La Suisse chrétienne et la Philosophie au XVIIIe siècle

La Suisse chrétienne et la Philosophie au XVIIIe siècle
Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 421-467).
LA
SUISSE CHRETIENNE
ET LE DIX-HUITIEME SIECLE

PAGES INEDITES DE VOLTAIRE ET DE ROUSSEAU.

« Des lettres inédites de Voltaire ! écrivait un jour Charles Nodier, on en trouvera jusqu’à la fin du mande. » Ajoutons que ces découvertes ne changeront absolument rien à la physionomie du philosophe de Ferney : Voltaire, jusqu’à la fin du monde, restera ce Voltaire que le monde connaît si bien. Ses qualités comme ses vices, sa verve, sa mobilité, ses contradictions, cette grâce exquise unie à tant de cynisme, son merveilleux bon sens quand il ne fait que se jouer à la surface des choses, et l’impuissance de sa raison dans le domaine de la pensée religieuse, son sentiment si vif, mais si étroit, des grandes causes auxquelles il consacre la seconde moitié de sa vie, cette façon d’outrager l’humanité en combattant pour elle, ces élans de la sensibilité la plus délicate au milieu des petitesses de l’amour-propre, enfin, sous mille formes, ces généreuses luttes contre les iniquités du vieux monde, tout cela est marqué dans l’histoire en caractères indestructibles. Ni les lettres publiées par MM. de Cayrol et François, avec une introduction si spirituellement sensée de M. Saint-Marc Girardin, ni la correspondance avec la duchesse de Saxe-Gotha, mise au jour par M. Évariste Bayoux, ni l’ouvrage plus récent, intitulé Dernier volume des Œuvres de Voltaire, ne modifieront le sentiment public sur l’auteur de Candide. Ses dévots continueront à l’exalter, ses ennemis ne cesseront pas de le maudire, tandis que la critique impartiale, la libre critique du XIXe siècle s’efforcera toujours de le replacer au milieu de la société de son temps, seul moyen de juger l’homme d’après les devoirs qu’il eut à remplir, et de prononcer définitivement une sentence équitable. En un mot, d’intéressans détails ont enrichi l’histoire sans changer un seul trait à la figure du brillant agitateur.

Nous qui venons à notre tour publier ici des lettres inédites de Voltaire, nous n’avons pas d’autres prétentions que nos devanciers. Fournir des pièces justificatives aux annales d’un grand siècle, ajouter quelques notes à des faits que chacun a jugés, c’est là toute notre tâche. Nous ne découvrirons pas assurément un Voltaire inconnu ; ne serait-ce rien pourtant que de jeter une clarté plus vive sur tel épisode de son règne ?

Il est permis de demander quelque chose de plus à des œuvres inédites de Jean-Jacques. Voltaire a dit son dernier mot ; qui sait si Jean-Jacques a dit le sien ? Ces âmes ardentes et rêveuses ont souvent de libres échappées vers l’infini. L’émotion qui accueillait au XVIIIe siècle chacune des œuvres de Rousseau ne ressemblait pas à l’agitation que produisaient les écrits de Voltaire. D’un côté, c’était la curiosité de l’âme, de l’autre la curiosité de l’esprit. Voltaire charmait ses lecteurs, Rousseau remuait les consciences. A. travers les paradoxes de l’auteur d’Emile, on sentait circuler le courant de la vie morale ; de la vie morale à la vie religieuse, n’y a-t-il pas des communications insensibles ? Voilà pourquoi l’annonce de quelques pages retrouvées de Jean-Jacques Rousseau nous émeut encore aujourd’hui ; on peut se demander, en feuilletant ces pages, s’il n’y aurait pas là quelque révélation, si ce ne seraient pas les novissima verba de la grande âme. en peine.

Les œuvres inédites de Rousseau dont il s’agit ici viennent d’être publiées par un descendant de son ami le plus intime. Quiconque a lu Rousseau connaît le nom de Moultou. N’est-ce pas à lui que Jean-Jacques, dès sa première lettre, envoie ces exclamations passionnées : « O cher Moultou ! nouveau Genevois, vous montrez pour la patrie toute la ferveur que les nouveaux chrétiens avaient pour la foi. Puissiez-vous l’étendre, la communiquer à tout ce qui vous environne ! Puissiez-vous réchauffer la tiédeur de nos vieux citoyens ! » Et cette autre apostrophe plus singulière encore et plus inattendue : « Non, non, Moultou ; Jésus que ce siècle a méconnu parce qu’il est indigne de le connaître, Jésus qui mourut pour avoir voulu faire un peuple illustre et vertueux de ses vils compatriotes, le sublime Jésus ne mourut pas tout entier sur la croix… » A Genève et à Paris, Moultou a été pour Rousseau l’ami le plus tendre, le plus délicatement dévoué : « Cher ami, cher Moultou, » lui écrit sans cesse le misanthrope avec effusion, et bien qu’il ait des accès d’humeur noire pendant lesquels il l’appelle sèchement monsieur, on voit pourtant jusqu’au dernier jour quel cas il faisait de son amitié, puisqu’il lui confie avant de mourir le plus précieux de ses manuscrits. C’est Moultou qui a publié en 1782 la première partie des Confessions ; c’est son fils, Pierre Moultou, qui en a publié la seconde partie en 1789 ; c’est son arrière-petit-fils, M. G. Streckeisen-Moultou, qui vient de mettre au jour le recueil des Œuvres inédits dont nous voulons nous occuper[1]. Quant aux lettres de voltaire, qui vont paraître pour la première fois, nous devons aussi au descendant de l’ami de Rousseau cette communication si précieuse. Moultou avait été en plusieurs occasions le correspondant de Voltaire. Parmi les lettres bien connues de Rousseau à Moultou, l’une des premières contient ces mots : « Vous me parlez de ce Voltaire ! Pourquoi le nom de ce baladin souffle-t-il vos lettres ?… » Et un peu plus tard : « M. de Voltaire vous a paru m’aimer parce qu’il sait que vous m’aimez ; soyez persuadé qu’avec les gens de son parti il tient un autre langage. Cet habile comédien, dolis instructus et arte pelasga, sait changer de ton selon les gens auxquels il a affaire… » On voit que Moultou, si dévoué qu’il fût à Rousseau, avait des relations amicales avec Voltaire, au moment même où l’inimitié des deux tribuns allait devenir de plus en plus violente et outrageuse. Quel est donc ce personnage dont le nom reparaît sans cesse dans la correspondance de Rousseau et dont l’histoire parle si peu ? D’où vient-il ? que repré-sente-t-il ? Quel rôle a-t-il joué entre l’auteur de Candide et l’auteur du Vicaire Savoyard ? Nos lettres inédites vont nous aider à recomposer cette physionomie. Un ami de Rousseau qui fut aussi le confident de Voltaire n’est pas sans doute un homme à dédaigner ; l’histoire biographique du XVIIIe siècle réclame les documens qui sont entre nos mains.

Il y a plus : à mesure que cette correspondance se déroule sous nos yeux, le sujet s’agrandit de lui-même. En puisant çà et là, soit dans des ouvrages récemment publiés, soit à des sources plus anciennes, les documens qui peuvent compléter pour nous la figure de l’ami de Rousseau, ce n’est pas seulement un homme que nous avons trouvé, c’est une société tout entière. Quand on étudie l’immense, mouvement intellectuel du XVIIIe siècle, il y a quelque chose qui domine tout : ce sont les fanfares du parti de l’action et la marche victorieuse de l’esprit, nouveau ; on oublie de se demander s’il n’y a pas eu de résistance, si ce grand courant d’idées n’est pas venu se briser quelque part, si Voltaire n’a rencontré d’autres obstacles que les misérables tracasseries de la France, si le génie d’une autre race, sans violence ni petitesse, n’a pas tenu tête au conquérant philosophe, et, tout en faisant alliance avec lui pour la défense de la liberté, n’a pas maintenu contre lui certains principes immortels. Curieux sujet de recherches qui sont encore à faire ! L’étude que nous ont suggérée les œuvres récemment publiées de Jean-Jacques Rousseau et les lettres inédites de Voltaire à Moultou est comme un chapitre de cette histoire.


I

L’année même où Voltaire vint s’établir en Suisse et y commencer la dernière période, la période la plus longue et la plus militante de son active carrière, Jean-Jacques Rousseau faisait à Genève un voyage qui devait exercer aussi une singulière influence sur toute sa destinée. Ce rapprochement, simple effet du hasard, n’a-t-il pas quelque chose de dramatique, lorsqu’on sait ce qui va suivre ? Rousseau était revenu dans sa ville natale à la fin du mois de mai 1754 ; Voltaire arrive dans le pays de Vaud vers le milieu de décembre, et quelques mois après il est installé aux portes de Genève dans sa maison des Délices. Chacun sait d’où ils venaient alors et ce qu’ils représentaient l’un et l’autre ; Voltaire arrive de Berlin, et malgré ses querelles avec Maupertuis, malgré ses aventures de Francfort, malgré ses cris de fureur contre Frédéric, malgré ce long séjour à Colmar pendant lequel il semble disparaître à tous les yeux, il est toujours le dictateur littéraire que complimentent à l’envi les philosophes et les cardinaux, le souverain pontife et le roi de Prusse. Rousseau arrivé de Paris, où l’a conduit enfin sa jeunesse vagabonde, et, bien qu’il n’ait encore écrit que ses deux premiers Discours, il est déjà le tribun irrité d’une philosophie nouvelle. Voltaire et Rousseau, le poète qui écrivait le Mondain et l’orateur qui évoquait l’ombre de Fabricius, le maître de toutes les délicatesses savantes, de tous les raffinemens voluptueux et le plébéien jetant l’anathème à une civilisation corrompue, ces deux hommes tout à coup rapprochés, confrontés sur le sol de la république de Calvin, c’est là certainement un des plus curieux contrastes que nous offre le XVIIIe siècle.

Un contraste moins connu et peut-être aussi étonnant que celui-là, c’est la situation de F élite intellectuelle de la Suisse en face des deux philosophes. Le personnage le plus considérable, on peut dire le)grand homme de la Suisse à cette date, ce n’est ni le Suisse Voltaire ni Jean-Jacques Rousseau citoyen de Genève : c’est un écrivain, un poète, un savant, un publiciste, un sage chrétien dans toute la splendeur de ce titre, l’illustre Haller. À moins d’être initié à l’histoire des lettres helvétiques et de la poésie allemande, on ne connaît guère dans notre France d’aujourd’hui cette vénérable figure ; la France du XVIIIe siècle la connaissait bien, et lui a rendu maintes fois un public hommage. En 1778, un critique sans enthousiasme, mais d’un esprit droit et d’une instruction variée, le baron Grimm, annonçant la mort de Haller dans son journal, l’appelait « le plus savant homme de l’Europe et le premier poète allemand à qui les étrangers aient rendu justice. » Ceux-là mêmes qui essaieront de porter atteinte à sa gloire ne feront que la mettre en pleine lumière. Si Condorcet, prononçant son éloge à l’Académie des Sciences, lui adresse de maussades plaisanteries au sujet de ses croyances religieuses, on voit trop bien qu’il s’approprie les longues rancunes de Voltaire contre l’homme qui avait résisté au monarque de la littérature dès son entrée à Genève, ou plutôt à cette date, en 1753, pour toute une partie de l’Europe, le vrai monarque, c’était Haller. Il était poète et savant à la fois, il avait marqué à jamais sa place dans chaque domaine des sciences naturelles, et sa poésie, comme un souffle des Alpes, avait réveillé l’imagination allemande assoupie. Quand il célèbre ses montagnes natales, ce n’est pas pour y chercher des lignes et des couleurs ; moraliste encore plus qu’il n’est peintre, une inspiration profondément humaine anime tous ses tableaux : il chante la saine vigueur de la vie alpestre, il chante ! e pâtre, le bûcheron, le chasseur de chamois ; il les suit dès les premières lueurs de l’aube jusqu’à l’heure où le ciel devient noir, il s’associe à leurs travaux, à leurs joies, à leur liberté patriarcale ; il aime et vénère en eux la vieille souche helvétique, car il est lui-même un homme des anciens jours, un grand exemplaire de la race républicaine et chrétienne de l’Oberland. Avec cela, quel esprit ouvert à la civilisation moderne ! Ce n’est pas lui qui maudirait la science au nom de la primitive nature ; la vigueur qu’il admire chez l’habitant des Alpes, il voudrait la voir se déployer dans tous les travaux de la pensée. Si ses peintures des montagnes révèlent une âme de poète, elles attestent aussi le grand naturaliste initié à toutes les découvertes de son époque, et qui a pour sa part élargi le champ de la science. Il y avait six ans que le poème des Alpes avait paru, quand le roi d’Angleterre et de Hanovre, George II, fonda l’université de Gœttingue (1735). On voulait que cette Georgia-Angusta, — tel est son nom. — fût vraiment une royale école, et que, formée la dernière parmi les illustres universités d’Allemagne, elle les égalât dès le premier jour en recrutant les meilleures forces du nouveau siècle. Entre tous les maîtres que renfermaient les contrées de langue allemande, on songea d’abord au poète des Alpes, c’est-à-dire à l’écrivain qui, dans la physique, la botanique, l’anatomie, la physiologie, la médecine, dans l’étude de l’homme et du monde, occupait, au jugement de tous, la place suprême. Haller fut la gloire de Gœttingue ; il y passa dix-sept années, attirant la jeunesse studieuse de tous les points de l’Allemagne, remplissant l’Europe du bruit de ses travaux, mais les yeux toujours tournés vers la patrie qu’il avait chantée dans ses vers, et à laquelle il se sentait attaché par des liens invincibles. Un simple hommage populaire dans sa république natale avait plus de prix à ses yeux que tous les honneurs dont le comblaient l’Allemagne et l’Europe.

Lorsque Voltaire s’établit aux bords du lac de Genève, Haller venait de rentrer à Berne, et il était heureux d’y remplir les fonctions politiques les plus modestes. Malgré son titre de patricien, il aimait à donner l’exemple de l’humilité. Comment ne pas être ému en voyant un tel homme accepter avec reconnaissance l’occasion de servir la république sans bruit et sans éclat ! Il est vrai que son autorité morale n’y perdait rien ; la Suisse, en parlant de lui, s’accoutumait à dire : le grand Haller. Il représentait le christianisme uni à la science la plus haute : disciple scrupuleux de l’Évangile, il était de la religion de Pascal et de Newton. Les théories sceptiques ou matérialistes du siècle avaient déjà trouvé en lui un adversaire inflexible, quoique toujours calme et serein, et il devait couronner sa vie par une réfutation de Voltaire. « Je n’aime pas la tolérance, écrivait-il à un ami, quand elle m’est présentée par Voltaire. Ces philosophes ne seraient pas plutôt tolérés qu’ils nous persécuteraient. Ils ne persécutent encore qu’avec la plume. C’est beaucoup, parce qu’elle peut ôter l’honneur à un homme. S’ils étaient les maîtres, ils passeraient à des argumens plus solides… » Un jour que Voltaire essayait de l’associer à ses fureurs contre un de ses ennemis, et qu’il invoquait hypocritement l’intérêt des mœurs et de la religion, Haller, fixant sur lui son regard limpide, lui enseigne l’esprit de tolérance et de paix : « Il faut bien, lui écrit-il, que la Providence veuille tenir la balance égale pour tous les humains. Elle vous a comblé de biens, elle vous accable de gloire. Il vous fallait des malheurs : elle a trouvé l’équilibre en vous rendant sensible… Si les souhaits avaient du pouvoir, j’en ajouterais un aux bienfaits du destin : je vous donnerais la tranquillité qui fuit devant le génie… » Et comme Voltaire, avec cet art de séduire qu’il possédait si bien, lui avait envoyé pour ainsi dire son brevet de philosophe, Haller, qui ne veut pas d’équivoque, répond avec franchise : « Si par philosophe vous entendez un homme qui s’applique à se rendre meilleur, à surmonter ses passions, à éclairer un esprit révolté dès sa première jeunesse contre le joug de l’autorité, je ne refuserai pas ce caractère ; mais de tous les effets de la philosophie, celui que j’ambitionnerais le plus, ce serait la tranquillité d’un Socrate vis-à-vis d’un Aristophane bu d’un Anytus. Vous ignorez apparemment que je suis un cultivateur et que je me plais à lutter contre les mauvaises qualités du terroir : j’éprouve tous les jours qu’elles résistent à l’industrie de l’homme, mais qu’elles cèdent à la fin ; ce sont là les victoires innocentes que j’aime à remporter. Un marais desséché sur lequel je ferais une récolte, une colline couverte d’épines qui rendrait de l’esparcette par mes soins, voilà les conquêtes que j’aime à faire, et je suis assez simple pour sentir redoubler ma satisfaction par cela même qu’elle dépend de moi. »

Si le poète des Alpes était la gloire de Berne, Genève pouvait. s’enorgueillir de posséder Abauzit. Ces deux hommes, si différens par les dons de l’esprit, se ressemblaient par la vertu pratique. Même enthousiasme du vrai, même piété envers la Providence, même respect de la dignité humaine, même savoir universel et même humilité ; seulement Haller était poète, et, soutenu par l’inspiration, il n’avait pas craint de se mêler aux hommes, d’enseigner, d’agir, toujours prêt à monter en chaire ou à prendre la plume. Abauzit, ami de la solitude, avait refusé une place de professeur à Genève et s’était contenté d’un emploi de bibliothécaire qui ne gênait point son indépendance. Personne ne songea moins à la gloire : il ne demandait que la vie cachée en Dieu, c’est-à-dire la méditation du monde et de ses mystères. On connaît l’étonnante apostrophe que Rousseau lui adresse dans une page de la Nouvelle Héloïse : « Non, le siècle de la philosophie ne passera point sans avoir produit un vrai philosophe. J’en connais un, un seul, j’en convient, mais c’est beaucoup, et pour comble de bonheur, c’est dans mon pays qu’il existe. L’oserai-je nommer ici, lui dont la véritable gloire est d’avoir su rester peu connu ? Savant et modeste Abauzit, que votre sublime simplicité pardonne à mon cœur un zèle qui n’a point votre nom pour objet !… » Il y a plus de tact et de vérité dans le jugement qu’un historien de l’époque a porté sur le doux solitaire. Au lieu de glorifier si bruyamment la modestie d’Abauzit, Jean Senebier lui reproche d’avoir trop vécu pour lui-même, et sans en faire le type unique du philosophe il ne dissimule pas que ce fut un chrétien : « On peut dire qu’Abauzit manqua à son siècle et aux hommes en leur refusant les instructions qu’il pouvait leur donner. Il est vrai qu’il instruisit ceux qui avaient le bonheur de le voir, mais c’était encore en paraissant attendre d’eux la science qu’il leur communiquait. Il fut religieux par principe et chrétien par examen ; il défendit la religion jusqu’à sa mort, et il s’occupait quelques jours avant qu’elle arrivât des moyens de fortifier ses preuves. Pieux sans hypocrisie, vertueux sans austérité, il aimait les hommes ; il cherchait à leur être utile ; il ne blâma jamais ceux qui pensèrent autrement que lui ; et il se bornait à plaindre ceux qui nourrissaient des erreurs dangereuses[2]. » Tel fut, selon le témoignage d’un contemporain, l’homme qui excitait l’enthousiasme de Jean-Jacques Rousseau et qui forçait Voltaire au respect.

