La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/06

La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 266-268).
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VI

— Non, d’ailleurs, c’est mieux ainsi, mieux ainsi ! — s’écria-t-il. — Je l’ai mérité ! Mais il ne s’agit pas de cela. Je voulais dire que dans ces cas-là ce sont les pauvres jeunes filles seules qui sont trompées.

Quant aux mères, aux mères surtout, instruites par leurs maris, elles savent tout fort bien. Elles feignent de croire à la pureté du jeune homme et agissent en réalité tout autrement : elles savent de quelle façon il faut amorcer les jeunes gens pour elles-mêmes et pour leurs filles.

Nous autres, hommes, nous péchons par ignorance, et parce que nous ne voulons pas apprendre ; quant aux femmes, elles savent très bien, elles, que l’amour le plus noble, le plus poétique, comme nous l’appelons, dépend non pas des qualités morales mais d’une intimité physique, et aussi de la façon de se coiffer les cheveux, de la couleur et de la forme d’une robe. Demandez à nimporte quelle coquette expérimentée, qui s’est donné la tâche de séduire un homme, demandez-lui ce qu’elle préférerait en présence de celui qu’elle est en train de conquérir : être convaincue de mensonge, de cruauté, même de perversité, ou paraître devant lui vêtue d’une robe mal faite ? Chacune préférera toujours la première alternative. Elle sait parfaitement que nous mentons quand nous parlons de nos sentiments élevés, que nous ne cherchons que la possession de son corps et qu’à cause de cela nous lui pardonnerons toutes ses ignominies, tandis que nous ne lui pardonnerons pas un costume de mauvais ton, sans goût, et mal fait.

Or, ces choses-là, la coquette les connaît par expérience, tandis que la jeune fille innocente ne les connaît que d’instinct, comme les animaux.

C’est pourquoi nous voyons ces abominables jerseys, ces bosses artificielles sur le derrière, ces épaules, ces bras, ces seins presque nus. Les femmes, surtout celles qui ont passé par l’école des hommes, savent parfaitement que les conversations sur des sujets élevés ne sont que des conversations, et que l’homme cherche et veut le corps et tout ce qui orne le corps. Et elles agissent en conséquence. Si l’on rejette l’habitude de cette ignominie qui est devenue pour nous une seconde nature, et si l’on envisage la vie de nos classes supérieures telle quelle est, avec toute son impudeur, ce n’est qu’une vaste maison de tolérance… Ce n’est pas votre avis ? Permettez, je vais vous le prouver, — dit-il, prévenant toute dénégation de ma part. — Vous dites que les femmes de notre société ont un autre intérêt que les femmes des maisons de tolérance, et moi je prétends le contraire et je le prouve. Si des êtres diffèrent entre eux par le but de leur existence, par leur vie passée, cela devra se refléter aussi dans leur extérieur, et leur extérieur sera tout différent. En bien ! comparez donc les misérables, les méprisées, avec les femmes de la plus haute société : les mêmes robes, les mêmes façons, les mêmes parfums, les mêmes dénudations des bras, des épaules, de la gorge, la même bosse sur le derrière, la même passion pour les pierreries, pour les objets brillants et très chers, les mêmes amusements, danses, musiques, chants. Les premières attirent par tous les moyens, les secondes aussi. Aucune différence. Logiquement parlant, il faut dire que les prostituées à court terme sont généralement méprisées, et les prostituées à long terme estimées.