La Succession de l’Egypte dans la province équatoriale

La Succession de l’Egypte dans la province équatoriale
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 312-347).
LA SUCCESSION DE L’ÉGYPTE
DANS LA PROVINCE ÉQUATORIALE

Le 10 avril 1889, une longue caravane se déroulait sur le haut plateau qui domine la rive méridionale du lac Albert-Nyanza. Elle se composait de groupes étrangement disparates : d’abord des porteurs du Zanzibar, puis des nègres des tribus riveraines du lac, enfin des officiers et des scribes égyptiens, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfans. Le chef, à l’attitude énergique et décidée, allant droit sa route, sans hésitation, marchait en tête de la colonne. Dans le gros de la troupe figurait un pacha égyptien d’allure singulière. Malgré la myopie dont il était visiblement affecté, il examinait le sol avec attention, et semblait uniquement occupé des herbes et des insectes. Ce pacha avait toute l’apparence d’un botaniste en herborisation ou d’un entomologiste en chasse. Le chef était Stanley, le naturaliste Emin-Pacha.

Le départ de cette caravane marquait la fin de l’occupation officielle de la province équatoriale par le gouvernement égyptien.

Il marquait aussi la fin d’une grande idée. Les khédives avaient rêvé de dominer tout le cours du Nil. Pendant quelques années, le grand fleuve avait été en effet jalonné, depuis sa sortie du lac Albert jusqu’au Delta, de stations au-dessus desquelles flottait le drapeau égyptien, — le drapeau rouge chargé d’une étoile et d’un croissant blancs. Mais que de difficultés s’opposaient à la durée de l’entreprise! Les khédives prétendaient régner sur un territoire de 3 000 kilomètres de long, habité par des populations différentes de race et de langage. Sans doute une administration très habile aurait réussi à maintenir l’union entre les diverses parties de cet empire. Mais les fonctionnaires égyptiens considérèrent le Soudan comme un eldorado destiné à restaurer leurs fortunes compromises.

Les indigènes étaient exaspérés ; aux deux fléaux qui s’abattaient sur eux pendant les années funestes : sécheresse et sauterelles, s’en ajouta un nouveau que n’atténuaient jamais les variations atmosphériques, les agens du fisc khédivial.

Le Soudan aspirait donc à changer sa condition présente, lorsqu’un simple derviche, Mohamed-Ahmed, déjà célèbre par sa piété et son austérité, se déclara le Mahdi que les musulmans attendaient depuis des siècles. Quelques soldats envoyés pour se saisir de sa personne furent massacrés par ses premiers partisans. Plusieurs victoires suivirent ce premier succès ; sa popularité croissait de jour en jour. Aucune fable ne rebutait les esprits crédules. Il opérait, disait-on, des miracles, et par sa seule présence, dans les combats, transformait les balles des ennemis en gouttes d’eau.

Presque tous les Soudanais se déclarèrent en sa faveur. Les unes après les autres, les garnisons égyptiennes furent enlevées ou capitulèrent. En vain le général Hicks prit-il le commandement d’une armée pourvue de canons et de mitrailleuses. Ses troupes, démoralisées avant le combat, furent anéanties par les bandes mal armées, mais fanatiques, du Mahdi. En vain Gordon, dont le courage fut toujours sollicité par les tâches ingrates et les rudes besognes, s’enferma-t-il dans Khartoum pour défendre cette citadelle de la domination égyptienne. Gordon fut massacré ! Khartoum prise et rasée !

Au milieu de ce désastre général, une province avait cependant défié les efforts du Mahdi et reconnaissait encore l’autorité du khédive : c’était l’Equatoria. À son issue du lac Albert-Nyanza, le Nil se dirige droit vers le nord. Son cours est d’abord paisible et majestueux. Mais depuis Doufilé jusqu’à Kiri, il traverse une gorge. Il est resserré entre des hauteurs, et des rochers hérissent son lit. Il se brise contre les obstacles et se précipite en mugissant comme un torrent de montagne. Puis, il s’assagit et, à partir de Lado, devient un large fleuve de plaine, au courant très calme. Le Nil formait la ligne médiane de l’Equatoria. La province s’étendait sur ses deux rives. Ses limites ne furent jamais autrement précisées que par les postes extrêmes occupés par les Égyptiens. Ces postes étaient Tarrangole à l’est et Tangasi à l’ouest, Gaba Chambé au nord et Fauvera au sud.

Sir Samuel Baker en fut le premier gouverneur. En sa personne se confondaient deux types d’hommes, communs en Angleterre : un philanthrope et un amateur passionné de sport. En 1870 la traite des esclaves ravageait les rives du Haut-Nil. Baker reçut du khédive Ismaïl le commandement d’une expédition destinée à la combattre et à prendre possession du pays. Il inscrivit quelques beaux coups de fusil sur son livre de chasse, mais les marchands d’esclaves, ces maîtres fourbes, se jouèrent de ce gouverneur, dont la naïveté égalait le dévouement.

Bien autrement efficace fut l’action de Gordon, qui lui succéda. En trois ans (1874-76) il organisa la province et la couvrit de postes militaires qui formaient les nœuds d’un immense filet dans lequel s’empêtraient les traitans et leurs convois.

Gordon fut élevé en 1877 à la haute situation de gouverneur général du Soudan égyptien. Son premier devoir était de désigner son successeur au gouvernement de la province équatoriale : d’abord malheureux dans ses choix, il offrit enfin cette charge à un certain Emin-Effendi qu’il avait eu sous ses ordres comme chef du service sanitaire de la province, et dont la célébrité devait égaler, presque dépasser la sienne.

C’était un savant allemand, de son vrai nom le « docteur Edouard Schnitzer », mais qui se disait musulman, fréquentait la mosquée, et affectait une attitude d’Oriental. Depuis 1878, Emin continuait l’œuvre de Gordon, quand, en 1884, le Mahdi envoya un de ses lieutenans, l’émir Karam-Allah, pour conquérir l’Equatoria. L’attaque fut molle, tout l’effort des mahdistes étant à cette époque dirigé contre Khartoum. Après un combat qui tourna à son désavantage, Karam-Allah renonça à son entreprise. Emin évacua les stations les plus excentriques, transporta sa résidence de Lado à Ouadelaï, en amont sur le Nil, et continua à gouverner cette province de superficie réduite, au nom du khédive.

Néanmoins, les événemens du Soudan avaient profondément modifié la situation de l’Equatoria. La seule voie d’accès aisé, le Nil, était coupée. Le gouvernement égyptien était incapable de ravitailler ses troupes et ses fonctionnaires. Malgré la persévérance qu’apportait Emin au maintien de son autorité, le khédive était dans l’obligation d’abandonner cette possession lointaine. Aussi, lorsque Stanley, à la tête d’une expédition ayant pour objet (en apparence du moins) de secourir la province, passa par le Caire, reçut-il du khédive Tewfîk un firman par lequel Emin était relevé de l’héroïque faction qu’il montait depuis quatre ans.

On sait que l’arrivée de Stanley sur les bords du lac Albert, loin de provoquer la manifestation de reconnaissance à laquelle s’attendaient les « sauveurs », suscita une terrible insurrection militaire. Les soldats se refusaient à échanger la vie large de l’Equatoria, où ils s’attardaient sans frais à de plantureuses ripailles, contre l’existence mesquine d’une garnison égyptienne. Emin y était retenu par le désir de continuer ses travaux scientifiques ; mais, en présence de cette mutinerie, la prudence lui conseillait de suivre Stanley. C’est ainsi que le 10 avril 1889, il se dirigeait vers Zanzibar, au milieu d’une caravane qui cheminait lentement sur le haut plateau surplombant le lac Albert.

Par la renonciation formelle du khédive, par le départ du gouverneur Emin-Pacha, tout lien officiel était rompu entre les pays du Haut-Nil et le gouvernement du Caire. La succession de l’Égypte dans la province équatoriale était ouverte.

Des héritiers se présentèrent bientôt. Allemands et Anglais, ne manquant pas l’occasion d’invoquer la théorie élastique de l’hinterland, affectèrent simultanément de considérer la province équatoriale comme le complément indispensable de leurs établissemens respectifs sur la côte orientale d’Afrique. Cependant les premiers, déjà aux prises avec des difficultés dans leurs propres territoires, se désistèrent bientôt. Par la convention anglo-allemande du 1er juillet 1890, l’Equatoria était laissée hors de la zone d’influence allemande. Aussitôt les géographes de Londres, ces éclaireurs de la politique coloniale anglaise, représentèrent la province, sur leurs cartes, comme appartenant à la zone d’influence britannique. Cependant les Anglais n’en ont jamais pris effectivement possession. Aucun d’entre eux ne s’est avancé plus loin que l’agent de la Compagnie impériale anglaise de l’Afrique orientale, ce capitaine Lugard, qui s’est acquis une fâcheuse notoriété par la façon cavalière dont il a traité les missionnaires français établis dans l’Ouganda. Il n’a pas dépassé l’extrémité méridionale du lac Albert. Mais un autre prétendant a surgi : l’État indépendant du Congo, qui ne reconnaît pas le traité anglo-allemand du 1er juillet 1890.

Les Belges ont fait si grande diligence qu’une expédition, commandée à son départ de Léopoldville par le capitaine van Kerckhoven, a atteint Ouadelaï, sur le Nil. Belges et Anglais prétendent donc également succéder aux Égyptiens dans la possession de la province équatoriale. Cette compétition forme actuellement une grave question de politique africaine. Les progrès des Belges, depuis la côte de l’océan Atlantique jusque dans la province équatoriale ; ceux des Anglais de la côte de l’océan Indien jusqu’aux confins de la même province, lui ont donné naissance. Notre intention est d’exposer ici l’histoire de ces progrès respectifs.

Mais l’état politique du pays ne s’oppose-t-il pas à son occupation par les Européens ? Tel est le premier point, qu’il nous paraît nécessaire d’étudier.

I. — DE LA POSSIBILITE DE L’OCCUPATION ACTUELLE DE LA PROVINCE ÉQUATORIALE

Si l’Équatoria est en effet habitée par des populations unies et bien armées, résolues à défendre avec acharnement leur indépendance, s’il faut la conquérir comme les Français ont conquis l’Algérie, sa possession devient singulièrement moins enviable. Dans l’état présent des communications, des expéditions militaires répétées seraient tellement coûteuses que la valeur du pays en compenserait difficilement les frais. Il importe donc de se demander s’il est possible d’abord de pénétrer dans l’Equatoria, ensuite de s’y maintenir.

A la première question, le succès même des Belges répond d’une manière décisive. Le mystère qui a entouré leur entreprise empêche de savoir s’ils ont livré des combats sur les bords du Haut-Nil, ou bien s’ils y ont pris position sans coup férir. Mais leur arrivée à Ouadelaï suffit à prouver que les obstacles ne sont pas insurmontables.

Les ouvrages publiés sur l’état politique de l’Equatoria depuis le départ d’Emin permettent de répondre à la seconde question. Le principal de ces documens est la relation du voyage du docteur Stuhlmann. En 1890, le gouvernement impérial allemand confia à Emin-Pacha la mission d’aller fonder des postes dans la région située entre les lacs Tanganyika, Victoria et Albert. Le docteur Stuhlmann accompagnait Emin en qualité de lieutenant. Ils séjournèrent en 1891 pendant plusieurs semaines sur le haut plateau qui domine le lac Albert au sud-ouest. Ils y trouvèrent cantonnée une fraction des soldats d’Emin qui avaient refusé de quitter avec lui le pays le 10 avril 1889. Ils recueillirent donc sur l’état politique de la province des détails tout frais. Les deux explorateurs se séparèrent le 10 décembre 1891. Emin continua seul à s’enfoncer dans l’ouest. Il essaya de franchir la région, — encore très mal connue, qui s’étend entre le lac Albert et le Congo, et tomba, vers le 20 octobre 1892, sous les coups des musulmans, qui dominent dans cette partie de l’Afrique. Stuhlmann revint à la côte, puis en Allemagne. Il a récemment publié le récit de son expédition[1].

