La Source éternelle


La Source éternelle


À mon ami Louis Janmot.


 
En vain ton corps palpite et parle avec cent voix,
Ils disent l’âme absente,
Nature ! et tu n’as rien sous tes flots, sous tes bois,
Rien qui rêve et qui sente.

Simple théâtre, en toi l’homme seul est acteur,
Lui seul veut, souffre, expie.
Qui voit l’esprit frémir sous ta face est menteur,
Qui t’adore est impie.

Dans ce bruyant vallon, rien n’a de vie, hors moi ;
Tout est forme éphémère ;
Et j’étais insensé quand j’allais, plein de foi,
Dire au chêne : Mon frère !


Rien n’est pensée au fond des forêts où j’entends
La parole suprême ;
Rien n’est amour ni joie en tes fleurs, ô printemps !
O toi par qui l’on aime !

Cependant écoutez : — Sur le chemin du cœur
Il est des jours de vide
Où, dans l’or le plus pur, toute humaine liqueur
Trompe la lèvre avide ;

Où, brisé par le monde, incapable d’effort,
Lé penseur sur son livre,
L’amant sur son amour, croyant que tout est mort,
Veut renoncer à vivre.

C’en est fait ! feuille et fleurs sèchent en un moment ;
Le sève a quitté l’arbre ;
Le dernier flot tarit, et ta main vainement
Frappe ton front de marbre.

Tes poètes aimés, tes peintres, et, le soir,
L’archet qui nous enlève,
Plus rien d’humain ne rend à ton cœur un espoir,
A ton esprit un rêve !

Tu vois tout à, travers une froide vapeur ;
Tu passes lent et sombre ;
Ta vie, objet pour tous d’ironie ou de peur,
Est le rêve d’une ombre.


Mais tout à coup l’esprit, déchirant ton linceul,
Vers le désert t’emmène ;
Jusqu’aux âpres sommets cultivés par Dieu seul,
Tu fuis la race humaine.

Tu vois les noirs sapins sous leurs neigeux manteaux,
Les lacs dans les cratères ;
Tu vois la blanche nue argenter les plateaux
Tout rouges de bruyères.

Du glacier irisé d’azur et de vermeil
Où le chamois s’abreuve,
A l’heure où l’a frappé la verge du soleil,
Tu vois naître le fleuve,

Quand, pour gravir au loin d’autres cimes encor,
Dès l’aube tu t’apprêtes,
Tu vois, à l’orient, courir la ligne d’or
Qui dessine leurs crêtes.

Tu descends dans la nuit des antres souterrains
Au feu pâle des lampes ;
Vers toute œuvre où de Dieu les pas restent empreints,
Tu vas, tu cours, tu rampes.

Sur les rocs, sur le sable aux torrides clartés,
Ta chair sue et ruisselle,
Et rejette à grands flots tout ce que les cités
Ont mis d’impur en elle.


Tu dors sur le granit ; ce dur chevet te rend
Plus fort à chaque halte ;
Tu manges le miel pur, tu bois l’eau du torrent,
Et ta vertu s’exalte.

Tous tes sens ont grandi : ton œil voit des éclairs
Où tu ne voyais qu’ombre ;
Ton oreille, au milieu du silence des airs,
Entend des voix sans nombre.

Tu saisis les regards que, la nuit, chaque fleur
Adresse à chaque étoile ;
Le front mystérieux de l’astre de douleur
Devant toi se dévoile.

Avant que nul n’ait vu sur la feuille des bois
La perle déposée,
Tu sens couler d’en haut sur la lèvre et tu bois
L’impalpable rosée.

Tu démêles dans l’air les rapides odeurs
Des fleurs les plus lointaines ;
Et tes pieds sous le sol, mieux que tous les sondeurs,
Devinent les fontaines.

Autour de toi tu sens affluer l’infini ;
Et ces ondes sonores,
Ce torrent de parfums à la lumière uni,
Entrent par tous tes pores.


Ivre de ces senteurs, des bruits de ce concert
Plein d’encens et de flammes,
Tu comprends que ton âme, en s’ouvrant au désert,
À respiré des âmes.

Car tu vins t’y plonger pâle, épuisé, traînant
Ton corps, ton cœur malades ;
Et la vie en toi coule et gronde maintenant
Comme l’eau des cascades.

La neige s’est fondue, aux rayons du vrai jour,
Sur ta lèvre engourdie ;
L’urne de ta pensée, au toucher de l’amour,
Déborde en mélodie.

L’arbre a repris sa feuille et ses vertes couleurs,
Et ses divins murmures ;
Au moindre vent, ses fruits pleuvront avec des fleurs ;
Ses pommes d’or sont mûres.

Tresse, au bord du verger, tresse encor, pour demain,
Des corbeilles plus grandes,
Et va parer l’autel où ta stérile main
N’apportait plus d’offrandes.

Le désert t’a rendu cette vertu d’aimer
Que l’homme t’a ravie…
Et l’on nie à ce sein qui t’a pu ranimer
D’avoir en soi la vie !


Il répare en un jour ces longs mois où l’ennui
Appauvrissait ta muse.
Tout s’accroît au désert, tout s’engendre de lui ;
Dans la cité tout s’use.

Crois-en donc à l’instinct qui t’y fait sentir Dieu :
La nature est vivante ;
L’infini coule en elle et t’abreuve, en tout lieu,
De joie et d’épouvante.

Oui, c’est Dieu qui circule en cet immense corps,
Dans la moindre corolle ;
Ces formes, ces couleurs, ces parfums, ces accords,
Tout n’est que sa parole.

Cette parole vit ; c’est l’âme, c’est la voix
De toute créature ;
C’est l’amour que tu sens, la beauté que tu vois
Au fond de la nature.

Cherche donc le désert quand tu vas poursuivant
L’esprit qui renouvelle,
Poëte, et, chaque été, plonge-toi plus avant
Dans la source éternelle !