Auprès du vaillant Haller et du sage Abauzit grandissait leur élève, Charles Bonnet, qui devait être aussi un noble représentant de la science religieuse et de la philosophie chrétienne. Il fut surtout le disciple et l’ami de Haller. Sa correspondance avec le poète des Alpes montre bien quelles étaient les préoccupations sublimes de ces belles âmes. La vie future et les conditions du salut, voilà le sujet de leurs entretiens, et ils s’y livrent sans bigoterie, sans terreurs superstitieuses, mais avec ce respect de l’homme et cette crainte de Dieu qui est le commencement de la science. Moins rigide que Haller, plus orthodoxe qu’Abauzit, Charles Bonnet a montré ce que peut être l’équilibre harmonieux des facultés humaines. La religion le ramenait sans cesse à la philosophie et la philosophie à la religion. Naturaliste du premier ordre, il avait des idées hardies, aventureuses ; il construisait le monde d’après les rêves de son âme, et ces ardentes rêveries ne le détournaient point de la méthode la plus sévère. S’il avait traversé d’abord les régions du doute, il puisa bientôt dans la Théodicée de Leibnitz une foi métaphysique et chrétienne qui devint la règle de sa vie. Cet optimisme enchantait son intelligence, et c’est au moderne Platon, comme il le nomme, qu’il doit ses conceptions les plus hautes. Que d’autres apprécient chez lui le. naturaliste, le savant, le contemplateur des œuvres de Dieu, qu’ils rendent hommage au disciple de Haller et au maître de Saussure, c’est surtout son originalité morale que nous voulons rappeler ici, pour montrer quel ordre de sentimens et d’idées s’opposait comme une barrière à l’invasion de la philosophie française.

Combien de noms faudrait-il citer encore, si nous voulions faire apparaître cette noble élite, qui, acceptant les meilleures pensées d’un siècle novateur, maintenait pourtant et fortifiait la tradition du spiritualisme chrétien ! Ce qui est particulièrement admirable, c’est que les sciences naturelles et physiques, un des grands titres de gloire du XVIIIe siècle, aient été si franchement associées en Suisse à la pensée religieuse. Les grands naturalistes chrétiens de Berne et de Genève forment un groupe lumineux dans la tumultueuse assemblée de la science européenne. Et ce n’est pas seulement un groupe, c’est une légion. Un critique érudit, M. Sayous, dans les deux volumes qu’il vient de publier sur le XVIIIe siècle à l’étranger[3], a retrouvé les titres et ranimé les physionomies de ces nobles personnages, trop oubliés de l’histoire littéraire. Autour de Firmin Abauzit et de Charles Bonnet, il a rassemblé leurs amis, leurs élèves, Abraham Trembley, Cramer, Necker de Saussure, Théodore Tronchin, celui-là même qui écrivait à Rousseau : « Les philosophes extravaguent, les beaux-esprits font pitié. Il n’y a d’homme respectable que celui qui est pénétré de sa petitesse et de la grandeur de Dieu. » Au moment où toutes les forces de l’homme se déploient avec une sorte de délire, et où la Providence est insultée, ce sentiment de la grandeur de Dieu est l’inspiration qui soutient tous les savans de la Suisse. On peut voir leur vie et leurs œuvres dans les intéressantes recherches de M. Sayous ; on y verra aussi combien de publicistes, de moralistes, de théologiens, de prédicateurs populaires, développaient librement ce christianisme attesté par la science, et le répandaient au sein de la foule. Mlle Aïssé, transportée quelque temps à Genève au sortir des plus brillans salons de Paris, crut y voir une sorte d’humanité idéale, et le joyeux étonnement qu’elle avait éprouvé ne s’effaça plus de son esprit. « J’ai trouvé, disait-elle avec une simplicité expressive, j’ai trouvé les personnes avec qui je vivais à Genève selon les premières idées que j’avais des hommes, et non pas selon mon expérience. L’innocence des mœurs, le bon esprit y règnent. » A quoi faut-il attribuer ce résultat, si ce n’est à l’influence de tant de savans personnages chez qui le sentiment des choses divines ennoblissait encore les plus beaux dons de l’intelligence ? Vous connaissiez à peine de nom le théologien Alphonse Turretin, le mathématicien Cramer, le jurisconsulte Burlamaqui, le philosophe et physicien George Lesage ; vous ne connaissiez ni Crousaz, ni Murait, ni Romilly, ni ce Roustan qui plus d’une fois déconcerta Voltaire : toutes ces figures excellentes et bien d’autres encore ont été mises dans leur vrai jour par le récent historien du XVIIIe siècle à l’étranger.

Tandis que M. Sayous nous révélait ainsi l’état de la Suisse française en face de Voltaire et de Rousseau, un écrivain allemand, M. Moerikofer, publiait à Leipzig un travail du même genre sur la Suisse germanique au XVIIIe siècle[4]. À la suite du grand Haller apparaissent dans son tableau tous ces libres écrivains qui, sans se soustraire à la mission de leur époque, n’ont subi pourtant aucune dictature, un Bodmer, un Sulzer, surtout un Lavater et un Pestalozzi. Avions-nous tort de dire que notre littérature philosophique, au milieu de ses brillantes conquêtes à travers l’Europe, a trouvé là, au pied des Alpes, tout un monde qui sut se défendre, toute une société saine et libre qui l’obligea de compter avec elle ?

Voltaire, qui avait ébloui et bouleversé par ses moqueries étincelantes la société catholique de son temps ; Voltaire, qui s’amusait à exaspérer les jansénistes, à bafouer les jésuites, à persifler la cour romaine, et qui se faisait ensuite complimenter par le pape, trouva piquant d’essayer le prestige de son esprit sur la capitale du protestantisme. Dissoudre le christianisme genevois sans avoir l’air d’y toucher, enrôler dans le parti encyclopédique les ministres de l’Évangile, flatter, séduire, diviser, fasciner enfin cette grave cité de Calvin, c’eût été pour Voltaire une des scènes les plus fantasques dans cette comédie sans modèle qu’il jouait en personne sur la scène de l’Europe. Il oubliait que, dans les pays catholiques du XVIIIe siècle, le sentiment religieux ayant été affaibli par bien des causes diverses, les victoires de la moquerie sceptique étaient préparées d’avance ; la résistance à Genève devait être plus sérieuse. Dès le premier jour, les gardiens de la moralité publique s’alarment de l’arrivée de Voltaire, et il est obligé de rassurer magistrats et pasteurs par les déclarations les plus graves. Bientôt cependant, sans démasquer encore toutes ses batteries, il commence décidément la guerre, une guerre de persiflages et de pamphlets, renouvelée sous maintes formes et beaucoup plus importante qu’on ne l’a cru, si bien qu’un Genevois de nos jours, dans une savante et impartiale étude, a pu résumer ainsi toute cette dernière période de la vie du poète : « A une lieue de Ferney se trouvaient douze pasteurs huguenots et autant de magistrats religieux, qui, considérant comme leur devoir de maintenir la foi chrétienne dans la conscience du peuple confié à leurs soins, ne craignirent pas de lutter pendant vingt années avec cette royauté si universellement reconnue de l’esprit et de l’irréligion[5]. »

Ce qui me frappe tout d’abord dans cette lutte, ce sont les sentimens de charité qui animent les défenseurs de la foi. Quand les jansénistes de Paris, théologiens ou magistrats, jettent l’anathème aux novateurs, on sent bien, à la violence de leurs paroles et à l’acharnement de leurs, délations, qu’ils sont exaspérés par l’affaissement général des croyances. Rien de pareil à Genève ; point de fureurs, point de fanatisme. Les vingt-quatre combattans officiels sont fermes sur les choses et bienveillans pour les personnes. Quant à ceux qui se pressent autour d’eux, comme ils sont plus libres dans leur action, ils usent de cette indépendance pour tenter maintes démarches auprès des agitateurs. Ils interprètent dans le meilleur sens les pensées qui ont alarmé les consciences pieuses, ils s’efforcent de prouver aux philosophes qu’ils sont plus chrétiens qu’ils ne croient l’être. Au lieu d’effaroucher les âmes libérales, ils les apaisent et les attirent. Réconcilier Rousseau avec le christianisme positif, ce serait là pour eux le plus doux des triomphes, et pour faciliter cet accord ils élargissent la voie, ces fils de Calvin, avec une libéralité vraiment évangélique. Leur Christ n’est pas le Christ aux bras étroits que Bossuet lui-même reproche aux jansénistes, c’est le Christ maudissant les pharisiens, le Christ miséricordieux qui relève la pécheresse humiliée, le Christ aux bras immenses qui brise les barrières du judaïsme et appelle dans son église tous les enfans des hommes. Rien de plus touchant que ce zèle si chrétien, et par conséquent si humain, chez un grand nombre de ceux qui représentent librement le christianisme de la Suisse française : j’ajoute rien de plus naturel, pour qui connaît l’histoire des idées, et rien de plus facile à comprendre. Le nouveau réformateur de Genève au commencement du XVIIIe siècle, Alphonse Turretin, n’a-t-il pas effacé tout ce qu’il y avait d’odieux dans les traditions de l’adversaire de Servet ? N’a-t-il pas, avant Voltaire, et dans un sens bien plus élevé que Voltaire, prêché la tolérance, c’est-à-dire le respect des droits de l’âme ? N’a-t-il pas répété sur tous les tons que la marque distinctive du chrétien est la charité, que sans la charité « ni le don des langues, ni le don de prophétie, ni la connaissance de tous les mystères, ni le pouvoir de faire des miracles, ni les aumônes les plus considérables, ni la mort la plus illustre ne servent de rien dans le christianisme ? » Elles sont encore de lui, ces éloquentes paroles : « Serait-ce un dessein bien digne de la Divinité que de proposer simplement aux hommes quelques dogmes abstraits et stériles, et que de vouloir simplement qu’ils crussent, sans être obligés à aucune autre chose ? Ce dessein-là mériterait-il que le fils de Dieu descendît sur la terre, qu’il se revêtit de notre nature, qu’il s’exposât à mille faiblesses, qu’il souffrît une mort honteuse, qu’il brisât ensuite les portes du sépulcre, et qu’il remontât dans le ciel pour nous y préparer des biens infinis ? Au contraire, n’est-ce pas un dessein très digne de la Divinité, très digne de la grandeur de l’Evangile, que de vouloir inspirer aux hommes des sentimens dignes de leur nature, que de vouloir établir entre eux la paix, la tranquillité, la concorde, et par conséquent le bonheur, enfin que de vouloir les unir ensemble par le lien de la charité ? » Ces doctrines ont porté leurs fruits ; les hommes qui dans les troubles philosophiques du dernier siècle ont pratiqué si chrétiennement cette charité intelligente étaient les disciples du réformateur Turretin, et je place au premier rang parmi eux ce jeune pasteur qui arrache tant de fois à l’âme ulcérée de Jean-Jacques cette exclamation si tendre : « O cher Moultou ! »

Paul Moultou, l’ami de Rousseau, était né à Montpellier vers 1725. Il descendait, s’il faut en croire une tradition un peu vague, d’un gentilhomme protestant (Du Gay, ou Du Guet) qui se trouvait auprès de Coligny dans l’horrible nuit du 24 août 1572, et qui, ayant échappé au massacre, changea de nom et alla s’établir dans le midi de la France. Quoi qu’il en soit, les Moultou habitaient Montpellier depuis plus d’un siècle, lorsque l’un d’eux, fuyant les persécutions, trouva un refuge à Genève. Il emmenait avec lui un fils, tout jeune encore, qui fit ses études dans sa nouvelle patrie et se prépara au ministère évangélique. C’était un esprit vif et sérieux, ardent et réfléchi, qui montrait bien sa double origine, unissant la verve, la promptitude et même la gaîté languedocienne à la solidité genevoise. Tous les témoignages sont d’accord sur ce point, et c’est ainsi que nous le montrent ses lettres intimes, dont une partie est sous nos yeux. Rien ne signala sa première jeunesse, toute consacrée à l’étude, aux lettres, aux devoirs de la famille, car il avait épousé à Genève la fille d’un réfugié français, Mlle Marianne Fusier-Cayla, et cinq enfans avaient béni leur union. Sans son amitié avec Rousseau, Paul Moultou n’aurait point de place dans l’histoire ; aussi est-ce seulement à l’arrivée de Rousseau qu’on voit paraître Moultou, enthousiaste et charitable, actif et généreux, tendrement alarmé pour l’auteur du Vicaire Savoyard, toujours prêt à intervenir avec une délicatesse infinie dans la guerre suscitée par le seigneur de Ferney, allant de Rousseau à Voltaire, de Voltaire à Rousseau, essayant de calmer par les plus douces paroles l’humeur effarouchée du tribun spiritualiste, s’efforçant d’utiliser pour une œuvre bienfaisante la plume de l’audacieux poète, pratiquant enfin cette charité chrétienne que le second réformateur de Genève, on l’a vu tout à l’heure, avait si franchement enseignée dès les premiers jours du XVIIIe siècle.

Nous n’avons pas à raconter ici la guerre qui agita la société genevoise, et à laquelle Rousseau et Voltaire furent mêlés si diversement pendant une douzaine d’années. La plupart des faits sont bien connus ; on sait le premier signal, je veux dire l’article Genève, rédigé par d’Alembert après une visite aux Délices et publié dans l’Encyclopédie (1758) ; on sait quel scandale produisirent et les perfides éloges donnés aux pasteurs genevois et les exhortations au changement des mœurs nationales ; on sait aussi l’indignation de Rousseau, sa véhémente réponse à d’Alembert, sa protestation contre l’idée d’établir un théâtre à Genève, ses déclamations si nouvelles, si surprenantes pour le public parisien du temps, mais animées d’un patriotisme sincère, animées surtout d’un sentiment religieux et moral qui.ravit l’élite de la Suisse. C’est à ce moment-là que Moultou entre en relations avec Rousseau. Les magistrats et les pasteurs, qui recommencent à se défier du somptueux châtelain de Ferney, ont bien compris que la Lettre sur les Spectacles était dirigée contre Voltaire, et ils se réjouissent du secours inattendu que leur apporte l’éloquent tribun. Moultou, moins préoccupé de la lutte, n’a vu que l’âme de Rousseau, et tout d’abord il lui ouvre la sienne. Avec quel bonheur il a lu ses pages inspirées ! À la tendresse de ses éloges, à la chaleur de ses approbations, on sent ici autre chose qu’un allié politique ou religieux, c’est un ami qui se donne à un ami. « Il ne faut pas deux lettres comme celle-là, lui répond Rousseau, pour faire connaître un homme. » Et dès le premier jour les voilà unis d’une amitié véritable, d’une amitié qui pourra bien subir quelques éclipses, mais qui se retrouvera jeune et confiante à l’heure suprême.