D’autre part, le capitaine Lugard étant également entré en relation avec les anciens soldats d’Emin, l’histoire de sa mission dans l’Afrique orientale forme une seconde source de renseignemens[2].

La lecture de ces ouvrages permet de distinguer, dans l’Équatoria et sur ses confins, trois groupes d’hommes : anciennes troupes d’Emin, nègres indigènes, mahdistes. Quelle est leur force respective? Sont-ils capables d’inquiéter efficacement des Européens établis dans le pays?

Après le départ d’Emin, ses troupes n’ont pas vécu réunies. Deux détachemens se sont formés. L’un avait dressé un camp à Kavalli, à l’extrémité méridionale du lac Albert. Son chef nominal était le colonel Selim-bey. Ce Soudanais, noir de jais, obèse, dont la figure s’épanouissait en une large face ronde et réjouie, ne possédait aucune qualité de commandement. C’était un sensuel, dont les occupations favorites consistaient à regarder danser ses femmes, ou bien à rester en tête à tête avec sa bouteille de pombé. Il manquait de caractère et avait perdu toute autorité. Il avait acheté l’obéissance de ses soldats, qu’il redoutait fort, en couvrant leurs manches de galons. Sur 140 hommes capables de porter les armes, son détachement comprenait 1 lieutenant-colonel, 4 commandans, 3 capitaines en premier, 4 capitaines en second, 14 lieutenans, 7 sous-lieutenans, soit 43 officiers : cadres presque complets d’un régiment, auquel la troupe seule faisait défaut. En dépit de ces titres sonores, ces prétendus officiers vivaient d’ailleurs dans une profonde misère. Seul, Selim-bey, coiffé de son fez, habillé d’une belle veste gris ardoise et d’un large pantalon blanc, était encore presque correct dans sa mise. Mais les vêtemens de ses hommes tombaient en lambeaux. Par-dessus leurs loques, ils avaient jeté des peaux de bêtes et ressemblaient plus à des sauvages qu’à des soldats hier encore au service de Sa Hautesse le Khédive d’Egypte.

Le second détachement était resté cantonné dans les postes des bords du Nil. Il était commandé par un certain Fadl-el-Moula Aga. Ce personnage entretenait depuis plusieurs années des relations secrètes avec les mahdistes. Il avait établi dans les postes sous ses ordres une discipline analogue à celle qui régnait dans leur camp. Toute boisson alcoolique était proscrite et l’usage du tabac interdit. Quiconque ne se montrait pas assidu aux prières recevait, selon l’antique coutume arabe, un certain nombre de coups de corde à nœuds. La précieuse collection d’oiseaux qu’Emin avait rassemblée avec tant de sollicitude, puis étiquetée avec amour, fut jetée au feu, le Coran défendant de conserver de pareilles impiétés. Ayant ainsi préparé les esprits, Fadl-el-Moula Aga tenta d’entraîner tous ses soldats chez les mahdistes. Mais ils refusèrent énergiquement, se révoltèrent et mirent à mort leurs officiers. Dans leur affolement, ils commirent un acte dont les conséquences ultérieures ont été considérables. Pendant l’occupation égyptienne, deux petits vapeurs, le Khédive et le Nyanza, avaient été lancés en amont de Doufîlé et naviguaient sur le Nil et sur le lac Albert. Dans un pays où les bêtes de somme font défaut, où l’on ne peut se transporter d’un lieu en un autre que par eau, ou en suivant à pied les sentiers en zig-zag des nègres, ces deux bâtimens étaient d’une valeur inestimable. Soupçonnant les capitaines et les mécaniciens de complicité avec leurs officiers, les soldats les massacrèrent, et les deux vapeurs livrés à des incapables, sombrèrent bientôt. Les soldats de Fadl-el-Moula se dirigèrent ensuite vers le sud, pour rejoindre Selim-bey et leurs camarades.

Les anciens soldats d’Emin ne formaient donc plus que des bandes sans organisation ni discipline. Ils n’occupaient même plus la province équatoriale proprement dite, puisqu’ils campaient au sud du lac Albert. Seraient-ils même restés à cet endroit, il est évident que des Européens n’auraient rien eu à craindre de leur part. Mais ils n’y sont plus. Désireux de renforcer ses garnisons de l’Ouganda, le capitaine Lugard les a embauchés au nom de la Compagnie impériale anglaise de l’Afrique orientale et les a emmenés le 5 octobre 1891.

Les nègres indigènes seraient peut-être plus redoutables. Depuis 1889, les anciens soldats d’Emin les ont exploités sans scrupules. Des milliers de têtes de bétail leur ont été enlevés. Aussi les nègres ont-ils conçu contre ces hôtes insupportables une irritation qui se traduisait parfois sous forme d’agressions violentes. Il n’y aurait donc rien de surprenant à ce que par exaspération ils confondissent tous ces étrangers. Égyptiens ou Européens, dans une haine commune et que, sans distinction, ils les traitassent tous en ennemis.

Néanmoins, une résistance acharnée de leur part, une lutte sans merci, seraient en désaccord avec quelques remarques que suggère l’histoire antérieure de l’Équatoria.

Ces populations se résignent facilement à une domination étrangère. Depuis trente ans, leurs misères sont continues, et cependant elles ne se sont que rarement livrées à des représailles. Leurs malheurs ont commencé avec l’arrivée des marchands d’esclaves qui, depuis 1860 environ, se sont abattus sur le pays avec la régularité périodique d’une force naturelle. Dans aucune région d’Afrique le tableau traditionnel de la caravane d’esclaves enchaînés, parcourant trente kilomètres par jour sous un ciel de feu avec des coups de fouet tout le long de la route et, le soir, au campement, une poignée de grains pour réconfort, n’a été plus véridique que dans la province équatoriale. Malgré les efforts de Gordon et d’Emin, « ces deux apôtres de la civilisation », pour atténuer les ravages de la traite, les indigènes étaient loin d’avoir recouvré le repos. Les détestables procédés des marchands d’esclaves ont été continués par les chefs de postes égyptiens, qui avaient précisément pour mission de les faire cesser. L’enquête à laquelle Emin s’est livré dans le district de Rohl en 1881 a démontré que les chefs des postes d’Ajak, Rumbek, Boufi exigeaient sans relâche des indigènes bestiaux, huile de sésame et d’arachide, miel, grains, et enlevaient les femmes de force pour se composer des harems. Cependant une pareille oppression ne provoqua pas de soulèvement général. Non pas que jamais traitant ou soldat égyptien n’ait été massacré, mais ces violences avaient le plus souvent un caractère de vengeance privée. Des populations, si patientes sous un régime tyrannique, seraient vraisemblablement conquises facilement par la modération et la justice.

Elles ont d’autre part presque toujours fait bon accueil aux hommes blancs. Le Russe W. Junker a voyagé pendant six ans dans l’Equatoria et le Bahr-el-Ghazal. Quelques porteurs seulement l’accompagnaient, il n’a pourtant jamais été inquiété. Quand Emin parcourait sa province, les chefs indigènes ne manquaient jamais de venir le saluer. Sans doute ces hommages s’adressaient surtout au gouverneur et l’intérêt les dictait : une partie allait cependant aussi à l’homme privé. Le seul explorateur qui ait été victime des indigènes de ce pays est le Hollandais J.-M. Schuver. Il fut assassiné le 23 août 1883 par les Denqa. Mais, à cette époque, tout le Soudan frémissait sous le souffle du mahdisme. Malgré l’avis de personnes expérimentées, Schuver s’engagea seul parmi les Denqa, qui participaient à l’agitation générale. Son imprudence le perdit.

L’organisation politique des indigènes les rend enfin incapables d’une résistance victorieuse. Le mot « province équatoriale » est une expression de la langue administrative. Il n’implique aucune idée de nationalité. L’Equatoria est habitée non par un peuple, mais par un certain nombre de tribus : Denqa, Madi, Bari, Lango, Oumiro, inaptes à s’entendre contre un ennemi commun. Ces divisions se présentent dans toute l’Afrique équatoriale. N’est-il pas étonnant que quelques sections de miliciens suffisent pour assurer l’ordre dans notre colonie du Congo, dont la superficie dépasse celle de la France? qu’avec un faible déploiement de forces militaires, les Belges prétendent gouverner un domaine colonial dont l’étendue est soixante-cinq fois plus grande que celle de leur patrie, et y réussissent? L’absence d’union entre les tribus nègres explique ce phénomène. Le morcellement politique des pays du Haut-Nil, qui a permis aux marchands d’esclaves d’accomplir leurs exploits néfastes, qui a favorisé l’occupation de l’Equatoria par le khédive d’Egypte, doit également assurer l’établissement des Européens.

Ajoutons que l’état de l’armement des indigènes ne leur permet pas non plus de lutter longtemps avec succès. Assurément, il n’autorise ni le mépris, ni le dédain. Ces longues lances, ces flèches empoisonnées pourvues d’hameçons qui arrêtent le fer dans la plaie, ces petits couteaux de jet à large lame et surtout le trombache, ce couteau à quatre lames qui blesse à coup sûr, prouvent une certaine fécondité d’imagination dans l’art de nuire. Mais, si effilé que soit le fer de la flèche, si tranchantes que soient les lames du trombache, si durement bandé que soit l’arc qui décoche l’une, si musclé que soit le bras qui lance l’autre, comment de telles armes prétendraient-elles prévaloir contre le fusil à répétition, cette ultima ratio de l’explorateur contemporain?

Reste une troisième catégorie d’individus beaucoup plus redoutable aux Européens que la précédente: les madhistes.

Les ouvrages du docteur Stuhlmann et du capitaine Lugard sont à leur sujet des sources insuffisantes. La position des madhistes sur le Haut-Nil n’est pas nettement fixée par les quelques renseignemens qu’ils nous donnent. Un autre document vient heureusement combler les lacunes de nos connaissances. Les lecteur de la Revue se souviennent des aventures du Père Joseph Ohrwalder dont naguère les entretenait un éminent écrivain[3]. Ils se rappellent comment ce missionnaire, qui était parti pour aller instruire les nègres du Dar Nouba, dans le Kordofan méridional, tomba le 15 septembre 1882 au pouvoir du Mahdi, fut ensuite transporté à Omdurman devenue, après la destruction de Khartoum, la capitale du Soudan; et comment, dans la nuit du 29 novembre 1891, il s’enfuit et arriva le 8 décembre aux avant-postes égyptiens de Mourat, après une course vertigineuse à dos de chameau. Naturellement, on ne communiquait pas les secrets d’Etat à Ohrwalder, misérable chrétien, toujours menacé d’être pendu à l’un de ces gibets dont la silhouette sinistre se dessinait au-dessus du marché d’Omdurman. Sa vie était précaire. La vente des savons qu’il fabriqua d’abord avec Lupton-bey, celle des rubans multicolores qu’ensuite il tissa pour les élégantes d’Omdurman, lui rapportaient si peu que pendant des mois il se nourrit uniquement de bouillie de durra et de légumes cuits à l’eau. Un jour, pendant la terrible famine de 1889, qui enleva par milliers les habitans du Soudan, une femme avec trois enfans, deux dans ses bras, le troisième pendu à ses haillons, vint mendier devant la maison d’Ohrwalder. Il ne put lui donner autre chose qu’une poignée de durra. Cette malheureuse revint le lendemain avec deux enfans, le surlendemain avec un, le troisième jour elle était seule! Combien Ohrwalder devait être misérable pour ne pas accorder de plus large aumône qu’une simple poignée de durra à de pareils infortunés! On comprend aisément que le calife Abdallah, successeur du Mahdi, n’admît pas un aussi pauvre hère à ses conseils. Mais Ohrwalder avait l’heureuse habitude de fréquenter régulièrement le marché d’Omdurman. Comme tous les marchés du monde, c’est un lieu de transaction pour vendeurs et acheteurs; mais c’est surtout un lieu de flânerie pour les oisifs qui colportent les nouvelles du jour. D’après ce qu’entendit Ohrwalder en écoutant les beaux parleurs qui bavardaient autour des échoppes d’Omdurman, voici le résultat des entreprises des mahdistes dans la province équatoriale.

