La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/21

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 176-190).


XXI


Dès son arrivée à Moscou, cet homme, — il s’appelait Troukhatchevsky, — nous rendit visite. C’était un matin, je le reçus. Dans le temps nous nous étions tutoyés. Il variait du vous au tu, revenant plus souvent au tu ; mais je n’employais que le vous et il fut obligé d’en faire autant. Il me déplut fort et je compris tout de suite que c’était un noceur renforcé. J’en fus jaloux avant même qu’il eût fait la connaissance de ma femme. Mais, chose étrange ! une force fatale, invincible me porta à ne point le congédier et à l’admettre au contraire chez moi. Il m’eût été aisé de n’échanger avec lui que quelques mots, de l’éloigner par ma froideur et de ne point le présenter à ma femme. Mais non ! Comme à dessein, je lui parlai de son jeu de violoniste. Il répliqua en disant qu’on avait tort d’affirmer qu’il avait abandonné le violon, qu’il en jouait avec plus d’ardeur qu’avant. Il me rappela qu’autrefois je jouais aussi du violon ; je lui dis que j’y avais renoncé mais que ma femme était bonne musicienne.

Il est à remarquer que dans certaines phases importantes de notre existence, dans celles où le sort d’un homme se décide, comme il s’est décidé pour moi ce jour-là, il n’y a ni passé ni futur. Mes relations avec Troukhatchevsky furent telles, dès le premier moment, qu’elles auraient pu être après l’événement. J’avais le pressentiment d’un effroyable malheur dont il serait la cause. Malgré cela je ne pouvais qu’être aimable avec lui. Je le présentai à ma femme ; elle s’en réjouit d’abord, sans doute en pensant au plaisir d’avoir un accompagnateur de violon pour son piano. Elle aimait tellement cela qu’elle avait loué un violoniste de l’orchestre d’un théâtre. Quand elle eut jeté un regard sur moi, elle comprit ma pensée et dissimula son impression. Alors reprirent les mensonges mutuels. J’eus un sourire aimable et je parus goûter fort cette nouveauté.

Il regarda ma femme comme tous les viveurs regardent une jolie femme ; il feignit de s’intéresser à notre conversation qui était sans intérêt pour lui. Elle fit tout pour paraître indifférente, mais elle était excitée par la malignité du regard du violoniste et par l’expression de jalousie que je m’efforçais de cacher dans un sourire mais qu’elle voyait sur mon visage.

Je remarquai, dès le premier moment, que les yeux de ma femme brillaient d’un éclat particulier et que ma jalousie provoqua en eux je ne sais quel courant électrique qui donnait même expression à leur regard et à leur sourire.

Il fut question, à cette première entrevue, de musique, de Paris, de mille futilités. Il se leva pour sortir, nous regardant tous deux, se dandinant, le chapeau sur la hanche et comme attendant quelque chose. Je me rappelle cette minute, d’autant plus que je pouvais fort bien ne pas le prier de revenir. Je n’avais qu’à ne pas l’inviter et rien ne serait arrivé ; Je regardais ma femme, puis Troukhatchevsky. « Ne te figure pas que je te fasse l’honneur d’être jaloux de toi, ma belle ! » pensai-je, et je l’invitai à revenir le soir même avec son violon pour faire de la musique avec ma femme.

Elle me regarda avec surprise et devint subitement rouge comme en une sorte de frayeur. Elle chercha à se récuser, disant qu’elle ne jouait pas assez bien. Ce prétexte m’excita plus encore. Je me rappelle le sentiment étrange qui m’envahit lorsque je contemplai, tandis qu’il quittait le salon de son pas léger et sautillant, son cou blanc encadré par ses cheveux noirs retombant des deux côtés. La présence de cet homme, je ne pouvais me le dissimuler, m’était une torture. « Il ne dépend que de moi, me disais-je, de m’arranger pour ne plus jamais le revoir. Mais, j’aurais peur de lui, moi ! Ah ! certes, non ! Ce serait trop humiliant ! » Dans le vestibule, sachant que ma femme pourrait parfaitement entendre, de nouveau je le priai instamment de venir le soir même avec son violon. Il me le promit et partit.

