la sienne ; aussi le parti radical de Fribourg eut-il toute sorte de démêlés avec le clergé du canton. Au mois d’octobre 1848, le gouvernement de Fribourg somma l’évêque d’accepter sans restriction la constitution comme les lois du canton, et de soumettre à l’approbation préalable de l’état tout mandement adressé au clergé ou aux fidèles. L’évêque répondit qu’il ne pouvait obéir à, cette sommation que dans les points où la constitution et les lois ne lui imposaient que des devoirs civils compatibles avec sa conscience. Le gouvernement de Fribourg, après s’être entendu avec les gouvernemens radicaux des cantons de Vaud, de Genève et de Neuchâtel, sur lesquels s’étend le diocèse de l’évêque, fit enfermer celui-ci au château de Chillon. Ces gouvernemens signifièrent ensuite à l’évêque prisonnier qu’il n’exercerait plus les fonctions épiscopales dans son diocèse, et que le séjour lui en était interdit. Il répondit, le 10 décembre 1848, par ces mots : « On m’a arrêté, déporté, incarcéré, et on me retient prisonnier depuis bientôt sept semaines, sans m’avoir entendu, sans enquête, sans jugement. J’ai demandé une enquête et un jugement, cet acte de justice m’a été refusé… Je protesté de nouveau, comme citoyen suisse, comme catholique et comme évêque de ce diocèse, contre la violation de mes droits. » Il n’en fut pas moins conduit aux frontières de France, et le gouvernement de Fribourg fit même citer à la barre du magistrat des dames qui faisaient des collectes en faveur de l’évêque.
La main des radicaux de Fribourg ne s’appesantissait pas d’ailleurs moins lourdement sur les laïques que sur les ecclésiastiques. Le gouvernement avait supprimé les couvens et pris possession de leurs biens, sous prétexte de payer les frais de guerre exigés par la confédération. Néanmoins, au commencement de 1848, le grand-conseil décréta qu’une somme de 2,400,000 francs de France, somme énorme pour les modestes fortunes de ce petit pays, serait mise à la charge des principaux auteurs et fauteurs du Sonderbund, ainsi que de tous les individus qui spontanément, directement ou indirectement, avaient excité la résistance aux arrêtés de la diète et y avaient participé. Les six principaux fauteurs du Sonderbund devaient quitter le canton, plusieurs autres devaient être privés de leurs droits civils pendant dix ans. On ne tint aucun compte du règlement du grand-conseil, d’après lequel un membre de ce corps « ne peut pas être traduit devant les tribunaux pour des opinions émises par lui dans l’assemblée ; » on ne tint pas plus de compte des tribunaux eux-mêmes. On ne voulait pas se débarrasser des adversaires politiques par la guillotine, mais on voulait les ruiner. On frappa de tous côtés[11]. Sous la date du 23 décembre 1848, le grand-conseil, sentant bien malgré lui qu’il demandait l’impossible, rendit un nouveau décret par lequel la contribution était convertie en emprunt forcé remboursable à époques éloignées et sans porter intérêt. Les autorités fédérales, enchaînées par les haines du passé, ne laissèrent que trop long-temps libre carrière aux radicaux de Fribourg, qui cependant ne se maintenaient vis-à-vis d’un peuple frémissant sous leur joug que par les baïonnettes fédérales. Au printemps de 1850, le conseil fédéral fit enfin un rapport sur les plaintes des contribuables fribourgeois. Après plusieurs jours de discussions, pendant, lesquelles la majorité des membres commença à se dégager des souvenirs du passé, les deux sections de l’assemblée adoptèrent la proposition du député Kern, de renvoyer l’affaire au conseil fédéral avec invitation de chercher à la terminer à l’amiable. Le conseil fédéral nomma à cet effet des commissaires qui parvinrent à conclure un arrangement entre le gouvernement de Fribourg et les imposés. D’après cette convention, la somme à payer reste la même, mais elle est hypothéquée sur les grandes forêts de l’état ; le remboursement se fera par dixièmes annuels, qui commenceront à échoir dans le terme de quinze ans ; il sera bonifié un intérêt annuel de 1 pour 100 pour les cinq premières années, de 1 et demi pour 100 pour les cinq années suivantes, et de 2 pour 100 pour les années ultérieures. À ne fixer le taux de l’intérêt qu’à 4 pour 100, les imposés perdront une somme de plus d’un million sur la différence. Cependant les Fribourgeois se sont soumis à cette transaction léonine ; ils l’ont acceptée, « heureux, comme disait l’un d’entre eux, de voir que la confédération tendait enfin une main charitable à ce malheureux peuple de Fribourg. » Il n’y eut de résistance que de la part des radicaux fanatiques du grand-conseil, qui ne cédèrent qu’aux sérieuses représentations des commissaires fédéraux.