Le climat ne paraît pas leur avoir réussi. Le passage d’un pays, si sec que les cadavres ne s’y décomposent pas, mais se transforment en momies, dans une région soumise au régime des pluies tropicales, éprouva beaucoup d’entre eux.

En outre, les expéditions envoyées par le calife Abdallah ont subi plusieurs échecs. En 1888, une flotte composée de trois vapeurs et de plusieurs bateaux à voile part d’Omdurman. Les mahdistes remontent le Nil, attaquent Lado et Redjaf et s’en emparent. Ils poursuivent leur marche vers le sud, mais sont battus par les soldats d’Emin. En 1889 ou 1890, forts des promesses de Fadl-el-Moula Aga, ils s’avancent vers les stations méridionales pour en prendre possession. Mais les soldats, comme on l’a vu, refusèrent de se rendre et leur infligèrent une nouvelle défaite. En 1891, à deux jours au nord de Redjaf, ils chargeaient de l’ivoire sur deux bâtimens. Les indigènes les surprennent, tuent ceux qui étaient à terre et s’emparent de l’un des navires. Leur chef, l’émir Hasib, se sauve sur l’autre et arrive à Omdurman en fugitif.

Ces échecs démontrent que la situation actuelle des mahdistes dans la province équatoriale est loin d’être assez forte pour inquiéter les Européens. Mais cette certitude n’est pas suffisante, car ils sont peut-être capables d’entreprendre dans l’avenir quelque formidable expédition devant laquelle toute résistance serait impossible.

Remarquons d’abord que la voie du Nil n’est pas complètement libre. Les Shillouk, qui habitent au confluent du Nil blanc et de la rivière des Gazelles, ont à tirer vengeance de la mort de leur chef, dont la tête se balançait encore au gibet d’Omdurman, lors de la fuite d’Ohrwalder. Ils harcèlent le poste mahdiste de Fachoda et entravent efficacement les communications entre Omdurman et Redjaf.

D’autre part, le livre d’Ohrwalder révèle un état général de faiblesse du régime mahdiste. Les défaites subies sur le Nil blanc ne sont pas les seules éprouvées par les derviches en ces dernières années. Le 3 août 1889, une de leurs armées a été anéantie par les troupes anglo-égyptiennes à Toski. En février 1891, ils ont été contraints d’évacuer la forteresse d’Handoub, en mars celle de Tokar et, du même coup, ils ont perdu la route si importante de Souakin à Berber. Leur tactique barbare, qui consistait, lance dans une main, sabre dans l’autre, à courir sus à l’ennemi, en poussant des hurlemens, a réussi tant qu’ils ont été possédés de la conviction que la mort sur le champ de bataille leur ouvrait les portes du paradis. Mais la mort du Mahdi, si dépourvue d’apothéose, en contradiction si absolue avec les enseignemens de toute sa vie, — on sait que ce prôneur hypocrite de la sobriété et de la chasteté a péri d’excès de table et de harem, — a dessillé les yeux de ses partisans les plus aveugles. Tout un cortège d’illusions l’a suivi dans la tombe. Les plus prévenus eux-mêmes ont été obligés de s’avouer que le Mahdi n’était qu’un merveilleux charlatan, et cette découverte a singulièrement refroidi leur enthousiasme.

Vu de près, l’édifice élevé par le Mahdi paraît peu solide. Des lézardes courent dans les murs, de la base aux combles. Il s’est formé deux partis, celui des Baggara (tribu qui habite entre le Darfour et le Nil, au sud du Kordofan), et celui des Ouled-Ballad (nom collectif qui désigne plusieurs tribus, dont la plus importante est colle des Dongolais).

Le calife appartient par son origine aux Baggara. Il leur a prodigué ses faveurs ; il leur a distribué les bonnes terres que le Nil fertilise ; il les ménage dans les combats ; il les établit dans de délicieuses sinécures. Cette préférence exaspère les Ouled-Ballad; d’une culture relativement avancée, ils ont pour les Baggara le plus profond mépris. Ils les considèrent comme des manans grossiers, répugnans de saleté sous leurs loques graisseuses, ridicules par l’accent de terroir dont ils assaisonnent leur arabe.

Au parti des Ouled-Ballad se joint la famille du Mahdi et sa clientèle. Cette camarilla a été si complètement ruinée depuis 1883, que les femmes du Mahdi seraient littéralement mortes de faim, si elles n’avaient représenté au calife que leur dénûment était indigne de personnes qui ont eu l’honneur de partager la couche d’un prophète.

Tous ces mécontens se groupent autour du calife Charli. Ohrwalder ne le juge pas de force à renverser le calife Abdallah. Un puissant parti d’opposition n’en est pas moins constitué, qui vraisemblablement, à la mort du calife régnant, tentera de chasser les Baggara du pouvoir.

Refroidissement de leur enthousiasme, querelles intestines, voilà deux des principaux motifs qui rendent improbables les velléités de conquête des mahdistes. Pas plus que les anciens soldats d’Emin, pas plus que les nègres, ils ne semblent donc capables de s’opposer à une occupation durable de la province équatoriale par les Européens. Il serait assurément bien audacieux d’avancer qu’aucun conflit ne surgira, qu’aucune balle, ni aucune flèche ne sifflera à travers les hautes herbes qui bordent le Nil, mais une tentative d’expansion coloniale dans la province équatoriale, étant donné son état politique, ne présente rien d’extrêmement téméraire.


II. — LES PROGRÈS DES BELGES DE L’OCÉAN ATLANTIQUE VERS LE HAUT-NIL

Parmi les successeurs possibles de l’Egypte dans la province équatoriale, les Belges figurent au premier rang. Leurs prétentions à cet héritage sont justifiées par l’arrivée de l’expédition van Kerckhoven sur le Haut-Nil. Le succès de cette expédition ne doit pas nous surprendre. Il a été préparé par un rude labeur de plusieurs années. Il forme la conclusion de l’expansion graduelle des Belges dans le bassin du Congo. Leur espérance de maintenir définitivement planté sur le fort de Ouadelaï le drapeau bleu étoile d’or s’explique donc par l’histoire de ces progrès.

Les premières visées des Belges sur l’Afrique datent de 1876. L’opinion publique européenne était alors déjà vivement sollicitée par les questions africaines. Les rapports des voyageurs sur la traite des nègres et les actes barbares qui l’accompagnaient, suscitaient une émotion générale. Le roi des Belges, Léopold II, agissant, non en sa qualité de souverain, mais de son initiative privée, convoqua à Bruxelles, dans son palais, le 12 septembre 1876, des géographes, des explorateurs, des hommes d’État, pour échanger en commun des vues sur les questions africaines. Cette réunion portait le titre modeste de Conférence géographique.

L’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Belgique, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, la Russie étaient représentées par un ou plusieurs délégués. Dans l’allocution qu’il prononça en recevant ses hôtes, le roi Léopold II disait : « Je me suis laissé aller à croire qu’il pourrait entrer dans vos convenances de venir discuter et préciser en commun, avec l’autorité qui vous appartient, les voies à suivre, les moyens à employer pour planter définitivement l’étendard de la civilisation sur le sol de l’Afrique. » Des conversations qui se tinrent le 12, le 13, le 14 septembre 1876 au palais de Bruxelles, sortit l’Association internationale africaine. L’objet en était « d’explorer scientifiquement les parties inconnues de l’Afrique, de faciliter l’ouverture de voies qui fassent pénétrer la civilisation dans l’intérieur du continent africain et de rechercher les moyens d’abolir l’esclavage en Afrique. » Pour réaliser ces pensées généreuses, l’Association avait l’intention d’envoyer des explorateurs et de créer, sur la côte et dans l’intérieur du continent, un certain nombre de stations scientifiques, hospitalières et civilisatrices, dont le chef serait un savant. Le roi Léopold II fut nommé président.

Aussitôt, on se mit à l’œuvre. L’Association s’était proposé un domaine d’action immense. Il comprenait toute l’Afrique tropicale, depuis le cours du Zambèze jusqu’au Soudan égyptien. Ses intentions étant surtout anti-esclavagistes, et les chasseurs d’esclaves exerçant principalement leurs ravages dans le Zanguebar, on résolut de porter les premiers efforts vers cette partie de l’Afrique. En octobre 1877, une expédition, commandée par le capitaine Crespel, avec MM. Gambier et Maes pour lieutenans, partait pour Zanzibar.

Les entreprises de l’Association internationale africaine ne réussirent pas. Des stations multiples qu’on avait projetées, deux seulement furent construites : Karema, sur le lac Tangunyika, et Tabora. Les explorateurs avaient été décimés par la mort. Mais une cause plus générale explique l’échec de l’Association.

En janvier 1878, Stanley rentrait en Europe après avoir accompli sa descente, à jamais célèbre, du Congo. Il venait de révéler l’existence d’un fleuve permettant de pénétrer jusqu’au centre de l’Afrique et baignant, à en juger d’après les combats quotidiens livrés pendant le voyage, un pays très peuplé. Utiliser cette merveilleuse voie naturelle et engager des rapports commerciaux avec les indigènes lui paraissait la conclusion nécessaire de sa découverte. Cependant, ses projets ne rencontrèrent pas en Angleterre un accueil favorable. On l’y traitait communément de « rêveur », de « don Quichotte journaliste », de « reporter à deux sous la ligne ». Il fut plus heureux en Belgique. Ses plans y furent goûtés et pour les exécuter se fonda, de nouveau sous le patronage du roi Léopold II, une société, qui prit le nom de Comité d’études du Haut-Congo. De même que l’Association internationale africaine, le Comité d’études avait des intentions philanthropiques et scientifiques, mais il avait aussi des intentions commerciales. Entre deux sociétés qui, toutes deux, servaient l’humanité et la science, mais dont l’une laissait en même temps espérer la rémunération des capitaux engagés, les souscripteurs n’hésitèrent pas longtemps. Toute la faveur alla au Comité d’études. Bien qu’un tel résultat fût tout à fait en dehors des intentions de ses fondateurs, le Comité d’études du Haut-Congo tua l’Association internationale africaine.

Stanley avait accepté le commandement de l’expédition équipée aux frais du Comité. Le 21 août 1879, il quitte Banana, à l’embouchure du Congo et remonte le fleuve. Une première station est fondée à Vivi, au pied de ce gigantesque escalier de trente-deux marches, que descend le Congo pour atteindre l’Atlantique. Au prix de fatigues inouïes [[car si cette partie de son œuvre africaine est une des moins célébrées, elle ne fut pas une des moins difficiles), il établit deux nouvelles stations à Issanghila et à Manyanga, et, au delà des chutes, atteint ce Stanley-Pool, dans lequel le Congo s’épanouit.

Les traités, conclus par M. de Brazza avec les chefs de la rive septentrionale du Pool, lui causèrent un vif désappointement. Néanmoins, comme la construction d’une station était indispensable, il passa sur la rive méridionale et, le 1er décembre 1881, il débroussait l’emplacement où bientôt s’éleva cette Léopoldville qui a joué et qui jouera un rôle si important dans l’expansion belge en Afrique.