C’est en 1758 que Paul Moultou, le jeune ministre de l’Évangile, s’élance ainsi les bras ouverts au-devant de Rousseau, et que Rousseau le presse sur son cœur. Pendant les quatre années qui suivent, à chaque crise nouvelle dans la vie de l’éloquent écrivain, Moultou est là pour le défendre si on l’attaque, pour le consoler dans ses malheurs et guérir les plaies de son âme. Après les enchantemens de la Nouvelle Héloïse, lorsque le Contrat Social, Émile, surtout le magnifique épisode du Vicaire Savoyard, excitent des alarmes si vives, Moultou redouble de zèle et de charité. C’est le moment où Voltaire, heureux de voir éclater la guerre entre Rousseau et les pasteurs, sourit, se frotte les mains, attise le feu avec cet art infernal où il excelle ; Moultou est le chrétien philosophe qui prêche aux pasteurs la tolérance et à Rousseau le respect du christianisme. Émile a été brûlé à Paris, et Rousseau est décrété de prise de corps. Où se cache-t-il ? dans quel pays a-t-il trouvé un refuge en quittant sa retraite de Montmorency ? Est-ce en Hollande ou en Suisse ? Cette incertitude augmente la douleur de Moultou ; il écrit de tous côtés pour retrouver la trace du proscrit, et quand il le voit en sûreté dans le canton de Neuchâtel, que de lettres tendres et pressantes il lui adresse ! Comme il le supplie de ne pas attaquer les croyances de sa république natale ! comme il serait heureux de détourner le coup qui le menace ! Ces magistrats, ces pasteurs que Voltaire, en riant sous cape, représente comme de purs sociniens très indifférens aux questions de dogmes, sont obligés de sévir pour sauver l’honneur de la cité. Michel Servet a été brûlé au XVIe siècle pour qu’il fût démontré aux yeux de l’Europe que la réforme n’était pas une école de libertinage et d’impiété, mais au contraire un retour au christianisme orthodoxe ; dans un siècle de mœurs faciles et douces, le conseil d’état de la cité de Calvin condamne au feu la Profession de foi du Vicaire Savoyard pour réfuter les perfidies de Voltaire. S’il y a ici un acte d’intolérance, c’est Voltaire qui le provoque, sauf à le blâmer ensuite hypocritement, tant il est impatient de brouiller Genève et Jean-Jacques. Quel imbroglio d’intrigues ! Il faut voir, en face de cela, l’empressement loyal de Moultou. Il écrit à Rousseau, il lui révèle la situation de Genève, l’affliction de ses amis, la joie des voltairiens, et il le conjure de venir en aide à ceux qui le défendent. Se rétracter, il ne le peut ; mais pourquoi n’expliquerait-il pas ses paroles ? pourquoi, tout en avouant ses difficultés et ses doutes, ne marquerait-il pas la différence qu’il y a entre sa profession de foi et l’impiété du siècle ? S’il n’est pas chrétien selon la rigueur du dogme, n’est-il pas chrétien de cœur ?


« Je ne vous l’ai point dissimulé, mon cher ami, ce que vous avez dit sur la religion a affligé ceux même de vos compatriotes qui vous aiment le plus, parce qu’ils aiment encore plus leur religion ; cependant ils cherchent à vous excuser et à vous défendre, tandis que les ennemis de la religion et de la patrie triomphent de ce que vous leur avez fourni des armes pour vous attaquer. Il me semble, cher concitoyen, que vous pourriez aussi aisément consoler les uns que déconcerter la joie maligne des autres. Je ne vous demande pour cela qu’une explication.

« Ne croyez pas que je vous propose de vous rétracter sur rien de ce que vous avez dit, cette pensée est trop éloignée de votre cœur, et si j’étais capable de vous faire cette proposition, vous devriez rompre tout commerce avec moi et ne pas me faire réponse.

« Mais ne pourriez-vous pas, dans une lettre que vous adresseriez à moi si vous voulez (et vous sauriez bien le faire sans rendre ma foi suspecte), rendre compte des motifs qui vous ont porté à écrire aussi librement que vous l’avez fait ? Là, vous montreriez que vos principes de religion ne diffèrent pas de ceux des vrais chrétiens, que vous recevez précisément les dogmes essentiels qu’ils reçoivent, et qu’en rejetant ceux de l’église romaine et ceux qu’une ancienne théologie avait ajoutés à l’Évangile, vous tenez à tout le reste, que vous ne rejetez pas même la révélation, qui peut être vraie, mais dont vous ne pouvez avoir toute la certitude que vous souhaiteriez, qu’il y a bien loin de ce doute à l’incrédulité absolue, et qu’avec vos principes on peut être aussi honnête homme qu’un chrétien plus persuadé de la divinité de la révélation.

« Mais sur quoi je voudrais insister surtout, et vous le feriez avec plaisir, c’est d’abord sur la supériorité de la religion de Genève sur toutes les autres religions, et sur les motifs qui vous ont obligé d’écrire sur le christianisme si défiguré partout que les objections qu’on en tire nuisent aux principes mêmes de la religion naturelle, et jettent les peuples dans le scepticisme et dans l’incrédulité. Un tel ouvrage, mon cher concitoyen, qui serait plus beau que la Défense de l’Esprit des Lois, et qui ne serait qu’un commentaire de quelques endroits du vôtre, serait dans les mains de vos concitoyens une arme avec laquelle ils terrasseraient tous vos ennemis. Je n’en ai pas besoin, moi, de cette arme, mais tout le monde ne vous entend pas si bien ; partout le peuple est peuple, vous l’avez dit, un livre pour lui doit être lâche et diffus…..

« 18 juin 1762. »


Rousseau a seulement quelques mots à dire ; soit scrupule, soit misanthropie, il ne les dira pas. Moultou insiste encore ; il serait si beau pour Jean-Jacques d’effacer par une parole calme et digne la condamnation dont Genève l’a frappé ! Qu’il se défie des conseils de l’orgueil, qu’il parle, qu’il ouvre son cœur, et tous les cœurs seront à lui :


« Oh ! si vous vouliez faire le mémoire que je vous ai demandé, où, sans vous rétracter, vous expliqueriez les raisons de votre conduite, vous feriez sentir que vous n’avez pas détruit la religion de votre pays. Mon cher concitoyen, un tel ouvrage vous gagnerait tous les cœurs, et la modération que vous y mettriez confondrait ceux qui ont la lâcheté de vous craindre. Comme on vous croit à Vincennes ou en Hollande, il faudrait ignorer dans ce mémoire la manière dont votre pays vous a traité et paraître vous justifier du jugement de Paris plutôt que de celui de Genève. L’effet de ce mémoire serait tel, ou je n’y connais rien, que vous rentreriez dans votre patrie aux acclamations de vos concitoyens, et que ceux qui voudraient vous persécuter seraient forcés peut-être de vous faire leur cour… Vous savez que dans leur serment les bourgeois promettent de maintenir et conserver la religion établie, qu’ils déclarent croire de tout leur cœur. C’est par là qu’on vous attaquerait si vous veniez, et c’est ce qu’il faut absolument prévenir.

« 22 juin 1762. »


Vains efforts ! Rousseau persiste à braver la condamnation de sa patrie, et peut-être médite-t-il déjà ses terribles Lettres de la montagne, qui vont souffler l’esprit de révolution dans la république protestante. Mais rien ne décourage la charité de Moultou ; il est toujours le défenseur de Rousseau devant les gardiens du dogme, et si Voltaire intervient encore avec ses intrigues, Voltaire trouvera cette fois un contradicteur qui ne reculera pas. Un jour à Genève, chez Mme la duchesse d’Enville, le patriarche de Ferney se met à parler insolemment de Jean-Jacques ; Moultou, qu’il connaissait, à peine, l’interrompt, lui tient tête et le réduit au silence. La scène est curieuse, et c’est Moultou lui-même qui la raconte avec la verve d’un enfant du Midi. Nous n’avons, il est vrai, aucune autorité qui garantisse sa parole ; mais n’y reconnaît-on pas l’accent de la franchise ? Voici ce qu’il écrit à Rousseau le 7 juillet 1762 : « Je trouvai par hasard Voltaire chez Mme d’Enville. On parla de vous. Il dit : « Jean-Jacques reviendra, les syndics lui diront : — Monsieur Rousseau, vous avez mal fait d’écrire ce que vous avez écrit ; promettez de respecter à l’avenir la religion du pays. — Jean-Jacques le promettra, et peut-être il dira que l’imprimeur a ajouté quelques pages à son livre. » — « Non, monsieur, lui répondis-je, Jean-Jacques ne met pas son nom à ses ouvrages pour les désavouer. » Voltaire resta muet. Il demanda qui j’étais ; il y a cinq ou six ans que je ne l’avais pas rencontré. Notez que Moultou est jeune encore et que Voltaire est un vieillard ; pourquoi faut-il que ce vieillard, quand il rencontre une âme loyale et droite, soit obligé de baisser la tête ?

Quelques semaines après, le 21 août, continuant d’envoyer à son ami une sorte de journal de ce qui se passe à Genève, Moultou écrit ces mots : « Je viens de lire un petit ouvrage qu’on m’a dit de Voltaire et qui est bien marqué à son coin, intitulé Sermon des Cinquante. C’est une chose horrible. Jamais on n’attaqua le christianisme plus ouvertement, avec plus de mauvaise foi et d’une manière plus dégoûtante. C’est une parodie de l’Ancien et du Nouveau Testament… Voilà l’homme qu’on fête chez nous ! Il m’est venu voir deux fois pour l’affaire de Calas et ne m’a point trouvé. Je le vis l’autre jour chez Mme d’Enville. Il ne dit pas un mot de vous. Je l’attendais là… » Je l’attendais là est un noble cri ; Moultou ne craignait pas de regarder Voltaire en face, et il allait lui fermer la bouche une seconde fois ; mais le malin vieillard, qui connaissait son monde, se garda bien d’engager le combat. Or tandis que Voltaire envenimait les fautes du vicaire savoyard, tout en jetant l’insulte au christianisme, les hommes qui représentaient l’église de Genève ne songeaient qu’à parler au cœur de Rousseau, en même temps qu’ils défendaient l’Évangile. Moultou, dans cette même lettre où il raconte qu’il a fait reculer Voltaire, ajoute ces mots : « M. Vernet vous réfute, mon cher concitoyen, mais avec tant de ménagemens que vous en serez content. Il vous écrit à vous-même et appelle votre ouvrage testimonium animœ naturaliter christianœ. Il veut vous gagner et non vous faire de la peine. M. Vernet est votre ami ; c’est un homme sage qui abhorre Voltaire. Nous sommes très bien ensemble… » N’aimez-vous pas ces paroles si charitables et si vraies : Testimonium animœ naturaliter christianœ ? Combien d’âmes naturellement chrétiennes parmi les hommes que le pharisaïsme éloigne ? Le Christ, il y a deux mille ans, est sorti de l’enceinte judaïque pour chercher ses disciples au milieu des gentils ; qui oserait affirmer qu’il n’agirait pas ainsi dans notre société moderne ? Bien des âmes qu’on repousse en son nom formeraient peut-être le cœur de son église ; ce sont ces âmes naturellement chrétiennes qui ont faim et soif de justice, et à qui Jésus, prêchant sur la montagne, a promis qu’elles seraient rassasiées. Malgré toutes les fautes de Rousseau, Vernet n’avait pas tort de traiter ainsi le pauvre et malheureux grand homme. Ajoutons que ce Vernet, si charitablement inspiré, est un des personnages que Voltaire a couverts de boue dans une violente satire, l’Hypocrisie, et dans un triste poème, la Guerre civile de Genève.


II

Quand on a vu la conduite de Moultou envers Jean-Jacques Rousseau, quand on l’a vu si dévoué à son ami pendant toute l’année 1762, on est surpris de le trouver, peu de temps après, en relations intimes avec Voltaire. Et cependant Moultou ne fait que poursuivre sa mission. Ce second épisode est le second aspect de cette charité à la fois philosophique et chrétienne qui est devenue la règle de sa vie. Il a beau ne pas aimer Voltaire, il sent bien tout ce qu’il y a chez lui de qualités délicates et ardentes mêlées à son impiété naturelle. C’est par là qu’il faut s’emparer de lui. Combattre le mal chez Voltaire, c’est un droit assurément ; mais, outre qu’il est difficile et dangereux de s’attaquer à un polémiste si bien armé, ne vaut-il pas mieux lui faire produire le bien ? Dès que l’occasion s’offrit d’agir ainsi sur la générosité de Voltaire, Moultou s’empressa de la saisir. Le titre éternel de Voltaire à la reconnaissance du monde, c’est son horreur du fanatisme et de l’intolérance. Il aimait ardemment l’humanité, quoiqu’il Tait souvent blessée à l’endroit le plus tendre en défendant ses droits. On assure que chaque année, quand revenait le jour de la Saint-Barthélémy, il était pris de la fièvre. N’est-ce pas là une fièvre sainte ? Or, au mois de mars 1762, le bruit se répand à Genève qu’un protestant du midi de la France, Jean Calas, accusé d’avoir assassiné son fils parce qu’il le soupçonnait de vouloir se faire catholique, a été condamné à mort, quoique manifestement innocent, et qu’il a expiré sur la roue. Ce Calas était un vieillard, un chef de famille respecté ; le fils, Marc-Antoine, esprit mélancolique et sombre, était un jeune homme de vingt-huit ans, bien taillé, vigoureux, et qui n’aurait pas eu besoin d’une longue résistance pour échapper aux coups de l’assassin. L’accusation était insensée : il était évident que Marc-Antoine, dont la passion religieuse prétendait faire un martyr, avait péri par le suicide, toutes les preuves s’accordaient pour décharger le malheureux. père de cette abominable calomnie ; mais le fanatisme l’avait condamné d’avance. Voilà toute une famille précipitée dans le désespoir. Exposés à des cruautés nouvelles, la veuve et les orphelins, dès qu’ils sont libres, se hâtent de quitter un pays qui leur rappelle tant d’horribles souvenirs, et ils trouvent un asile à Genève, sous le toit hospitalier de Paul Moultou. C’est à ce moment que commencent les rapports de Moultou et de Voltaire.

Certes il est impossible de soutenir que l’influence, je ne dis pas seulement de Moultou, mais de la société genevoise tout entière, ait déterminé la conduite de Voltaire en cette circonstance. Voltaire n’avait pas besoin d’être poussé à la défense des malheureux. Dès qu’on apprend à Genève le supplice de Calas, Voltaire en pousse des cris de honte et de douleur. Il s’adresse à Paris aux puissans du jour, en même temps qu’il excite le zèle de ses amis. Il fait parler au duc de Choiseul par le maréchal de Richelieu, et aux philosophes par Damilaville : « Mes chers frères, écrit-il à ce dernier, il est avéré que les juges toulousains ont roué le plus innocent des hommes. Presque tout le Languedoc en gémit avec horreur. Les nations étrangères, qui nous haïssent et qui nous battent, sont saisies d’indignation. Jamais, depuis le jour de la Saint-Barthélémy, rien n’a tant déshonoré la nature humaine. Criez, et qu’on crie ! » Et il crie tout le premier. Non, il n’y a pas autre chose ici que le cœur de Voltaire ; l’ardent ennemi du fanatisme se serait renié lui-même, s’il avait laissé passer l’assassinat juridique de Calas sans soulever la France par ses protestations. Comment nier cependant la part d’influence qui revient à la société suisse ? Parcourez la correspondance de Voltaire à cette date ; vous y verrez qu’il s’appuie sans cesse sur l’opinion de Genève, sur l’indignation de la Suisse et de l’Europe. Il disait aux Parisiens : « Criez ! » Deux semaines après (17 avril), il s’aperçoit que les Parisiens sont déjà occupés d’autre chose, tandis que les sentimens des Genevois n’ont rien perdu de leur vivacité. « On est toujours indigné ici de l’absurde et abominable jugement de Toulouse. On ne s’en soucie guère à Paris, où l’on ne songe qu’à son plaisir, et où la Saint-Barthélémy ferait à peine une sensation. » Et vers le même temps, dans une lettre au comte d’Argental, n’écrit-il pas ces mots : « Mes anges, mes anges, rit-on encore à Paris ?… Pour moi, je pleure. Vos Parisiens ne voient que des Parisiennes, et moi je vois des étrangers, des gens de tous les pays, et je vous réponds que toutes les nations nous insultent et nous méprisent. » Malgré sa haine du fanatisme, le Suisse Voltaire était trop Parisien pour s’occuper bien longtemps d’une aventure à laquelle Paris ne s’intéressait plus. Remarquez d’ailleurs qu’il s’agit ici d’une chose toute nouvelle dans sa belliqueuse carrière. Pendant près d’un demi-siècle, Voltaire a défendu l’esprit. d’humanité avec les armes qui lui sont propres, mais toujours d’une manière générale, comme poète ou historien ; jamais encore il n’a fait acte d’avocat, prenant un homme ou une famille sous la protection de son génie, et se donnant tout entier à son client. Sans les excitations qui l’entourent à Ferney et à Genève, qui sait s’il eût conduit si vaillamment cette affaire ? Voilà dans quelle mesure j’admettrais les prétentions des écrivains genevois, lorsqu’ils réclament pour leur patrie l’honneur d’avoir inspiré les généreuses indignations de Voltaire. Ils ne les ont pas inspirées, ils les ont entretenues. Le premier élan de son cœur, Voltaire ne le doit à personne ; la suite, la constance, l’obstination inflexible, la victoire enfin, il a pu les devoir à Genève et aux Genevois.

Or c’est Moultou, l’ami de Rousseau, qui a été ici le principal représentant de Genève auprès du philosophe de Ferney. Hôte et défenseur des Calas, il avait, par l’entremise de la duchesse d’Enville, intéressé de hautes influences parisiennes à la cause des persécutés. L’une des personnes qu’il avait sollicitées à ce sujet, la duchesse de Gramont, lui fit écrire de se concerter avec Voltaire. Moultou s’empressa de se rendre à Ferney. L’humble pasteur de Genève et le roi des lettres européennes vont unir désormais leurs efforts. Celui-ci fournit à la cause commune sa verve étincelante, celui-là son zèle évangélique, et, soutenus ainsi l’un par l’autre, ils triompheront de tous les obstacles. C’est ici que se placent nos lettres inédites. La première est sans date, et ne porte que cette seule indication : dimanche soir. D’après les lettres de Moultou à Rousseau, nous croyons que ses premiers rapports avec Voltaire doivent dater du mois de décembre 1762.

« Venez, mon cher monsieur, m’éclairer et m’échauffer, ou plutôt me modérer, car je vous avoue que l’horreur de l’arrêt de Toulouse m’a un peu allumé le sang, et il faut être doux en prêchant la tolérance. Pourriez-vous venir coucher mercredi auprès d’une église qui est dédiée à Dieu seul, en grosses lettres, et dans un petit château où l’on sent tout votre mérite ? Si votre frère, l’anti-athanasien Vernes, veut être de la partie, nous ne dirons pas grand bien des évêques d’Alexandrie, et encore moins des juges de Toulouse.