Dans le canton de Lucerne, la minorité radicale, parvenue de même au gouvernement par la chute du Sonderbund, avait agi en partie à l’instar des révolutionnaires de Fribourg. Cependant elle n’était pas allée aussi loin, et plusieurs de ses chefs, tels que l’avoyer Kopp, avaient protesté sans cesse contre des procédés iniques. Dans la Suisse romande, au contraire, les radicaux protestans de Vaud se montrèrent les dignes émules des radicaux catholiques de Fribourg. Le canton de Vaud avait eu en 1845 sa révolution cantonale, qui avait pris pour mot d’ordre principal à bas les jésuites ! Cette révolution se distingua cependant des autres par un élément socialiste-communiste, représenté par plusieurs des chefs du parti révolutionnaire devenus membres du gouvernement. Trois ans avant la révolution de 1848, M. Druey avait proposé à la constituante du petit pays de Vaud d’introduire dans le nouvel acte constitutionnel les dispositions suivantes : « Le travail est sacré ; le travail doit être organisé de manière à être accessible à tous ; tout Vaudois et tout confédéré est tenu au travail, etc. » Quoique sans cesse gêné dans ses tentatives novatrices par le bon sens du peuple, le gouvernement n’en parvint pas moins à faire entrer peu à peu dans la législation un certain nombre d’élémens socialistes-communistes. Il réussit de même à exclure de l’académie de Lausanne, foyer d’idées contraires aux siennes, ses professeurs les plus distingués. Les tendances égalitaires du gouvernement de Vaud se manifestèrent surtout dans les questions religieuses. La majorité des pasteurs, ne se sentant aucune prédilection pour une révolution dont un des mots d’ordre avait été à bas les méthodistes, persécutés de toute manière par les nouvelles autorités[12], avaient eu l’énergie morale de renoncer à leurs salaires et à leurs places, et de fonder une église indépendante, semblable à celles qui existent en Angleterre, en Écosse et dans les États-Unis. Il fut aisé à ce propos d’égarer le bon sens d’un peuple dont une moitié était indifférente en matière religieuse, et dont l’autre tenait fortement à un passé où son église était intimement liée à l’état et dans une entière dépendance du pouvoir civil. Les réunions religieuses placées en dehors de l’église nationale furent troublées par d’odieuses violences. Au lieu de punir les coupables, le gouvernement interdit les réunions, prétendant qu’elles compromettaient l’ordre public. Tandis que la France républicaine proclamait la liberté religieuse, le conseil d’état du canton de Vaud publiait, le 28 mars 1848, tout un édit d’intolérance, se fondant sur les pleins pouvoirs que le grand-conseil lui avait conférés précédemment. Il défendait de nouveau les réunions religieuses, en menaçant les personnes qui y assisteraient de les faire traduire devant les tribunaux pour être punies conformément au code pénal ; les ministres démissionnaires et les autres personnes qui officieraient dans les réunions interdites encouraient en outre une peine qui équivalait au bannissement de la commune où ils étaient domiciliés, et ils devaient être transportés dans une autre commune qui leur serait désignée.
C’est ainsi que l’ultra-radicalisme a interprété et appliqué la liberté religieuse dans le canton de Vaud. Il faut cependant ajouter que son dernier décret est resté en partie lettre morte. Déjà précédemment l’opinion publique, y compris celle des radicaux modérés, s’était prononcée contre ces persécutions ; pour emporter la loi, le conseil d’état dut en faire une question de cabinet. Ne voulant pas s’exposer à être désavoué, le gouvernement l’a rarement appliquée. En général, la majorité compacte de 1845 est en dissolution, et l’on voit reparaître dans le pays de Vaud des élémens libéraux conservateurs qui gagnent du terrain.