La première étape était franchie. On était sorti de la période d’études. Le nom même de Comité d’études n’avait plus sa raison d’être. D’autre part, l’Association internationale africaine languissait. Comité d’études du Haut-Congo et Association internationale africaine fusionnèrent pour former l’Association internationale du Congo. Ce fut devant cette nouvelle société que Stanley, revenu en Europe en juillet 1882, rendit compte de sa mission. Il est investi de nouveaux pouvoirs. Il repart, regagne Léopoldville et, tout en le jalonnant de nouvelles stations, remonte le Congo, jusqu’aux chutes (Stanley-Falls), qui limitent le cours supérieur du fleuve. Il conclut des traités avec les chefs indigènes. En 1884, l’Association internationale du Congo dominait le cours du Congo, de son embouchure aux Stanley-Falls. Il lui manquait cependant une sanction : elle n’était encore qu’une association privée. Il fallait que la souveraineté acquise sur tous ces territoires fût reconnue par l’ensemble des puissances. On engagea des négociations qui furent longues et délicates. Elles aboutirent en février 1883 : l’État indépendant du Congo était fondé.

Cet État indépendant du Congo de 1885 différait déjà profondément de l’Association internationale africaine de 1876; de 1885 à 1894, il a continué à s’éloigner de son principe. Convier, par toute l’Europe, philanthropes et savans à s’unir sans distinction de nationalité pour explorer l’Afrique et abolir la traite des esclaves, tel était le dessein des fondateurs de l’Association internationale. Ce projet était généreux. Mais les circonstances se sont opposées à la réalisation d’un si beau rêve. Dans cette entreprise commune, une nation a rapidement prévalu sur les autres. L’État indépendant du Congo n’est pas un État européen, c’est un État belge.

Cependant les Belges n’ont pas exclu systématiquement leurs collaborateurs. Ce sont les collaborateurs qui se sont récusés et leur ont laissé, par leur retraite, la gloire de la tâche, comme son bénéfice. De 1876 à 1894, les nations européennes se sont jetées sur l’Afrique. Les domaines coloniaux déjà existans ont été agrandis, de nouveaux ont été fondés. Les Anglais se sont avancés : dans le sud, du fleuve Orange jusqu’à la pointe méridionale du lac Tanganyika ; dans l’est, de la côte de l’océan Indien à l’Ouganda. On sait avec quel acharnement (le lieutenant Mizon dirait à bon droit avec quelle férocité) ils défendent leurs comptoirs commerciaux du delta du Niger; et leur position en Égypte, quoique équivoque et pleine de bizarreries, n’en est pas moins momentanément prépondérante. Les Français protègent la Tunisie et l’île de Madagascar, ils se sont avancés dans le Soudan occidental de Médine à Tombouctou et possèdent un beau morceau de terre équatoriale entre la côte de l’océan Atlantique et la rive droite de l’Oubangui. M. de Bismarck avait dit en 1871 : « Je ne veux pas de colonies. Pour nous autres Allemands, des possessions lointaines seraient exactement ce qu’est la pelisse de zibeline pour certaines familles nobles de Pologne, qui n’ont pas de chemises. » Et cependant : le Togo, le Cameroun, le Damara et le Namaqua, l’hinterland de Zanzibar, sont devenus terres allemandes. Jusqu’aux Italiens que la gloire a jetés sur la côte de la mer Rouge à Massaouah et qui prétendent monter à l’assaut de l’Abyssinie.

Or, l’exploration, la pacification, la mise en valeur de ces colonies réclament les hommes et les capitaux disponibles dans chaque pays. Pourquoi Anglais, Français, Allemands et Italiens iraient-ils se consacrer au développement de l’Etat indépendant du Congo, quand ils sont sollicités, dans leurs propres domaines, par tant de besognes urgentes? Le temps est passé où un Barth et un Livingstone travaillaient pour l’humanité tout entière sans se proposer d’autre objet que le progrès des connaissances. L’égoïsme s’est substitué à ce désintéressement d’un autre âge : « Chacun chez soi, chacun pour soi, » telle est la formule actuelle des entreprises africaines. L’effacement général a donc permis aux Belges de prévaloir dans l’Etat indépendant du Congo. A eux de l’explorer, de l’administrer et de l’exploiter.

Les circonstances se prêtaient à ce que les Belges jouassent ce premier rôle auquel personne ne prétendait. Il existait tout un personnel d’explorateurs et d’administrateurs courageux, prêts à partir. Beaucoup d’officiers de l’armée belge, fatigués d’instruire des recrues qu’ils ne conduiraient peut-être jamais au feu, saisirent avec joie l’occasion d’agir sur les rives du Congo, au lieu de se préparer perpétuellement à l’action sur les champs de manœuvres. Les industriels espéraient placer au Congo des produits dont l’Europe est saturée. La violence des querelles entre libéraux et catholiques faisait souhaiter à tout patriote, anxieux de l’avenir de son pays, un dérivatif. « La Belgique s’épuise et s’énerve dans des luttes d’une âpre uniformité. Une diversion est nécessaire. Un observateur sagace a dit, un jour, « qu’il sentait chez nous le renfermé; il nous serait utile, en effet, de respirer parfois le grand air du monde[4]. » Les Belges ouvrirent donc les fenêtres toutes grandes et aspirèrent à pleins poumons l’air embaumé des tropiques.

Certes, il serait inexact de prétendre que l’Etat indépendant du Congo a perdu brusquement son caractère international. Comment oublier, pour ne pas citer d’autres noms, les services qui lui ont été rendus par l’officier allemand von Wissmann et, plus récemment, par l’officier anglais Stairs? Mais les élémens étrangers s’éliminent de jour en jour, l’État indépendant du Congo tend à devenir exclusivement un État belge. Son souverain est le roi des Belges; les chefs de ses grands services sont Belges; à Bruxelles siègent les compagnies commerciales qui exploitent les rives du Congo; à Bruxelles se publient les journaux spéciaux aux affaires congolaises : Bulletin officiel de l’État indépendant, Mouvement géographique et le Congo illustré; à des Belges enfin, — aux Hanssens, Van Gèle, Roget, Hodister, Bia, Alexandre Delcommune, Georges et Paul Le Marinel, — revient l’honneur des principales découvertes accomplies aux « Indes Noires. » Merveilleux essaim de conquistadores issus de cette ruche féconde de Brabant et de Flandre !

Il sortirait complètement du cadre de cette étude d’exposer en entier l’œuvre africaine des Belges depuis 1884. A cette époque, ils ne s’étaient pas aventurés au delà de la rive droite du Congo ; en 1892, ils avaient atteint le Nil. On se propose uniquement de faire connaître ici les progrès de cette expansion. Les Belges se sont avancés en territoire inconnu. Ils ont fondé des postes au fur et à mesure de leurs découvertes. Ce chapitre d’histoire politique est donc en même temps un chapitre d’histoire de la géographie.

En 188i, au delà de l’horizon des postes fondés par Stanley sur le Congo, les notions géographiques cessaient. On savait cependant que loin, au nord, coulait une grande rivière : l’Ouellé. Signalée, d’une façon très vague, entre 1861 et 1869, par les voyageurs et marchands, — John Petherick, von Heuglin, Carlo Piaggia, Poncet, — elle avait été réellement découverte le 19 mars 1870, par Schweinfurth. Ce fut Junker qui, le premier, apporta des notions abondantes sur l’Ouellé. Ce marcheur infatigable, ce voyageur intrépide, ce savant profond, qui n’a pas en France le dixième de la réputation qu’il mérite, s’attacha à l’exploration détaillée de ce système hydrographique. Dans son premier voyage (1877-78) il découvrit les sources. Dans un second (1880-84) il suivit la rivière, passa de sa rive droite sur sa rive gauche et réciproquement, découvrit un grand nombre de ses affluens, bref, parcourut en tous sens son domaine de drainage. En même temps que Junker, son assistant Bohndorff, le voyageur italien Gaëtano Casati, Lupton-bey, gouverneur de la province du Bahr-el-Ghazal, Emin enfin accomplissaient sur l’Ouellé des voyages de reconnaissance. On avait donc sur ce cours d’eau des renseignemens très précis. Seulement, on ne savait à quel grand système fluvial africain le rattacher. Le point le plus occidental où Junker l’avait aperçu était situé par 23° 13’ de longitude est (Greenwich), mais ensuite, que devenait-il ? Les uns en faisaient le cours supérieur du Chari et voulaient qu’il se jetât dans le lac Tchad ; les autres, le cours supérieur de l’Arouhimi, et le tenaient par conséquent pour un affluent de droite du Congo. De toute manière, il était incontestable que ses sources étaient très voisines de Ouadelaï, sur le Nil, et d’autre part que sa direction générale restait constamment orientée de l’est à l’ouest. Il importe de retenir soigneusement ces deux points.

Les agens de l’État indépendant s’efforcèrent donc, partant du Congo, d’atteindre l’Ouellé et de combler par leurs découvertes ce grand espace blanc qui, sur la carte, séparait ces deux cours d’eau.

En 1884, le capitaine Hanssens reconnaissait, à 30 kilomètres de la station de Bangala, une large rivière débouchant dans le Congo, sur la rive droite, et nommée Oubangui par les indigènes. L’année suivante, le missionnaire explorateur Greenfell la remontait sur une longueur de 500 kilomètres. En apprenant les résultats de ce voyage, M. Wauters émit dans son journal, le Mouvement géographique, l’hypothèse que cet Oubangui pourrait bien être le cours inférieur de cet Quelle sur la destinée duquel on avait tant discuté. Avec beaucoup de sagacité, il appuyait son opinion sur les mesures d’altitudes, sur celles du volume des eaux, sur l’époque différente des crues dans les deux rivières. Il fut loin de rallier tous les géographes à sa manière de voir. Cependant il était dans le vrai, comme le capitaine van Gèle le démontra le 1er janvier 1888. Il franchit, sur son petit vapeur l’En-Avant, ce dédale de rochers qui hérissent le lit de l’Oubangui, entre les postes actuels de Bangui et de Zongo, et qui avaient arrêté Greenfell. Alors se présenta devant lui un fleuve « dont la vue était superbe, l’eau libre d’obstacles, la largeur de 800 à 900 mètres » et qui venait de l’est. Il le remonta jusqu’au moment où il rencontra de nouveaux rapides. Van Gèle ne poussa pas plus loin son exploration. Cette barrière de Mokouangou était infranchissable. De la rive les indigènes hostiles narguaient les étrangers, leur faisant entendre par des gestes moqueurs que, pour s’élever au bief supérieur, il leur faudrait des ailes. Puis, la tragédie succéda à la comédie, les violences aux plaisanteries. Ils attaquèrent l’expédition belge avec un tel courage qu’ils venaient se faire tuer à quinze mètres du canon des fusils. Mais van Gèle avait le droit de virer de bord. Il avait dépassé, venant de l’ouest, le 22° de longitude est (Greenwich) ; de l’est, Junker avait atteint 23° 13′. Le doute n’était plus possible. Comme l’avait avancé M. Wauters, l’Ouellé et l’Oubangui composaient bien les deux tronçons d’une seule et même rivière.

Simultanément d’autres découvertes s’accomplissaient.

De 1886 à 1889, les deux affluens que reçoit le Congo à droite, en amont de l’Ouellé-Oubangui : la Mongalla et le Roubi, étaient explorés à leur tour; le premier par Hodister, — cet infortuné qui devait, en 1892, périr victime des Arabes, dans d’atroces souffrances, — le second, par le lieutenant Becker. Cet officier avait remonté le Roubi, puis un de ses affluens, le Likati[5]. L’ayant abandonné à son extrémité navigable, il franchit un seuil étroit et atteignit l’Ouellé, en amont des chutes qui avaient arrêté van Gèle. Non seulement ces voyages satisfaisaient la curiosité scientifique et éclaircissaient certaines obscurités du régime hydrographique du Congo, mais encore leur importance politique était de premier ordre. Ils démontraient, en effet, que l’Ouellé était doublement accessible, qu’on remontât soit l’Oubangui, soit le Roubi. Or, si l’on veut bien se rappeler ce qui précède relativement à la direction de cette rivière, on comprendra que, grâce à ces découvertes, les Belges savaient par quelle voie atteindre la province équatoriale en partant de Léopoldville.