« VOLTAIRE. »

« Ferney, 2 janvier 1763.

« J’ai l’honneur de vous envoyer, monsieur, l’esquisse sur la tolérance, c’est-à-dire, à mon gré, sur un des droits les plus sacrés du genre humain. Vous devriez bien rendre cet ouvrage supportable en y ajoutant quelques-unes de vos réflexions, que je vous supplierai de mettre sur un papier séparé. Il est essentiel que l’ouvrage paraisse incessamment, parce que l’affaire des Calas va être jugée ce mois-ci. C’est ce que me mande leur avocat, M. Mariette.

« Puis-je vous demander ce que c’est qu’un Accord parfait, etc., composé par un prétendu capitaine de cavalerie, cité à la page Wlk du détestable livre de ce fripon d’abbé de Caveirac, plus ennemi encore du genre humain que le vôtre ? Je me défie des livres qui annoncent quelque chose de parfait. Cela n’est bon que pour le Parfait Maréchal et le Parfait Confiturier, Cependant faites-moi l’amitié de m’envoyer toujours cet Accord parfait… »

« Ferney, 8 janvier 1763.

« J’ai lu avec attention, monsieur, une grande partie de l’Accord parfait ; c’est un livre où je dirais qu’il y a de fort bonnes choses, si je ne m’étais pas rencontré avec lui dans quelques endroits où il parle de la tolérance. Il y a, ce me semble, un grand défaut dans ce livre, et qui peut nuire à votre cause : c’est qu’il dit continuellement que les catholiques ont toujours eu tort et les protestans toujours raison, que tous les chefs des catholiques étaient des monstres et les chefs des protestans des saints. C’est trop donner d’armes contre soi-même. Il est permis d’injurier le genre humain, parce que personne ne prend les injures pour lui ; mais quand on attaque violemment une secte en demandant grâce, on obtient la haine et point de grâce. Je vous répète qu’il est infiniment à désirer qu’un homme comme vous veuille écrire. Vous seriez lu, et l’Accord parfait ne le sera point. Il est beaucoup trop long et trop déclamateur, comme tous les livres de cette espèce. Il faut être très court et un peu salé, sans quoi les ministres et Mme de Pompadour, les commis et les femmes de chambre font des papillotes du livre.

« Sous un autre gouvernement, je n’aurais pas osé hasarder quelques petites notes dont il est très aisé de tirer d’étranges conséquences ; mais je connais assez ceux qui gouvernent pour être sûr que ces conséquences ne leur déplairont pas. Je pense même qu’il n’y a d’autre moyen d’obtenir la tolérance que d’inspirer beaucoup d’indifférence pour les préjugés, en montrant pourtant pour ces préjugés mêmes un respect qu’ils ne méritent pas. Je pense enfin que l’aventure des Calas peut servir à relâcher beaucoup les chaînes de vos frères qui prient Dieu en fort mauvais vers… »

« Ferney, 9 janvier 1763.

« Voici, monsieur, un mémoire qu’on m’envoie ; il avait été fait à Toulouse il y a très longtemps. Je suis bien fâché que les avocats de Paris ne l’aient pas connu. Il y a des choses bien essentielles dont ils auraient fait usage. Votre indignation et votre pitié redoubleront, s’il se peut, à la lecture de ce mémoire. On est tenté de se faire débaptiser quand on lit les Saint-Barthélémy, les massacres d’Irlande et l’histoire des Calas. On aurait du moins grande raison de se décatholiciser.

« Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien envoyer le mémoire Calas à M. Bruce, quand vous l’aurez lu. — Vous savez que l’affaire ne sera rapportée que le 8 février. Je ne dormirai point la nuit du 7 au 8.

« Mon Dieu, que d’abominations ! »

« Ferney, février 1763.

« J’ai l’honneur de renvoyer à M. Moultou ce très bon discours contre la persécution, dont je le remercie. Je le supplie de vouloir bien faire remettre chez M. Souchay la pièce sacerdotale cachetée.

« L’affaire des Calas a été rapportée et très bien rapportée par M. de Crosne.

« Si M. Moultou a quelques nouvelles, je le prie d’avoir la bonté de m’en faire part. Je suis toujours aveugle. Je ne sais pas quand cela finira. »

« Ferney, 25 février 1763.

« Je suis en peine, monsieur, d’Olympie et de la Tolérance. Je trouve qu’il y a beaucoup à faire au premier ouvrage, et que le second est bien délicat. Je vous soumets l’esquisse d’un nouveau chapitre. Il ne tient qu’à vous qu’il soit meilleur.

« N’auriez-vous point quelque bon livre sur ce sujet, et voudriez-vous me le prêter ? Mais quelques lignes de votre main vaudraient mieux que tous les livres.

« Renvoyez-moi, je vous supplie, le plus tôt que vous pourrez, ce croquis que j’ai dicté et dont je n’ai point de copie.

« Je suis sûr que M. le contrôleur-général, M. le duc de Praslin, M. le duc de Choiseul, Mme de Pompadour, ont de très bonnes intentions. Il faut assurément en profiter. Ne pourriez-vous point quelque jour venir en causer avec moi ? Votre jeunesse est faite pour éclairer tous les âges. »

« Ferney, février 1763.

« J’envoie à mon cher frère en un seul Dieu les deux petits chapitres que je viens de faire copier pour lui. C’est aujourd’hui que tout le conseil d’état décide entre les Calas et les huit juges toulousains. La décision n’est pas douteuse. »

« Ferney, 2 mars 1763.

« Mon très cher et très aimable prêtre, vous avez très grande raison de vouloir qu’on fasse sentir que la mauvaise métaphysique jointe à la superstition ne sert qu’à faire des athées. Les demi-philosophes disent : Saint Thomas est un sot, Bossuet est de mauvaise foi, donc il n’y a point de Dieu.

« Il faut dire au contraire : Donc il y a un Dieu qui nous apprendra un jour ce que Thomas d’Aquin ne savait point et ce que Bossuet ne disait pas. Je me suis fort étendu sur cette idée dans un chapitre précédent.

« L’affaire des Calas prend le meilleur train qu’il soit possible. Je me flatte toujours qu’on tirera un très grand bien de cette horrible aventure. »

Ferney, mars 1763.

« J’ai le malheur, monsieur, de n’être pas plus content des lettres de Warburton que du livre de Bolingbroke ; mais je le suis extrêmement de votre manière de penser équitable et tolérante, et très reconnaissant de votre bonté.

« Je persiste toujours à croire que M. Bruce gronde un peu trop notre pauvre Mme Calas, Il ne changera pas le caractère de cette femme, et il ne lui donnera point d’esprit. Plaignons-la, servons-la et ne la contristons point. L’affaire ira cent fois mieux que je n’avais osé l’espérer.

« Je vous assure que si on réforme, comme je le crois, l’abominable arrêt des assassins visigoths en robe noire, ce sera pour nous une consolation bien touchante.

« Je deviens bien sourd, mais je n’en suis pas moins sensible ; je le suis surtout à votre extrême mérite. »

« Ferney, samedi 12 mare 1763.

« C’était un vilain jour pour moi, monsieur, que celui où j’étais à Ferney quand vous me faisiez l’honneur de venir aux Délices ; mais c’est un bien beau jour, malgré la bise et la neige, que celui où nous apprenons l’arrêt du conseil et la manière dont le roi a daigné se déclarer contre les dévots fanatiques qui voulaient qu’on abandonnât les Calas. Nous devons beaucoup à M. le duc de Choiseul et surtout à M. le duc de Praslin.

« Le règne de l’humanité s’annonce.

« Ce qui augmente ma joie et mes espérances, c’est l’attendrissement universel dans la galerie de Versailles. Voilà bien une occasion où la voix du peuple est la voix de Dieu. Je parie que vous avez pleuré de joie en apprenant cet heureux succès.

« Je vous demande pardon de vous avoir fait lire mes esquisses informes ; mais je crois vous devoir des prémices, comme un tribut que mon cœur et mon esprit paient aux vôtres. »

« L’erreur que vous avez découverte mérite d’être relevée, et vous pourrez aisément en parler dans la belle histoire des premiers siècles que vous préparez. Le passage d’Athénagoras prouve formellement que les empereurs romains n’avaient point été persécuteurs. Les vrais persécuteurs ont été chez nous. Il fallait que les chrétiens donnassent une bien mauvaise idée d’eux pour qu’on les accusât d’être anthropophages. Pour moi, je vous avoue que j’aimerais mieux qu’ils eussent mangé autrefois un ou deux petits garçons que de faire brûler tant d’innocens et de se rendre coupables des massacres des Albigeois, de Mérindol et de Cabrières, de la Saint-Barthélemy et de tant d’autres horreurs. Cette abomination nous est particulière. Il faut que notre religion soit bien vraie, puisqu’on n’a jamais craint de lui nuire en la prêchant ainsi.

« Mettez-moi, monsieur, aux pieds de Mme la duchesse d’Enville. Je lui suis respectueusement attaché pour le reste de ma vie. Je n’avais pas imaginé que ces rogatons dont vous me parlez pussent l’amuser ; mais puisqu’elle daigne descendre à ces bagatelles, on aura l’honneur de lui en envoyer. »

« Ferney, 11 mars 1764.

« Il est bien douteux, mon cher et aimable philosophe, qu’on propose le rappel des protestans en France, car assurément on ne les en a pas chassés. Au contraire on les retient malgré eux, et on confisque leurs biens quand ils viennent déjeuner à Genève ou à Lausanne. Ce qu’on devrait proposer, ce me semble, ce seraient des conditions raisonnables, moyennant lesquelles ils ne seraient plus tentés d’abandonner leur patrie ; mais on m’assure que dans le livre de M. de La Morandière on avance qu’il ne doit pas être permis à deux familles de s’assembler pour prier Dieu. C’est conseiller la persécution sous le nom de tolérance ; mais il se peut qu’on m’ait trompé, je n’ai point vu le livre. Ce que je sais, c’est que les parlemens brûlent à présent tous les livres qui leur déplaisent.

« On ne fera pas cet honneur à l’……[6] théâtrale de ce pauvre Jean-Jacques, car on ne la lira pas. J’ai peur que le bonhomme ne devienne entièrement fou. Les dévots diront que c’est une punition divine.

« Dès que j’aurai quelque chose qui puisse amuser Mme la duchesse d’Enville, je ne manquerai pas de vous le faire tenir. Il n’y a que son extrême indulgence et la vôtre qui puissent me faire prendre cette hardiesse.

« Vraiment vous seriez un homme charmant de venir égayer un pauvre malade. Mme Denis a une passion violente pour vous. Vous connaissez les sentimens inviolables que je vous ai voués.

« VOLTAIRE. »


Les relations de Voltaire et de Moultou, commencées à l’occasion de Calas, vont se continuer pendant une douzaine d’années, et le lien qui unira ces deux esprits si différens, ce sera encore l’amour de la tolérance. Seulement Voltaire, qui n’est plus soutenu par une puissante émotion comme dans l’affaire de Toulouse, reprend son jeu destructeur et ses perfides malices. Cette tolérance que Moultou réclame au nom des droits de l’âme, au nom de la conscience religieuse, c’est-à-dire avec un esprit vraiment évangélique, Voltaire, intolérant à son tour, s’en sert comme d’une arme contre le christianisme. On a vu par ces dernières lettres que Moultou préparait un ouvrage sur les premiers siècles de l’ère nouvelle. Si l’ouvrage n’existe pas, nous savons par les traditions de famille que l’auteur, moins orthodoxe, moins dogmatique surtout que les Bonnet ou les Haller, mais sincèrement et libéralement chrétien, cherchait dans l’église primitive l’exemple de la douceur, de la fraternité évangélique. Il ne se faisait pas faute, chemin faisant, de montrer quelle distance il y a entre les libres églises des premiers âges et la puissante organisation romaine de la période suivante. Rajeunissant ce lieu-commun par des rapprochemens expressifs, il disait que les quakers, avec leur simplicité de vie, leur sentiment de l’égalité humaine, leur républicanisme évangélique, donnaient l’idée la plus exacte des premiers continuateurs de saint Paul. Voltaire, qui se souciait peu des quakers, oubliait la thèse de son correspondant en faveur des argumens de détail. Tous les faits curieux que rassemblait l’érudition de Moultou, toutes ces attaques contre la hiérarchie latine, contre les prétentions du dogmatisme, lui plaisaient infiniment, et il affectait de voir chez Moultou un des meilleurs soldats de son armée. Peut-être aussi Moultou, fasciné par l’enchanteur, qui redoublait à son égard de séductions et de tendresses, n’a-t-il pas mis assez d’insistance à le détromper. Une seule fois, ce semble, à l’occasion d’un voyage à Montpellier, Moultou osa montrer résolument le fond de son cœur. Il s’agissait d’obtenir un passeport pour la France. Voltaire, qui s’y employa fort activement, ne voulait pas que Moultou prît son titre de pasteur évangélique. Était-ce simplement prudence, circonspection dans l’intérêt de son ami ? Était-ce le désir malicieux d’enlever à Moultou cette robe de prédicant, qui lui était odieuse ? Quoi qu’il en soit, Moultou fut inflexible, et quand je le vois apporter dans cette affaire une si ardente obstination, j’ai bien de la peine à croire qu’il n’ait pas voulu maintenir sa dignité en face du grand railleur. Il faut se rappeler cette situation de Moultou pour apprécier exactement les lettres qu’on va lire.

Notons encore un point curieux : dans une lettre du mois de mars 1765, Voltaire annonce à Moultou qu’il est bien décidé à vendre Ferney ; voilà quatorze ans qu’il donne en son château bals, ballets et comédies, quatorze ans qu’il est l’aubergiste de l’Europe. Ses libéralités ont dérangé sa fortune, il est temps d’y mettre ordre. On sait que Voltaire a souvent poussé de ces cris d’alarme. Généreux en maintes rencontres jusqu’à la prodigalité, ayant toujours table ouverte, donnant même l’hospitalité pendant des semaines entières à des gens pour lesquels il ne voulait point se déranger de ses travaux et qui repartaient sans l’avoir vu, il avait tout à coup des accès d’économie presque sordide et se livrait à des chicanes de Normand. Sa grande excuse alors était de se dire à moitié ruiné. On connaît son histoire avec le président de Brosses au sujet du château de Tournay. Mais n’y a-t-il pas ici tout autre chose ? Cette lettre du 23 mars 1765 ne vient-elle donc pas confirmer une révélation fort curieuse du baron de Grimm ? Le spirituel écrivain rapporte que Voltaire, vers 1765 ou 1766, était complètement isolé au milieu de la société genevoise, et qu’il avait sérieusement songé à quitter sa résidence de Ferney. « Il y a déjà plus de deux ans, dit le chroniqueur à la date de mai 1768, qu’il se trouve abandonné de tous ses amis de Genève et qu’il ne voit plus personne de cette ville dans sa retraite, pour avoir voulu très mal à propos jouer un rôle dans les troubles et pour avoir sacrifié ses amis véritables et essentiels au parti du peuple, sans autre vue que celle de faire l’homme d’état. Depuis ce temps, son habitation aux portes de Genève lui est devenue désagréable… L’année dernière, ses amis eurent déjà beaucoup de peine à l’empêcher de louer une maison sur les bords de la Saône, près de Lyon, et de se mettre ainsi dans le ressort du parlement de Paris, où sa véracité sur de certains objets lui a fait de puissans ennemis. Ses amis seraient encore bien moins tranquilles, s’il obtenait la permission de venir fixer sa résidence à Paris : c’est l’endroit du monde où ils le croiraient le moins en sûreté ; mais si c’est là réellement son projet et qu’il ait en tête de le faire réussir, adieu les pamphlets, les brochures, les facéties ! Le rossignol ne chantera plus ; une politique enfantine et inutile le condamnera au silence ; je dis inutile, parce qu’il n’obtiendra sûrement pas la permission de revenir à Paris, et que ses amis n’auront pas du moins l’inquiétude trop juste de le voir exposé à toute sorte d’accidens. Je regarde sa brouillerie avec la république de Genève comme un des véritables malheurs de sa vie et comme une des fautes les plus graves qu’il ait commises. Il trouvera difficilement sur toute la surface du globe une habitation aussi agréable, aussi avantageuse pour lui, aussi bien située à tous égards que celle qu’il s’est choisie suites bords du lac, et dont il s’est si bien trouvé depuis quinze ans. » On sait que ce projet n’eut pas de suite ; quelques mois après, Voltaire vendait sa maison des Délices, et ajoutait deux ailes à son château de Ferney.

Ces explications données, nous reprenons sans commentaire la publication de nos lettres inédites :


« Je suis très touché, monsieur, de votre lettre et de plus très éclairé. Je sens bien que je marche sur des charbons ardens ; on est tantôt en colère, et l’on a tantôt envie de pouffer de rire quand on lit l’histoire des Hébreux. En vérité, l’olivier sauvage sur lequel on a greffé l’olivier franc était un vilain chardon.

« Vous êtes bien plus hardi que moi : vous me proposez d’oser dire qu’on ne peut attribuer à la Divinité des lois intolérantes. Je suis bien de votre avis ; mais le Deutéronome n’en est pas, car ce Deutéronome ordonne de tuer son frère, son fils, sa fille, sa mère, sa femme, s’ils prophétisent des choses vraies, et si en prophétisant ils s’éloignent du culte reçu. Cela est aussi absurde qu’horrible ; mais comment le dire ? Nos seigneurs les évêques me feraient brûler comme un porc.