En 1846, la république de Genève avait subi, par une révolution qui se fit aussi au cri d’à bas les jésuites, le triste sort du canton de Vaud : le seul résultat positif de ce mouvement a été de donner une dictature de fait à M. James Fazy, président du nouveau gouvernement. Sans se laisser aller à des persécutions personnelles comme celles que nous venons de signaler dans le canton de Vaud, M. Fazy n’en a pas travaillé moins ardemment à briser toutes les institutions antirévolutionnaires de Genève ; pour se maintenir, il a fomenté la jalousie entre la ville réformée de Genève et la population catholique du territoire annexé à la ville en 1815 ; il a pour point d’appui et corps de réserve un parti ultra-radical qui se recrute dans la population de la ville : il est le seul chef politique en Suisse qui n’ait tenu aucun compte de la position particulière de son pays vis-à-vis de l’Europe ; il a sans cesse fait l’opposition la plus hostile à la marche des nouvelles autorités fédérales. Genève avait autrefois à sa tête des magistrats dont l’unique gloire était de se vouer à la chose publique ; M. Fazy, non content de ses appointemens, considérables pour un magistrat d’un canton suisse (6,000 francs), vient de se faire décréter une dotation de terrain d’une valeur de 2 à 300,000 francs au moment où les comptes de la petite république révèlent un déficit énorme. Cette dotation contraste singulièrement avec le refus de la pension de 2,000 francs qui devait être accordée au général Dufour après trente ans d’honorables services. Le parti libéral conservateur, assez fort néanmoins à Genève pour disputer, il y a quelques mois, la victoire au parti radical sur le terrain des élections générales, et qui, sans une pression scandaleuse, l’aurait infailliblement emporté, a eu le tort de se laisser décourager par cette défaite. Tôt ou tard il reprendra certainement l’avantage.
La situation intérieure des cantons, telle que nous venons de l’exposer, fait comprendre l’importance qu’a dû attacher la Suisse à la réélection du grand-conseil et du gouvernement de Berne, qui ont eu lieu il y a quelques mois. Il s’agissait de savoir si la marche du conseil fédéral serait désavouée ou non par le canton où il a sa résidence. Un changement de gouvernement et de constitution s’était opéré en 1846 ; à Berne comme à Genève, sous l’influence des passions anti-cléricales. Le nouveau gouvernement, représentant les tendances des corps-francs, avait surtout contribué à la crise de 1847. Sous les gouvernemens précédens, Berne avait eu proportionnellement des finances plus florissantes qu’aucun autre état de l’Europe. Deux années suffirent aux nouveaux gouvernans pour amener, par de prétendues réformes financières, des déficits énormes, quoiqu’ils eussent mis un impôt direct sur le revenu et sur le capital. Sans aller aussi loin que leurs collègues de Vaud, ils montrèrent le même penchant pour les idées socialistes-communistes et la même haine contre toute velléité d’indépendance de la part de l’église. Dès que M. Ochsenbein, devenu juste-milieu radical, fut sorti du gouvernement de Berne pour entrer dans le conseil fédéral, ses anciens collègues firent une opposition de plus en plus hostile aux mesures prises par les autorités fédérales pour le maintien de la neutralité et contre les menées des réfugiés.
Le peuple de Berne est habituellement calme et lent ; mais, une fois saisi d’une idée, il met beaucoup d’énergie et de ténacité à la réaliser. La marche du gouvernement avait fini par irriter la partie saine de la population, et tout particulièrement ces paysans honnêtes et laborieux rieux qui ont conservé l’habit jaune d’autrefois ; on se décida à se mesurer avec les radicaux dans les élections du mois de mai dernier ; le patriciat de Berne renonça à ses prétentions surannées, le paysan et le bourgeois à la méfiance qu’ils avaient gardée jusque-là contre leurs anciens maîtres, et, malgré d’incroyables efforts, le radicalisme gouvernemental fut vaincu.