Prétendre que Greenfell, van Gèle et Becker aient eu des vues aussi lointaines serait évidemment inexact. Ils ont fait des découvertes par profession d’explorateurs. Il n’en est pas moins certain que par leurs voyages, ils ont mis les Belges en position de jouer un rôle prépondérant dans le règlement de la succession de l’Egypte dans la province équatoriale. Cette œuvre d’exploration se doubla d’une œuvre de conquête. Des stations (c’est-à-dire quelques huttes entourées de palissades) furent établies à Zongo et à Banziville, sur la rive gauche de l’Oubangui; à Ibembo, sur le Roubi ; à Bazoko, au confluent de l’Arouhimi et du Congo. Mais ce fut surtout aux environs des chutes de Mokouangou, que les Belges s’efforcèrent de prendre très fortement position.

En ce point se confondent plusieurs cours d’eau. L’Ouellé-Oubangui reçoit à droite son plus puissant affluent le Mbomou, qui draine tout le pays Sandeh et le Dar Fertit. En amont de ce confluent, dans le Mbomou lui-même, se déverse le Mbili. Cette position commande donc la voie de la province équatoriale. Les Belges construisirent un poste sur la rive droite de l’Oubangui à Yakoma, et s’efforcèrent de conquérir l’amitié des princes indigènes. En 1889, le capitaine van Gèle, revenu dans le Haut Oubangui accompagné cette fois de l’inspecteur d’Etat M. Georges Le Marinel, entra en relation avec Bangasso, chef du peuple des Sakaras. Depuis son avènement, qui date de quatorze ans, Bangasso a réussi à reprendre une autorité complète sur les grands chefs Sakaras qui, du temps de son père Bali, de caractère un peu faible, étaient devenus presque indépendans. Pendant la montée du Mbomou, les voyageurs belges eurent l’occasion d’apprécier eux-mêmes sa puissance. « Le nom de Bangasso était un talisman qui mettait littéralement les indigènes à nos pieds. » Le jour de leur arrivée dans sa demeure royale, deux mille guerriers, armés de boucliers et de trombaches, étaient rangés le long des quatre faces de la place. Au centre, trente soldats, armés de fusils, tiraient des salves. Enfin, si le pouvoir d’un homme est en rapport direct avec les marques extérieures de respect dont il est l’objet, peu de princes égalent Bangasso. Dès qu’il boit, ou éternue, tous les assistans applaudissent et la musique royale exécute ses airs les plus suaves. Sa cour, il est vrai, n’a rien d’austère. Ses filles ne se marient pas, aucun prince des tribus voisines n’étant digne d’aspirer à leur main. Mais le célibat ne leur pèse pas. Le roi leur laisse sur le chapitre des mœurs une complète indépendance, dont elles profitent. M. Le Marinel avance que la présence de ces jeunes personnes a singulièrement facilité au roi le recrutement d’une garde composée de volontaires où figure l’élite des jeunes nobles Sakaras[6]. Mais il justifie sa puissance par le zèle qu’il apporte à remplir son office. Tous les matins, à neuf heures, il sort de son harem, il s’assied sous une véranda et donne audience publique.

Van Gèle et Le Marinel d’une part, Bangasso de l’autre s’entendirent bien vite. Des objets européens étaient jadis parvenus dans le pays par l’intermédiaire des Sandeh qui, eux-mêmes les tenaient des marchands de Khartoum. Le soulèvement mahdiste avait interrompu ces relations commerciales. Bangasso était bien 6dse d’entrer en rapport avec les blancs qui fabriquent ces objets. Pour marquer ses dispositions conciliantes, il fit des cadeaux aux voyageurs belges. Il leur donna deux jeunes éléphans, un chimpanzé et un fourmilier. Malgré leur bizarrerie, ces présens n’en témoignaient pas moins de ses bonnes intentions. MM. van Gèle et Le Marinel obtinrent des avantages plus sérieux. Le soir même de leur arrivée, Bangasso vint conférer avec eux. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, on causa affaires, « tout en buvant de la bonne bière de sorgho et en fumant des pipes ». Le résultat de cet entretien et d’autres analogues fut de placer le territoire de Bangasso sous le protectorat de l’État indépendant du Congo.

Pendant que van Gèle négociait chez Bangasso, le capitaine Roget réussissait à placer également sous le protectorat de l’État indépendant les domaines d’un autre chef indigène Djabbir dont la résidence est située en amont des chutes de Mokouangou. Nous n’avons pas à discuter, pour l’instant, dans quelle mesure les agens de l’État indépendant étaient autorisés par la convention formée entre leur gouvernement et celui de la France à s’avancer dans la vallée du Mbomou. Il importe seulement d’observer que par cette occupation du confluent de cette rivière et de l’Ouellé-Oubangui ; par la fondation très solide des postes de Yakoma, Bangasso et Djabbir, de nouveaux progrès étaient possibles dans l’est. Les Belges transportaient leur base d’opération de Léopoldville à 900 kilomètres en avant. Sur ce tremplin, ils pouvaient prendre leur élan et bondir très loin. C’est en effet à Djabbir que s’est réuni, arrivant par groupes successifs, le personnel de l’expédition van Kerckhoven, c’est là que s’est opérée la concentration (mai-juin 1891).

Cette expédition fut montée avec un grand luxe. Beaucoup de blancs y prirent part et parmi eux des Congolais éprouvés, basanés au grand soleil d’Afrique, comme Ponthier, Milz, Delanghe. Le commandant van Kerckhoven était « le type du condottiere : grand, brun, sec, taille élégante et souple, allure martiale, masque énergique et fin, éclairé d’un regard de feu, longue moustache à la d’Artagnan, retroussée crânement sur la lèvre supérieure[7]. » Ajoutez qu’il avait huit ans de vie d’Afrique derrière lui, étant parti pour le Congo le 7 mars 1883.

L’expédition van Kerckhoven est une des plus importantes qui se soient accomplies en Afrique équatoriale pendant ces dernières années. Non seulement elle est hors de pair par ses résultats politiques, mais encore elle a parcouru des régions coupées uniquement par Junker et Casati, ou même vierges de toute exploration européenne. Nous avons donc une grande appétence de détails. Mais le gouvernement de l’État indépendant du Congo entourant cette entreprise de mystère, il nous faut rassasier notre curiosité de miettes de renseignemens.

Comme l’imposaient les conditions géographiques, l’expédition s’avança le long de l’Ouellé. La voie fluviale, c’est-à-dire la montée de l’Ouellé dans les pirogues indigènes, paraît avoir été employée conjointement à la voie de terre, dans certaines sections. A mesure qu’on avançait, des stations étaient construites. L’épisode principal de la marche semble être l’engagement, ou les engagemens, qu’eut le capitaine Ponthier avec des pillards arabes. Tout le pays, situé entre le Congo et les lacs Albert, Albert-Edouard et Tanganyika, est parcouru par des bandes de maraudeurs. C’est à eux que Stanley eut affaire en septembre et octobre 1887, sur l’Itouri. Ponthier rencontra une de ces bandes, la battit et l’obligea à s’enfuir en abandonnant une centaine de pointes d’ivoire. Après avoir franchi le 30e de longitude est (Greenwich), frontière conventionnelle de l’État indépendant, l’expédition atteignit le Nil à Ouadelaï. Mais son chef n’eut pas la gloire du succès; van Kerckhoven était mort en route, probablement par la maladresse de son ordonnance qui, en déchargeant son fusil, lui envoya une balle dans le dos.

Quelle a été la conduite des Belges depuis lors? Sont-ils descendus jusqu’à Lado? Ont-ils déjà, comme l’avançait un journal anglais, organisé le pays? Tout cela reste indécis. Mais, d’après un usage généralement adopté dans le partage de l’Afrique, certains droits sont reconnus au premier occupant d’un territoire vacant. Les Belges auront donc, dans le règlement complet de la succession de l’Egypte dans la province équatoriale, des titres à faire valoir.

Tels ont été les progrès des Belges sur le Congo et sur sa rive droite. Entre eux et la France, les causes de désaccord n’ont pas manqué : mésintelligence entre Stanley et de Brazza, question de la frontière de l’Oubangui, actuellement question du Mbomou...; d’autres différends sont malheureusement à prévoir. Mais, si fermement décidé qu’on soit à défendre ce qu’on croit être le bon droit, on ne peut s’empêcher d’admirer le courage moral et physique, l’énergie, la persévérance, qu’il a fallu pour acquérir en quinze ans des résultats auxquels il ne manque que le recul de quelques siècles pour être estimés à leur valeur.


III. — LES PROGRÈS DES ANGLAIS DE L’OCÉAN INDIEN VERS LE HAUT-NIL

La nouvelle de l’arrivée de l’expédition belge sur le Nil causa à Londres une vive émotion. Les partisans de l’extension continue des colonies anglaises considéraient déjà la province équatoriale comme un des futurs domaines de l’empire britannique. Le jour n’était pas éloigné, pensaient-ils, où des clergymen très dignes y prêcheraient la bonne parole, en même temps que d’habiles industriels y placeraient les produits de leurs manufactures. Dans une vision attendrissante, ils se représentaient les nègres vêtus de belles cotonnades de Manchester, venant le dimanche chanter hymnes et cantiques dans le temple de Lado. Et voilà que ce beau rêve était brusquement interrompu par le plus fâcheux des réveils! Le succès des Belges surprit d’autant plus désagréablement qu’il compromettait le résultat d’un travail de plusieurs années. Les Anglais étaient sortis de la période des projets. Partis de la côte de l’océan Indien, ils s’étaient résolument avancés dans la direction du nord-ouest. La conquête de la province équatoriale leur paraissait la conclusion logique de leurs progrès.

C’est presque développer un lieu commun de géographie politique que d’exposer la position prépondérante occupée par eux, depuis plusieurs dizaines d’années, dans l’île de Zanzibar. Le commerce zanzibarite est presque totalement entre les mains d’Hindous. Grâce à la périodicité des vents de moussons, les rapports ont toujours été fréquens entre la côte orientale d’Afrique et la côte de Malabar. Or, ces marchands, gros négocians riches à plusieurs millions de roupies, ou humbles teneurs d’échoppes, restent, même s’ils sont établis hors de l’Inde anglaise, sujets britanniques. A côté des commerçans hindous, les missionnaires anglicans se sont abattus sur ce pays. Sans doute, ils n’exercent pas sur l’esprit des indigènes qu’ils instruisent une action morale bien profonde. Leurs néophytes sont des oiseaux parleurs bien appris, qui répètent, vaille que vaille, les versets de la Bible qu’on leur a serinés : mais ces enfans, devenus hommes, demeurent les cliens des missionnaires. Enfin les intérêts anglais étaient défendus à Zanzibar par un de ces agens diplomatiques qui ont tant contribué à la constitution de l’empire colonial de la Grande-Bretagne. Le consul général, sir John Kirk, exerçait sur le sultan Saïd-Bargasch, une puissante action personnelle. Il était son ami, son conseiller, et dirigeait officieusement sa politique.