« J’ai beaucoup retravaillé l’ouvrage en question. Je me dis toujours : il faut tâcher qu’on te lise sans dégoût ; c’est par le plaisir qu’on vient à bout des hommes ; répands quelques poignées de sel et d’épices dans le ragoût que tu leur présentes ; mêle le ridicule aux raisons ; tâche de faire naître l’indifférence ; alors tu obtiendras sûrement la tolérance.

« VOLTAIRE. »


« Le sacrement de mariage dont je suis occupé, monsieur, a un peu nui à la sacrée tolérance dont je voudrais m’occuper souvent avec vous.

« J’ai l’honneur de vous renvoyer les livres que vous avez bien voulu me prêter. Je voudrais bien que le petit livret que je prépare n’eût pas leur sort. Sûrement ces livres-là, quelque bons qu’ils puissent être, n’ont pas été lus à Versailles, et la première loi dans une affaire comme celle-ci est de se faire lire par ses juges. Ce n’est pas encore assez, il faut avoir des gens qui parlent, et j’espère que nous en aurons. Vous endoctrinerez Mme la duchesse d’Enville mieux que moi. Je vous prie, monsieur, de vouloir bien lui présenter mes profonds respects quand vous lui écrirez.

« J’ai changé tout l’ouvrage, et je l’ai un peu augmenté pour le rendre plus curieux ; mais je ne sais si j’y aurai réussi. Je tache d’y mettre des notes instructives, pour éclaircir quelques passages de l’antiquité que je crains bien d’embrouiller à la façon des commentateurs. J’aurais voulu faire tout cela dans votre chambre et vous consulter à chaque ligne, car je ne suis pas le premier théologien du monde, et votre éloquence m’aurait encore plus aidé que votre théologie.

« J’ai envoyé à votre ami l’arien un petit chapitre tout à fait édifiant, qu’il vous aura sans doute montré, car il ne me l’a pas rendu. Ce n’est point dans l’arianisme que je crains de tomber, c’est dans quelque chose en isme qui est pire qu’une hérésie ; mais si les malins y trouvent quelque trace de cet abominable isme, j’ai tant de confrères, et de grandissimes confrères, que j’espère être soutenu dans mon infamie.

« Sérieusement parlant, je m’examine avec le plus grand scrupule, je tâche de montrer les choses les plus absurdes avec le plus profond respect, de ne point donner prise, de présenter sans cesse aux hommes l’adoration d’un Dieu et l’amour du prochain.

« VOLTAIRE. »

« Est-il vrai, mon cher philosophe, que vous ayez rencontré des gens assez intolérables pour-être choqués du livre de la Tolérance ? Ces gens-là sont pourtant de l’espèce en faveur de laquelle le livre a été écrit, et je serais fâché qu’ils fussent de l’espèce des chiens qui mordent ceux qui leur donnent à manger. Je vous prie de me dire s’il est vrai qu’ils aient aboyé. Au reste, comme on bourdonne beaucoup dans votre ruche, et que les abeilles sont en querelle avec les bourdons et les guêpes, je suis bien sûr que vous ne montrerez la Tolérance qu’à des gens dignes de votre confiance. »

15 septembre 1764.

« Je ne savais pas un mot, mon cher philosophe, des passages singuliers dont vous voulez bien me faire part. C’est la honte de la nature que des gens qui se sont toujours plaints de l’intolérance deviennent eux-mêmes les plus intolérans des hommes. Il y a tel hypocrite qui a l’insolence de faire sur son palier le petit persécuteur, et que je pourrai bien faire sauter par les fenêtres, quand je le rencontrerai sur le mien.

« Je prévois qu’il est impossible qu’un homme de votre mérite et de votre probité reste dans ce malheureux tripot, et je crois qu’il viendra un temps où vous irez vous établir dans la France, votre patrie. Rien ne Vous sera plus aisé que d’être de l’Académie des Belles-Lettres. Vous serez aimé et considéré à Paris, et cent fois plus libre que vous ne l’êtes dans un pays qui se dit libre.

«……. Je vous embrasse en Platon, en Cicéron, en Pythagore, en Confucius, etc.

« VOLTAIRE. »

« Mon cher philosophe, j’imagine que, dans quelque grande Bible, on trouvera le livre apocryphe d’Enoch translaté en mauvais latin. Je vous serais obligé de vouloir bien m’en procurer la lecture. J’ignore pourquoi ce livre est plus apocryphe que d’autres. Mais de tous les livres, celui que j’ai le plus envie de lire, c’est un certain ouvrage sur quatre premiers siècles d’absurdités, auquel travaille un homme dont l’esprit et la raison sont soutenus par la science, et qui ne veut tromper personne.

« Je suis bien las de cette multitude affreuse de livres écrits par des fanatiques ou par des fripons. »

« Vraiment, mon cher philosophe, vous rendrez un grand service à la raison. Faites ces trois articles. Imitez et surpassez cet homme au nez aquilin qui, ayant secoué la poussière de la synagogue, jeta les fondemens d’une loi nouvelle. Jetez les fondemens de la raison, soyez-en l’apôtre. Allez, allez, ils sont tous morts dans leur lit. »

« 26 septembre 1764.

« Mon cher philosophe, seriez-vous assez bon et auriez-vous assez de loisir pour jeter sur le papier quelque chose d’un peu détaillé sur les ophionistes ? Calmet, qui parle de tout avec une ingénuité et une bonne foi imbécile qui enchante, ne dit rien sur cette matière. Je n’ai presque point de pères de l’église dans ma bibliothèque… Vous travaillez sans doute à votre grand ouvrage. Pourquoi n’en apporteriez-vous pas quelques cahiers à Ferney ?

« Il y a deux choses que j’aime passionnément : c’est tout ce que vous dites et tout ce que vous écrivez. Vous avez encore un mérite qui vous distingue bien singulièrement de vos confrères, c’est que vous aimez passionnément la vérité. Aussi c’est avec une vérité extrême que je vous suis attaché pour toute ma vie. »

« 23 mars 1765.

« Mon très cher et très aimable philosophe, il est vrai que je veux vendre Ferney. Je suis las de vivre en fermier-général ou en prince de l’empire. Nos affaires ont été dérangées pour avoir donné pendant quatorze ans bals, ballets et comédies, et pour avoir été les aubergistes de l’Europe. Mme Denis va tâcher de rassembler quelques débris à Paris. Je lui donne vingt mille francs de pension, et je me réserve de quoi vivre philosophiquement à Tournay, si je puis trouver un prix raisonnable de Ferney. Quiconque l’achètera ne pourra que faire un très bon marché. Puisque vous avez la bonté de m’en procurer la défaite, vous recevrez demain un mémoire très fidèle concernant la terre. J’aurai l’honneur de vous parler une autre fois de Paul, apôtre. Permettez qu’aujourd’hui le spirituel soit un peu sacrifié au temporel…

« VOLTAIRE. »

« Mon cher philosophe, je ne puis m’empêcher de vous gronder encore de m’avoir forcé à vous donner ce malheureux titre au-dessus duquel vous êtes si fort élevé. Vous l’avez voulu. J’ai obéi malgré moi, parce qu’il faut servir ses amis comme ils le veulent et non pas comme on veut ; mais je vous jure encore sur ma tête que cette précaution était fort inutile et qu’elle pouvait être très dangereuse. J’en juge ainsi, puisque je n’ai pas reçu aujourd’hui jeudi le passeport que j’attendais. J’écris à M. le duc de Praslin pour le remercier et pour le presser… J’avoue que Mme la duchesse d’Enville a bien raison de souhaiter qu’on vous refuse.

« VOLTAIRE. »

« Vous savez bien, mon cher philosophe, que j’écrivis le vendredi, et qu’en conséquence de la rage que vous aviez d’être intitulé ministre du saint Évangile, j’écrivis encore le samedi. On me mande, en réponse à la lettre de vendredi, que vous aurez votre passeport. Mais je tremble, je vous l’avoue, que la lettre du samedi n’ait tout gâté. Il est très certain qu’avec un passeport du ministre vous auriez été dans la plus grande sécurité… Il se peut faire que ma réticence du vendredi sur votre sacré ministère et mon aveu du samedi aient donné quelques soupçons. Si, dans huit jours, vous ne recevez pas le passeport, il faudra absolument que Mme la duchesse d’Enville réponde pour vous, et qu’elle jure que vous n’êtes pas plus serviteur de ce farouche Calvin que de ces imbéciles du concile de Nicée. Qui croirait qu’il fallût tant de soins et tant de peines pour respirer l’air de son pays ? Nous sommes encore welches :

Hodieque manent vestigia ruris.

Le mot de ruris est trop faible ici, c’est barbaries qu’il faudrait mettre. Je vous demande pardon pour la France, mais Genève n’est guère plus sage :

Iliacos intra muros peccatur et extra.

Zurich me paraît plus raisonnable que le tripot de Calvin. Zwingle était un bon et brave déiste qui a laissé son esprit à ses compatriotes. Que Dieu soit béni !

« VOLTAIRE. »

« Je vous souhaite un bon voyage, mon cher philosophe… Dites-moi, je vous prie, le nom et la demeure du philosophe qui vint ces jours passés avec vous. Tout philosophe m’est cher, excepté Jean-Jacques ; mais celui-là a renoncé à la philosophie en faveur de l’orgueil et de la démence.

« V. »

« 7 avril 1765.

« Mon cher philosophe, vous voilà dans votre patrie et dans votre beau climat. Vous jouissez du plaisir de voir à votre aise M. de Saint-Priest, et moi, je n’ai eu la satisfaction de lui faire ma cour qu’un moment. Je suis bien persuadé qu’il pense sur l’aventure des Calas comme tous les maîtres des requêtes qui ont réhabilité cette famille infortunée. J’attends tous les jours la nouvelle qui m’apprendra que le roi lui accorde une pension. C’était aux juges de Toulouse à la lui faire, mais celle du roi sera plus honorable, et j’ose dire qu’elle le sera autant au roi qu’aux Calas.

« Après la douleur de vous avoir perdu, je n’en ai point de plus grande que de voir le bel ouvrage que vous aviez entrepris différé. Vous n’aurez pas emporté vos livres en Languedoc, et je doute beaucoup que vous trouviez où vous êtes les matériaux dont vous avez besoin. Je suppose, pour ma consolation, que vous avez fait assez d’extraits pour être en état de travailler sans livres. N’abandonnez jamais, je vous en conjure, cette entreprise utile. Vous rendrez un service essentiel à tous ceux qui pensent et à ceux qui veulent penser. Vous serez le premier qui aurez écrit sur cette matière sans vous tromper et sans vouloir tromper personne.

« Votre ami Vernes a fait imprimer je ne sais quelles lettres de lui et de Jean-Jacques qui ne sont pas assurément des lettres de Cicéron et de Pline.

« J’ignore d’ailleurs comment vont les tracasseries de Genève. Je ne suis occupé que d’ajouter deux ailes à mon petit château de Ferney, où je voudrais bien vous tenir, si jamais vous reveniez dans la triste cité de Calvin.

« Je me flatte que l’air natal a fait du bien à M. votre père, et que la faculté de Montpellier lui en fera encore davantage. Quoi qu’il arrive, souvenez-vous, mon cher philosophe, qu’il y a entre les Alpes et le mont Jura un vieillard qui voudrait passer avec vous les derniers jours de sa vie. « Il y a des philosophes qui ne savent que haïr, j’en connais d’autres qui savent aimer, et j’ose croire que vous et moi nous sommes tous deux de cette école.

« VOLTAIRE. »

«…… Voici une lettre que vous pouvez envoyer à Mme Calas pour M. le marquis de Gouvernet. — Comptez que nous sommes tous des imbéciles. Ce n’est point avec des livres qu’on obtient des grâces de la cour, et l’Apologétique de Tertullien ne fut pas lu seulement d’un marmiton de cuisine de l’empereur. Les bons livres peuvent faire les philosophes, encore n’est-ce que chez les jeunes gens ; les autres ont pris leur pli. C’est ce qui fait que M. de Crosne est entièrement pour nous, indépendamment même des formes juridiques. Mais il faut des formes à MM. d’Aguesseau et Gilbert, qui ne sont point du tout philosophes. Il faut auprès des ministres de très grandes protections et point de livres. Un bon ouvrage peut porter son fruit dans quinze ou vingt ans, mais aujourd’hui il s’agit d’obtenir la protection de Mme de Pompadour. Le grand point est d’intéresser son amour-propre à faire autant de bien à l’état que Mme de Maintenon a fait de mal. Je répondrais bien de sa bonne volonté et de celle de MM. les ducs de Choiseul et de Praslin ; mais avec tout cela l’affaire ne serait pas encore faite, tant il est difficile de changer ce qui est une fois établi. C’est assurément une très belle entreprise : elle demande encore plus de soin que l’affaire de Calas. Je mourrais bien content si j’avais, mis une pierre à cet édifice.

« Nous raisonnerons de tout cela avec M. Moultou, l’homme du monde que j’estime le plus et en qui j’ai la plus grande confiance.

« VOLTAIRE. »

« Ferney, 4 février 1766.

« Vous m’avez écrit, mon cher philosophe, d’un climat doux et tempéré, d’un beau pays où tout le monde danse. Je vous réponds de la Sibérie, du milieu des neiges et du voisinage d’une ville triste où tout le monde est de mauvaise humeur. Vos Genevois sont malades d’une indigestion de bonheur. Ils sont trop à leur aise pour être tranquilles, et, n’ayant aucun sujet de se quereller, ils en ont imaginé de ridicules. Depuis la Secchia rapita et le Lutrin, il n’y eut jamais pareille guerre. Il est vrai aussi que la guerre est fort paisible ; on ne s’est escrimé que par des brochures, et s’il y a des morts dans la bataille, ce sont ceux qui meurent d’ennui en lisant cet amas énorme de fadaises.

« Le conseil a vite envoyé chercher les médiateurs comme si le feu était aux quatre coins de Genève. Je crois voir les rats et les grenouilles prier Jupiter d’envoyer Hercule pour arranger leurs différends. La prêtraille de Jehan Chauvin ne joue pas le premier rôle dans cette comédie.

« J’ai une affaire plus sérieuse à mon gré sur les bras : notre Elie de Beaumont, défenseur des Calas, vient de faire en faveur des Sirven un mémoire qui me paraît digne de lui. J’espère que l’innocence triomphera une seconde fois, et que l’Europe désormais ne reprochera plus à la France des accusations continuelles de parricide. Cette démence, qui n’a que trop régné en Languedoc, est plus atroce, plus dangereuse que celle qui fait fermenter aujourd’hui les têtes genevoises.

« Je pense, comme vous, qu’il serait plus aisé d’accommoder les Genevois que d’engager le doux Caveyrac à être tolérant. Rien ne serait si aisé que d’arranger les petits différends de Genève en rendant les médiateurs arbitres suprêmes des cas graves et rares où le peuple se plaindrait d’une violation formelle des lois. Ces médiateurs à perpétuité seraient l’ambassadeur de France en Suisse et les premiers magistrats de Berne et de Zurich. Ce n’est précisément que ce qui est porté dans l’accommodement de 1738, puisque les médiateurs se sont portés garans de la tranquillité de Genève » Il est vrai que les médiateurs riront un peu de voir qu’une querelle d’auteur est l’origine de tout ce vacarme. Ce n’est pas ici quidquid delirant reges, plectuntur Achioi, c’est quidquid delirant Achivi, reges rident. Je vous donne un ïambe pour un hexamètre.

« J’espère, tout vieux et tout malade que je suis, vous embrasser au printemps ; sinon je vous demanderai un de Profundis.

« Adieu, mon très cher et très aimable philosophe.

« VOLTAIRE. »

« Ferney, 1766.

« J’ai avec vous, monsieur, la conformité d’un très grand mal aux yeux, mais les vôtres sont jeunes, et je perdrai bientôt les miens. Ils lisent en pleurant cet amas d’horreurs rapportées dans le livre que vous m’envoyez. En vérité, cela rend honteux d’être catholique. Je voudrais que de. tels livres fussent en France dans les mains de tout le monde ; mais l’opéra-comique l’emporte, et presque tout le monde ignore que les galères sont pleines de malheureux, condamnés pour avoir chanté de mauvais psaumes. Ne pourrait-on point faire quelque livre qui pût se faire lire avec plaisir par les gens mêmes qui n’aiment point à lire, et qui portât les cœurs à la compassion ?

« Me permettez-vous, monsieur, de garder quelques jours le compte de vos frères ? Il me paraît par leur nombre que vous n’auriez pas dû vous laisser pendre ; mais, entre nous, je crois ce nombre terriblement exagéré. Je vais écrire dans une province dont je pourrai recevoir des instructions, et ce qu’on m’apprendra de ce canton me servira de règle pour les autres.

« Je voudrais bien que votre confrère de Séligny vous envoyât le petit chapitre en question. Je ne sais s’il n’est point trop plaisant pour être mis dans un ouvrage sérieux, mais il me paraît essentiel de se faire lire de tout le monde, si on peut. Ce n’est pas assez de prouver que l’intolérance est horrible, il faut montrer à des Français qu’elle est ridicule.

« Je vous embrasse de tout mon cœur, comme un véritable ami des hommes. Vous êtes au-dessus des cérémonies.

« V. »

« Ferney, 24 avril 1767.

« Voilà deux grandes nouvelles, mon cher philosophe ; voilà une espèce de persécution bannie de la moitié de l’Europe et une espèce de persécutés qui peut enfin espérer de jouir des droits du genre humain que le révérend père Lachaise et Michel Le Tellier leur ont ravis.