Le soir, il vint en effet avec son violon et ils jouèrent. Mais d’abord l’ensemble ne marcha pas bien ; ils n’étaient pas dans le même ton et ma femme n’était pas assez musicienne pour transposer à première vue. J’aime passionnément la musique, je pris intérêt à leur jeu, je les aidai dans leurs recherches et ils purent jouer quelques morceaux : des chansons sans musique et une petite sonate de Mozart. Il jouait à la perfection, joignant la douceur à une véritable maîtrise. Pas de difficulté pour lui. Dès qu’il eut pris son violon, sa figure changea d’expression, il s’anima et parut plus sympathique.

Il était évidemment bien plus fort que ma femme ; il lui donna quelques conseils, d’un ton simple et naturel, louant en même temps son jeu avec une courtoisie exquise. Ma femme semblait se donner tout entière à la musique : elle était naturelle et charmante.

Moi-même, durant toute la soirée, je feignis, et je fus pris à ma propre feinte, de m’intéresser uniquement à la musique. En réalité la jalousie me torturait. Dès la première minute où je vis leurs regards se croiser, je compris qu’il ne la regardait pas comme une femme déplaisante avec laquelle on répugne à nouer des relations intimes.

Si j’avais été pur, je n’aurais pas scruté ses pensées, mais j’agissais de même à l’égard des femmes ; je le compris et j’en souffris beaucoup. Ce qui me faisait surtout souffrir c’est que j’avais l’assurance qu’elle n’avait pour moi qu’un sentiment de haine, interrompu de temps en temps par la sensualité habituelle, et que, d’autre part, je voyais que cet homme devait lui être agréable par ses façons élégantes, par sa nouveauté, par son incontestable talent musical, par le rapprochement qu’exigeaient ces duos, par l’excitation que produit la musique, le violon particulièrement, chez les natures impressionnables. Non seulement il devait lui être agréable, mais il devait la subjuguer sans peine et faire d’elle ce qu’il voudrait. Il m’était impossible de ne pas le comprendre, de ne pas en souffrir, de n’être point jaloux.

Jaloux, je l’étais terriblement et je souffrais au-delà de toute expression. Et malgré cela, à cause de cela peut-être, une force invincible me poussait à être poli, aimable même à son égard. Je ne sais si j’agissais ainsi pour faire voir à ma femme que je ne le redoutais pas ou pour me tromper moi-même. Pour étouffer l’envie que j’avais de le tuer, j’étais contraint d’user de courtoisie envers lui.

À table, je lui versai à boire, je me montrai ravi de son jeu, je lui parlai de la façon la plus aimable du monde. Puis je l’invitai pour le dimanche suivant : on ferait de la musique et j’inviterais quelques amis amateurs pour l’entendre. Sur cela il prit congé de nous.

Deux ou trois jours plus tard, je rentrais à la maison en causant avec un ami, quand, tout à coup, dans le vestibule, je sentis, sans me rendre compte au juste de ce qui en était, comme une lourde pierre s’appesantir sur mon cœur. Quelque chose dans l’antichambre m’avait rappelé Troukhatchevsky. Ce ne fut que dans mon cabinet que je compris ce qui en était ; je revins au vestibule pour voir le bien-fondé de ma supposition. C’était bien son manteau, je ne m’étais pas trompé. J’étais, inconsciemment, un observateur très fin pour tout ce qui se rapportait à lui. Je m’enquis : il était là, en effet.

Je traversai la chambre des enfants. Lisa parcourait un livre ; la nourrice amusait avec un couvercle quelconque le dernier-né qu’elle tenait dans ses bras. J’entends, au salon, des arpèges lents ; il parlait à voix basse ; elle opposait un refus : « Non, pas cela », et elle ajouta quelque chose que je ne compris pas. Quelqu’un assourdissait exprès les paroles — des baisers peut-être — en jouant du piano. Grand Dieu ! Quels sentiments, quelles pensées s’emparèrent de moi. Je ne puis songer sans effroi à la bête déchaînée en moi à ce moment. Mon cœur se serra, s’arrêta, puis se remit à battre comme un marteau.

