La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/5

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 41-47).


V


Pendant dix années, j’ai vécu dans la plus repoussante débauche, avec le rêve, l’obsession même d’un amour noble et pur. Oui, je veux vous raconter dans quelles circonstances j’ai tué ma femme, mais il faut que je vous dise d’abord comment je me suis perdu. Je l’ai tuée avant d’avoir appris à la connaître, car je l’avais déjà bien tuée le jour où, pour la première fois, je constatai l’absence de l’amour. Ce n’est qu’après avoir souffert les dures souffrances que j’ai endurées que, grâce à ces souffrances mêmes, je devinai d’où venait le mal, je compris ma faute, notre faute commune. Écoutez maintenant avec attention ce qui m’a jeté dans le malheur.

Le commencement en remonte à mes seize ans ; j’étais au collège, mon frère étudiait à l’Université. Je ne connaissais pas encore la femme, mais, comme tous mes malheureux camarades, je n’étais plus innocent.

Durant plus d’une année je fus gâté par mes condisciples ; ce n’était pas la pensée d’une femme qui me poursuivait, c’était la femme en général, les femmes, un être doux : l’idée de la femme nue m’obsédait. Je me mettais au supplice, comme vous l’avez fait, comme le font les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de nos garçons. Vivant constamment en une sorte d’effroi, je priais, mais je retombais toujours. Bien que perverti en rêve et en réalité, je n’avais pas fait le dernier pas. J’allais seul à ma ruine sans avoir jusque-là touché à un autre être humain. Il était temps encore pour me sauver. Malheureusement arriva un ami de mon frère, un étudiant joyeux, un bon garçon, comme on dit, le pire des vauriens par conséquent. Il nous apprit à boire et à jouer aux cartes ; puis, profita de ce que nous avions bu pour nous entraîner dans une maison publique. Nous l’y suivîmes. Mon frère, innocent comme moi, tomba dans cette nuit, et moi, enfant de seize ans, je me souillai, souillant en même temps l’objet de mes rêves, la femme, sans comprendre la portée de mon action, personne ne m’ayant dit que cela était mal. J’aurais pu le lire dans la Bible, où c’est écrit tout au long, mais on ne nous l’apprenait que pour que nous puissions répondre au pasteur dans les examens et elle tenait une place bien moindre dans nos études que la règle de l’emploi de ut dans les phrases conditionnelles. Jamais aucun de mes aînés, aucun de ceux dont je respectais l’opinion, ne m’avait dit que ce fût mal. Au contraire, des personnes que j’estimais disaient que c’était bien.

On m’avait représenté cet acte comme devant mettre un terme à mes tourments. Cette opinion, je l’avais entendue et lue. J’avais même ouï dire que c’était bon pour la santé ; mes camarades y voyaient comme un mérite, une preuve de virilité et non quelque chose de répréhensible. Quant aux risques d’une maladie, c’est prévu. Le gouvernement en prend soin et la science elle-même facilite la corruption.

— La science ! Pourquoi ?

— Les médecins sont les pontifes de la science. Ils pervertissent les jeunes gens en leur donnant de semblables règles d’hygiène, les femmes en leur indiquant le moyen de ne pas avoir des enfants.

Si on avait porté à la guérison de la débauche la millième partie des efforts employés pour guérir ces maladies, ce mal aussi serait passé, mais tous ces efforts concourent au contraire à l’extension de la débauche en en rendant les conséquences inoffensives.

Mais c’est d’autre chose que je voulais parler. Je suis tombé, ce malheur m’est arrivé comme il arrive aux neuf dixièmes des hommes, non seulement dans notre société, mais même chez les paysans. Je suis tombé, non séduit par les charmes d’une femme, mais parce qu’on se plaît à voir dans cette chose, qui pour moi n’avait été qu’un hasard, un soulagement légal et utile pour la santé, un passe-temps naturel, excusable, innocent même pour un jeune homme. Qu’on pût appeler chute cette action faite de besoin et de plaisir, je ne le comprenais pas. Ma jeunesse s’y laissa aller comme elle s’était laissé aller à boire et à fumer.

Et cependant il y avait dans cette première chute quelque chose de particulièrement touchant. Je me rappelle que, dans la chambre même, tout de suite après, une tristesse profonde m’envahit et que les larmes vinrent presque à mes yeux en songeant à la perte de mon innocence, à la perte éternelle de mes relations normales avec la femme. Oui, mes relations avec la femme étaient à jamais perdues. Impossible dès ce moment d’avoir des rapports purs avec une femme. J’étais un homme perdu. Être un homme perdu c’est être tombé dans un état physique semblable à celui d’un fumeur d’opium ou d’un ivrogne. De même qu’un fumeur d’opium ou un ivrogne ne vivent plus de la vie normale, un homme qui a goûté le plaisir avec plusieurs femmes n’est plus un être normal, il est perdu, fini. Comme on reconnaît, à leur manière d’être, le fumeur d’opium et l’ivrogne, on reconnaît à la sienne un homme perdu. Cet homme peut se contraindre, lutter contre ses passions ; les rapports simples, purs et fraternels avec une femme, lui sont à tout jamais interdits. Dès qu’il jette son regard sur une jeune fille, on le reconnaît. J’étais un homme perdu et je le suis resté.