« Il faudrait piquer d’honneur M. de Maupeou. Je réponds bien de M. le duc de Choiseul et de M. le duc de Praslin ; mais dans une affaire de législation le chancelier a toujours la voix prépondérante. Mme la duchesse d’Enville est à La Roche-Guyon, écrivez-lui, flattez sa grande passion, qui est celle de faire du bien, et qui vous est commune avec elle. Elle est capable d’aller exprès à Versailles. Le succès d’une pareille entreprise rendrait le roi cher à l’Europe. Est-il possible que les Turcs permettent aux chiens de chrétiens (comme ils les appellent) de porter leur Dieu dans les rues et de chanter : O filie ! o filia ! à tue-tête, tandis que les welches ne permettent pas à d’autres welches de se marier ! La conduite welche est si folle et si odieuse qu’elle ne peut pas durer.

« Je vous embrasse tendrement. Je n’ai pas un moment à moi. J’attends le livre de M. de Serres. »

« 23 décembre 1767.

« Mon cher philosophe, l’affaire de Sirven devient d’une importance extrême. Le rapporteur me demande un écrit imprimé depuis quelques mois à Toulouse, dans lequel on justifie l’assassinat juridique de Calas. Les maîtres des requêtes qui ont déclaré unanimement la famille innocente y sont très maltraités. Leur tribunal y est déclaré incompétent, et leur jugement injuste. J’ai malheureusement perdu cet écrit précieux qui doit être une pièce produite au procès. Je ne me souviens plus du titre. Il me semble que c’était une lettre adressée à un correspondant imaginaire, comme les lettres de Vernet. Je vous demande en grâce d’écrire sur-le-champ à quelqu’un de vos amis du Languedoc qu’il faut qu’il déterre cette lettre, et qu’il l’envoie en droiture à M. de Chardon, maître des requêtes, sous l’enveloppe de M. le duc de Choiseul. Cela est, encore une fois, de la dernière importance : il n’y a point de peine qu’on ne doive prendre pour recouvrer cet ouvrage. C’est un préliminaire nécessaire pour casser le dernier arrêt de Toulouse, qui révolte tout le monde.

« Je me porte fort mal ; mais je mourrai content avec l’espérance de voir la tolérance rétablie. L’intolérance déshonore trop la nature humaine. Nous avons été trop longtemps au-dessous des Juifs et des Hottentots. Je vous embrasse bien tendrement, mon cher philosophe. Vous devriez bien venir quelque jour coucher chez nous. Nous causerions. »

« Ferney, 29 décembre 1767.

« Eh bien ! le diable, qui se mêle de toutes les affaires de ce monde et qui détruit toutes les bonnes œuvres, ne vient-il pas d’arrêter tout net M. de Chardon lorsqu’il allait rapporter l’affaire des Sirven ? Le parlement ne lui fait-il pas une espèce de procès criminel pour avoir rapporté devant le roi l’affaire de la Cayenne ? Le roi est, à la vérité, indigné contre le parlement ; mais le procès des Sirven n’en est pas moins retardé. Je vais animer M. de Chardon, il est un de nos philosophes, et l’on verra peut-être à la fin.que la philosophie est bonne à quelque chose.

« La facétie de la Sorbonne contre Bélisaire paraît enfin. Elle ressemble aux pièces nouvelles de cet hiver, elle est sifflée ; mais le nonce la dénonce à Rome comme scandaleuse, et cette dénonciation dudit nonce est encore sifflée. La condamnation de Rome le sera aussi. Et de rire !

« Je ne ris point sur les Sirven. »

« 3 février 1768.

« Mon cher philosophe, enfin, après cinq ans de peines et de soins incroyables, la requête des Sirven fut admise au conseil le samedi 23 janvier après un débat assez long, et le procès doit avoir été rapporté vendredi dernier 29, devant le roi.

« Il n’est plus douteux que cette famille ne soit rétablie dans ses honneurs, dans ses biens, et que l’arrêt infâme qui la condamnait à la mort ne soit cassé comme celui des Calas. Mon cher philosophe, il ne faut désespérer de rien. Mandez cette nouvelle à vos amis du Languedoc ; mais quand le pauvre vieillard malade aura-t-il la consolation de vous revoir ?

« VOLTAIRE. »

« Mon cher philosophe,… je vous fais compliment sur vos deux galériens. Si c’est par Mme la duchesse d’Enville que vous êtes parvenu à cette bonne œuvre, cela prouve qu’elle a du crédit auprès de M. de Saint-Florentin. Si c’est par vous-même, vous ferez casser la révocation de l’édit de Nantes.

« Je voudrais savoir comment le parlement de Toulouse a validé un mariage fait contre les lois du royaume. Ce n’est pas dans l’ordre des choses possibles. Il faut qu’il y ait dans cette aventure des circonstances qui en changent totalement le fond. Il est très vrai, Dieu merci, qu’il y a dans ce parlement une douzaine de magistrats aussi philosophes que vous.

« Si on ne vous dit rien des Sirven, lisez la dernière Gazette de Berne. Vous y verrez que le 17 novembre Sirven a été élargi, avec mainlevée de son bien. Il en appelle au parlement pour avoir des dédommagemens. Je n’ai pas un seul exemplaire de Dieu et les Hommes.

« Votre pauvre Charles Bonnet aurait grand besoin que ses parens le fissent interdire. Voilà, mon cher ami, tous vos articles tirés au clair. Ce qu’il y a de plus vrai dans tout ceci, c’est que je vous aime autant que je. vous estime, et le tout sans cérémonie. »

« Ferney, 6 décembre 1771.

« Mon cher philosophe, vous m’avez cruellement abandonné, vous ne venez plus coucher dans notre ermitage. Il faut pourtant que je vous dise que le nouveau parlement de votre Languedoc vient de rendre une justice pleine et entière à Sirven. Il lui accorde des dépens considérables et la restitution de ses revenus, malgré l’ancien usage. Nous allons prendre les premiers juges à, partie au nom des filles de Sirven. C’est M. le premier président qui a la bonté de me mander ces nouvelles. Souvenez-vous qu’il n’a fallu que deux heures pour condamner cette vertueuse famille à la mort, et qu’il nous a fallu neuf ans pour lui faire rendre justice. »

« Ferney, 4 septembre 1773.

« Mon très cher et très aimable philosophe, on dit que l’auteur d’un Éloge de Jean-Baptiste Colbert[7] pourrait bien succéder un jour à son héros. Je le voudrais bien, pour la rareté du fait et pour l’honneur de Genève. Voilà le second citoyen qui a remporté des prix dans nos académies ; mais Jean-Jacques ne ressemble qu’au chien de Diogène, et l’autre a quelque air d’un ministre d’état…

« VOLTAIRE. »

« Ferney, 1764.

« Mon cher et respectable philosophe, ce que vous a dit M. de Reverdy paraît assez vrai. C’est surtout un très grand bonheur pour la France, pour la paix de la religion et pour la philosophie que M. Turgot soit dans le ministère. M. de Maurepas et M. Turgot empêcheront sûrement le mal et feront tout le bien qu’ils pourront. Ce M. Turgot surtout, qui est venu autrefois aux Délices, est un homme très éclairé qui pense en tout comme vous. Nous n’avons qu’à bénir Dieu et à vivre.

« VOLTAIRE. »

« 5 juillet 1775.

« Pardon, monsieur, mille pardons ! Je ne retrouve que dans ce moment-ci votre billet du 25 juin. Je me hâte de réparer cette méprise et ce temps perdu. Je me hâte surtout de vous remercier de tout ce que vous me dites. Il y a longtemps que je sus l’emprisonnement du pasteur dauphinois. M. Pomaret m’en écrivit, et sur-le-champ je suppliai Mme la marquise de Clermont-Tonnerre, gouvernante du Dauphiné, de vouloir bien, interposer ses bontés et son autorité. J’ai envoyé la réponse de Mme de Tonnerre à M. Pomaret.

« Vous avez bien raison, mon très cher philosophe, de me dire qu’il faut que j’achève ma vie et que je meure en terre libre. Vos offres me pénètrent le cœur. Nous en parlerons plus au long quand j’aurai la consolation de vous voir.

« Je viens d’obtenir du roi de Prusse une assez belle place pour ce jeune homme que vous avez pu voir chez moi. Il n’aura pas besoin de demander des grâces en France à des persécuteurs et à des bourreaux. Le sang du chevalier de La Barre retombera enfin sur la tête des monstres qui l’ont répandu.

« Je vous embrasse les larmes aux yeux, mon cher philosophe.

« VOLTAIRE. »

« Je vous renvoie, mon cher philosophe, la lettre de votre grand-vicaire. J’y joins un imprimé que vous serez peut-être bien aise de garder. J’en ai reçu un exemplaire de la part de l’avocat. Cette pièce me parait ce qu’on pouvait faire de mieux en faveur de la loi naturelle contre la loi arbitraire du despotisme. Il me semble que les choses sont bien changées depuis l’horrible aventure des Calas ; l’excès du fanatisme a servi enfin à faire triompher la raison. On aura beau appeler d’un jugement si juste ; les hommes vertueux et instruits qui composent ce conseil casseraient plutôt les lois barbares qui subsistent encore.

« Je suis bien étonné qu’un homme qui paraît plein d’esprit et de goût ait pu se tromper à ces misérables lettres imputées au bon pape Ganganelli. Chaque ligne en décèle le faussaire. On sait assez que c’est un nommé Caraccioli, né Français, qui a pris un nom italien. C’est lui qui avait fait, il y a quelques années, l’histoire de Mme de Pompadour. Il vit depuis longtemps de ses mensonges littéraires. Ces sottises trompent quelque temps les étrangers et les provinciaux, mais elles tombent bientôt dans l’éternel oubli qu’elles méritent. Je ne suis point du tout de l’avis de votre vicaire-général, quelque respect que j’aie pour son esprit et pour sa science. On ne veut point du tout détruire ce que vous savez ; ce qui est fondé sur beaucoup d’argent et sur beaucoup d’honneurs est fondé sur le roc. On prétend seulement adoucir l’esprit de ceux qui jouissent de ces honneurs et de cet argent. On a commencé ce grand ouvrage, et on espère qu’il s’achèvera de lui-même.

« VOLTAIRE. »

« On vous trompe, mon cher philosophe, quand on vous dit que l’archevêque de Toulouse a proposé des facilités pour les mariages des protestans dans une délibération de l’assemblée du clergé ; ce n’est point dans ces délibérations qu’on agite ces questions d’état. Mgr l’archevêque de Toulouse en a parlé il y a quelque temps dans une conversation avec quelques évêques et a montré autant de tolérance que de politique.

« Il est très faux que des colporteurs aient été arrêtés pour avoir débité la Diatribe. Cette pièce est imprimée dans le Mercure d’auguste, ou d’août, où nous sommes. M. le contrôleur-général en a été infiniment satisfait et en a remercié l’auteur. Quelques évêques se sont fâchés contre Laharpe, qui a fait l’éloge de cette Diatribe dans ce Mercure d’auguste ou août. On a laissé dire ces évêques et l’on ne persécute personne.

« M. Turgot est en train de rendre les plus grands services à la nation et à la raison. Sa sagesse et sa bienfaisance s’étendent jusque sur nous, pauvres habitans ignorés du mont Jura. Attendez-vous, vous autres Genevois nos voisins, aux choses les plus agréables ; c’est tout ce que je puis vous dire.

« Ceux qui vous mandent que le clergé welche n’a jamais eu plus d’activité et de crédit se trompent de moitié ; ils ont raison pour l’activité. »

« Ferney, 8 décembre 1775.

« Effectivement, monsieur, on m’avait flatté de l’idée que vous aviez jeté un coup d’œil favorable sur mon voisinage et que vous vouliez l’honorer au point d’y avoir une maison de campagne. Vous jugez combien cette proposition a dû enchanter Mme Denis et moi. Ce serait la consolation du reste de mes jours. Vous seriez absolument le maître de choisir le terrain. Vous ordonneriez la manière dont vous voudriez être servi, et on s’empresserait d’exécuter vos ordres.

« Je vous avertis que vous ne seriez point du tout dans un marquisat. C’est une mauvaise plaisanterie que des ennemis de M. Turgot ont faite à Paris. Il y a des gens qui ont été fâchés du bien que ce digne ministre daigne faire à ma petite province, et encore plus de celui qu’il va faire au royaume. Ne pouvant décréditer les bonnes intentions de M. Turgot, ils ont voulu l’attaquer par le ridicule, et dans cette belle idée, ils ont déclaré que le roi me faisait marquis Mascarille et intendant du vaste pays de Gex.

« En vérité, il y a tant de marquis gascons qu’il n’en faut pas faire de suisses. Agréez les tendres respects d’un solitaire qui ne sera jamais que le vieux malade.

« VOLTAIRE. »

Arrêtons-nous sur l’impression que laissent ces dernières lettres. Heureux du succès de ses efforts dans les affaires de Galas et de Sirven, heureux de l’avenir que promet à la France l’avènement de Turgot, il éprouve des émotions qui adoucissent ses paroles. On a vu pourtant, dans ce recueil de messages, quel mélange de grâce supérieure et de petites passions, d’humanité généreuse et de malices impies. On le verra mieux encore quand ces précieuses confidences seront entièrement mises au jour. La publication complète des lettres de Voltaire à Moultou montrera le brillant fascinateur s’efforçant d’attirer à lui le jeune ministre de l’Évangile[8]. Ne vous y trompez pas ; bien des éloges, bien des conseils que renferme cette correspondance ont été repoussés par Moultou. Celui qui, en 1762, prenait si énergiquement le parti de Rousseau malheureux et persécuté contre Voltaire triomphant, n’a pas dû sacrifier son ami, même au défenseur de Calas. Celui qui, malgré les railleries de Voltaire, exigeait que son titre de pasteur fût inscrit dans son passeport, n’a pas sacrifié non plus le christianisme au seigneur de Ferney. Bien que nous n’ayons pas les réponses de Moultou à Voltaire, il est facile de se représenter l’attitude des deux interlocuteurs. Voltaire, abandonné de ses amis de Genève au point de vouloir quitter ce voisinage hostile, se rattache à la Suisse et au pays de Gex par ce jeune homme si savant, si vif, si aimable, et qui déteste si cordialement l’intolérance. Il l’aime, il le reçoit à bras ouverts, il fait de lui son compagnon d’armes, il l’associe à ses luttes, il lui écrit (on l’a vu) maintes paroles qui devaient aller à son cœur ; puis, l’enveloppant de toutes les séductions de l’esprit, il s’efforce de l’amener à croire qu’ils sont d’accord tous deux sur les questions religieuses comme sur les questions d’humanité. Moultou n’est pas dupe ; il est charmé sans doute par tant de grâce, de bon sens, d’esprit, de cordialité, mais les impiétés du sceptique lui répugnent. Vrai sage chrétien dans la pratique, il continue sa tâche, qui est de faire accomplir à Voltaire une œuvre toute chrétienne, la prédication de la tolérance. Il le ramène ainsi sur un terrain où rien ne les sépare, et si Voltaire veut absolument que Moultou soit un philosophe à sa manière, c’est-à-dire un ennemi de l’Évangile, de saint Paul et des imbéciles du concile de Nicée, Moultou est bien forcé de répéter tout bas le mot qu’il lui applique si souvent dans ses lettres à Rousseau : « Comédien ! »


III

Par un singulier hasard, Moultou, qui avait connu Rousseau et Voltaire à Genève dans des circonstances si différentes, se trouvait à Paris au moment de leur mort. Il put les revoir à la veille du jour suprême, et les renseignemens que contiennent ses papiers inédits, soit à propos de leurs dernières pensées, soit au sujet des impressions du monde parisien, méritent d’être recueillis par l’histoire.

Moultou, appelé par la famille Necker, dont il était l’intime ami depuis longues années, arriva à Paris au printemps de 1778. C’était la première fois qu’il voyait la grande ville ; on devine quelle fut sa joie de se trouver tout à coup au foyer même d’un monde éblouissant. Ce théologien, nous le savons par sa correspondance, était passionné pour les lettres, pour les arts, et avide de tout connaître dans le domaine des choses de l’esprit. Or M. et Mme Necker sont ses patrons auprès des grands seigneurs et des philosophes ; c’est dire que rien ne lui échappera dans ce Paris brillant et corrompu, qui célèbre ses dernières fêtes à la veille de la catastrophe inévitable. Les lettres qu’il écrit à sa femme, du mois d’avril au mois de juillet 1778, contiennent un tableau naïf de ses émotions, de ses étonnemens, de ses joies d’artiste et de lettré, souvent aussi de ses répugnances de philosophe et de chrétien. Mme Necker, qui l’aime comme un ami d’enfance, veut absolument le faire brillera Paris, et Moultou, avec son esprit, sa franchise, sa gaîté méridionale, sa vive et sérieuse éloquence, fait honneur à ce patronage illustre. Dans les soupers, chez les ministres, à la cour, ducs et pairs ou gens de lettres raffolent de l’ami de Jean-Jacques. « Je puis te dire que j’ai eu dans ce pays assez de succès, et que cela continue ; je suis écouté et goûté. Le marquis de Castries, qui a beaucoup de mérite, laissa avant-hier toute la compagnie pour faire la conversation avec moi, et dit le lendemain à Mme Necker qu’il n’avait rien perdu à se séparer de l’assemblée, que je causais également bien sur tous les sujets, que j’entraînais par un charme auquel on ne résistait point. Il faut bien parler à sa femme, et à une aussi bonne femme que la mienne, pour parler avec cette vérité. D’un autre côté, le bonhomme Buffon dit à tout le monde qu’il n’a jamais rencontré d’homme dont la tête fût mieux faite et qui fût plus éloquent. — Pardieu ! où cet homme a-t-il appris le français ? Est-il possible qu’il ne soit point sorti de Genève ? » On voit quel est le ton des confidences de notre voyageur, une joie franche et candide, un peu de présomption peut-être, du moins un peu trop d’empressement à prendre au pied de la lettre des complimens de salon, et avec cela pourtant un esprit vif, dégagé, qui n’est pas dupe des mensonges du monde.