En 1884, les Anglais ne possédaient officiellement rien dans le Zanguebar. Mais ils envisageaient l’avenir avec sérénité. Leur gouvernement veillait au chevet du sultan de Zanzibar, cet « homme malade » de l’océan Indien, avec la sécurité d’un légataire universel qui sent le testament rédigé en sa faveur, là, dans un tiroir, à côté du lit du moribond. Un jeune savant allemand vint troubler cette quiétude. Des études économiques et juridiques poursuivies dans les universités de Tubingen, Gœttingen et Berlin, puis un séjour en Angleterre avaient convaincu le docteur Karl Peters que des colonies étaient indispensables à l’empire d’Allemagne, il persuade quelques amis, forme avec eux une société, s’embarque à Trieste le 1er octobre 1884, débarque à Dar-es-Salam, parcourt l’Ousagara sur lequel il avait jeté son dévolu après la lecture d’une description enthousiaste de Stanley, conclut des traités avec les chefs indigènes et mène si rapidement sa campagne que, par un acte du 27 février 1885, l’empereur Guillaume Ier plaçait sous son protectorat les territoires acquis ou à acquérir par la Société allemande de l’Afrique orientale. Ainsi l’Allemagne était dotée de cette colonie qui n’est pas une des productions les moins étranges de son esprit universitaire.

Or, l’expédition du docteur Karl Peters eut pour conséquence inattendue la création de la colonie anglaise de l’Afrique orientale.

Les entreprises des Allemands excitèrent en effet à Londres un sentiment qui était tout juste le contraire de la satisfaction. Néanmoins, on y estima qu’il serait habile d’opposer bon visage à cette mauvaise fortune et de prendre exemple au lieu de récriminer. Le 25 mai 1885, quelques semaines après avoir reçu de la chancellerie impériale allemande notification de la nouvelle prise de possession, lord Gran ville, ministre des Affaires étrangères, ripostait donc en informant le prince de Bismarck que « quelques capitalistes considérables avaient formé le dessein de créer un établissement britannique dans la région située entre la côte et les lacs qui sont les sources du Nil blanc et de les rattacher au littoral par un chemin de fer. » Vers cette époque, en effet, quelques Anglais riches et entreprenans se réunirent, sous l’initiative d’un homme très compétent en matières africaines, M. William Mac-Kinnon, et créèrent la British East African Association avec l’intention d’exploiter le pays dont lord Granville avait vaguement esquissé les limites dans sa dépêche. Le 3 septembre 1888, cette compagnie recevait une charte. Elle devint dès lors l’Impérial British East African Company, qu’on désigne en Angleterre plus brièvement sous le nom d’Ibea, formé des initiales des quatre premiers mots de son titre. Par cette charte, la compagnie perdait quelque peu de son indépendance; mais moralement, elle était fortifiée. Une confusion s’établissait désormais entre les intérêts de la Grande-Bretagne et ceux de la compagnie. Le pays tout entier applaudissait à ses succès et se sentait atteint par ses échecs. Si la compagnie menaçait d’évacuer un territoire, la vieille Angleterre elle-même semblait battre en retraite.

Exposer les progrès des Anglais dans l’Afrique Orientale, c’est donc exposer ceux de l’Ibea. Pendant les premières années de son existence, ses directeurs eurent à résoudre des questions délicates de nature diplomatique. La convention des 29 octobre-1er novembre 1886 signée entre les gouvernemens de Berlin et de Londres fixait comme limite des zones d’influence allemande et anglaise, une ligne tracée de l’embouchure de la Wanga dans l’océan Indien, à l’intersection de la côte orientale du lac Victoria, avec le premier degré de latitude australe. Mais tous les motifs de conflit n’étaient pas écartés. Les Anglais souffraient impatiemment la présence d’une compagnie commerciale allemande dans le petit sultanat indigène de Vitou et cherchaient le moyen de l’en expulser. Il y avait donc une « question de Vitou ». Le sultan de Zanzibar touchait les recettes d’un fructueux bureau de douane situé dans l’île de Lamou : l’Ibea et la Société allemande de Vitou sollicitaient simultanément du sultan la cession de cette douane moyennant une redevance annuelle. Il y avait donc une « question de Lamou ». Plus au nord, la côte est encore flanquée de deux îles, Manda et Patta. Entre elles et la terre ferme est ménagé un golfe, profond, large, à l’abri des coups de vent, très prisé des hommes de mer. Les amirautés anglaises et allemandes avaient jeté leur dévolu sur ce mouillage. Il y avait donc une « question des îles Manda et Patta ».

De son côté, le gouvernement italien visait l’occupation de certains ports de la côte Somali qui avaient été cédés à l’Ibea par le sultan de Zanzibar. Autres négociations à poursuivre qui aboutirent le 3 avril 1889.

En même temps que les directeurs de l’Ibea négociaient avec les Allemands et les Italiens, ils pourvoyaient à l’aménagement matériel des ports et en particulier de Mombaza. Il fallait construire des maisons et des magasins, des jetées et des débarcadères, tracer des routes, lancer des ponts sur les rivières, bref, munir ce pays neuf de tout cet appareil de civilisation que, l’habitude aidant, nous sommes presque tentés de croire né spontanément sur le globe et dont un long usage nous porte à méconnaître l’immense valeur.

En dépit de ces préoccupations, les directeurs de l’Ibea ne cessaient de penser à la pénétration dans l’intérieur du continent. Leurs yeux se portaient bien au delà de l’horizon borné de la côte. Déjà des expéditions s’étaient avancées le long des fleuves Sabaki et Tana. A partir de 1889, des efforts persévérans sont tentés en vue d’un établissement définitif dans l’hinterland.

On a vu que les Belges, pour progresser sur le Haut-Nil, avaient eu à vaincre des difficultés d’ordre pour ainsi dire géographique. Ils avançaient à tâtons dans les ténèbres de l’Afrique. Grâce aux voyages d’explorateurs tels que Fischer et Thomson, on voyait plus clair dans la région qui s’étend de l’océan Indien au Nil. Les Anglais pouvaient marcher droit devant eux, sans hésitation. Mais des difficultés politiques les ont arrêtés. Avant de tenter de pénétrer dans la province équatoriale, la prise de possession de l’Ouganda (ce royaume situé sur la rive nord-ouest du lac Victoria) leur parut indispensable. Ils étaient séduits par sa valeur économique, car l’ivoire y abonde. S’ils tardaient à s’y établir, d’autres Européens, les Allemands par exemple, n’imiteraient sans doute pas leur discrétion. Enfin et surtout, ils supposaient que la conquête de la province équatoriale serait la conséquence naturelle de leur établissement dans l’Ouganda.

C’est précisément cette prise de possession qui a été très difficile. L’Ibea est tombée dans un filet, aux mailles très fines, au milieu duquel elle se débat encore. Pour comprendre comment ses progrès ont été entravés, il est nécessaire de connaître, au moins d’une façon superficielle, l’étal politique de l’Ouganda.

Le roi se nomme Mouanga, il règne depuis 1884. Age : trente ans environ, taille au-dessus de la moyenne, face bouffie, yeux sensuels; au demeurant aucun signe particulier : un de ces types de nègres, comme il y en a des millions sur la surface du continent noir. Des Anglais, qui ont eu avec lui de mauvais rapports, l’ont traité de « brute » et de « fou ». Sans doute, certains de ses actes sont d’un fou et d’une brute, mais cette définition trop simple n’explique pas son caractère. C’est un timide. Lors de sa première entrevue avec le commissaire impérial britannique, sir Gerald Portal, « il était oppressé et tremblait de tout son corps[8] ». Pendant l’audience qu’il donna à Stuhlmann, il riait niaisement, sautait d’un sujet à un autre, passait du coq à l’âne, le tout pour dissimuler son profond embarras. Mais il a surtout une peur atroce de perdre son royaume. Il a prononcé en 1886, devant le missionnaire français, P. Lourdel, ces paroles vraiment curieuses : « C’est moi qui suis le dernier roi de l’Ouganda; les blancs s’empareront de mon pays après ma mort. De mon vivant, je saurai les en empêcher, mais après moi se terminera la liste des rois nègres de l’Ouganda[9]. » Voilà qui n’est ni d’un fou, ni d’une brute, mais au contraire d’un politique avisé. Il ignore que le bey de Tunis est tombé au rang d’un fonctionnaire français; que le Khédive d’Egypte est un pupille, que son tuteur anglais reprend vertement quand il se permet quelque écart ; il ne pouvait se douter vers quelles mésaventures couraient le chef soudanais Ahmadou et Behanzin, le roi du Dahomey; mais la servitude, dans laquelle les Anglais tiennent le sultan de Zanzibar, a éclairé son expérience. Il a l’intuition de ce fait capital de l’histoire contemporaine de l’Afrique : la substitution des gouvernemens européens aux pouvoirs indigènes. L’ère des despotes se clôt; l’Europe leur ménage des loisirs, ou les envoie en villégiature. Elle en fait des « rois fainéans ou des rois en exil ».

Pour retarder le moment fatal, Mouanga a cherché à fermer son royaume aux élémens étrangers. Il n’a pas osé expulser les Arabes, ni les missionnaires protestans et catholiques, déjà établis dans le pays à son avènement. Mais, par d’atroces supplices, il a voulu s’opposer au progrès du christianisme. Par son ordre, on ficelait les Wagandas convertis, au milieu de fagots que les bourreaux allumaient du côté des pieds des victimes pour prolonger leurs souffrances, si bien que, sans métaphore, elles brûlaient à petit feu.

Ces actes barbares n’ont cependant pas entravé le développement de trois partis politiques et religieux : les arabes-musulmans, les anglo-protestans, les franco-catholiques.

Des Arabes, venant par lentes étapes de la côte orientale, pénétrèrent dans l’Ouganda entre 1850 et 1860, et s’imposèrent facilement. Le nègre admire naturellement l’Arabe : il travaille à imiter la dignité de ses manières et l’élégance de son costume, et cherche à le singer dans ses habitudes. L’explorateur Paul Reichard rapporte que, pendant cinq ans et demi de séjour en Afrique, il n’a jamais vu les nègres, en contact avec les Arabes, manger de viande de sanglier: non qu’ils ne la goûtent pas, mais pour suivre l’exemple de ces maîtres en civilité, qui ont coutume de s’en abstenir[10]. Les Arabes ont encore grandi dans l’opinion des Wagandas[11] en les initiant à une civilisation supérieure. Avant leur arrivée, les Wagandas s’asseyaient à terre et s’habillaient de vêtemens gracieux, mais fragiles, en tissus d’écorces. Les Arabes leur ont apporté des meubles et des étoffes de coton. Ils leur ont rendu l’immense service de substituer dans les transactions commerciales l’usage de la monnaie au mode primitif de l’échange. Depuis longtemps, les petits coquillages appelés cauris étaient connus dans l’Ouganda. Ils servaient à l’ornement des coiffures. Les Arabes suggérèrent aux habitans l’idée de les enfiler par groupes de cent et d’attribuer à ces chapelets une valeur déterminée. Leur propagande religieuse n’eut, il est vrai, qu’un succès médiocre, la pratique de la circoncision inspirant aux Wagandas une aversion invincible. Mais ils ont imposé à une partie de la population leur langage, le kisuaheli, ce sabir de l’Afrique orientale, mélange de dialectes nègres, d’arabe et d’hindoustani qu’il est de bon ton de parler dans la haute société waganda. Ils ont acquis l’opulence en établissant un trafic régulier entre l’Ouganda et leurs grands entrepôts d’Oujoui et de Tabora. Ils importaient dans le pays des objets manufacturés et en exportaient de l’ivoire et des esclaves, surtout des femmes Wahumas, que la couleur claire de leur peau et la régularité de leur profil font autant priser sur les marchés de l’Afrique orientale, que les Abyssines sur ceux du Soudan.

Ils ont armé de nombreux cliens, et pour tous ces motifs, constituent dans l’Ouganda un parti puissant.