Le sentiment dominant, comme à toutes mes heures d’irritation, était une grande pitié pour moi-même. En présence de mes enfants, pensais-je, en présence de la nourrice, elle me déshonore. Je voulais faire un esclandre, je ne voyais pas ma route. La nourrice me regardait comme si, me comprenant, elle eût voulu me conseiller d’avoir l’œil. Il fallait entrer cependant. J’ouvris la porte, inconscient. Il était assis au piano et faisait des arpèges avec ses longs doigts recourbés. Elle était debout au coin du piano, devant les cahiers ouverts. Elle m’avait vu ou entendu la première et jeta un regard sur moi. Fut-elle ou non saisie ou fit-elle semblant de ne pas l’être ?… Ce qui est certain, c’est qu’elle ne tressaillit pas, elle ne bougea pas, elle rougit un peu seulement, mais plus tard.

— Que je suis heureuse que tu sois venu. Nous ne savons encore ce que nous jouerons dimanche, dit-elle sur un ton qui ne lui était pas habituel dans nos tête-à-tête.

Ce ton, ce « nous », m’indignèrent. Je le saluai froidement. Il me serra la main avec un sourire qui me parut railleur. Il m’expliqua ensuite qu’il avait apporté des partitions afin de se préparer pour le dimanche, mais qu’ils n’étaient point d’accord sur ce qu’ils joueraient. Serait-ce une sonate de Beethoven, des morceaux classiques et quelque peu difficiles, ou bien quelque chose d’une exécution plus facile ? Et il la consulta du regard. Tout cela était si simple, si naturel que je ne pouvais vraiment me fâcher. Cependant je voyais, je sentais que cela n’était qu’hypocrisie et qu’ils étaient d’accord sur la manière de me tromper.

Le plus grand tourment pour un jaloux — et qui n’est jaloux dans notre monde ? — vient de ces conventions mondaines qui, sous des prétextes divers, précipitent l’un vers l’autre en une intimité dangereuse un homme et une femme. On deviendrait la risée de tous si on voulait s’opposer à ces rapprochements des bals, des médecins avec leurs malades, des artistes entre eux, des peintres et surtout des musiciens.

Deux personnes s’occupent de musique, le plus noble des arts, et cette occupation exige un rapprochement qui d’ailleurs ne peut paraître blâmable qu’aux yeux d’un sot jaloux. Un mari de bonne éducation ne doit pas avoir de ces pensées et surtout ne doit pas s’immiscer à ces affaires. Et tout le monde sait cependant que c’est des occupations de cette nature, de la musique particulièrement, qui font naître dans notre société la plupart des adultères.

Le silence que je gardai pendant quelques instants les avait visiblement gênés. J’étais comme une bouteille renversée dont l’eau ne coule plus parce qu’elle est trop pleine. Je voulais lui jeter une insulte à la face, le chasser ; mais je ne fis rien. Au contraire, je m’estimais coupable de les avoir dérangés. J’eus l’air de tout approuver, et le sentiment qui me dominait me porta à être aimable au possible avec lui, malgré le martyre que me causait sa présence. Je répondis que je m’en rapportais à son goût et que ma femme, si elle voulait suivre mon conseil, agirait de même.

Il resta juste autant qu’il était nécessaire pour effacer la mauvaise impression produite par ma brusque entrée et ma figure épouvantée. Puis il s’en alla, paraissant satisfait des décisions prises pour le lendemain. J’avais la conviction, quant à moi, que cette question de musique était de beaucoup subordonnée à leur autre préoccupation.

Je l’accompagnai jusqu’au vestibule avec la plus grande courtoisie, — comment ne pas accompagner un homme qui vient chez vous pour troubler la paix et anéantir le bonheur de toute une famille ! — et je serrai avec une vive affabilité sa main blanche et douce.