Ses portraits, tracés au courant de la plume, ont souvent un singulier accent de vérité. On vient de remarquer ces mots le bonhomme Buffon, il les reprend plus loin et les explique. » Je dînai la veille avec M. de Buffon, qui est un vieillard de soixante-quatorze ans, d’une simplicité et d’une bonhomie touchantes : sublime quand il parle de la science, enfant quand il s’agit des choses les plus communes de la société. J’ai eu le bonheur de lui plaire, il m’a fait beaucoup d’amitiés et a dit à Mme Necker des choses très flatteuses sur mon compte. En général, j’ai bien pris dans ce pays-ci, on m’y traite bien autrement qu’à Genève… » Cette bonhomie de Buffon, cette simplicité touchante, ce vieillard sublime redevenu enfant dans la vie de tous les jours, ce sont là des traits dont il faut se souvenir, afin de rectifier légèrement, à cette date au moins, la figure trop solennelle que nou3 a conservée la tradition. Toutes les personnes illustres qu’il a occasion de connaître, Diderot, Saint-Lambert, Turgot, Delille, Thomas, l’abbé Raynal, Mlle Clairon, Franklin, Bailly,. le prince de Beauvau, M. d’Aranda, ambassadeur d’Espagne, M. de Broglie, Mme de Boufflers, la reine elle-même et les princesses, sont caractérisées d’un mot juste et fin. Ici, c’est Diderot » toujours sur le trépied, hypocrite de morale,.. » capable pourtant de charmer les juges les plus difficiles, quand il veut bien ne pas déclamer. « J’ai revu Diderot, dont j’ai été très content, écrit l’ami de Rousseau ; il fut très sage, très honnête et très gai. » Là, c’est Turgot, « une belle figure, avec assez peu de physionomie, parlant assez bien, mais un peu lent, un peu lourd peut-être, accoutumé à dominer, et supportant difficilement un avis qui contrarie le sien. » M. de Broglie est « l’homme le plus spirituel de la cour. » Mme de Boufflers « a tout l’esprit qu’on peut avoir. » Mme Du Deffand, avec ses quatre-vingts ans passés, « court encore le monde, quoique aveugle, et voit plus clair dans les choses du monde que ceux qui les regardent de leurs deux yeux. » Franklin, dans sa simplicité silencieuse, lui paraît « un fin quaker. » La reine, selon les circonstances, a tour à tour « une beauté autrichienne et une beauté française. » Quant à la famille Necker, qui l’héberge et le patronne si gracieusement, il est naturel qu’il y revienne sans cesse. « Plus j’étudie M. Necker, écrit-il, plus j’en suis enchanté ; c’est un génie extraordinaire, et sa vertu égale au moins son génie. Si quelqu’un peut rétablir les finances, c’est lui. » Et ailleurs : « Je le croyais un grand homme, j’en suis sûr à présent. Il a tout, génie et vertu. Il est bien au-dessus de son siècle. » Et avec quel enthousiasme il parle de la digne compagne du ministre ! comme elle est restée simple et cordiale dans une position si haute ! quelle fidélité à ses amitiés d’autrefois ! Quand elle lit des lettres de Mme Moultou, elle est heureuse de retrouver le bon esprit helvétique dans sa fraîcheur et sa sincérité ; c’est un exemple qu’elle indique à la brillante Germaine. « Mme Necker, écrit Moultou, a fait lire tes lettres à sa fille pour lui donner l’idée des sentimens vrais et d’une solide raison. Mme Necker est charmante ; c’est un prodige d’esprit et de sensibilité. Elle est à Saint-Ouen pour sa santé, qui s’est bien rétablie. Nous nous sommes vus plusieurs fois. Elle m’aime beaucoup, je la trouve adorable. »

Malgré tant de plaisirs et d’ivresses, malgré les soupers, la comédie, les conversations étincelantes, Moultou, en véritable ami de Rousseau, éprouve bientôt un désenchantement amer. Il a vu de trop près les personnages qui occupent l’attention de l’Europe. Que de vanités mesquines chez ces poursuivans de la gloire ! « Chère femme, écrit-il, les hommes entassés dans les capitales perdent en vertu tout ce qu’ils gagnent en agrément. Il faut voir Paris comme un spectacle enchanteur qui plaît un moment avec vivacité, et qui enlève l’âme au-dessus des inquiétudes et des tourmens de la vie, mais qui n’en consolerait pas… Plus je vois les gens de lettres et plus je m’en détache ; à l’exception de Thomas et de Buffon, ils sont si méprisables ! Mais ceci entre nous, car si ces gens-là voyaient percer mon mépris pour eux, ils ne me pardonneraient pas. Je leur ai plu, il faut leur laisser de moi un souvenir agréable. Je fais aussi le plus grand cas de l’abbé Raynal. Le reste est un tas de fripons qui sacrifient tout à la célébrité, et sont jaloux de tous ceux qui peuvent offusquer leur gloire. Ils ne sont liés que par l’esprit de parti. Gluck et Piccini ont anéanti des amitiés de vingt ans… Quelle nation frivole ! Cela fait pitié. Elle est cependant bien aimable. »

C’est surtout à l’occasion de la mort de Voltaire que les confidences de Moultou ont l’intérêt d’une révélation. On sait avec quels transports d’enthousiasme fut accueilli l’illustre vieillard dans ce dernier voyage à Paris. Le 4 février 1778, il était parti de Ferney en chaise de poste ; le 8, il rejoignait à Fontainebleau le marquis et la marquise de Villette, qui avaient pris les devans ainsi que Mine Denis, et le 9 ils entraient à Paris tous ensemble. « Non, s’écrie le baron Grimm, l’apparition d’un revenant, celle d’un prophète, d’un apôtre n’aurait pas causé plus de surprise et d’admiration que l’arrivée de M. de Voltaire. Ce nouveau prodige a suspendu quelques momens tout autre intérêt ; il a fait tomber les bruits de guerre, les intrigues de robe, les tracasseries de cour, même la grande querelle des gluckistes et des piccinistes. L’orgueil encyclopédique a paru diminué de moitié, la Sorbonne a frémi, le parlement a gardé le silence, toute la littérature s’est émue, tout Paris s’est empressé de voler aux pieds de l’idole. » Cette fièvre d’idolâtrie, pour employer le langage de Grimm, éclata surtout à la représentation d’Irène. Nul incident ne peint mieux l’extrême sensibilité de la société parisienne en ces ardentes années. Le jour même où Irène fut jouée pour la première fois, une singulière aventure avait mis en émoi la cour et la ville, et révélé l’irrésistible ascendant de cette puissance nouvelle qui s’appelait déjà l’opinion. On était en plein carnaval. Quelques jours auparavant, dans un bal masqué de la cour, le comte d’Artois, celui qui est devenu quarante-six ans plus tard le roi Charles X, jeune alors, brillant, voluptueux, avait adressé je ne sais quel propos de moquerie ou de galanterie à la duchesse de Bourbon. Tous deux étaient masqués. La duchesse veut savoir qui ose lui parler si librement, et d’un geste rapide elle essaie d’arracher le masque du hardi cavalier. Le prince se défend et veut à son tour démasquer la duchesse. Dans cette lutte d’une seconde, le frère de Louis XVI est assez maladroit pour effleurer, pour égratigner de son ongle le visage de la jeune femme. La duchesse se plaint à son père le duc d’Orléans, à son mari le duc de Bourbon, à son cousin le roi Louis XVI. « Si le roi, disait le duc de Bourbon, ne fait pas accorder à la duchesse la réparation qui lui est due, je provoquerai le comte d’Artois. » Grande rumeur à la cour et à la ville. La reine essaie en vain de calmer les esprits et d’arranger l’affaire. Il suffirait sans doute que le comte d’Artois demandât pardon à la duchesse, et tout serait terminé. Malheureusement le duc de Bourbon a parlé trop tôt : l’offenseur, en faisant des excuses, aurait l’air de reculer devant ses menaces. Le roi d’ailleurs avait formellement défendu à son frère d’accepter le cartel du duc de Bourbon. Tout Paris discutait la question, et la voix publique disait : « Le prince doit se battre ; qu’importe ici la volonté du souverain ? Il a offensé une femme, il ne peut refuser une réparation par les armes. » Les femmes elles-mêmes tenaient ce langage. Enfin l’opinion l’emporte ; le comte d’Artois donne rendez-vous au duc de Bourbon dans le bois de Boulogne le lundi 16 mars 1778. Le combat, qui dura six minutes, eut lieu selon toutes les règles de l’ancienne chevalerie, et heureusement sans résultat fâcheux. Le comte d’Artois reçut une légère blessure au bras. Les deux champions s’embrassèrent et dînèrent gaîment ensemble ; puis le comte d’Artois écrivit au roi, lui demandant pardon de sa désobéissance, s’inclinant devant l’autorité du roi, invoquant l’amitié du frère, et sollicitant la faveur d’être traité comme le serait le duc de Bourbon. Il courut ensuite chez la duchesse et lui fit réparation avec la grâce d’un gentilhomme. Le soir même, on jouait Irène à la Comédie-Française. La reine avec sa suite occupait la loge royale ; quand la duchesse de Bourbon entra dans la sienne, toute la salle, qui était comble, éclata en applaudissemens. Les bravos redoublèrent, lorsqu’on vit arriver le duc de Bourbon. Quelques instans après, le comte d’Artois se présente, et comme on ne sait pas encore l’événement du matin, il est reçu avec une froideur très significative. Vous voyez quel mouvement, quelles émotions, quelle fièvre dans cette enceinte où va être jouée la dernière tragédie de Voltaire, la fille de ses quatre-vingts ans ! Eh bien ! tout s’évanouit devant le triomphe de Voltaire. Au reste, le duel du matin et l’ovation littéraire de la soirée, ces choses d’un ordre tout différent, attestaient une situation semblable. Quand le public applaudissait le duc de Bourbon, il proclamait l’empire de l’opinion, il disait que c’était à elle de dicter la loi, de réformer les décisions du souverain ; quand il accueillait cette médiocre tragédie d’Irène avec des transports d’enthousiasme, il célébrait l’infatigable esprit qui pendant soixante ans avait créé, gouverné, agrandi de jour en jour et consacré à jamais cet empire invincible.

Voltaire n’assistait pas à cette première représentation d’Irène. Une hémorragie violente que son médecin et ami, l’illustre Genevois Tronchin, considérait comme un symptôme de mort le retenait enfermé depuis plusieurs semaines. Il put sortir cependant le lundi 30 mars, et se rendre à la Comédie, où l’on jouait son œuvre pour la sixième fois. Une foule tumultueuse occupait les abords du théâtre ; du plus loin qu’on aperçut sa voiture, une immense acclamation s’éleva. « Toutes les bornes, — c’est Grimm qui parle, — toutes les barrières, toutes les croisées étaient remplies de spectateurs, et le carrosse à peine arrêté, on était déjà monté sur l’impériale et même jusque sur les roues pour contempler la divinité de plus près. » Il entre dans la salle, et les bravos éclatent avec une sorte de frénésie. Les chroniqueurs du temps, persuadés que les moindres détails de la scène intéresseront la postérité, nous disent exactement quel costume il portait ce soir-là : il avait sa grande perruque à nœuds grisâtres, ses longues manchettes de dentelles, sa riche fourrure de martre zibeline, présent de l’impératrice Catherine II, avec des ornemens d’un beau velours cramoisi. La toile se lève, on joue Irène ; mais l’assemblée ne songe qu’à Voltaire. Après la représentation, le buste du poète est couronné sur la scène au milieu des bravos, des cris de joie, des larmes d’attendrissement, des trépignemens d’enthousiasme. Quand il fallut sortir, on lui donna des gardes pour lui frayer un chemin à travers la foule ; mais ce soin était inutile, la foule s’ouvrait devant lui, et il y en avait qui baisaient ses vêtemens. Jamais hommage ne fut plus complet, et le vieil Arouet, reconduit jusqu’à l’hôtel du marquis de Villette aux cris de vive Voltaire ! répétait les larmes aux yeux : « Ils veulent me faire mourir de plaisir ! » C’était ce plaisir, au contraire, qui soutenait en lui la nature épuisée. Grimm, qui le vit ce soir-là, le dépeint en deux mots à ses correspondans d’Allemagne : « Ses yeux étincelaient encore à travers la pâleur de son visage ; mais on croyait voir qu’il ne respirait plus que par le sentiment de sa gloire. »

Nous ne prétendons pas apprécier ce triomphe de Voltaire ; « tout y venait pêle-mêle, a dit excellemment M. Villemain, et l’hymne de la gloire était chanté par le vice. » Débrouiller ce pêle-mêle, distinguer le bien du mal, séparer les ardeurs généreuses et les passions mauvaises, ce n’est point ici notre tâche ; nous avons voulu rappeler seulement par quelques traits l’unanimité de cet enthousiasme pour mieux faire apprécier les confidences de Moultou. Les gens de lettres qu’il fréquentait depuis quelques mois n’étaient pas les moins empressés à glorifier l’idole ; Grimm et Laharpe, dans leurs correspondances, sont les interprètes des écrivains aussi bien que de la société mondaine. Lorsque Voltaire meurt le 30 mai, entre dix et onze heures du soir, Grimm écrit ces mots dans son journal : « Il est tombé dans l’abîme funeste ! les derniers rayons de cette clarté divine viennent de s’éteindre, et la nuit qui va succéder à ce beau jour durera peut-être une longue suite de siècles. Il n’est plus, celui qui fut à la fois l’Arioste et le Virgile de la France, qui ressuscita pour nous les chefs-d’œuvre des Sophocle et des Euripide, dont le génie atteignit tour à tour la hauteur des pensées de Corneille, le pathétique sublime de Racine… Il n’est plus, celui qui, dans son immense carrière, embrassa toute l’étendue de nos connaissances et laissa presque dans tous les genres des chefs-d’œuvre et des modèles. » Cette plainte est bien celle des lettrés, des beaux-esprits, des philosophes, de tous les confrères du baron de Grimm ; il semble que tout soit perdu par la mort de Voltaire, et Mme de Boufflers, dans des stances ingénieuses, va jusqu’à reprocher à Dieu d’avoir brisé son chef-d’œuvre. Eh bien ! si nous en croyons ce que Moultou a vu de ses yeux et entendu de ses oreilles, ce n’était là que l’opinion officielle du monde lettré ; au fond, la mort du patriarche de Ferney fut une délivrance pour la république des lettres. Moultou écrit le 1er juin à sa femme : « Voltaire se meurt, s’il n’est pas mort cette nuit. On croit qu’on lui refusera la sépulture, cela fait un mouvement prodigieux parmi les gens de lettres. Ils font les tristes et sont ravis… » Et dans la lettre suivante : « La mort de Voltaire a fait une grande sensation, parce qu’on a voulu qu’elle n’en fit aucune. Les gazettes, par ordre, n’en ont pas parlé, mais il n’a pas été question d’autre chose dans les soupers. Les gens de lettres n’ont pas même l’adresse de cacher leur joie. L’empire des lettres va se tourner en république, et peut-être en une anarchie où chacun prétendra la place de Voltaire, qui tenait le sceptre avec un furieux despotisme. »

Remarquez bien que ce témoignage est grave, car il n’y a ici aucune passion contre Voltaire. Toujours sage et charitable, Moultou ne veut se rappeler que les bonnes inspirations du grand écrivain, et il prédit que la postérité fera réparation à ses cendres. « Les cordeliers, dit-il, ont refusé de faire le service que l’Académie française devait à M. de Voltaire. L’Académie y met de la chaleur, je ne sais comment la chose se décidera. La postérité sera bien étonnée de la manière dont on traite ce grand homme. Un jour elle rappellera ses cendres, et Paris s’honorera de son tombeau comme il s’honore de ses ouvrages. » Si Moultou a signalé le furieux despotisme de Voltaire, ce n’est pas qu’il prenne parti pour les écrivains qui se réjouissent d’être affranchis du joug ; il sait bien que ce cri de délivrance n’est que l’explosion de l’envie, la revanche de la vanité blessée, et non un témoignage d’indépendance morale. Une âme fière ne subit pas de servitude, et la mort d’un adversaire, loin de la réjouir, l’attriste. Pauvre Voltaire ! écrit l’ami de Rousseau, et il ajoute en parlant des encyclopédistes : « Ces messieurs sont aimables sans doute ; mais estimables, c’est autre chose. Je m’en accommode bien dans la société ; dans l’intérieur de la vie, je n’en voudrais ni pour confidens ni pour amis. Ceci bien entre nous deux, car tout s’écrit, et la haine des philosophes est pire que celle des dévots. »

On pense bien que Moultou, fidèle à son rôle envers Voltaire, ne fut pas infidèle à son amitié pour Jean-Jacques Rousseau. Il profita de son séjour à Paris pour aller voir l’illustre et malheureux ami qu’il aimait d’une affection si tendre et dont il n’avait pas serré la main depuis tant d’années. Il le trouva dans sa retraite d’Ermenonville, et c’est là que Jean-Jacques lui confia le manuscrit de ses Confessions avec d’autres pages inédites que vient de publier son arrière-petit-fils, M. G. Streckeisen-Moultou. Ce curieux volume renferme le Projet de constitution pour la Corse, des lettres sur la vertu et le bonheur, maints opuscules de morale, de politique, de littérature, deux histoires de village, le Petit Savoyard et les Amours de Claude et de Marcellin, simples ébauches d’un genre que développeront les Pestalozzi, les Immermann, les Berthold Auerbach, enfin beaucoup de pensées détachées, plusieurs fragmens d’ouvrages, et tout un recueil de lettres. La plus intéressante de ces pages est, à notre avis, celle qui termine le morceau intitulé par l’éditeur Fiction, ou morceau allégorique sur la révélation. Le cadre est un peu confus : couché sur le gazon par une belle nuit d’été, le philosophe, dans une délicieuse ivresse, contemple le ciel étincelant d’étoiles, et l’enchaînement de ses pensées le conduit à la religion naturelle la plus pure ; puis, quand la fatigue a fermé ses paupières, il a un songe bizarre, terrible, dont les images incohérentes sont destinées sans doute à représenter non-seulement les cultes barbares du monde païen, mais le fanatisme sous toutes ses formes.