Le séjour que Stanley fit en avril 1875 dans l’Ouganda, prologue de sa dramatique descente du Congo, eut pour conséquence la création d’une mission protestante dans ce pays. Dans des lettres vibrantes et enthousiastes, il pressait quelques-uns de ses compatriotes de se dévouer à l’évangélisation des Wagandas. « Si un véritable missionnaire, pieux et d’esprit pratique, venait ici, quel champ il aurait devant lui! Quelle moisson s’offre à la faucille de la civilisation ! » L’appel de Stanley, reproduit par tous les journaux anglais, émut très vivement l’opinion publique. On conçut l’espérance de conquérir à l’influence morale de la Grande-Bretagne, en attendant mieux, ce royaume d’Ouganda. On ne voulut pas que d’autres que des mains anglaises saisissent le manche de la faucille. Des particuliers offrirent immédiatement à la Church missionary Society de couvrir les frais de création d’une mission. La Société accepta. En mai 1877, quatre missionnaires anglais arrivaient sur la côte sud du lac Victoria. Leurs débuts furent malheureux. L’un d’eux mourut sur les bords du lac; deux furent tués dans un engagement avec des indigènes. Le révérend C. T. Wilson parvint seul au terme du voyage. D’autres volontaires le rejoignirent bientôt, et en particulier l’homme que son application au travail, son courage et sa fermeté de caractère ont fait, de 1878 à 1890, le chef et comme l’âme de la mission : le révérend Mackay.

Les missionnaires anglicans ont exercé sur certains Wagandas une puissante influence. Non seulement ils leur donnaient une instruction religieuse, mais ils leur enseignaient des métiers manuels. Les nouveaux convertis leur étaient si fortement attachés qu’aux temps les plus durs des persécutions de Mouauga, ils venaient la nuit, bravant les supplices, assister aux baptêmes et aux célébrations de mariages. Les Wagandas protestans formaient donc un parti, non très puissant par le nombre, mais fort par son dévouement à ses chefs et sa solidarité.

Disons enfin un mot des catholiques.

Les premiers Pères blancs, envoyés dans l’Ouganda par le cardinal Lavigerie pour établir, selon les paroles de l’un d’eux, « le royaume de Dieu dans ces contrées où jusqu’ici le démon a régné et où il règne en maître », y arrivèrent le 17 février 1879. Sous la haute et très intelligente direction de Mgrs Livinhac et Hirth, successivement vicaires apostoliques du Victoria Nyanza, sous l’action plus directe du P. Lourdel, la mission catholique prospéra vite. Elle eut, en effet, auprès des Wagandas plus de succès que la mission protestante. En 1880, les premiers néophytes étaient baptisés. Depuis, le nombre des catholiques s’est constamment accru. En janvier 1892, trois ou quatre mille catéchumènes suivaient régulièrement les instructions religieuses données à la mission principale de Rubaga. De grands personnages se sont convertis, entre autres la sœur du roi. Trente chapelles environ avaient été construites : celle de la capitale était, pour le pays, un véritable monument de 60 mètres de long, sur 25 de large. Ces fidèles ont supporté sans fléchir les supplices qu’inventait l’imagination malade de Mouanga. Leur constance explique le titre un peu solennel que Mgrs Livinhac, dont l’esprit se reporte volontiers vers les temps apostoliques, a donné à son récit des persécutions : « Les actes des premiers martyrs de l’Afrique équatoriale[12]. »

Le danger commun n’avait pas rapproché les trois partis : Musulmans, protestans et catholiques se marquaient beaucoup d’hostilité. L’arrivée du chrétien est pour l’Arabe le signal de l’abolition de la traite des esclaves, et l’abolition de la traite, c’est la ruine. Aussi les Arabes se sont-ils opposés de toute leur force au succès des missionnaires. Ils ont essayé de détourner d’eux, par des contes effrayans et absurdes, les Wagandas crédules. Dans l’Ouganda, s’est donc livré un combat qui ne forme qu’un épisode de la grande lutte engagée sur tant de points de l’Afrique, entre la religion musulmane et le christianisme.

La haine n’était pas moindre entre catholiques et protestans. Dans les premiers temps, les missionnaires des deux religions avaient échangé de bons procédés. Mais, habituellement, ils restèrent dans les limites d’une courtoisie officielle, bien que des rapports de cordialité s’imposassent, semble-t-il, entre ces hommes de race blanche, entourés de populations nègres et consacrant leur vie à la même œuvre civilisatrice. Entre leurs disciples respectifs, les relations étaient nettement hostiles ; Wagandas catholiques et Wagandas protestans, enivrés de connaissances nouvelles, défendaient leur foi avec intransigeance. Des questions d’intérêt augmentaient encore cette animosité, les personnages haut placés réservant systématiquement leurs faveurs à leurs coreligionnaires.

Jusqu’en 1888, cette mésintelligence entre musulmans, protestans et catholiques se manifesta seulement sous forme de mauvais services réciproques et d’épigrammes. À cette époque, une crise se produisit qui mit les adversaires aux prises. Jugeant que par des condamnations individuelles l’anéantissement de ses sujets infestés d’idées étrangères serait trop lent, Mouanga résolut de s’en défaire en bloc, en les transportant dans une île du lac Victoria et en les y laissant périr de faim. Mais chrétiens et musulmans étaient instruits de ce projet à la fois monstrueux et naïf. Une émeute éclata (9 septembre 1888). Mouanga s’enfuit presque seul, tandis que les insurgés proclamaient roi son frère Kiveva. L’entente ne dura pas longtemps entre les vainqueurs. Les musulmans, principaux auteurs du coup d’Etat, prétendaient s’en réserver tout le bénéfice. Les missionnaires furent chassés et les Wagandas chrétiens dispersés. Leur commune infortune rapprocha Mouanga et les missionnaires chrétiens réfugiés au sud du lac. Par désir de poursuivre leur œuvre de prosélytisme, ils pardonnèrent à Mouanga sa conduite passée et le secondèrent dans ses tentatives de restauration.

Après des semaines d’escarmouches, les musulmans furent battus le 4 octobre 1889 par les chrétiens coalisés. Ils se retirèrent au nord-ouest de l’Ouganda dans le territoire contesté qui s’étend entre ce royaume et l’Ounyoro. Rétabli sur son trône, Mouanga changea complètement d’attitude à l’égard des chrétiens. Il aimait mieux gouverner avec leur alliance, que ne pas régner du tout. Mais entre les deux partis, il ne partageait pas également ses faveurs. Il en comblait les catholiques, et le P. Lourdel devint son conseiller intime. Cette préférence, accordée au parti adverse, irritait les protestans, qui ne cachaient pas leur intention de profiter de l’intervention de l’Ibea « pour s’emparer de toutes les charges ».

Un roi qui ne dissimulait pas sa malveillance à l’égard des Anglais; un parti musulman vaincu sans doute, mais toujours organisé et rôdant sur les frontières du royaume ; un parti catholique au pouvoir et décidé à ne pas s’en laisser déposséder ; un parti protestant, tendant les bras à la Compagnie anglaise, mais compromettant par son impatience : voilà comment se présentait la situation politique de l’Ouganda lorsque, le 14 avril 1890, MM. Jackson et Gedge, agens de l’Ibea, entrèrent dans la capitale. Combien complexe était cette situation! combien il était plus facile aux Belges de franchir les rapides de l’Oubangui qu’aux Anglais de surmonter les obstacles politiques qui les arrêtaient dans leurs progrès vers le Haut-Nil!

M. Jackson proposa à Mouanga de signer un traité par lequel l’Ibea s’engageait, moyennant le droit de lever des impôts, à défendre l’Ouganda et à ouvrir une route jusqu’à la côte; mais l’aversion de Mouanga pour les Anglais, la pression exercée sur lui par le parti catholique l’empêchèrent de se rendre. Il refusa net. M. Jackson partit (14 mai 1890), laissant M. Gedge, son compagnon, travailler l’opinion publique.

Ce fut alors que le capitaine Lugard reçut l’ordre de se rendre dans l’Ouganda. En mettant le pied sur le sol d’Afrique, il avait la ferme intention de faire parler de lui. On sait qu’il a réussi. Il partit convaincu qu’une attitude hautaine ne messied pas à un officier de l’armée de S. M. Britannique, délégué par une grande compagnie à charte auprès d’un roitelet nègre, à moitié sauvage . Le 13 décembre 1890, il arrive dans l’Ouganda, franchit la frontière sans attendre l’autorisation, établit son camp, non dans le bas-fond marécageux qui lui était assigné, mais sur la hauteur de Kampala, face à la colline de Mengo, où s’élève la résidence royale. Il ne sollicite pas une audience, mais informe Mouanga qu’il ait à le recevoir tel jour, à telle heure. Il expose l’objet de sa mission, puis prend congé sans attendre que le roi lève la séance. Lugard piétinait systématiquement sur le cérémonial, ce cérémonial de la cour d’Ouganda, réglé si minutieusement que l’étiquette, observée jadis à l’Escurial et à Versailles, paraît simple en comparaison. Le procédé réussit. Le roi fut tellement interloqué et ému par tant d’audace que, le 26 décembre 1890, il signait le traité qui plaçait l’Ouganda sous le protectorat de l’Ibea[13]. La Compagnie avait donc enfin pris possession de cet Ouganda, objet de sa convoitise.

Mais Lugard ne considéra pas sa mission comme terminée par ce succès. Sûr de l’Ouganda, il lui fallait maintenant établir l’autorité de l’Ibea sur des territoires plus occidentaux. Il part donc et dans sa marche atteint Kavalli, à l’extrémité méridionale du lac Albert. On a vu plus haut qu’il y embaucha, au nom de l’Ibea, les anciens soldats d’Emin, mais ce n’était là qu’un épisode. Son expédition avait pour motif réel la pénétration dans la province équatoriale. « J’avais conçu l’espérance qu’une petite garnison bien armée pourrait se maintenir à Ouadelaï, si un fortin solide y était construit, aucune attaque des mahdistes ne paraissant présentement à redouter[14]. » Lugard avait l’intention d’embarquer sa troupe sur le Khédive et le Nyanza, les deux anciens vapeurs d’Emin, et d’établir un poste à Ouadelaï. Or, on sait que leurs carènes gisent au fond du Nil. Lugard qualifie cette perte « d’ horrible désastre » !

Il n’avait en effet ni le temps, ni les moyens d’aller à pied jusqu’à Ouadelaï : il battit en retraite. La tentative de pénétration des Anglais dans la province équatoriale avait donc échoué (octobre 1891).

Il est probable que si l’ordre avait régné dans l’Ouganda, Lugard ou tout autre officier aurait reçu de la Compagnie l’ordre de réparer cet insuccès. Mais les querelles entre catholiques et protestans ajournèrent toute nouvelle tentative d’expansion vers le Haut-Nil.

L’irritation croissait en effet entre les deux partis. Ce n’étaient que bruit et agitation, des bandes armées parcouraient les rues criant, tirant des coups de fusil et battant du tambour. Un acte de favoritisme de Mouanga, qui refusa de châtier un catholique meurtrier d’un protestant, mit les partis aux mains. Le 24 janvier 1892, des groupes de protestans et de catholiques étant en présence au pied de la colline où s’élève le fort anglais de Kampala, des coups de feu éclatèrent, et une mêlée s’ensuivit. Les protestans, d’abord vaincus, escaladent la colline pour se réfugier dans le fort. Les catholiques les poursuivent et essaient d’y pénétrer à leur suite. Le capitaine Lugard, qui prétendait rester neutre, se voit obligé d’intervenir pour se protéger, fait ouvrir le feu par ses mitrailleuses Maxim et change ainsi la face du combat. Les catholiques poursuivis par les protestans descendent les pentes de la colline, et s’enfuient en désordre. Les missionnaires français s’étaient enfermés dans un solide bâtiment. Les protestans vainqueurs tentaient de l’incendier, quand un détachement de troupes anglaises vint délivrer les assiégés et les conduisit en sûreté dans le fort de Kampala. Les catholiques, dans leur retraite, avaient emmené le roi Mouanga et s’étaient réfugiés dans l’île de Bulingugwé, située dans le lac Victoria, mais près de la terre ferme. Ils y furent rejoints par les missionnaires. La fuite du roi embarrassait fort les Anglais : les cruautés de Mouanga n’ont pas altéré le loyalisme de ses sujets à son égard et, sans roi, il était impossible au capitaine Lugard de gouverner. Aussi, pour terroriser les catholiques et obliger Mouanga à revenir dans sa capitale, ordonna-t-il, le 30 janvier, la mise en batterie d’une mitrailleuse en face de l’île de Bulingugwé. Les catholiques furent canonnés ; puis les protestans entrèrent dans l’île, pillant, rudoyant les missionnaires, réduisant en esclavage les femmes des catholiques. On se rappelle le retentissement qu’eurent ces événemens en Europe et les polémiques qu’ils suscitèrent.