La voie que l’opposition libérale parvenue à la direction des affaires s’est tracée ne peut être mieux caractérisée que par quelques fragmens du programme des nouveaux gouvernans de Berne : « Appui loyal a la constitution fédérale, maintien de l’honneur et de la liberté de la confédération, mais en même temps exécution consciencieuse des devoirs envers les voisins. L’administration entière doit être simplifiée, soit en appropriant la législation aux besoins d’un peuple simple et républicain, soit en apportant une économie sévère dans toutes les branches de l’administration, au moyen surtout de la réduction des traitemens. » — « Nous voulons le progrès dans la culture intellectuelle, disent encore les gouvernans de Berne ; mais nous voulons, avant tout, le maintien et l’observation de la foi chrétienne et des mœurs chrétiennes de nos pères par la législation, par l’enseignement, par l’exemple des magistrats et aussi par tous les changemens désirables qui pourront être apportés à nos institutions ecclésiastiques.
Cet exposé de la politique helvétique dans les trois domaines principaux de son activité, — les relations diplomatiques, les questions intérieures, les affaires cantonales, — a dû prouver que la Suisse laisse peu à peu la révolution derrière elle ; ajoutons que dans ce mouvement les populations ont sans cesse devancé leurs chefs. Ce fait a été constaté d’une façon évidente par le calme dont la Suisse a joui pendant que les états voisins étaient ravagés par l’incendie révolutionnaire. À part les persécutions de Fribourg, de Lucerne et du canton de Vaud, l’ordre public, la sûreté des personnes et de la propriété n’ont jamais été mis en question. Pour les faire respecter, il n’a fallu ni troupes, ni police ; le bon sens des populations a suffi. Une circonstance particulière a eu une grande influence sur cette heureuse amélioration de l’esprit public : la population industrielle de la Suisse, qu’on évalue à deux ou à trois cent mille ames, n’est nulle part concentrée dans des villes, excepté à Genève, et là même elle ne forme qu’une fraction peu considérable. Le tisserand en soie, l’ouvrier de fabrique possède fort souvent une maisonnette, au moins une demi-maisonnette, un demi ou un quart d’hectare planté en pommes de terre, et son petit pré qui suffit pour nourrir une chèvre. Il y trouve quelques ressources pour les temps de chômage ; il se sent toujours citoyen, il ne devient pas prolétaire. Si plusieurs branches de l’industrie suisse ont aussi été frappées par les événemens de 1848 et 1849 (en particulier la bijouterie de Genève et l’horlogerie de Neuchâtel et de Berne), en revanche la fabrication des soieries, qui s’exportent pour la plus grande partie dans les États-Unis, n’a jamais été plus florissante. La dette publique de la confédération ne s’élevant qu’à quelques millions, et la plupart des cantons n’en ayant que peu ou point, la Suisse n’a pas traversé ces crises produites par la dépréciation des fonds publics.
On a vu revenir la plupart des chefs politiques de l’agitation révolutionnaire commencée en 1841 à un radicalisme juste-milieu, même à un véritable juste-milieu. M. Keller d’Argovie disait dernièrement dans la constituante de son canton : « La condition de toute existence républicaine est de se faire des concessions réciproques telles que les circonstances les demandent. » Le rédacteur de la Nouvelle Gazette de Zurich, la feuille la plus répandue de la Suisse allemande, recommande sans cesse de laisser de côté les disputes politiques pour s’occuper d’améliorations matérielles. Nous sommes loin de vouloir contester ce qu’il y a d’honorable dans ces tendances ; mais nous nous permettons de rappeler aux radicaux à demi convertis qu’il ne suffit pas d’oublier un passé malheureux, qu’il faut encore savoir en effacer les traces. La guerre civile a laissé à sa suite tout un triste héritage de mesures exceptionnelles et rigoureuses. Ce sont là des plaies vives qu’il faut se hâter de fermer. On se demande ensuite si le parti des radicaux convertis offre en lui-même des garanties assez fortes pour préserver la Suisse de crises semblables à celles de 1847. Le passé parle contre lui. Heureusement le libéralisme conservateur tend de jour en jour à s’emparer de la place que laisse inoccupée le radicalisme, même modéré. Il vient de triompher à Berne, il a proclamé et appliqué ses principes à Zurich ; il y a là, nous le croyons, pour la politique intérieure de la Suisse comme une phase nouvelle, comme une ère de régénération qui commence. Ne nous abusons pas toutefois, la convalescence d’un pays si rudement éprouvé par la fièvre révolutionnaire pourra être longue. N’oublions pas aussi que les destinées de la république helvétique sont liées étroitement à celles de la France et de l’Allemagne. Les luttes intérieures des cantons ont quelquefois précédé les crises, européennes : aujourd’hui tout semble annoncer que le mouvement politique de la France et de l’Allemagne sera de plus en plus le régulateur de l’esprit public au pied des Alpes. Espérons que cette double influence, qui a tant de fois agi pour le mal, va enfin s’exercer pour la bien.