« Frappé de tout ce qu’il venait de voir, il réfléchissait profondément sur ces terribles scènes, quand tout à coup une voix se fît entendre dans les airs, prononçant distinctement ces mots : « C’est ici le fils de l’homme ; les cieux se taisent devant lui. Terre, écoutez sa voix. » Alors, levant les yeux, il aperçut sur l’autel un personnage dont l’aspect imposant et doux le frappa d’étonnement et de respect : son vêtement était populaire et semblable à celui d’un artisan, mais son regard était céleste ; son maintien modeste, grave et moins apprêté que celui même de son prédécesseur, avait je ne sais quoi de sublime où la simplicité s’alliait à la grandeur, et l’on ne pouvait l’envisager sans se sentir pénétré d’une émotion vive et délicieuse qui n’avait sa source dans aucun sentiment connu des hommes. « O mes enfans, dit-il d’un ton de tendresse qui pénétrait l’âme, je viens expier et guérir vos erreurs ; aimez celui qui vous aime et connaissez celui qui est ! » A l’instant, saisissant la statue, il la renversa sans effort, et montant sur le piédestal avec aussi peu d’agitation, il semblait prendre sa place plutôt qu’usurper celle d’autrui. Son air, son ton, son geste, causaient dans l’assemblée une extraordinaire fermentation ; le peuple en fut saisi jusqu’à l’enthousiasme, les ministres en furent irrités jusqu’à la fureur, mais à peine étaient-ils écoutés. L’homme populaire et ferme, en prêchant une morale divine, entraînait tout : tout annonçait une révolution, il n’avait qu’à dire un mot, et ses ennemis n’étaient plus ; mais celui qui venait détruire la sanguinaire intolérance n’avait garde de l’imiter. Il n’employa que les voies qui convenaient aux choses qu’il avait à dire et aux fonctions dont il était chargé, et le peuple, dont toutes les passions sont des fureurs, en devint moins zélé, et négligea de le défendre en voyant qu’il ne voulait point attaquer. Après le témoignage de force et d’intrépidité qu’il venait de donner, il reprit son discours avec la même douceur qu’auparavant ; il peignit l’amour des hommes et toutes les vertus avec des traits si touchans et des couleurs si aimables que, hors les officiers du temple, ennemis par état de toute humanité, nul ne l’écoutait sans être attendri et sans aimer mieux ses devoirs et le bonheur d’autrui. Son parler était simple et doux, et pourtant profond et sublime ; sans étonner l’oreille, il nourrissait l’âme : c’était du lait pour les enfans et du pain pour les hommes. Les génies les moins proportionnés entre eux le trouvaient tous également à leur portée. Il ne haranguait point d’un ton pompeux, mais ses discours familiers brillaient de la plus ravissante éloquence, et ses instructions étaient des apologues, des entretiens pleins de justesse et de profondeur. Rien ne l’embarrassait ; les questions les plus captieuses avaient à l’instant des solutions dictées par la sagesse ; il ne fallait que l’entendre une fois pour être persuadé : on sentait que le langage de la vérité ne lui coûtait rien, parce qu’il en avait la source en lui-même. »


Il n’est pas nécessaire, je pense, de signaler ici d’étranges disparates ; cette statue renversée par le révélateur, cette marque de force et d’intrépidité, cette attitude théâtrale, ce sont là des traits du plus mauvais goût, et il semble en vérité que Rousseau ait voulu faire ressortir par le contraste l’adorable simplicité du récit évangélique. A-t-on remarqué pourtant sa peinture de l’artisan céleste ? Comme il savoure le pain et le lait de cet enseignement béni ! comme il peint ce langage si doux et si profond, si simple et si sublime, ce langage proportionné à tous les esprits et qui ne coûte rien au divin maître parce qu’il en a la source en lui-même ! Non pas qu’il y ait là, comme on l’a cru, un retour au christianisme positif ; les opinions qui se sont produites à ce sujet nous semblent également inexactes. À coup sûr, si l’on s’en tient au fond des choses, il n’y a pas dans cette page un christianisme plus complet que dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard ; mais n’est-ce rien que cette forme si tendre et si douce ? Cette préoccupation du Christ, ce bonheur de peindre sa figure, de le mettre en scène, de le faire parler, ne sont-ce pas là des sentimens qui atténuent les erreurs ou corrigent l’insuffisance du fond ? Je ne crois pas avec M. Gaberel que cette page atteste chez Rousseau une régénération de sa pensée, mais je me garde bien de dire avec M. Sayous que Rousseau ait osé se comparer au fils de Dieu, qu’il ait songé à lui-même chaque fois qu’il a parlé de Jésus, et que ce dernier écrit soit une nouvelle preuve de ce long délire. Il me semble enfin qu’on retrouve dans ce morceau sur la révélation l’influence des amis, des disciples que Rousseau avait conservés à Genève, et qui, tout en déplorant ses fautes, lui savaient gré d’avoir glorifié l’Evangile en réponse aux dérisions de Voltaire. Aujourd’hui même, après que le christianisme helvétique a recouvré une vigueur qu’il n’avait pas au XVIIIe siècle, les esprits les plus fermes dans leur foi remercient l’auteur d’Emile d’avoir tenu ce drapeau à une époque où la licence et l’impiété se mêlaient sans cesse aux plus généreuses passions philosophiques[9]. Combien ce sentiment devait être plus vif encore chez des contemporains ! Autour de Paul Moultou, il y avait des chrétiens philosophes dont l’opinion n’était pas indifférente à Rousseau, un Vernet, un Roustan, un Romilly, un Jacob Vernes, un Claparède, dix autres encore, et je n’oublierai pas dans le nombre ce brave horloger François de Luc[10], apôtre un peu ennuyeux, il faut en convenir, mais si dévoué, si cordial, et qui avait entrepris avec tant de candeur la conversion de Voltaire.

Chose étrange ! satisfait pour lui-même d’un christianisme sans précision, Rousseau ressentait de vives alarmes s’il voyait le christianisme positif s’altérer dans l’âme de ses amis. On le soumit un jour à cette épreuve dans les dernières années de sa vie, et le succès fut complet. Moultou, qui se portait garant des croyances de Jean-Jacques, imagina de lui procurer une émotion qui fit éclater les secrètes pensées de son cœur ; il feignit d’avoir rendu les armes à l’incrédulité voltairienne. C’est alors que Rousseau lui adressa cette lettre : « J’ai vu, mon ami, dans quelques-unes de vos lettres, notamment dans la dernière, que le torrent de la mode vous gagne, et que vous commencez à vaciller dans des sentimens où je vous croyais inébranlable. Ah ! cher ami, comment avez-vous fait ? Vous en qui j’ai toujours cru voir un cœur si sain, une âme si forte, cessez-vous donc d’être content de vous-même, et le témoin secret de vos sentimens commencerait-il à vous devenir importun ? Je sais que la foi n’est pas indispensable ; que l’incrédulité sincère n’est point un crime, et qu’on sera jugé sur ce qu’on aura fait et non sur ce qu’on aura cru ; mais prenez garde : je vous conjure d’être bien de bonne foi avec vous-même, car il est très différent de n’avoir pas cru ou de n’avoir pas voulu croire, et je puis concevoir comment celui qui n’a jamais cru ne croira jamais, mais non comment celui qui a cru peut cesser de croire… Eh quoi ! mon Dieu ! le juste infortuné, en proie aux maux de cette vie, sans en excepter même l’opprobre et le déshonneur, n’aurait nul dédommagement à attendre après elle, et mourrait en bête après avoir vécu en Dieu ! Non, non, Moultou ; Jésus, que ce siècle a méconnu parce qu’il est indigne de le connaître, Jésus, qui mourut pour avoir voulu faire un peuple illustre et vertueux de ses vils compatriotes, le sublime Jésus ne mourut point tout entier sur la croix. Et moi, qui ne suis qu’un chétif homme plein de faiblesses, mais qui me sens un cœur dont un sentiment coupable n’approcha jamais, c’en est assez pour qu’en sentant approcher la dissolution de mon corps, je me sente en même temps la certitude de vivre. La nature entière m’en est garant ; elle n’est pas contradictoire avec elle-même. J’y vois régner un ordre physique admirable et qui ne se dément jamais. L’ordre moral y doit correspondre… Pardon, mon ami, je sens que je rabâche ; mais mon cœur, plein pour moi d’espoir et de confiance, et pour vous d’intérêt et d’attachement, ne pouvait se refuser à ce court épanchement. » C’est toujours, dira-t-on, la religion naturelle ; avouez pourtant que cette religion prend un caractère tout nouveau lorsqu’on ne cesse de la mettre sous l’invocation de Jésus-Christ. Pour moi, je n’en saurais douter, ce que Rousseau défendait, ce qu’il voulait relever et vivifier dans l’âme de Moultou, c’était l’esprit chrétien de sa terre natale, l’esprit du grand Haller et du sage Abauzit. Cette lettre, que l’on connaissait déjà, est du 14 février 1769 ; la fiction, récemment publiée, appartient aux derniers jours de Rousseau : rapprochées aujourd’hui, ces deux pages se complètent et font mieux étinceler le nom divin que Rousseau ne pouvait plus séparer de ses pensées philosophiques. L’histoire littéraire doit des remercîmens à Paul Moultou, qui a provoqué l’une et conservé l’autre.


Il y a donc eu, dans la Suisse du XVIIIe siècle, une résistance manifeste à la domination de la philosophie française, résistance intelligente et charitable, spiritualiste et chrétienne, qui sut repousser l’impiété d’une école sans rien perdre des grandes inspirations de la France. Longtemps avant que Joseph de Maistre, l’ironie et l’outrage à la bouche, entreprît de foudroyer Voltaire du haut des Alpes de Savoie, la trombe philosophique, comme l’appelle M. Villemain, était venue se briser au bord du lac de Genève. Nous sommes trop portés à ne voir que nous-mêmes dans les mouvemens de l’Europe. Nous ignorons, nous oublions qu’il est d’autres familles humaines, avec leur esprit distinct, avec leurs aspirations différentes des nôtres, et qui, ayant le droit de vivre, savent défendre ce droit. C’est pourtant la diversité des principes et leur antagonisme harmonieux qui font la beauté de la civilisation libérale. Oh ! qu’il serait salutaire de se donner souvent ce spectacle ! Déplacer le point de vue de la routine, s’accoutumer à considèrer du dehors les choses qu’on n’apercevait que du dedans et sous un jour convenu, ce n’est pas seulement en bien des cas une bonne méthode littéraire, c’est aussi pour l’âme une discipline féconde. On y apprend à respecter les pensées d’autrui, on s’y déshabitue des prétentions étroites, exclusives, et de cette espèce de fanatisme, le pire de tous, qui étoufferait au nom de la liberté la vie originale des peuples. Nous avons beau nous enorgueillir, comme Français, de l’empire exercé sur le monde par les représentans de notre esprit ; nous devons nous féliciter, à titre d’hommes et de penseurs, chaque fois que ces grandes dictatures intellectuelles suscitent quelque part une loyale et virile opposition.

Nous venons de montrer un exemple assez remarquable de ces idées ; la Suisse chrétienne, attaquée par Voltaire, n’a pu être entamée sérieusement, et en maintes rencontres elle est restée victorieuse. Élevons encore le sujet : la Suisse est protestante et germanique ; cherchez quels ont été les rapports de la grande société germanique avec l’esprit de Voltaire, et vous verrez que le dictateur, au moment même où il semblait assuré de son triomphe, subissait des échecs décisifs. Au-dessous de ces rois du nord que Voltaire récompensait par des épîtres si brillantes, il y avait des peuples qui se développaient en silence et qui maintenaient leurs droits. On a cru longtemps que Voltaire avait parcouru l’Allemagne comme un pays conquis, qu’aucune protestation n’avait éclaté sur son passage, qu’aucun poète, aucun philosophe, aucun représentant du génie germanique n’avait élevé la voix pour la défense des traditions nationales. Les faits sont là cependant. Klopstock dans la Messiade, dans ses odes, dans ses écrits sur la langue allemande, Lessing dans la Dramaturgie de Hambourg, Mendelssohn dans maintes pages de ses œuvres morales, ont attaqué Voltaire en face, au moment où il régnait sur l’esprit de Frédéric.

Et ce qui n’est pas moins remarquable que leur fidélité aux traditions allemandes, c’est la sérénité de leur langage et la dignité de leurs réclamations. Nul mouvement de colère, pas la moindre amertume. On sent qu’ils ont un libéralisme à eux, et que, tout en profitant de certaines conquêtes de la philosophie française, ils garderont ce libéralisme intact. Si le mot voltairien signifie destructeur de préjugés, les voltairiens allemands sont graves et religieux. On pourrait même soutenir que de tous les ennemis de Voltaire, les plus redoutables, non par la haine aveugle et fanatique, mais par leur supériorité morale et par le dédain que l’impiété leur inspire, ce sont les voltairiens du monde germanique. Y eut-il jamais un voltairien plus ardent, un destructeur d’abus plus inflexible, un révolutionnaire plus impatient que l’empereur d’Allemagne Joseph II ? Lorsque Joseph II parcourt la Suisse, Voltaire attend sa visite comme un hommage du disciple envers le maître ; mais Joseph II semble ignorer l’existence du seigneur de Ferney, et c’est au patriarche de Berne, au grand et religieux Haller, qu’il va présenter les hommages de la philosophie couronnée.

Cette tradition s’est conservée jusqu’à nos jours. Les écrivains les plus libéraux, et même parmi eux les âmes les moins religieuses, Gervinus, Schlosser, Varnhagen d’Ense, ne dissimulent pas leur aversion pour Voltaire. Il faut entendre le vieux Schlosser, dans son Histoire du dix-huitième siècle, demander compte à Voltaire de ses perpétuelles railleries appliquées à tout ce qui est l’honneur du genre humain. M. Gervinus exprime les mêmes sentimens. Lorsque M. Varnhagen d’Ense, dans une publication récente, met au jour des documens nouveaux sur l’aventure de Voltaire à Francfort, on voit très clairement la différence qu’il y a entre un voltairien français et un voltairien de race allemande. Enfin un autre fils de la même tradition, M. Jacques Venedey, consacrant tout un livre aux rapports de Voltaire et de Frédéric, pousse la sévérité pour le philosophe jusqu’à la dernière injustice, tant il met d’ardeur à rompre la funeste alliance du libéralisme et de l’impiété. Ils semblent tous obéir au conseil de M. Sainte-Beuve : Voltaire, dit le spirituel critique, est comme ces arbres « dont il faut savoir choisir et savourer les fruits ; mais n’allez jamais vous asseoir sous leur ombre. » La race germanique n’est point restée assise sous cette ombre. L’Allemagne philosophique, ainsi que la Suisse chrétienne, a compris d’instinct, bien avant l’enseignement de Tocqueville, que la religion est nécessaire à la liberté. Au moment où d’irritans problèmes excitent une sorte de fanatisme dans tous les sens, où l’immobilité opiniâtre provoque la révolution impatiente, où la réaction des choses mortes réveille l’impiété d’un autre âge, il n’est pas inutile d’affirmer de nouveau les principes qui sont l’âme de la société moderne, l’âme de 89 et du XIXe siècle. N’eussions-nous trouvé ici qu’une occasion de répéter les formules de Tocqueville, nous nous estimerions heureux d’avoir eu à publier ces pages inédites de Voltaire et de Rousseau.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Œuvres et Correspondance inédites de J.-J. Rousseau, publiées par M. G. Streckeisen-Moultou ; 1 vol. in-8o, Paris 1861, Michel Lévy.
  2. Histoire littéraire de Genève, par Jean Senebier ; Genève 1786, t. III, p. 67.
  3. Le dix-huitième siècle à l’étranger, par M. A. Sayous ; 2 vol. in-8o, Paris 1861, Amyot.
  4. Die Schweizerische Literatur des achtzehnten Jahrhunderts, von J. C. Moerikofer ; 1 vol. in-8o, Leipzig 1861.
  5. Voltaire et les Genevois, par J. Gaberel ; Genève 1856.
  6. Mot illisible.
  7. Il s’agit de M. Necker, qui avait concouru à l’Académie pour l’éloge de Colbert, et qui venait de remporter le prix. Trois ans après, Necker devenait ministre des finances
  8. Les lettres de Voltaire à Moultou, dont nous n’insérons ici qu’une partie, et les lettres de Moultou à Voltaire, qui nous ont fourni quelques détails, paraîtront à la librairie de Michel Lévy, publiées par les soins de MM. G. Streckeisen-Moultou et Jules Levallois.
  9. Parmi les ouvrages où ce sentiment s’est exprimé, il faut citer surtout, la Vie éternelle, sept discours, par Ernest Naville ; 1 vol. in-8o, Genève 1861, Cherbuliez.
  10. C’était le père des deux ardens naturalistes, Guillaume-Antoine et Jacques-André. M. Sayous a parfaitement apprécié lu foi téméraire et candide qui anime les œuvres scientifiques de Jacques-André, particulièrement son Histoire de la Terre et de l’Homme.