Si l’attitude du capitaine Lugard dans la journée du 24 janvier ne nous semble pas mériter tous les reproches dont elle a été l’objet, — car il n’est pas intervenu avant le moment où son fort allait être envahi par les catholiques victorieux, avant d’être dans le cas de défense légitime, — sa conduite du 30 janvier a été en revanche véritablement odieuse. Cette mitraillade, froidement conçue, d’hommes sans défense, de femmes et d’enfans, est un acte de brutalité atroce qu’aucun motif ne saurait justifier. Cette triste manœuvre manqua son effet. Dès l’ouverture du feu, Mouanga s’enfuit dans un canot et se réfugia dans le Buddu, province méridionale de l’Ouganda. Mais les Anglais obtinrent, grâce à la pusillanimité de Mouanga, ce que la violence n’avait pu leur donner. Sa crainte de perdre son royaume l’emporta sur toute autre considération. Le 30 mars 1892, il se décidait à signer un traité qui, plus encore que celui du 26 décembre 1890, affirmait sa dépendance à l’égard de l’Ibea.

On conçoit aisément que ces agitations et la crainte de voir le parti musulman en profiter pour fondre sur le royaume aient arrêté les officiers anglais dans toute velléité d’expédition vers la province équatoriale.

Bien plus, la situation même de la Compagnie dans l’Ouganda paraissait incertaine. L’expédition Jackson-Gedge, l’expédition Lugard, l’envoi de renforts sous le commandement du capitaine Williams, l’entretien d’une garnison dans le fort de Kampala, puis les dépenses causées par les études préliminaires d’une voie ferrée, devant relier Mombaza au lac Victoria, avaient épuisé les ressources de l’Ibea. Les directeurs manifestèrent l’intention de se retirer de l’Ouganda. Telle fut l’émotion causée en Angleterre par cette nouvelle, qu’en peu de jours la Compagnie recueillit 40 000 livres sterling de dons volontaires. Mais après la dépense de ces subsides, l’évacuation définitive fut résolue et fixée au 31 décembre 1892. Pour éviter une solution trop brusque, le gouvernement anglais paya les frais d’occupation jusqu’au 31 mars 1893, puis il envoya un commissaire, sir Gerald Portal, s’enquérir de la situation.

Le rapport de feu sir G. Portal depuis longtemps attendu a été publié le 12 avril 1894. On connaît maintenant le résultat de sa mission : l’annexion de l’Ouganda à l’Empire britannique est un fait accompli. Désormais les Anglais peuvent revenir à leurs projets d’expansion vers la province équatoriale, chercher à s’établir sur le cours supérieur du Nil, dont ils tiennent déjà le delta, et commencer la formation de ce Soudan britannique, qui est un des rêves les plus chers des « coloniaux » d’outre-Manche.


IV. — CONCLUSION.

Certains publicistes anglais, dans le dessein de hâter l’occupation de la province équatoriale par la Grande-Bretagne, se plaisent à représenter les Français comme prêts à s’en emparer. Mieux que personne, ils savent le peu de fondement de leur argumentation. S’il existe, en effet, une question à laquelle l’opinion publique française soit indifférente, c’est bien assurément celle de la succession de l’Egypte dans la province équatoriale[15]. La géographie coloniale est sujette, comme le reste, au caprice de la mode. Le lac Tchad est à l’heure présente l’objet de l’engouement général. Les explorateurs convergent vers ce point attractif. Les personnes, qui ont coutume d’assister aux séances des sociétés de géographie, ont certainement remarqué l’étrange propriété dont jouit cette expression magique : « Lac Tchad. » Dès qu’un orateur la prononce, l’auditoire le plus assoupi se réveille en sursaut. Ce talisman assure au moins une salve d’applaudissemens au conférencier le plus monotone.

Ce n’est pas le lieu de discuter si, en s’engageant sur cette route du Tchad, on ne fait pas fausse route. Constatons seulement la faveur dont ce grand marécage est l’objet, et tirons-en les conséquences. Tous les yeux étant braqués sur ce lac Tchad, les événemens du Soudan oriental passaient inaperçus. Des postes de l’Oubangui sont partis trois explorateurs français : l’infortuné Crampel, M. Dybowski et M. Maistre. Tous trois se sont dirigés vers le nord. Mais de ces mêmes postes, aucune expédition française n’a essayé d’atteindre la province équatoriale.

Nous sommes donc restés les spectateurs impassibles des efforts réciproques des Belges et des Anglais pour gagner Ouadelaï. Cette abstention n’est pourtant pas exempte de dangers. La province équatoriale est riche en éléphans, en bétail et en autruches, en grains, en caoutchouc, en coton et en café. Nous le savons, non par le rapport suspect d’un voyageur pressé, mais par le témoignage d’Européens ayant séjourné des années sur le Haut-Nil et surtout par celui du savant consciencieux qu’était Emin Pacha. Par notre désintéressement, ou plutôt notre insouciance, nous laissons donc à d’autres l’exploitation d’un territoire d’une réelle valeur économique.

Mais, portons plus loin nos regards. La question de la succession de l’Egypte dans la province équatoriale n’est pas isolée.

D’après les usages diplomatiques qui ont présidé au partage du continent africain, elle entraînera le règlement de la succession de l’Egypte, dans tout le Soudan oriental. Escomptant la désagrégation du califat mahdiste, on se partagera le Bahr-el-Ghazal et le Darfour. Or, Belges et Anglais manifestent nettement l’intention de participer avantageusement à cette succession. Comment en douter ? Violant la convention franco-congolaise, du 29 avril 1887, qui limite la zone d’action politique de l’État indépendant du Congo au 1er degré de latitude nord, les Belges se sont établis non seulement à Bangasso, mais plus loin, en amont, dans la vallée du Mbomou. D’après le traité anglo-allemand du 1er juillet 1890 la zone d’influence anglaise était étendue à l’ouest « jusqu’au versant occidental du bassin du Haut-Nil (art. Ier, § 3) ». Une autre convention signée le 18 novembre 1893, entre les deux mêmes puissances, contient l’article suivant : «Il est convenu que l’influence allemande ne combattra pas l’influence anglaise à l’est du bassin du Chari et que les pays du Darfour, du Kordofan et du Bahr-el-Ghazal... seront exclus de la sphère d’intérêts de l’Allemagne. » Ce qui signifie qu’ils feront partie de la sphère d’intérêts de l’Angleterre[16]. Si l’on n’y prend garde, toute la région du Bahr-el-Ghazal passera donc en des mains étrangères. Du Congo français, il sera impossible d’atteindre le Nil. On a tant chanté les louanges du grand fleuve africain, qu’on éprouve quelque scrupule à le vanter de nouveau. Mais des délicatesses d’écrivains seraient ici déplacées. Il faut répéter, sans lassitude, combien il serait déplorable d’être privé de tout point d’accès à cette voie naturelle hors de pair en Afrique, qui conduit du centre du continent aux portes de la Méditerranée, et sur laquelle vapeurs et voiliers naviguent librement.

Cependant la gravité (de cette situation politique n’a pas échappé au gouvernement français ; il a nommé il y a quelques mois le commandant Monteil à la direction des postes du Haut-Oubangui. Déjà, une partie de la mission sous les ordres du capitaine Decazes a quitté Brazzaville. On ne sait pas de quelles instructions est pourvu le commandant Monteil, et il est naturel qu’on ne le sache pas. Mais le passé africain de cet officier supérieur est un gage de succès.

Laissons de côté ces rivalités : quels qu’ils soient, les Européens qui occuperont la province équatoriale y rapporteront la civilisation. L’œuvre de Baker, de Gordon et d’Emin n’aura été qu’interrompue. Ils n’auront pas peiné en vain; leurs efforts pour abolir la traite des esclaves n’auront pas été stériles. Quel que soit le drapeau qui flotte sur Ouadelaï, la longue caravane de misérables s’a cheminant lentement vers la côte, en jalonnant la route de cadavres, ne sera plus qu’un souvenir.


HENRI DEHERAIN.

  1. Dr. Franz Stuhlmann, Mit Emin-Pascha ins Herz von Afrika. Un vol. in-8o Berlin, 1894.
  2. Captain F. D. Lugard, The rise of our east african empire. 2 vol. in-8o, Londres, 1893.
  3. Voyez dans la Revue du 1er janvier 1893, le Père Joseph Ohrwalder et ses années de captivité dans le Soudan, par M. G. Valbert. L’auteur regrettait que le récit du missionnaire n’eût pas paru sous sa forme originale, mais eût subi les retouches, parfois indiscrètes, du major anglais Wingate. Depuis, Ohrwalder a publié lui-même l’histoire de ses aventures sous le titre : Aufstand und Reich des Mahdi im Sudan, und meine zehnjœhrige Gefangenschaft dortselbst. 1 vol. in-8o. Innsbruck, 1892. Désormais cette édition fait autorité.
  4. E. Banning, la Conférence africaine de Berlin et l’Association internationale du Congo. Bruxelles, 1885, p. 24.
  5. Le Roubi est également nommé Itimbiri, le Likati Riketti. La nomenclature est encore indécise dans cette partie de l’Afrique.
  6. G. Le Marinel, Sur le Haut Oubangui. Bulletin de la Société royale de géographie de Belgique, 1893.
  7. Journal des Débats du 30 avril 1893.
  8. Eugène Wolf, Die Neuordnung der Dinge in Uganda. Berliner Tagblatt, n° du 27 juin 1893.
  9. Lettre du R. P. Lourdel, supérieur de la mission de Rubaga, à Son Ém. le cardinal Lavigerie. Les Missions catholiques, 1886, p. 314.
  10. Paul Reichard, Dr Emin-Pascha. Ein Vorkœmpfer der Kultur im Innern Afrikas. Un vol. in-8o, Berlin, 1890, p. 46.
  11. Les habitans de l’Ouganda se nomment Waganda et parlent le Kiganda.
  12. Les Missions catholiques, 1887.
  13. Voici les principales clauses de ce traité : Établissement du protectorat de l’Ibea sur l’Ouganda, Présence permanente auprès du roi d’un agent de la Compagnie anglaise jouissant de pouvoirs très étendus (droit de juger les Européens établis dans le pays, direction de l’armée et des finances de l’Ouganda). Liberté complète des cultes. Engagement pris par la Compagnie de défendre le pays et de pourvoir à son organisation matérielle. On en trouvera le texte intégral dans Stuhlmann, ouvrage cité, p. 157-159.
  14. Lugard, ouvrage cité, II, 212.
  15. Cette remarque ne s’applique naturellement pas aux personnes d’une compétence particulière, à M. Edouard Marbeau et à M. Harry Alis par exemple, qui, le premier dans la Revue française de l’étranger et des colonies, et le second, dans la Politique coloniale, ont insisté sur l’importance de cette question.
  16. Sur une carte intitulée The political divisions of Africa (European Treaties) et insérée dans l’ouvrage du capitaine Lugard (I, 384) la limite de la zone d’influence anglaise englobe tout le Bahr-el-Ghazal et s’avance dans le Darfour. Or, cette carte a été dressée par une personne dont l’opinion fait autorité : M. Ernest G. Ravenstein, membre du Comité de la Société royale de géographie de Londres.