BLAZE DE BURY.
- ↑ L’auteur de cette étude a suivi de près le mouvement politique et moral qu’il cherche à retracer ici. Mêlé aux affaires du pays dont il raconte les dernières agitations, il a pu recueillir des informations curieuses autant qu’exactes sur la situation actuelle de la Suisse. (N. d. D.)
- ↑ Les documens relatifs aux actes et aux négociations du gouvernement helvétique depuis 1948 sont pour la plupart assez peu connus en France. Aussi croyons-nous devoir en citer les parties essentielles, celles qui permettront au lecteur de se former un jugement à lui.
- ↑ Le Dictionnaire des Sciences d’état de M. Rotteck est un des ouvrages qui ont été le plus funestes à l’Allemagne du sud et à la Suisse. L’influence qu’il a eue sur la société allemande contemporaine ne peut se comparer qu’à celle que l’Encyclopédie exerça sur la société française du XVIIIe siècle.
- ↑ Dans les annexes de l’acte du congrès de Vienne figure un traité entre le roi de Sardaigne, l’Angleterre, la Russie, la Prusse et la France, daté du 20 mai 1815. Voici l’article relatif à la neutralité des provinces sardes : « Art. 8. Les provinces du Chablais et du Faucigny et tout le territoire de Savoie au nord d’Ugine, appartenant à sa majesté le roi de Sardaigne, feront partie de la neutralité de la Suisse telle qu’elle est reconnue et garantie de toutes les puissances. En conséquence, toutes les fois que les puissances voisines de la Suisse se trouveront en état d’hostilités ouvertes ou imminentes, les troupes de sa majesté le roi de Sardaigne qui pourraient se trouver dans ces provinces se retireront, et pourront à cet effet passer par le Valais, si cela devient nécessaire ; aucunes autres troupes armées d’aucune autre puissance ne pourront traverser ni stationner dans les provinces et territoires susdits, sauf celles que la confédération suisse jugerait à propos d’y placer, » etc.
- ↑ Le texte même de cette note n’a jamais été publié.
- ↑ Un bon ouvrage sur cette matière e paru en 1847, en allemand, à Bâle : Die geheimen deutschen Verbindungen in der Schweiz seit 1833 (les Sociétés secrètes allemandes en Suisse depuis 1833) ; il a été complété par celui de M. Hennequin : le Communisme et la Jeune Allemagne en Suisse, Paris, 1850.
- ↑ L’histoire de ce mouvement de la Suisse après 1830 a été retracée avec détail dans cette Revue même par M. À de Circourt. Voyez la livraison du 15 mars 1847.
- ↑ C’est ainsi qu’en 1845, lorsqu’il s’agissait d’un simple traité postal entre l’Autriche et la Suisse, une demi-douzaine d’administrations cantonales envoyèrent leurs délégations à Vienne ; elles y intriguèrent bon gré, mal gré, les unes contre les autres pour obtenir quelques avantages de plus pour leurs cantons respectifs.
- ↑ D’après les tables officielles, la population de la Suisse s’élevait, en 1837, à 2,190,258 ames ; le recensement de 1850 la porte à 2,393,641 ames ; elle s’est donc augmentée, dans l’espace de treize ans, de 203,383 individus.
- ↑ Les chiffres de ce budget sont calculés en francs de Suisse, dont 2 font environ 3 francs de France. Les budgets des cantons forment ensemble une somme d’environ 12 millions de francs de Suisse.
- ↑ Sur la liste des contribuables figurait entre autres une demoiselle Agathe de Praroman comme complice de la prétendue haute trahison ; or, depuis plus de cinq ans elle séjournait hors de Suisse. Pour qu’on ne nous accuse pas d’exagération, nous renvoyons au rapport du conseil fédéral sur ce sujet.
- ↑ L’histoire détaillée de ces persécutions se trouve dans un ouvrage du professeur Girard de Bâle : Lettres sur la Crise religieuse du canton de Vaud ; Paris, 1849.