La Source grecque/01/Zeus et Prométhée

Gallimard (p. 43-46).

ZEUS ET PROMÉTHÉE

V. 160-183


Ζεύς, ὅστις ποτ᾽ ἐστίν, εἰ τόδ᾽ αὐτῷ φίλον κεκλημένῳ, τοῦτό νιν προσεννέπω.


Zeus, qui qu’il puisse être, si sous ce nom il lui plaît d’être invoqué,
Sous ce nom je l’appelle.
Je n’ai rien que je puisse comparer après avoir tout soupesé,
sinon Zeus, si le vain poids du souci
par moi doit être rejeté réellement.
Ni celui qui autrefois était grand, débordant d’audace conquérante,
et on ne dira même pas qu’il a été,
ni celui qui est venu ensuite et a disparu en trouvant son vainqueur.
Zeus, quiconque, la pensée tournée vers lui, criera sa gloire,
celui-là recevra la plénitude de la sagesse.

La sagesse, il en a ouvert la voie pour les mortels,
en posant comme loi souveraine : « Par la souffrance la connaissance. »
Elle coule goutte à goutte dans le sommeil, auprès du cœur,
la peine de la mémoire douloureuse ; et même sans qu’on le veuille vient la sagesse.
De la part des dieux, c’est une grâce violente,
eux qui sont assis au gouvernail céleste.


Ce passage d’un chœur de l’Agamemnon d’Eschyle, qui est difficile comme grec et presque intraduisible, est intéressant comme étant un de ceux où se reflète évidemment la doctrine enseignée aux initiés des mystères, notamment celui d’Éleusis. Les tragédies d’Eschyle sont visiblement imprégnées de cette doctrine. Zeus semblait y être regardé comme étant le Dieu suprême — c’est-à-dire le seul Dieu — et comme étant par excellence le dieu de la mesure, et des châtiments qui punissent la démesure, l’excès et l’abus du pouvoir sous toutes leurs formes. Comprendre est présenté comme la fin suprême — comprendre, bien entendu, les rapports de l’homme et de l’univers, des hommes entre eux, de l’homme avec lui-même. D’après ce passage, la souffrance était regardée comme une condition indispensable pour une telle connaissance, et précieuse à ce titre, mais à ce titre seulement. Les Grecs n’ont jamais attaché de valeur à la souffrance en elle-même, comme font certains malades de notre époque. Le mot choisi pour désigner la souffrance est πάθος, qui évoque surtout l’idée de subir, plus encore que l’idée de douleur. L’homme doit subir ce qu’il ne veut pas, il doit se trouver soumis à la nécessité. Les malheurs laissent des plaies qui saignent goutte à goutte même pendant le sommeil ; et ainsi peu à peu ils dressent l’homme par violence et le disposent malgré lui à la sagesse, laquelle se définit par la modération. L’homme doit apprendre à se penser lui-même comme un être limité et dépendant ; seule la souffrance le lui apprend.

Τῷ πάθει μάθος est évidemment une formule consacrée chez les adeptes de la doctrine dont Eschyle se fait l’écho, et qui est sans doute l’orphisme. La ressemblance des deux mots — πάθος, μάθος — fait de cette formule une espèce de jeu de mots. Les milieux initiatiques grecs aimaient les formules de cette espèce ; ainsi le σῶμα σῆμα des Pythagoriciens (le corps est un tombeau). Plus loin, le même chœur dit : Δίκα δὲ τοῖς μὲν παθοῦσιν μαθεῖν ἐπιρρέπει, la justice fait échoir en partage (Δίκα = justice, ἐπιρρέπω = faire échoir) ou plutôt : la Justice accorde de comprendre à ceux qui ont souffert (ou : accorde le savoir).

J’aimerais presque autant mettre : ceux qui ont subi, au lieu de ceux qui ont souffert, pour bien marquer que ceux qui savent, ce sont ceux qui ont subi le malheur, non ceux qui se tourmentent à plaisir par pure perversité ou par romantisme. Ἐπιρρέπει indique que ceux qui ont souffert ont seuls en partage la possibilité de savoir, s’ils usent de cette possibilité ; cette formule ne veut pas dire, bien entendu, que la souffrance donne automatiquement la sagesse.

Par sa couleur même, ce passage révèle d’une manière évidente l’origine de son inspiration, à savoir les Mystères. Les deux divinités écartées ne sont certainement pas, comme l’affirme la note d’un mal heureux professeur à la Sorbonne, celles des généalogies hésiodiques ou orphiques ; mais de faux dieux antérieurs à une révélation, qui est probablement pour les Hellènes celle apportée par le contact avec les Pélasges, les Phéniciens et les Égyptiens. Ces lignes contiennent la méthode suffisante et infaillible de la perfection, à savoir garder la pensée tournée avec amour vers le véritable Dieu, celui qui n’a pas de nom. La « mémoire douloureuse » est la réminiscence de Platon, le souvenir de ce que l’âme a vu quand elle était de l’autre côté du ciel ; cette mémoire douloureuse qui se distille dans le sommeil, c’est la « nuit obscure » de saint Jean de la Croix.

Si on rapproche ces vers du Prométhée, la similitude de l’histoire de Prométhée avec celle du Christ devient d’une évidence aveuglante. Prométhée est l’instituteur des hommes, qui leur a tout appris. Ici on dit que c’est Zeus. C’est donc la même chose. Les deux ne font qu’un. C’est en crucifiant Prométhée que Zeus a ouvert aux hommes la route de la sagesse.

Dès lors la loi « par la souffrance la connaissance » peut être rapprochée de la pensée de saint Jean de la Croix, que la participation par la souffrance à la Croix du Christ permet seule de pénétrer dans les profondeurs de la sagesse divine.

D’autre part, si on rapproche les premiers vers prononcés par Prométhée[1] de la fin du livre de Job[2], on voit dans les deux textes la même liaison mystérieuse entre l’extrême douleur physique, accompagnée d’une extrême détresse de l’âme, et la révélation complète de la beauté du monde.

Vers du poète comique pythagoricien du vie siècle Épicharme, sur le thème de la « folie d’amour » (à rapprocher d’un vers du Prométhée d’Eschyle, dit par Océan, et de la réponse de Prométhée[3]).


οὐ φιλάνθρωπος τύ γ᾿ἔσσ᾿· ἔχεις νόσον, χαίρεις διδούς.


Ce que tu as, toi, ce n’est pas de l’amour des hommes, c’est une maladie ; tu trouves de la joie à donner[4].

  1. « Ô divin ciel, rapides ailes des vents,
    « ô fleuves et leurs sources, ô de la mer et des flots
    « innombrable sourire, et toi, mère de tout, terre,
    « et celui qui voit tout, le cercle du soleil, je vous appelle ;
    « voyez-moi, ce que les dieux font souffrir à un dieu. »

    (Traduction de Simone Weil.)
  2. Ch. xxxviii-xli.
  3. Le vers dit par Océan est le suivant :

    Il n’y a pas de gain plus grand que de paraître fou parce qu’on est bon.

    Et la réponse de Prométhée :

    Cette faute semblera plutôt être la mienne.

  4. Diels, Fragmente der Vorsokratiker, 5e éd., I, p. 203, fr. 31.